Force est de constater que le théâtre médiéval en langue d’oc est de fait le parent pauvre de la lyrique, du roman et de l’épopée, domaines qui semblent avoir en revanche retenu toute ou presque l’attention des médiévistes occitanistes. D’autre part, les historiens du théâtre médiéval ont, quant à eux, les yeux rivés sur le corpus du théâtre en ancien français qui est beaucoup plus riche que son équivalent occitan (250 textes pour l’oïl contre à peine 15 textes pour l’oc). Voilà en synthèse ce que déplore Nadine Henrard, auteure d’une thèse sur Le théâtre religieux médiéval en langue d’oc (Henrard 1998). Ce remarquable travail est avant tout l’établissement philologique d’un corpus où il ne saurait être question – ce n’est pas le but de sa thèse – de s’interroger sur la dimension performative et théâtrale qui concerne, à vrai dire, en dehors du domaine attitré du théâtre religieux, l’ensemble de la littérature d’oc à l’époque médiévale.
Tout d’abord, et pour assurer une transition entre le domaine religieux occupé par la mise en scène de l’histoire sacrée, en particulier de la passion du Christ, et le domaine pour ainsi dire profane, il ne sera pas inutile de remarquer que Le Sponsus1 (Avalle 1965), le texte le plus ancien -qui date du XIe siècle- est bien lié à la célèbre abbaye de Saint Martial de Limoges, au lieu où la poésie liturgique médiolatine cultive en son sein les fameux tropes en langue romane d’où viendrait aussi le nom même de trobador et sa pratique : le trobar (Caïti-Russo 2018, 240-41).
La lyrique médiévale française, autant d’expression d’oc que d’oïl, est alors, selon la définition synthétique de Daniel Poiron (s.d.), à la fois « parole, musique et jeu ».
Elle n’aurait pas pu circuler sans les jongleurs, comme le montre la thèse toujours aussi fondamentale d’Edmond Faral Les Jongleurs en France au Moyen âge (1930) et il n’est pas possible de l’imaginer sans accorder à la voix de ses interprètes l’importance que Paul Zumthor lui revendique dans le célèbre ouvrage La lettre et la voix : de la littérature médiévale (1984).
Dans la poésie lyrique d’oc, l’oralité et la dimension performative sont fondamentales : elles touchent à la question de la composition elle-même et à celle de la diffusion et de la transmission des textes avant leur patrimonialisation.
Les philologues brandissent des bribes de manuscrits de jongleurs pour montrer la continuité de l’écrit entre l’époque des troubadours classiques (fin XIe-fin XIIe siècles) et l’époque des chansonniers qui ne datent pas d’avant la moitié du siècle suivant : le XIIIe siècle.
Les musicologues pensent en revanche que la performance est le principal véhicule de transmission et que l’écrit ne vient que tardivement fixer et consacrer les chants appartenant à la tradition des cantaires (Le Vôt 2019, 11).
En guise de compromis entre les deux positions, l’une aussi extrême que l’autre, citons l’un des premiers troubadours. Voici ce qu’écrit Jaufré Rudel dans la première moitié du XIIe siècle dans la tornada de Quan lo rius de la fontana (BEdT 262,5) : la première personne qui s’exprime dans le texte envoie à son destinataire, Uc le Brun, sa chanson sans parchemin par l’intermédiaire d’un jongleur, Fillol (les noms en -òl et en -èl sont considérés comme des sobriquets ou senhals de jongleurs).
Senes breu de pergamina
Tramet lo vers que chantam
Plan e en lenga romana
A.N Ugon Brun per Fillol.
(Tornada, vers 29-32 : Chiarini 1985, 73)
[Sans lettre sur parchemin
j’envoie les vers que nous chantons
simplement et en langue romane
à Uc le Brun par Fillol2.]
Le fait de ne pas utiliser de parchemin pour envoyer le texte est assez remarquable pour qu’on le note ici : il serait dès lors probablement plus sage de ne pas réduire le champ des possibles afin de proposer une solution intermédiaire en considérant que les deux canaux de l’écrit et de l’oral peuvent finalement coexister, dessinant une situation plus complexe que celle qu’on imagine.
