L’œuvre de Robert Allan, longtemps demeurée en grande partie manuscrite ou dispersée dans des revues, est restée trop peu connue, en dehors du volume de Messatges, Li Cants dau deluvi1. Ce recueil était une petite partie d’un ensemble proposé à la collection cinq ans plus tôt, sous le titre Li Cants de la tibla. Robert Allan était alors maçon et reprenait ainsi en quelque sorte la tradition des « poètes ouvriers » du XIXe siècle, Peyrottes, le potier de Clermont l’Hérault avec ses Orcholets2 ou Jasmin, le coiffeur d’Agen, avec ses Papillotos3. Je l’avais découvert à travers un texte, publié dans l’Anthologie Poètes de langue d’oc éditée en 1981 par F.J. Temple dans un numéro spécial de la revue Vagabondages. Ce poème, limpide et sensuel, était intitulé « Cançon per Regina ». Des années durant, à cause de cette limpidité, je l’ai mis à mon programme de cours de lycée ou de l’Université. Il commençait ainsi :
Alai dins la mar
Barrutlat deis èrsas
Vese un codolet
Balha-me ta man
Balha-me ta man
Emé ton parlum
E te seguirai
Coma un prefum lèu
Sarem doas gafetas
Que se'n van dançar
Sus la mar alai
Ras deis èrsas blancas…
Là-bas dans la mer
Roulé par les vagues
Je vois un galet
Donne-moi ta main
Donne-moi ta main
Avec ton babil
Et je te suivrai
comme un parfum léger
Nous serons deux mouettes
Qui s’en vont danser
Sur la mer là-bas
Près des vagues blanches…
J’étais intriguée par ce poète que les biographes signalaient comme né à Montpellier alors qu’il écrivait en provençal rhodanien. Le hasard de mes recherches, à partir de 2008, m’a permis d’éclairer son itinéraire biographique, de découvrir l’ensemble de l’œuvre éditée et aussi, grâce à la confiance de la famille et aux ressources disponibles au CIRDOC, d’avoir accès à de très nombreux manuscrits inédits. J’ai entrepris l’édition de l’œuvre complète, dont le premier volume est paru en 20124 et dont le deuxième devrait suivre.
Quelques éléments biographiques
Ces éléments viennent directement d’un manuscrit de l’auteur, rédigé à la demande de Serge Bec5, pour accompagner une présentation publique de son œuvre.
1927 (5 mai) – Naissance de R.A. à Montpellier (Hérault) au hasard d’un séjour de sa mère. Reconnu uniquement par sa mère, elle-même de lointaine origine écossaise, du côté paternel, dont il portera, par conséquent, le nom.
1929 –R.A. est confié à un couple de nîmois sans enfants, qui ne cesseront, dès lors, sans l’adopter officiellement, et sans rompre ses liens avec sa mère, de le considérer comme leur propre fils.
1934-1940 – Études primaires à Nîmes, à l’école dite « de Grézan » (C.E.P. en 1940).
1938 (1er octobre) – mort subite de son père nourricier, M. Bertrand Fabrègue, grand admirateur du fabuliste Bigot.
1940-1941 – Études secondaires à Nîmes, à l’école Saint-Charles.
1941-1944 –Études commerciales (+ anglais et espagnol) au collège technique et secondaire polyvalent de la rue Dhuoda, plus connu à Nîmes sous le nom d’École Pratique.
1944 (février) – S’engage dans le groupe de distribution du journal clandestin Défense de la France, devenu France-Soir, dirigé par Lucien Roustan.
1944 (Pâques) – Le groupe de collégiens sus mentionné se trouvant soudain dans le collimateur de la « milice », ses membres décident de ne pas reprendre leurs cours après les vacances de Pâques.
1944 (début août) – Après quelques mois d’oisiveté clandestine, ponctués de petits travaux alimentaires, R.A. s’engage dans les Francs-Tireurs et Partisans Français (F.T.P.F).
1944 (fin août – fin décembre) – Participe à l’épuration anti-fasciste de la Lozère, séjourne au camp du Larzac, d’où il est transféré, sur sa demande, sur le front d’Alsace.
1944 (fin décembre) – 1945 (8 mai) – Participe, au sein de la 10ème compagnie du 81ème R.I., du Colonel de Chambrun, à la fin de la campagne d’Alsace, à la garde du Rhin, au passage de la Lauter, puis aux opérations dans le Palatinat Rhénan (Prise de Rastadt etc.) et de la Forêt Noire.
1945-1946 (26 avril) – Épuration anti-nazie de la Forêt Noire (81ème R.I.), puis occupation du Palatinat (Neustadt) et de la Sarre (Q.G. de la 3ème D.I.A. puis du 3ème R.T.A.).
1946 (novembre) – Revenu à Nîmes après sa démobilisation (26 avril), R.A. obtient un emploi d’auxiliaire à la S.N.C.F.
1948-1949 – En tant qu’employé de la S.N.C.F., R.A. séjourne, durant un an et demi, à Paris, où il fréquente les milieux littéraires (Académie Raymond Duncan, Club « Le radar », Cercle Saint-Sulpice). Fait la connaissance d’Hervé Bazin et d’Henri Perruchot. Est présenté à Jean-Paul Sartre et à Rosemonde Gérard. Adhère au Parti Communiste Français.
1949 – Démissionnaire (en juillet) de la S.N.C.F., R.A. séjourne en Avignon, chez sa mère, puis à Nîmes, chez sa mère adoptive, veuve depuis 1938.
1950-1954 – À l’issue de six mois d’études dans un centre C.F.P.A. du bâtiment, travaille dans une entreprise de travaux publics, en qualités successives de manœuvre, demi-ouvrier, ouvrier, puis chef de chantier.
1950 – Écrivant en français depuis 1946, R.A. devient secrétaire du Cercle Nîmois des « Amis » de l’hebdomadaire Les Lettres Françaises. À ce titre, fait la connaissance de Robert Lafont, qui lui conseille d’écrire en occitan.
1952 – Obtient le prix Antonin Perbosc, décerné par l’Institut d’Études Occitanes6.
1954 (16 octobre) – Rejoint sa mère en Avignon. Exposition de dessins à Villeneuve-lès-Avignon. S’établit en Avignon comme artisan maçon.
1955 (15 mai) – En l’hôtel de ville d’Avignon, le Grand Prix des Lettres Occitanes est décerné à Robert Allan, au nom de l’I.E.O., par son président, le Dr Max Rouquette, en présence du grand poète catalan Joseph-Sébastien Pons.