En tout cas, sur le plan de la performance, la dimension orale de cette littérature est peut-être la première chose que nous apprenons à nos étudiants : le chant est loin d’être une simple métaphore du faire poétique, comme à d’autres époques de l’histoire de la littérature, il correspond en tout point à une réalité performative d’autant plus que l’art du trobar est défini dans les vidas comme portant sur los mots et lo son, les paroles et la mélodie.
Comme le montre le deuxième chant du Purgatoire, les canzoni de la Commedia dite divine par Boccace, étaient encore chantées au début du XIVe. Dans ce texte, le maestro Casella, ami du poète et musicien florentin, est en train de chanter Amor che nella mente mi ragiona, célèbre chanson de Dante, lorsque les anges viennent interrompre la performance pour rappeler que seul le chant sacré est pertinent dans l’ascension vers Dieu3. Encore une fois, comme dans le cas du Sponsus, nous sommes dans une relation dialectique entre profane et sacré. Il serait ainsi intéressant de problématiser dans le temps et dans l’espace les textes témoignant de la performance devant un public.
Pour la littérature médiévale d’oc il n’est donc peut-être pas complétement inutile de se demander quels sont les tenants et les aboutissants de la performance littéraire chantée ou récitée entre mécènes, auteurs, interprètes (les jongleurs) et un public identifié souvent par le lieu de la performance (la cour, la rue, le champ de bataille). Je n’aurai certes pas la prétention de faire un inventaire exhaustif d’un circuit aussi complexe que celui-ci mais je me contenterai de proposer un parcours rapide au fil de quelques textes connus ou peut-être inconnus.
Un temps, un espace : le XIVe les ménétriers sur la place du consulat de Montpellier
Je voudrais commencer par la fin du Moyen Âge d’oc, le Moyen Âge tardif, souvent méconnu, pour voir quelle est la situation aux portes du XVe siècle dans une ville comme Montpellier. Une cité dont la forme de gouvernement avait été, depuis 1204, le consulat sous le protectorat d’un roi reconnaissant – comme tous les catalans de l’époque – l’influence linguistique et culturelle occitane.
Cette ville a écrit dans sa langue l’oc, ses lois – ses franchises – (franquezas) mais aussi sa propre histoire. Un extrait des annales occitanes du Petit Thalamus, daté de 1391, attire ainsi notre attention (Caïti-Russo & Le Blévec 2023, 362-365). La naissance du Dauphin du roi de France donne lieu à des célébrations sur la place du consulat, aujourd’hui place Jean-Jaurès, ainsi relatées :
lo dimars, trestot lo jorn, motas personas per mestiers et per carrieyras feron gran festa, balan per vila, parat cascun lo plus que podia, am menestriers ; et la nueg apres seguent, et totz venian al plan del consolat et la una compagnia cantava et danssava aqui a son plazer, et pueys ne venia autra et fazia aquo meteys et enayssi o tengron tro apres mieja nueg ; et y justavon alcuns a caval aqui, et per tota la vila ; et totas ves los senhors cossols y estavon am motz menestriers per aculhir los quant venian et lur fazian far plassa et pueys los autres que venian festejavon coma avian los autres. Et tot lo jorn, las bandieyras del cossolat estavon estendudas a las fenestras et tota la nueg grans fuocs de lenha al plan del cossolat et per tota la vila ; et lo dich plan tot lo jorn enpalhat de palha fresqua ; et en los ditz bals las donas eron paradas d’abitz de senhors e∙ls senhors d’abitz de donas, cascun lo plus honorablement que podia.
[Le mardi, toute la journée, beaucoup de gens firent une grande fête par métier et par rue : on dansait par la ville, chacun paré de son mieux, au son des ménétriers. La nuit suivante, tous venaient sur la place du consulat : un groupe y chantait et dansait à son plaisir, puis il en arrivait un autre qui faisait de même ; ils continuèrent ainsi jusqu’après minuit ; certains participaient à des joutes à cheval à cet endroit et dans toute la ville. Les seigneurs consuls s’y tenaient en permanence avec nombre de ménétriers pour accueillir les arrivants : ils leur faisaient faire place, puis, toute la journée, les bannières du consulat restaient déployées aux fenêtres, et toute la nuit il y eut de grands feux de bois sur la place du consulat et dans toute la ville ; la place resta toute la journée jonchée de paille fraîche. Dans ces bals, les dames étaient parées d’habits de seigneurs et les seigneurs d’habits de dames, chacun de la façon la plus convenable qu’il pouvait.]
C’est une fête urbaine où a lieu – sur la place du consulat jonchée de paille pour ne pas glisser – une performance collective de chant et de danse (qui vont de pair : le textes les plus populaires de l’époque s’appelant justement dansas) exécutée par tous les habitants de la ville, les choreutes étant groupés par quartiers et par métiers. Chaque unité socio-urbaine est tour à tour public et acteur d’un spectacle profane collectif.
La ville se donne en spectacle, la fête célèbre le pouvoir d’un roi somme toute lointain et s’auto-célèbre en resserrant les liens sociaux et en déjouant – sous le mode carnavalesque – les différences par le cross-dressing – l’échange d’habits entre hommes et femmes (en los ditz bals las donas eron paradas d’abitz de senhors e∙ls senhors d’abitz de donas, cascun lo plus honorablement que podia).
Si la fête appartient à tout le monde, nous pouvons identifier les seuls professionnels du spectacle en les personnes des ménétriers : ce sont les musiciens embauchés par le consulat qui accompagnent les consuls, commanditaires de la fête citadine.
C’est un scénario très différent de celui des cours aristocratiques des siècles XIIe et XIIIe, tel qu’il nous a été rapporté par les textes des troubadours.
Une question nous vient immédiatement à l’esprit : où sont passés ces célèbres professionnels du spectacle qui ont incarné le trobar des siècles du Moyen Âge classique ? À savoir les jongleurs ? Quid des troubadours, qui sont à l’origine du processus créatif ?
Le théâtre urbain un siècle auparavant (au XIIIe siècle)
Une autre ville médiévale, probablement la même (Manetti 2017 et 2018), c’est-à-dire Montpellier, est le théâtre d’une autre performance à relever dans le corpus d’oc, une performance beaucoup plus classique, qui doit être datée d’environ un siècle auparavant (avant-dernier quart du XIIIe siècle). C’est le narrateur lui-même qui incarne le rôle de jongleur public en parlant à la première personne :
D’un conte de bona maneira
D’azauta razon vertadiera
De sens e de cavalaria
D’ardiment e de cortesia
De proesa e d’aventuras.
De fortz, d’estrainas e de duras
D’asaut, d’encontre e de batailla,
Podez ausir la comensailla ;
Que se voletz, e.us en dirai
Aitant com n’ai ausit ni.n sai.
E digatz m’en so que volres,
S’ieu en dic, si m’escoteres
Ni.m volretz de bon cor entendre,
Car hom non deu comprar ni vendre
Ni l’un ab l’autre conseilar
Cant au bonas novas comtar….
[D’un récit bien fait, sur un sujet beau vrai, d’esprit et de chevalerie, de hardiesse et de courtoisie, de prouesse et d’aventures, violentes, extraordinaires, extrêmes, d’assauts, de rencontres et de batailles vous pouvez ici entendre le début. Car si vous le voulez bien ; je vous dirai tout ce que j’ai entendu dire et ce que j’en sais. Vous m’en direz ce que vous voudrez mais si je me mets à raconter mon histoire, vous devez vraiment m’écouter : il ne faut ni acheter ni vendre, ni échanger des conseils quand quelqu’un vous raconte de belles histoires.] (vers 1-16 : Lavaud & Nelli, 1960, 40-41)
Le narrateur emploie dans cet extrait la métaphore filée de la performance du jongleur à la recherche d’un public défini par l’échange social et commercial : nous sommes très probablement sur la place publique. Pourquoi pas sur la place du marché de la ville ?
Par ailleurs le passage des jongleurs est une sorte de Leitmotif du roman incarnant symboliquement une idéologie courtoise qui est désormais acquise par l’univers urbain4.
E.l castel a granda ricor
De menestrals e de borzes
E de joves homes cortes
Qe tot l’an son alegoratz
E mantenon Gaug e Solatz
E Joglars de moutas maneiras
Qe tot jorn van per careiras
Cantan, trapan e borden
A vant bonas novas disen
E las proesa e las guerras
Que son faitas en autras terras.