1955-1956 – Fait la connaissance du poète chansonnier André Montagard et de la romancière Elisabeth Barbier. Participe à l’hommage à Garcia Lorca, aux Saintes-Maries.
1956-1987 – Ayant abandonné la maçonnerie, R.A. exerce, durant quelque trente ans, les fonctions de secrétaire de rédaction, chroniqueur littéraire, artistique et dramatique des Éditions de la revue Reflets Méditerranéens et de la Société Méridionale d’Imprimerie et d’Édition, fondées et dirigées par l’ancien et brillant reporter principal du quotidien Le Provençal : Robert Joly. S’intéresse tout particulièrement, de 1956 à 1970, à Jean Vilar et au festival d’Avignon.
1962 – Par l’intermédiaire d’Elisabeth Barbier, entre en relations avec le romancier irlandais Laurence Durrell, qui lui consacre un long article, richement illustré, dans la revue américaine Hollyday.
1962 – Devenu secrétaire général du PEN-CLUB de langue d’oc, R.A. organise en Avignon une session plénière du PEN-CLUB International, à l’occasion duquel il fait la connaissance d’Arthur Miller et de Pablo Neruda. R.A. fonde les Journées Rhodaniennes du Livre et du Disque Occitans7 qui se dérouleront, dès lors, chaque année, jusqu’en 1974, en Avignon, et à Carpentras, Cavaillon, l’Isle-sur-la-Sorgue, Orange, etc.
1964-1969 – Mariés en 1958, mais inéluctablement dépourvus de progéniture, R. Allan et son épouse Jacqueline adoptent plénièrement, successivement, trois enfants, Laure (2 ans), Frédéric (6 ans et 6 mois) et Olivier (12 mois).
1974-1979 – R.A. fonde et dirige en Avignon la Maison de la Culture Provençale.
1976 – Divorce, puis publication d’une traduction, en provençal, de Poèmes choisis, de Federico Garcia Lorca.
1978 – Remariage avec Melle Henriette Perinetti, directrice de la crèche municipale de Carpentras.
1987 (15 mai) – Départ en retraite. Partage sa vie, désormais, entre l’appartement conjugal, d’Avignon, et la maison qu’il a construite de ses mains, de 1958 à 1961, à Vedène, où ses enfants ont été élevés.
Mon travail d’édition m’a donné l’opportunité d’entrer dans l’intimité de l’élaboration de l’œuvre, ce qui me permettra de faire le point sur l’aventure éditoriale du volume de Messatges, et de donner quelques éléments d’analyse sur la production littéraire de l’auteur, depuis les premiers manuscrits, entre 1946 et 1961, date à laquelle son œuvre occitane commença à être éditée8.
Le volume de Messatges : l’histoire d’une édition
Une aventure mouvementée
L’exemple d’Allan est significatif du sort de l’édition occitane de la période qui nous occupe : une créativité étonnante dont ne témoigne qu’incomplètement la partie émergée de l’iceberg, à travers Messatges ou les livraisons de la revue Oc. Les lettres d’Allan à Robert Lafont9, entre 1955 où le manuscrit des Cants de la tibla obtint le Grand prix des Lettres Occitanes, et 1960, où l’œuvre fut éditée sous le titre Li Cants dau deluvi, une fois considérablement amaigrie et « formatée » selon le gabarit de la collection, révèlent un écart considérable entre l’aspiration à publication d’Allan et les moyens de l’édition. Allan, entré à la SNCF dans la foulée de son engagement dans la Résistance, avait écrit – et publié – ses premiers textes en français10 alors qu’il résidait à Paris. Son séjour dans la capitale l’avait mis en rapport avec divers milieux littéraires et lui avait permis de rencontrer Hervé Bazin, Rosemonde Gérard ou Jean-Paul Sartre. On suppose que son appartenance au PCF et son statut d’ancien résistant expliquent les relations qu’il entretenait avec la revue Les Lettres françaises. C’est à ce titre, revenu à Nîmes en 1950 et secrétaire du Cercle Nîmois des « Amis » des Lettres Françaises, qu’il fit la connaissance de Robert Lafont, lequel lui conseilla d’écrire en occitan. Ses premiers poèmes occitans, par l’entremise de Lafont, avaient été publiés dans la revue Oc11, en 1953. Mais Allan avait, entre 1953 et 1954, rassemblé un nombre important de textes dans un ensemble intitulé Li Cants de la Tibla [Les Chants de la truelle]. Sur les conseils de Lafont, comme en témoigne un courrier du 15-11-1954 :
« diga-me se pode te mandar ma causida (15) de poemas per lo mes de gener ; saves plan que m’avias dich que li farian publicar dins « Messatges ». D’autre las, diga me de segur, s’ai lo drech de me presentar au mes de mai au Grand premi di letras occitanas »
[Dis-moi si je peux t’envoyer ma sélection (15) de poèmes pour le mois de janvier ; je sais bien que tu m’avais dit que nous les ferions publier dans « Messatges ». D’autre part, dis-moi avec certitude si j’ai le droit de me présenter au mois de mai au Grand Prix des lettres occitanes],
il présenta une sélection de cet ensemble à ce Prix quinquennal12 de l’IEO, qui lui fut décerné par le président d’alors, Max Rouquette, en 1955, « en présence du grand poète catalan Joseph-Sébastien Pons », note Allan avec fierté dans son autobiographie. Ce prix lui avait fait espérer la publication, dans la foulée, des Cants de la tibla. Ses courriers à Lafont témoignent de son impatience à ce sujet. Mais c’est seulement en 196013, que parut la mince brochure reprenant le titre d’un des poèmes, avec une petite partie du manuscrit initial. Le changement de titre et la nouvelle composition avaient visiblement été négociés avec Andrée-Paule et Robert Lafont, auquel Allan écrivait notamment en octobre 1958 :
« Autre chose ; j’aimerais, puisqu’il n’y a décidément pas moyen de le publier, récupérer le manuscrit de mes Cants de la tibla ; je me débrouillerai pour les faire publier à Avignon, pas chez Joly14, rassure-toi ; j’ai horreur de profiter de la situation ; crois-tu qu’en écrivant à Toulouse il me soit possible de récupérer ce manuscrit ? Si oui, tant mieux ; sinon, pourrais-tu t’en charger toi-même ? Merci d’avance. »15
puis, en novembre 1960 :
« J’espère que vous avez reçu ma dernière lettre où je vous donnais mon accord pour le titre Li Cants dau deluvi ! ».
Les ébauches de composition élaborées par Allan pour ses Cants de la tibla révèlent l’écart avec ce qui en resta dans Li Cants dau deluvi. La principale suppression concernait des poèmes longs auxquels Allan tenait pourtant particulièrement et qui constituent une des principales originalités du poète16. Deux au moins de ces poèmes étaient écrits en 1955 : Lo Cantic dau Brau, et Lo Poèma de l’ametla. Cependant, dans l’attente d’une publication d’un recueil de ses poèmes, Allan n’était pas resté inactif. Il avait proposé Lo Cantic dau Brau aux Cahiers du Sud, par l’entremise de René Nelli. Le manuscrit avait été accepté et publié dans le n° 334 (1956), avec une notice de Nelli sur l’auteur, ce qui représentait une belle reconnaissance. De même, le Poèma de l’ametla, dont le manuscrit est daté de 1955, fut publié en 1957 par la revue ruthénoise Entretiens sur les lettres et les arts, dirigée par Jean Digot, éditée par Subervie, au comité de rédaction de laquelle on trouvait notamment Frédéric-Jacques Temple17. Allan continua à proposer des poèmes à la revue Oc et à écrire dans les Reflets Méditerranéens et La Dépêche de Provence. Il publia aussi des tirés à part de nouveaux poèmes longs, ainsi en 1960 La Cantada di Cantadas – daté de 1958 –, transposition du Cantique des cantiques et lo Poema dis amics, dont l’édition, préfacée par A.-P. Lafont, portait les dates « 1960-1962 ».
Le contexte éditorial des années 1950
L’aventure éditoriale à laquelle fut mêlée l’œuvre d’Allan concerne quelques acteurs, peu nombreux, au centre desquels Robert Lafont. Et puis d’autres, qui apparaissent au fil des correspondances : René Nelli, qui permit la publication du long Poèma del brau dans les Cahiers du Sud en 1956, Andrée-Paule Lafont, qui travaillait avec son mari pour la collection Messatges : saisie des textes, négociation avec les auteurs et les autres responsables de la collection dont Manciet, qui apparaît comme celui qui choisissait et qui tranchait, ou encore Henri Espieux. Les moyens d’édition étaient limités, ce dont témoigne le gabarit de la collection : entre 40 et 50 pages, bilingues. Ce gabarit est-il la cause de l’élimination des poèmes longs ? ou bien vient-il corroborer un choix esthétique ?
En ce qui concerne les poètes provençaux dont fait partie Allan, la question de la graphie et les querelles entre occitanistes et mistraliens, particulièrement exacerbées dans les années 195018, est souvent au centre de l’œuvre telle que la révèlent les manuscrits. Si Allan choisit la graphie occitane à partir de 1951, suite à sa rencontre avec Lafont, il publia aussi des textes en graphie mistralienne dans les organes édités par le groupe de presse où il travailla à partir de 1956, choix justifié dans ses lettres à Lafont par la nécessité de se plier aux attentes des autorités intellectuelles satellites du dit groupe de presse. Ainsi dans une lettre du 21 novembre 1955 :
A ! Carles Galtier e Robert Joly de « Reflets de Provence » m’an demandat qu’escriguèsse un poëma de Nadau pèr sa revista. L’ai escrich : es un poema de vonge estrofas de 5 vers, onte fau parlar la palha de la grupia. Mas era escrich en grafia occitana, e m’an talament embestiat qu’ai autorisat Galtier a lo revirar en grafia mistralenca ; i aura tambèn la grafia francesa en regard. Ai belèu fach un bestitge. De que ne dises ?
Ah ! Charles Galtier et Robert Joly de « Reflets de Provence » m’ont demandé d’écrire un poème de Noël pour leur revue. Je l’ai écrit : c’est un poème de onze strophes de 5 vers, où je fais parler la paille de la crèche. Mais il était écrit en graphie occitane, et ils m’ont tellement embêté que j’ai autorisé Galtier à le traduire en graphie mistralienne ; il y aura aussi la graphie française en regard. J’ai peut-être fait une bêtise. Qu’est-ce que tu en dis ?
ou, à l’inverse, celle-ci, datée du 25 novembre 1960, à propos de La Cantada di cantadas, son adaptation du Cantique des cantiques :
« Crois-moi, l’occitanisme est pour moi plus qu’un habit. C’est le seul moyen de sauver la langue ; en ce qui concerne la graphie du Cantique, c’était pour moi une question d’efficacité : je veux mettre de mon côté pour ce poème-clé le plus de chances d’être lu. Donc je le publie en graphie occitane. Galtier va en faire une jaunisse. […] »
Outre cette alternance de deux choix graphiques, on observe aussi, au cœur des textes – manuscrits et autoéditions – une certaine insécurité linguistique. Allan, qui connaissait l’espagnol, en utilise certaines des notations, comme les finales en –ón. Il ignore globalement les règles d’accentuation graphique, plaçant des accents aigus inutiles ici, les oubliant ailleurs. Des règles communes aux deux graphies sont ignorées, comme celle qui régit l’alternance entre lei et leis (ou li / lis, selon la graphie… et la période). Par ailleurs, le choix – majoritaire19 – par Allan de la graphie classique l’emmena parfois à des formes qui me semblent être des languedocianismes, ainsi, parmi de nombreux exemples, l’emploi de « daissar » pour « laissar », ou encore de « alba » pour « auba ».
Les manuscrits d’Allan, entre itinéraire biographique et itinéraire poétique20
Les éditions préparées par Allan
Plusieurs manuscrits conservés par ses enfants, soigneusement paginés et calligraphiés pour être confiés à l’impression, témoignent de la volonté d’Allan d’organiser une édition complète de son œuvre. Les poèmes – dont l’écriture est, à quelques exceptions près, datée – y sont classés, organisés en plusieurs chants constituant de grands ensembles dont il n’est pas toujours aisé de dater la constitution, ensembles eux-mêmes variables d’un manuscrit à l’autre. Parmi les plus complets de ces manuscrits figurent un cahier d’écolier de grand format et un ensemble de textes reliés dans un classeur. Ce dernier est relativement récent puisque Allan y emploie la graphie des déterminants provençaux en -ei, adoptée en 1979. Une découverte dans les fonds du CIRDOC m’a permis de dater cet ensemble. En effet, le CIRDOC en possède deux exemplaires cotés Ms 136 et Ms 137, identiques, à l’exception des annotations manuscrites qui ont été augmentées dans le tapuscrit 136 où figure la mention suivante, juste après l’insertion des premiers poèmes édités dans la collection Messatges :
« Per leis poemas que seguisson, daisse an aquéleis que, belèu, après ma mòrt, li agradarà de lei publicar, la corvada de lei vestir d'una grafia mai convenènta, mai racionala vo mai... oficiala. Dissabte, 10 de novembre de 1984, R. Allan »
[Pour les poèmes qui suivent, je laisse à ceux qui voudront bien, peut-être les publier après ma mort, la corvée de les vêtir d’une graphie plus convenable, plus rationnelle, ou plus… officielle.]