[Le bourg est richement peuplé d’artisans et de bourgeois, de jeunes hommes courtois qui sont joyeux toute l’année et qui gardent Allégresse et Accueil et de jongleurs de toutes sortes qui vont par les rues toute la journée, chantant, dansant, faisant des tours, récitant des belles histoires où sont rapportées les prouesses et les combats qui ont lieu en terres étrangères.]
(vers 3072-3082 : Lavaud & Nelli, 1960, 296-7)
La figure du jongleur est ici porteuse de la laudatio temporis acti, de la louange de l’âge d’or de la courtoisie comme dans la nouvelle Abril issia du catalan Raimon Vidal de Besalú (Huchet 1992, 137 et sv.). Force est de constater que nous sommes déjà dans une construction nostalgique idéalisée et symbolique d’un temps mythique.
À peu près à la même époque, au XIIIe siècle tardif, le Roman de Flamenca nous permet de voir une performance plus classique liée à la cour. C’est une représentation puissante comme – l’auteur de Flamenca sait en en faire – de la société courtoise.
La cour et les jongleurs professionnels
Ouvrons donc le Roman de Flamenca au moment de la fête de la cour organisée à Bourbon pour les noces de Flamenca et Archimbaut : nous aurons de quoi faire une casuistique du domaine de compétence des jongleurs. Il s’agit, comme on le verra, d’un véritable théâtre festif de cour.
Apres si levon li juglar.
Cascus se volc faire auzir.
Adoncs auziras retentir
Cordas de mainta tempradura.
Qui saup novella violadura
Ni canzo, ni descort ni lais
Al plus que poc avan si trais.
L’uns viola.l lais del Cabrefoil
E l’autre cel de Tintagoil
L’us cantet dels Fins Amanz
E l’autre cel que fes Ivans
L’us menet arpa, l’autre viula ;
L’us flaütella, l’autre siula ;
L’us mena giga, l’autre rota ;
L’us diz los motz e l’autre.ls nota ;
L’us estiva, l’autre flestella ;
L’us musa, l’autre caramella :
L’us mandura e l’autr’acorda
Lo sauteri ab manicorda.
L’us fai lo juec dels bavastelz,
L’autre jugava de coutelz ;
L’us vai per sol e l’autre tomba.
L’autre balet amb sa retomba
L’us passet sercle, l’autre sail ;
Neguns a son mestier non fail.
(vers 592-616)
[Ensuite les jongleurs se levèrent : chacun voulait être écouté ; alors vous auriez entendu retentir des instruments à cordes, diversement tempérés. Celui qui connaissait un nouvel air de vièle, une chanson, un descort ou un lai, se mettait le plus avant possible. En s’accompagnant de la vièle l’un chantait le lai du Chèvrefeuille, l’autre le lai de Tintagel ; l’un le lai des Fins Amants, l’autre celui que composa Yvain. L’un jouait de la harpe, l’autre de la vièle ; l’un de la flûte, l’autre du pipeau. L’un touchait la gigue, l’autre la rote. L’un chantait les paroles, l’autre jouait la musique ; l’un soufflait dans la cornemuse, l’autre dans le galoubet ; l’un jouait de la musette, l’autre de la chalémie, le troisième de la mandore. Un autre accordait le psaltérion et la manicorde ; l’un animait des marionnettes, l’autre lançait des couteaux ; l’un faisait des figures au sol et l’autre des pirouettes, l’autre dansait avec sa coupe. L’un traversait des cerceaux, l’autre faisait des sauts. Aucun ne fit honte à sa spécialité.] (Zufferey & Fasseur 2013, 164-169)
Dans cet extrait on nomme quelques genres poétiques dont nous apprenons qu’ils étaient chantés : la cançon, le descort, le lai. La liste de ces genres est en réalité beaucoup plus longue et peut s’apparenter aux répertoires de jongleurs au sein des ensenhaments répertoires de jongleur) comme celui de Guiraut Cabrera, de Guiraut de Calanson ou de Bertran de Paris. On ne sera pas étonné de découvrir que répertoire d’oc et répertoire d’oïl se croisent comme il est logique dans une situation pré-diglossique. Le texte prend soin de s’attarder sur la musique qui accompagne le chant, représentée par une panoplie d’instruments (cet incroyable inventaire intéressera certainement les musicologues). On notera, tout à la fin du texte, l’allusion à des jongleurs qui ont des spécialités liées uniquement à la dextérité du corps (danseurs, acrobates, lanceurs de couteaux, marionettistes).