L’hypothèse que je formulerai, étant donné l’admiration éprouvée par Yves Rouquette, alors responsable du CIDO – ancêtre du CIRDOC – pour l’œuvre d’Allan21 est qu’il s’agissait de la préparation d’un recueil dans la lignée de ce qui avait été réalisé par le CIRDOC ou par l’IEO pour les œuvres de Charles Camproux, René Nelli, Léon Cordes et Jean Larzac22. Il existe aussi, dans le fonds Robert Lafont, un autographe d’Yves Rouquette, où celui-ci présente le projet d’une exposition conçue autour de l’œuvre d’Allan.
Les carnets des années d’avant 50
Il s’agit de trois carnets à spirales, de tout petit format, l’un de 15,5 x 7,5cm et deux de 10,5 x 17 cm, que nous signalerons par « Carnet 1 », « Carnet 2 », et « Carnet 3 ». Ces premiers cahiers préparent déjà ce que seront Li Cants de la Tibla et livrent d’autres enseignements.
Carnet 1
Le plus petit est tout en français ; les textes – sans dates – y sont soigneusement calligraphiés sur la page de droite, suivis de la signature de l’auteur et de la mention A.R. Allan. C’est ainsi qu’Allan procédait lorsqu’il considérait un texte comme achevé. La première page porte la mention d’un titre : « Adrien Robert Allan Les Feuilles d’aube – poèmes – première partie ». Cette page a d’ailleurs servi ultérieurement de brouillon et permis de noter un plan… Les pages de gauche du carnet, initialement laissées vierges, ont été également utilisées comme brouillon et contiennent des annotations de toute sorte : adresses, calculs, dessins préparatoires à des travaux de bricolage, préparation de stands ou de défilés politiques, ces deux derniers points complétés par des listes de matériel à acheter… Le deuxième poème s’intitule « Odelette / à la manière de Ronsard », alors que l’on sent ailleurs l’influence de Baudelaire – dont une épigraphe ouvre le texte « Dicha dau passejaire » / « Dit du promeneur »23 ou des Parnassiens, ainsi dans un poème intitulé « À une négresse ». Le poème « Le Beau » est ouvert par une épigraphe de Rousseau. L’inspiration des Cants de la Tibla se sent déjà ça et là, ainsi dans le premier des deux « Poèmes sans sujet »24 ou le « Rêve d’été »25. C’est aussi dans ce carnet qu’on trouve un poème dialogué « Après l’orage »26. Or Allan pratiqua toute sa vie ce genre proche du théâtre qu’il aimait tant, alors qu’il n’écrivit pas d’œuvres dramatiques.
Carnet 2
Les 16 poèmes qu’il contient y sont également copiés sur la page de droite et la page de gauche a été réutilisée ensuite comme brouillon ; le nom et la signature sont parfois accompagnés d’une date. Parfois figure la mention d’un lieu, ainsi : « Écrit à Paris dans une chambre frigidaire » qui accompagne le poème « À une dame en rêve », dans lequel nous reconnaissons une version française de « Cant pèr una dòna de sòmi »27. Des phrases de « Nocturne fantastique » ont été reprises dans le poème en prose « Sòmi »28.
Un parcours rapide des poèmes et des épigraphes montre le réinvestissement par l’auteur de ses lectures des textes du XIXe siècle : Baudelaire, Rimbaud, Chateaubriand. De ce dernier, Allan retient la nouvelle Le dernier Abencérage29, dont il donne un extrait en épigraphe du dernier poème « Doña Bianca ». Ce choix dans l’œuvre de Chateaubriand est d’une totale cohérence poétique avec la fascination de l’auteur pour l’Andalousie, son imaginaire et ses poètes. Il en a livré la source dans son autobiographie : la découverte, au collège technique de Nîmes, en cours d’espagnol, des poètes de la génération de 1927, Lorca, Machado, Alberti, Jímenez… D’ailleurs, le premier poème du carnet, daté du 28-2-49, intitulé « La virgen de los cuchillos ». (La vierge aux poignards) » est d’un ton très lorquien30. En voici les premières strophes :
La virgen de los cuchillos (la vierge aux poignards)
Le soleil a fait place à la lune
Le soleil reflète du sang
Et doucement s’évanouit
Ils ont sorti mille poignards
Mille poignards trempés d’acide
Ils lui ont donné mille coups
Et mille gouttes ont jailli
Là-bas, là-bas, loin dans la plaine
Brillent les poignards de la vierge
Brillent les poignards incrustés de sang
C’est le premier carnet où apparaît l’occitan, dans une graphie qui se cherche. La première page porte les mots « O béu souléu / béu », début d’un texte – sans prétention poétique… – développé ainsi quelques pages plus loin : « O béu souléu de maï / escáufo la Prouvenço / abriu abri [le mot « Abri » étant biffé] abriou / Mas fas pas proun per nous » [Ô beau soleil de mai / réchauffe la Provence / avril / mais tu ne fais pas assez pour nous]. Ce carnet contient aussi plusieurs visages caricaturés, dont l’un intitulé « vision de cauchemar ».
Carnet 3
Ce carnet a été rempli « par les deux bouts » : lorsqu’on le retourne et qu’on commence par la fin, on y découvre une nouvelle série de textes. Les textes de la première partie, toujours soigneusement calligraphiés sont écrits pour une part parallèlement aux spirales du carnet. Ils sont signés et datés, avec parfois l’indication d’un travail de réécriture. L’ordre du carnet ne suit pas l’ordre chronologique d’écriture : un poème daté de 1946 suit plusieurs textes de 1950. Les engagements militants de Robert Allan, membre du PCF dans les années 40, apparaissent à travers un poème intitulé « 1er Mai », daté du 2 mai 1950 ou un autre intitulé « Au poète communiste turc Nazim Hikmet », daté de « Saint-Marcel d’Ardèche. Mai 1950 ». Hikmet était alors emprisonné depuis 13 ans. Sur la page suivante du carnet est collé un article de journal intitulé « Nazim Hikmet est libéré », accompagné de la mention manuscrite d’Allan « Libéré le 15 juin 1950 ».