Dans la dramaturgie ancienne le recitator (la voix qui dit ou chante) est une figure distincte du saltator, le mime qui jongle avec son corps. Nous pourrions dire avec un commentateur médiéval de l’Ars poetica d’Horace (XIe siècle) (Carandini 1986, 24) : que la scène courtoise est le lieu où l’on récite (les pièces) des poètes mais aussi le lieu où l’on danse, où l’on mime, en utilisant des masques et des déguisements, en faisant appel à la dextérité du corps comme dans les arts du cirque.
Les jongleurs et les troubadours à l’époque classique
Remontons encore plus loin dans le temps, au début du XIIIe siècle : c’est pour sortir des textes littéraires et rappeler que déjà en 1204 une ordonnance toulousaine interdit l’accès aux jongleurs (hommes et femmes) aux maisons particulières sans la permission des propriétaires, sauf pendant les mariages (Paterson 1999). D’autres ordonnances qui se trouvent dans les sections juridiques du Petit Thalamus, repoussent, de facto, les jongleurs loin des villes. Le jongleur a effectivement toujours été considéré comme un élément socialement perturbateur tout d’abord par l’église (Faral 1910) mais aussi en général par les puissants et même par les troubadours eux-mêmes.
La poésie des troubadours – surtout le sirventès qui est même techniquement un désenchantement de la poésie de la fin’amor – nous montre les tensions sociales et politiques exprimés par cette classe socio-professionnelle dont les contours ne sont pas toujours faciles à discerner. Voici comment les décrit au XIIIe siècle un troubadour originaire de la région de Toulouse, Aimeric de Pegulhan :
Li fol e.il put e.il filol
Creison trop e no m’es bel
E.il croi joglaret novel
Enojos e mal parlan
Corron un pauc trop enan ;
E son ja li mordedor
Per un de nos dui de lor
E non es qui los n’esquerna.
(strophe 1, vers 1-8) (BEdT 10, 32)
[Les fous, les putains et leur descendance deviennent trop nombreux et je n’aime pas ça et les nouveaux petits jongleurs vils, ennuyeux et mal embouchés sont déjà deux fois plus nombreux que nous et il n’y a personne qui leur fasse honte.] (Caïti-Russo 2005, 208-209)
La récitation et le chant sont ici comparés à la prostitution : ce n’est peut-être pas la première fois qu’une telle analogie est proposée dans la culture médiévale. Il s’agit en tout cas d’un microcosme qui s’exprime d’un manière extremêment violente :
Estampidas e romor
Sai que faran entre lor
Menassan en la taverna !
(tornada vers 41-43)
[Je sais qu’ils feront du bruit et du tapage, entre eux en menaçant à l’auberge.] (Caïti-Russo 2005, 212-213)
Le terme estampida fait allusion à un genre poétique précis (Leys d’amor) : il s’agit d’une composition au rythme très soutenu en grande partie instrumentale, à mettre en relation avec le bruit, comme on peut le déduire du Trésor du Félibrige de Mistral où le mot estampèu désigne le bruit en provençal (TdF, 1053).
Ce « spectacle » menace surtout la cour des seigneurs Malaspina en opposant de manière très nette la musique au bruit, la cour à la taverne.
Ar veiretz venir l’estol
vas Malespina e.l tropel
Don an la carn e.l pel
(strophe V, vers 33-35)
[Maintenant vous verrez la bande et l’escouade de ces gens vers Malaspina dont il possède la chair et la peau.] (Caïti-Russo 2005, 210)
Aimeric de Pegulhan veut aussi attirer l’attention sur l’imposture de certains jongleurs devenus troubadours par la suite : Sordel vassal de Charles d’Anjou et, avant lui, Raimbaut de Vaqueiras qui était devenu chevalier de Boniface de Monferrat.