Autre poème de la même inspiration, page suivante : « Dit de la Résistance », accompagné de ces mots en épigraphe : « Ô mon pays est-ce bien mon pays ? Louis ARAGON – « Richard Cœur de Lion ». Il s’agit en réalité d’une des nombreuses autobiographies rédigées par Allan. Il y raconte son entrée en résistance en janvier 1944, alors qu’il était élève d’un collège technique, nomme ses compagnons « Roustan, Avril, Jourdan », il évoque l’emprisonnement de l’un d’eux, livré à la torture, et la décision du groupe de se séparer pour échapper à la Milice, puis son engagement après la Libération, la campagne d’Alsace, d’Allemagne « avec des maquisards pour compagnons ». Il énumère ses lectures : « …Marx Lénine Staline / et le grand Louis Aragon », ses déceptions de voir perdurer les injustices, et sa décision de s’engager :
Alors j’ai vu des milliers d’hommes
Des hommes saturés de mots
Qui comme moi voulaient des faits
J’ai pris leurs mains entre mes mains
Depuis je lutte à leurs côtés
Le temps des journaux clandestins
Est comme revenu pour moi…
Écrit à la maison de repos de Saint-Marcel d’Ardèche ce vendredi 23 juin 1950
La nouveauté de ce carnet est la présence de nombreux textes en occitan, à l’état de brouillons (ni datés ni signés, porteurs de ratures). Il s’agit essentiellement de traductions, exercice qu’Allan ne cessa de pratiquer tout au long de sa vie :
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d’Allan lui-même, comme ce « Proumié diour maienc » [Premier jour de mai], ou « Pèr l’alba maienca » [pour l’aube de mai], traduction du premier poème français « À l’aurore ».
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de Baudelaire : « Lou fourestié » ou « La desespéranço de la vièio » (traductions de « L’étranger » et « Le désespoir de la vieille »)
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de Blake : « Guihèn Blake. Cant d’inóucenci e d’esperienci. Entrouducioun » [William Blake. Chant d’innocence et d’expérience. Introduction].
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de Laforest : « Fresquiera » [fraîcheur]…
Figurent également quelques compositions originales, la plupart inachevées, comme ce poème sans titre commençant par « Sus lou crestenc de la mountanha » [Sur le sommet de la montagne]. C’est aussi dans ce carnet que s’observe le passage d’Allan de la graphie mistralienne à la graphie occitane. Et cela par l’entremise de Lafont, dont la trace est physiquement présente à travers sa réécriture manuscrite d’un texte en graphie occitane, à partir d’un essai hybride d’Allan : « A l’alba clara se marida / Lou clar canta di bouscarida… » [À l’aube claire se marie / le chant limpide des fauvettes]…
Les carnets d’après 1950
Carnet 4
Ce carnet, de format 13 x 21, découvert en décembre 2014 par la famille de Robert Allan, est, comme le carnet 3, consultable « par les deux bouts ». Il renferme à la fois des notes variées pour lesquelles il semble avoir fait office de brouillon et des textes littéraires, certains sous forme de brouillons raturés, d’autres (les mêmes textes parfois), soigneusement calligraphiés. Parmi les brouillons, quelques inédits, dont une petite part en français. À l’intérieur du carnet sont insérées des feuilles volantes et des fiches bristol contenant des textes soigneusement calligraphiés, datés et signés par Allan. La date de 1953 est plusieurs fois mentionnée. Un des intérêts de ce carnet est de contenir un manuscrit de traductions occitanes de Lorca, qui seront éditées en 1976. On trouve d’abord un brouillon au crayon noir intitulé « – Romancero Gitan – Romansa de la luna, luna ».
Suit un ensemble de sept textes calligraphiés à l’encre, précédés du titre « – Federico García Lorca – / Romancero Gitano / (Lo romancier Caraca) / Revirat de l’espanhòu au Provençau / pèr AR Allan. Ces textes sont :
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Romança de la luna, luna
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Preciosa e l’aura
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Brega
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Romança sonambula
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La monja caraca
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La molher infidèla
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Romança de la lanha negra
Il s’agit probablement là des traductions auxquelles Lafont faisait allusion, dans un texte autographe daté de 1956, probablement destiné à une préface pour le recueil des Cants de la Tibla. Lafont affirme qu’Allan lui apporta, dès 1950, ses traductions de Lorca et précise : « ...Allan a médité l'œuvre d'un grand maître méditerranéen, F.G.L. cela fait 6 ans, il prenait place dans la nouvelle génération des poètes d'oc par une traduction du Romancero qu'il m'apportait. »
Carnet 5
Tout laisse à penser que ce cahier, de format 17 x 22, contient le premier manuscrit organisé des Cants de la Tibla, même si ce titre ne figure nulle part. Les textes y sont datés à partir de « 11-1951 » jusqu’à « En Avinhón lo 19-1-55 ». La date du « 5 de junh 1953 » nous informe de la composition du texte « Cançon dau cranc au bòrd de la mar »31. Le manuscrit des textes est précédé par cinq pages d’un journal intime intitulé « Mon diari ». Le 16 juin 1953, Allan rapporte un écho d’un événement personnel : sa rencontre avec de petits Gitans qui portent des bouquets de lauriers-roses, scène que l’on retrouve dans le poème « Porgidas / Per Joaneta » / « Offrandes / Pour Jeannette »32.
Deux pages contenant des dessins, une tête de coq, un visage de profil recouvrant le brouillon au crayon noir du début du poème « Cant de la femma desesperada », puis une page blanche, précèdent le manuscrit des poèmes des Cants de la Tibla. La version soigneusement calligraphiée de ces Cants contient des textes numérotés en chiffres romains, organisés en livres, eux-mêmes numérotés du Libre II au libre V, le numéro de la première section étant omis. Cette version initiale des Cants de la tibla, incomplète, contient 46 textes alors que la version que nous avons éditée à partir du manuscrit de 1984 contient 61 textes composés avant 1955. Y manquent notamment les poèmes longs, « Lo Cantic dau brau » (18-23 d’abrieu de 1955) et « lo poèma de l’ametla », daté « junh de 1955 – remanejat en novembre de 1955 ». Cette absence s’explique certainement par les dates limites inscrites dans le carnet : à partir de « 11-1951 » jusqu’à « En Avinhón lo 19-1-55 ». L’organisation de l’œuvre telle que pensée dans ce carnet hésite entre générique et chronologique. Globalement l’organisation chronologique, respectée d’un texte à l’autre, s’articule avec un classement générique. Mais les deux premiers livres, ainsi que le livre IV, obéissent à un classement scrupuleux (vers pour I et IV / prose pour II) alors que le livre III, essentiellement composé de textes versifiés, contient deux textes de prose. Il contient aussi le long poème « « Tres planhums per un aucèu » qui fit par la suite l’objet d’un seul « livre » dans les architectures successives de son œuvre conçues par Allan.
Des Cants de la Tibla aux Cants dau Deluvi : quelques éléments sur l’œuvre de Robert Allan
L’œuvre poétique de Robert Allan, si on en considère l’ensemble qu’il avait lui-même organisé en prévision d’une édition complète, est d’une grande variété formelle. Outre de nombreux poèmes courts ou de longueur moyenne, aux vers souvent réguliers mais non rimés, une des spécificités de Robert Allan est celle des poèmes longs, sous forme dialoguée le plus souvent, y compris l’adaptation provençale du Cantique des Cantiques. Or seules les pièces courtes dont le seul « Poëma sèns tòca », dépasse le volume d’une page, ont été conservées dans le volume de Messatges sur lequel nous allons désormais centrer notre regard. En voici la liste
Manidet èra lo babau / Petit enfant c’était le croquemitaine |
p. 4-5 |
Dans les poèmes d’Allan, notamment mais pas exclusivement dans les poèmes longs, bêtes, herbes, pierres, astres deviennent personnages de scènes – au sens théâtral – et l’univers construit par Allan est parcouru de dialogues. L’œuvre poétique donne ainsi l’impression de combler par ce biais l’absence de texte de théâtre de la main d’Allan, alors qu’il ne cessa de dire son amour pour le genre dramatique. Il rendait compte par exemple, avec brio, du festival d’Avignon dans les journaux auxquels il collaborait et Lorca, auquel il vouait une véritable vénération, était d’abord pour lui l’animateur de la Barraca, cette troupe de théâtre ambulant qui interprétait dans les villages d’Espagne les œuvres théâtrales du Siècle d’Or, mettant ainsi les classiques à la disposition du peuple. La forme dialoguée se retrouve dans le dernier texte : « Collòqui »33, où apparaît l’intérêt d’Allan pour les gitans, autre point commun avec Lorca :
Dròlle, ont anaràs, anuech ?
- Ai Santas, ma maire, ai santas
- E de qué i anaràs faire ?
- Vòle anar vèire lei caracos
- Lei caracos son de laires
Te raubaràn ton capèu
- Ambé de fuelhas de varatge
Me ne’n trenarai un mai bèu
- Lei caracos an de dagans
Esconduts dins sei laüts
- Adonc vendrai un laüt
E farai cantar leis èrsas
- E lei caracos, en s’enanant
Ras de la mar te quitaràn
- Adieu maire ja me sònan
D’alai lei Santas de la Mar.
Enfant où iras-tu ce soir ?
- Aux Saintes-Maries, mère, aux Saintes-Maries
- Et qu’est-ce que tu iras y faire ?
- Je veux aller voir les gitans
- Les gitans sont des voleurs
Ils te voleront ton chapeau
- Avec des feuilles d’algues marines
J’en tresserai un plus beau
- Les gitans ont des poignards
Dissimulés dans leurs violons
- Alors je deviendrai un violon
Et je ferai chanter les vagues
- Et les gitans en s’en allant
Près de la mer te laisseront
- Adieu mère déjà m’appellent
Là-bas les Saintes de la Mer.
Le ton de réalisme poétique qui marque ce poème ainsi que certaines proses rappelle aussi Lorca et des pièces comme El Maleficio de la mariposa [Le maléfice du papillon] ; cette tonalité se retrouve dans le deuxième texte des Cants dau Deluvi : « Racònte » / « Conte », sous-titré, dans certaines versions, « La Galineta » :
Dins la garriga nòstra garriga i aviá adés una pèirassa roja regada e redonda qu’auriatz dich una tartuga ;
Ras d’aquela pèirassa i aviá un argelàs que l’ombrejava e l’acaptava ;
Una vesprada que Mirèlha se passejava dins la garriga pausèt son pè sus la pèirassa ;
E l’argelàs li escaraunhèt lei cambas amb seis espinas ;
Quauquei degots de sang tombèron sus la pèirassa e Mirelha lei regardèt e Mirelha s’enanèt ;
E quora au clarebrun tornèt passar ras de l’argelàs
Trobèt una galineta ingènta que dormissiá.
Dans la garrigue, notre garrigue, il y avait jadis une grosse pierre rouge, ridée et ronde qu’on eût prise pour une tortue ;
Près de cette grosse pierre il y avait un ajonc qui l’ombrageait et la couvrait ;
Un après-midi où Mireille se promenait dans la garrigue, elle posa son pied sur la grosse pierre ;
Et l’ajonc lui égratigna les jambes avec ses épines ;
Quelques gouttes de sang tombèrent sur la grosse pierre et Mireille les regarda et Mireille s’en alla ;
Et lorsqu’au crépuscule elle repassa près de l’ajonc elle trouva une coccinelle géante qui dormait.
Toute sa vie, Allan devait cultiver le genre de la prose poétique. Qu’on n’y cherche pas cependant une vision « prosaïque » du monde. Il s’agit plutôt d’un univers dont l’insolite est dévoilé par un regard naïf. Ainsi « Lo pegós » / « Le fâcheux »34 met en scène un personnage étrange dont la fin du texte dévoile qu’il s’agit « d’un òme de fil de fèrre » / « d’un homme en fil de fer ». Le genre de la prose met paradoxalement l’accent sur l’irruption de passages merveilleux ou oniriques dans des textes où abondent les notations justes sur les paysages de Provence et l’attention tendre au monde et à ses infinies variations au fil des saisons et des changements climatiques.