Les jongleurs surtout à cette époque sont en effet des mercenaires, des soudadièrs qui demandent la solde autant pour combattre que pour chanter.
L’opposition entre jongleur et troubadour réside d’ailleurs en cela même : le jongleur doit gagner son pain à la sueur de son front et fait feu de tout bois, si j’ose dire, pour ce faire. La poésie est, quant à elle, l’occupation de l’homme libre (des contraintes matérielles) qui cultive les arts libéraux (dialectique, rhétorique, grammaire puis musique, mathématiques, géométrie et astronomie). Rappelons-nous que les premiers troubadours sont des seigneurs : Guillaume IX, duc d’Aquitaine, Jaufré Rudel, prince de Balaye, Bertran de Born, vicomte de Hautefort, Raimbaut d’Aurenga, seigneur d’Aumelas et de Courtezon, même Richard cœur de Lion…
D’ailleurs, lorsque l’on veut insulter un troubadour on l’appelle bien volontiers jongleur.
Nous citerons à ce propos les célèbres échanges de la chanson de la croisade contre les albigeois où l’évêque de Toulouse Foulques, l’ancien troubadour Folquet de Marseille répond aux attaques du comte de Foix. D’après ce dernier, l’évêque se serait enrichi grâce à l’activité de jongleur :
Que ab cansos messogieras et ab motz coladitz.
dont totz hom es perdutz qui.ls canta ni los ditz
ez ab sos reproverbis afilatz e forbitz,
ez ab los nostres dos, don fo enjoglaritz
ez ab mala doctrina es tan fort enriquitz
c’om non auza ren dire a so qu’el contraditz.
[Avec ses chansons mensongères et ses paroles insinuantes qui causent la perdition de tous ceux qui les chantent ou les disent, avec ses reparties affilées et fourbies, avec nos présents qui ont fait de lui un jongleur, avec sa doctrine mauvaise, il s’est si bien enrichi que personne n’ose défendre ce à quoi il s’oppose.] (laisse 145, 62-67 : Mourthié 2012, 264-5)
Sans entrer dans les détails nous estimons que la figure de l’interprète est au centre de la réussite ou de la défaite sociale de ce XIIIe siècle.
Le troubadour narbonnais Guiraut Riquier est connu d’ailleurs pour avoir écrit en 1275 une lettre au roi de Castille Alphonse el Sabio pour lui demander de hiérarchiser les catégories socioprofessionnelles liées à la performance théâtrale comme suit : tout d’abord les troubadours, les auteurs des textes aussi bien que de la musique, qui prennent bien sûr la position dominante, et parmi eux les « docteurs du trobar », les plus grands ; viennent ensuite les interprètes, les jongleurs (chanteurs et musiciens), puis, à la dernière place les bouffons.
Un dernier texte, le contrasto bilingue de Raimbaut de Vaqueiras, de la fin du XIIe siècle, oppose une bourgeoise de la ville de Gênes à un jongleur provençal. Le texte dialogué se prête sans doute à une lecture théâtrale, les deux personnages font semblant de ne pas se comprendre alors que la langue que parle chacun d’eux est la caricature de la langue de l’autre (Caïti-Russo 2006b).
Nous arrivons à la conclusion de ce bref parcours autour de la performance médiévale finalement centrée sur la figure mythique et en quelque sorte maudite du jongleur. Avec un anachronisme assumé mais pas complétement déplacé nous pourrions dire avec Dario Fo que le mystère médiéval est devenu un Mistero buffo en réhabilitant les fameux bouffons que Guiraut Riquier avait relégués au bas de l’échelle du trobar. Le jongleur contemporain jongle ainsi avec le langage aussi bien qu’avec son corps : il transforme les mots en onomatopées puis en gestes, en récitation corporelle, réconciliant et opposant ainsi culture savante et culture populaire5. Élève des saltimbanques qui couraient encore les rues au début du XXe siècle en Europe, Dario Fo identifie un public universel qu’il est capable de fédérer par un comique de satire politique et culturelle du pouvoir. On reste émerveillé par la versatilité virtuose de l’un de rares hommes de théâtre arrivé au Prix Nobel : je propose au lecteur d’assumer le mythe universel du dernier jongleur comme l’on assume le mythe du dernier troubadour.