Parmi ces affinités avec l’Andalou, il y a aussi le caractère profondément populaire de l’œuvre de Lorca, et sa volonté d’utiliser la littérature orale et d’en faire œuvre écrite. Ainsi dans son œuvre Allan témoigne-t-il lui aussi de sa connaissance de l’oralité littéraire d’oc, contes, « dichas » [dits], chansons, manifestations de religiosité populaire, notamment des traditions calendales. Dix poèmes sur vingt-deux du volume de Messatges sont intitulés « Cant », ou « Cançon », comme on trouvera, ailleurs dans l’œuvre « Cantadissa », « Cantada », « Cantic » « Breçarèla » [Berceuse] ou encore « Serenada ». Allan lui-même pratiquait le chant, comme il pratiquait le dessin et la peinture. Du chant, ses poèmes ont, au-delà de leurs multiples tonalités, des formes strophiques et les longueurs variées, la régularité rythmique que ponctuent reprises et refrains. Un exemple dans le « Cant de l’emprenhament » / « Chant de la fécondation »35, qui est aussi un poème dialogué entre un « je » et un « tu » mystérieux de couleur verte qui se révèle à la fin du poème à la fois « jovènta », « fada » et peut-être « maire ». Le refrain qui scande le poème fait apparaître d’étranges « serpatons » / « petits serpents » :
Diga-me perqué tei cabeus son verds
Amor que trene de coronas
Ambé la bauca dei pradas
Siam de serpatons de morre-bordon
Siam de serpatons fricauds d’uòus redonds
Diga-me perqué tei grands uelhs son verds
Amor qu’ai tròp lèu regardat
S’auborar lei greus de blat
Siam de serpatons de morre-bordon
Que volèm venir drollets drolletons
Diga-me perqué tei detets son verds
Amor que de l’auba a la nuech
Fau de garbas d’erba moissa
Siam de serpatons de morre-bordon
Siam de serpatons fricauds d’uòus redonds
Ara diga-nos lèu quau siás
Dison que siáu joventa e fada
E maire s’aquò vos agrada
Dis-moi pourquoi tes cheveux sont verts ?
Parce que je tresse des couronnes
Avec l’herbe des prés.
Nous sommes de petits serpents face contre terre
Nous sommes de petits serpents friands d’œufs ronds.
Dis-moi pourquoi tes grands yeux sont verts ?
Parce que j’ai trop regardé
Croître les pousses de blé.
Nous sommes de petits serpents face contre terre
Qui voulons devenir enfants petits enfants.
Dis-moi pourquoi tes petits doigts sont verts ?
Parce que de l’aube à la nuit
Je fais des gerbes d’herbe humide.
Nous sommes de petits serpents face contre terre
Nous sommes de petits serpents friands d’œufs ronds.
Maintenant dis-nous vite qui tu es
On dit que je suis jeune fille et fée
Et mère si ça vous agrée.
D’autres influences sont perceptibles dans les premiers poèmes d’Allan, dont celle de Baudelaire. La traduction de deux poèmes en prose de celui-ci, « L’étranger » et « Le désespoir de la vieille », en graphie mistralienne, figure dans le carnet qui rassemble des manuscrits entre 1946 et 1953. L’influence sur Allan de la poésie rimbaldienne, dans son refus adolescent des vulgarités bourgeoises comme dans un intérêt pour la peinture préraphaélite, est également sensible à travers sa « Pròsa per Ofelia », où il revisite le personnage dans un tableau où reviennent certains thèmes obsessionnels comme ces peurs d’enfants représentées par le « babau » / « croquemitaine » du premier poème.
Dins la nuech clara de l’ivèrn, lo pinàs de la verdesca a durbit son uelh jaune ; regarda la cort grisa amb son uelh freg e desparpelat ;
Dins la nuech clara de l’ivèrn, darrier la muralha de pèiras secas, darrier la bariòta voida, podràs t’escondre e tremolar e te calar ;
Podràs t’ajaçar dins la fanga de la darriera plueja, l’uelh ros dau pinàs de la verdesca escalarà e s’alargarà e te veirà maugrat ta paur ;
E ieu anarai d’espinchons darrier la cortina de la pòrta desglesida e rirai e cantejarai per alunchar lo babau e la sòm poderosa ;
E me trufarai de ta cara blava ; adonc l’uelh ros dau pinàs se taparà de tacas grisas e me regardarà e anarai m’escondre espaventat sota mis acaptatges36.
Dans la nuit claire de l’hiver, le grand pin de la terrasse a ouvert son œil jaune ; il regarde la cour grise de son œil froid et sans paupière ;
Dans la nuit claire de l’hiver, derrière le mur de pierres sèches, derrière la brouette vide, tu pourras te cacher et trembler et te taire ;
Tu pourras t’étendre dans la boue de la dernière pluie, l’œil roux du grand pin de la terrasse montera et s’élargira et te verra malgré ta peur ;
Et moi, j’irai te guetter derrière le rideau de la porte fendillée et je rirai et je chantonnerai pour éloigner le croquemitaine et le sommeil puissant ;
Et je me moquerai de ton visage blême ; alors l’œil roux se couvrira de taches grises et il me regardera et j’irai me cacher épouvanté sous mes couvertures.
L’inquiétante étrangeté des paysages, ces notations oniriques qui hésitent entre rêve et cauchemar, parcourent le recueil. C’est d’ailleurs sur cette ambiguïté qu’est construit le poème « Sòmi » / « Songe » :
Aquela annada foguèt marridassa. Lei flors avián pas cap d’enfust. Floquejavan plan-planet dins l’aire e venián se pausar sovènt sus mei mans e sus meis uelhs. Es d’aquò qu’a luòga d’una margarida culhiguère una flor d’olivier. Aquela annada foguèt estranha. Leis arbres avián pas cap de racinas. Lei chins avián pas cap de peus e lei cats portavan totei de bavieras blancas. Antau lo lausier florit dau potz aviá pas pus de flors que musavan sus mei mans e sus meis uelhs. Lo pinàs gigant que monta la garda davant la verdesca s’èra enfugit e laissant una concassa plena d’aiga. Davalère per nadar e i aviá pas pus d’aiga, mai i aviá de peissonets qu’acabavan de dabanar dins la fanga sorna. M’espandiguère sus lei rocàs gris e una mosca se pausèt sus ma boca ; la cochère d’una alenada ; tornèt, la cochère mai e durbiguère leis uelhs. La mosca èra la lenga de mon amiga que me potonava doçament. Lo solèu èra naut e jogava amb mei cabèus sus lei fuelhas dei lausiers37.
Cette année fut très mauvaise. Les fleurs n’avaient pas de tige. Elles flottaient lentement dans l’air et venaient se poser sur mes mains et sur mes yeux. C’est pourquoi au lieu d’une marguerite je cueillis une fleur d’olivier. Cette année fut étrange. Les arbres n’avaient pas de racine. Les chiens n’avaient pas de poils et les chats portaient tous des bavettes blanches. Ainsi le laurier-tin n’avait plus de fleurs car elles musaient sur mes doigts et sur mes yeux. Le grand pin qui monte la garde devant la terrasse s’était enfui en laissant une vasque pleine d’eau. Je descendis pour nager et il n’y avait plus d’eau, mais il y avait de petits poissons qui achevaient de mourir dans la boue noire. Je m’étendis sur les roches grises et une mouche se posa sur mes lèvres. Je la chassai encore et j’ouvris les yeux. La mouche était la langue de mon amie qui me baisait doucement. Le soleil était haut et jouait avec mes cheveux sur les feuilles des lauriers.
Le « Cant de l’enfantet » / « Chant du garçonnet »38 propose plutôt un rêve ludique, celui d’un enfant qui joue avec la lune :
Es la luna roja que vòle
La vòle jaire dins mon liech
Sus lo cabeç ras de ma testa
Li balharai ambé mei potons
Mei caranchonas de nuechs blavas
La luna roja es ma sorreta
Mai coma a ges de nas ni d’uelhs
Ni d’aurelhas ni mai de boca
Li vòle faire d’aurelhetas
Amb de fuelhons de ròsa
Un nas ambé un cruvèu de nòse
Una boca ambé mei tres dets
E d’uelhs lusents ‘mbe meis agatas
E puèi se carga la jaunissa
La farai bolir coma una escarabissa
Dins mon topinàs esmautat
C’est la lune rouge que je veux
Je veux la coucher dans mon lit
Sur l’oreiller près de ma tête
Je lui donnerai avec mes baisers
Mes caresses de nuit bleue
La lune rouge est ma petite sœur
Mais comme elle n’a pas de nez ni d’yeux
Ni d’oreilles ni de bouche
Je veux lui faire de petites oreilles
Avec deux pétales de rose
Un nez avec une coquille de noix
Une bouche avec mes trois doigts
Et des yeux luisants avec mes agates
Et si elle attrape la jaunisse
Je la ferai bouillir comme une écrevisse
Dans la grande marmite émaillée
Le « Cant de la nuech » / « Chant de la nuit »39 aurait-il été inspiré à Allan par « Les enfants qui s’aiment »40 de Prévert ? On peut légitimement se poser la question tant les univers idéologique et poétique des deux auteurs offrent parfois des ressemblances. Voici le début de ce texte :
Li passejaires de la nuech
An d’uelhs de lunadas
Les promeneurs de la nuit
Ont des yeux pleins de clair de lune
Il y a aussi de l’onirisme dans cet inventaire à la Prévert du « Poèma sens tòca » / « Poème sans but »41, daté de 1951, qui énumère des notations dont beaucoup confinent à l’absurde. Les deux premiers vers évoquent « Un baug au mitan de la dralha » / « Un fou au milieu du chemin » qui « compta de pèiras dins si mans » / « compte des pierres dans ses mains ». Ces notations peuvent être interprétées comme une série de visions du fou, que le texte fait parler à la première personne :
Me’n vau solet sus lei camins
Ambé de pèiras dins mi mans
A la boscada de l’uman
Que fuguèsse mai baug que ieu
Portat per l’aureta de mai
Je m’en vais seul sur les chemins
Avec des pierres dans les mains
À la quête de l’humain
Qui serait plus fou que moi
Porté par la brise de mai
Il peut s’agir aussi des éléments de l’étrange univers composite dont lui-même fait partie : « Un aucèu blanc landa devers l’Arca » / « Un oiseau blanc file vers l’Arche », rescapé évident du Déluge qui a donné son titre à un des poèmes et au recueil lui-même ; une main qui jette un grain de blé par une fenêtre, une fourmi qui s’en empare, une femme tenant dans sa main deux grillons chantants et qui s’avère être un squelette, deux poupées de plâtre, l’enfant de la crèche ou la fille de Jephté, cette Iphigénie biblique...
L’urgence de lire Robert Allan
C’est ce qu’écrivait Yves Rouquette à la mort du poète, dans un texte dont nous reproduisons l’intégralité en annexe :
Lo maçon bastisseire d’ostals de pèira, lo poèta bastisseire de cosmogonias42 qu’èra Robèrt Allan, lo cal legir de tota urgéncia. Al pè de sos poèmas siam plan pus mòrts dins nòstra sembla-vida que non pas el qu’es tornat a la polsa. Nos pòt desrevelhar al monde e a nautres.
Le maçon bâtisseur de maisons de pierre, le poète bâtisseur de cosmogonies qu’était Robert Allan, il faut le lire de toute urgence. Au pied de ses poèmes nous sommes bien plus morts dans notre semblant de vie que lui qui est redevenu poussière. Il peut nous éveiller au monde et à nous-mêmes.
Philippe Gardy, dans son ouvrage Une Écriture en archipel (Fédérop, 1992) présentait ainsi l’évolution de l’inspiration de Robert Allan :
Toute la poésie d’Allan, contes, chansons, chants, songes, proses, dits, cantiques… est placée sous le signe de la pureté retrouvée, de la candeur des choses et des êtres vivants. Douceur des mots, évidence de l’impossible, rythmes égaux du bonheur et de la détresse : une même innocence, contagieuse et docile, court les mots et les images, avec une étrange facilité […]
Mais la gageure devait être intenable : avec les années, la grâce inspirée d’Allan semble bien, malgré de beaux retours de fougue, s’être brûlée au feu de la désespérance. On ne la retrouve, en tous cas, dans les brefs Poëmas politics de 1974, que rongée de l’intérieur par un sentiment d’échec et d’impuissance.
Or, malgré les carences de l’édition occitane, après les Poëmas politics, Allan a continué à écrire et la lecture de l’ensemble de son œuvre amène à nuancer les propos de Gardy : ces moments de désespérance ne peuvent masquer la cohérence d’une œuvre qu’Allan ne cessa de composer, jusqu’à sa mort, dans la solitude et l’oubli du lectorat. Une relecture nécessaire doit, me semble-t-il, passer par l’œuvre intégrale bien plus riche et diverse que ce que donnait à voir le volume de Messatges. Pour ce faire j’espère avoir l’opportunité d’achever au plus vite le travail commencé en 2012 et mettre à la disposition du plus grand nombre une édition pensée par l’écrivain.