L'œuvre dramatique de Théodore Aubanel est généralement méconnue. Je ne proposerai cependant pas une étude détaillée des trois drames qu'il a composés : Lou Pan dóu pecat, Lo pastre, Lo raubatòri, mais une exploration de la façon dont ces pièces sont évoquées à travers un parcours dans sa correspondance. Il a eu plus de deux cents correspondants réguliers. Nous nous intéresserons aujourd'hui plus particulièrement aux lettres échangées avec Ludovic Legré, son ami le plus proche, Stéphane Mallarmé, qu'il définissait lui-même comme un « esprit distingué, quoique un [sic] peu bizarre », et Frédéric Mistral. Ces différents courriers, écrits essentiellement en français, nous permettent de découvrir la genèse des trois drames composés par Aubanel, sa conception de l'écriture et la réception du Pan dóu Pecat.
L’écrivain dramatique au travail
Les lettres écrites par Aubanel sont bien sûr la correspondance d'un auteur. Quant aux destinataires, s'ils ne sont pas dramaturges, ce sont eux aussi, à des degrés divers, des hommes de lettres. Aubanel leur parle régulièrement des conditions dans lesquelles il compose ses drames. Pendant l'hiver 1865, il expose ainsi à Mallarmé les difficultés qu'il rencontre1 : « J'avais commencé à bâtir le plan, mais le froid est venu, et le froid me rend absolument incapable d'autre chose que de me chauffer. - Si le temps se radoucit un peu, je me remettrais [sic] au travail ». Au printemps, il écrit trois à quatre heures par jour et conseille à Mallarmé2 : « Voici la bonne saison pour travailler le matin, je te conseille vivement le travail du matin, bien plus sain et lucide que le travail de nuit, qui écrase et qui tue. »
Aubanel composant son œuvre exprime fréquemment, en dépit des difficultés rencontrées, son ardeur au travail. S'il dit parfois manquer de temps, du fait de ses responsabilités professionnelles, il exprime aussi son enthousiasme : « J'ai la passion du travail et de l'art, et mes journées passent comme des minutes, entre la fièvre de la poésie et le positif des affaires. »3 Il se réjouit par exemple d'écrire Lou Pastre4 : « Ce travail est pour moi une véritable volupté. C’est si bon le travail ! Je ne comprends pas les paresseux et les gens qui s’ennuient. »
Les trois drames sont évoqués dans ces correspondances, Lou Pan dóu pecat étant néanmoins le plus présent. Aubanel y fait référence à 48 reprises dans la correspondance avec Legré (à distinguer des 24 mentions du Pastre, des 11 mentions du Raubatòri). Ce drame est mentionné la première fois le 30 juin 1863. Il est à noter que, pour cette œuvre, il n'évoque aucun travail préparatoire, aucune lecture spécifique, ce qui ne sera pas le cas pour Lou raubatòri dont il débutera la rédaction en avril 1867. À cette occasion, Aubanel demandera à Legré des renseignements très précis : « […] je te prierai de m’indiquer certains articles du Code qui peuvent m’être utiles. [...] Il me faudrait les articles sur l’action en défaveur5. » Concernant Lou Pan dóu pecat, il ne sollicite aucune information particulière et l'écriture en est achevée dès novembre 1863. Il consulte ensuite ses amis et prend en compte certaines de leurs suggestions. Il procède ainsi pour tous ses drames. Après avoir soumis son travail sur Lou pastre à Alphonse Daudet, il écrit à Mistral avoir « modifié certains détails du plan sur les données de Daudet », considérant que « c'est beaucoup mieux, plus vivant et rapide. »6
Ludovic Legré est régulièrement informé de l'avancée du travail d'Aubanel ; Mistral a quant à lui un rôle plus déterminant encore, étant sollicité dès l'élaboration du plan du Pan dóu Pecat. Aubanel lui écrit le 3 juillet 637 :
[…] Quand ce sera fini, je te le soumettrai, et tout ce qui ne t'ira pas, je le reprendrai et le travaillerai encore.
Mistral est également consulté pour l'élaboration des personnages et l'évolution du drame. Ainsi Aubanel lui renvoie-t-il son texte le 14 octobre 638 :
Voici ce que tu m'as demandé. Je ne sais si c'est bien ça. C'était assez difficile : - Rendre Fanette intéressante, tout en la laissant très coupable afin de justifier sa mort tragique.
Il précise :
En tout cas, je te prie d'arranger cela comme tu l'entends. Je n'ai pas besoin de te dire que tu as tout [sic] espèce de permission sur mon drame ; tu peux allonger, raccourcir, arranger, corriger à ta guise, trop heureux suis-je que tu veuilles bien t'en occuper.
Il n'adopte cependant pas aveuglément toutes les suggestions de Mistral. Il reprend son œuvre à partir des corrections proposées tout en restant fidèle à sa propre vision des personnages et de son texte. Ainsi, il refuse les modifications suggérées concernant le personnage de Cabran :
J'ai réfléchi à ton idée de faire faire une déclaration d'amour par Cabran ; je ne crois pas que ce soit dans le caractère de l'œuvre et celui du pâtre. Cet homme est un ours, un pied-de-chèvre, un satyre. Il faut le laisser complètement bestial. - Certainement avec de l'amour, l'œuvre gagnerait en élévation, mais elle perdrait aussi du côté farouche et brutal que j'ai voulu lui donner.9
Il consulte également Mistral pour la rédaction, recherchant un vocabulaire provençal le plus précis possible. Pour Lou pastre, il lui demande « certains mots et détails qui [lui] manquent », dans les domaines les plus variés10. Il énumère ses besoins :
Je désire :
- quelques noms d'arbres et de plantes des bois,
- quelques noms de champignons
- Les noms et l'emploi des principales plantes rustiques ; avec quelques détails ; si elles viennent dans les bois ou dans les rochers, à l'ombre ou au soleil ; poison pour ? Ou remède ? … - des détails originaux... [sic] Afin que je puisse mettre ça dans la bouche de mon pâtre : Je connais toutes les plantes de la terre... Celle-ci... etc.
- Certaines choses particulières, si tu en connais, sur la vie et les voyages des pâtres... et des troupeaux. (En dehors de ce qui se trouve dans Mireille, que j'ai sous la main)
- Un nom de jeune fille, de blonde, pour remplacer le nom d'Auberte. - L'ainée [sic] s'appellera donc Fabresse et l'autre ?... Je voudrais un nom tendre, gracieux, d'une jolie musique à l'oreille, et surtout qui n'eut [sic] pas servi
- Un nom de vieille aussi, puisque Chilèio te déplaît. Il y a dans l'Armana Sto Oulàio, comment trouves-tu Oulàio ? Mieux vaudrait peut-être un sobriquet original, mais je n'en sais point. Je te rappellerai que cette vieille est une malheureuse chercheuse de vipères, pas mauvaise au fond, mais qui passe aux yeux de « nostre gèns di mas » pour être un peu sorcière et malfaisante.
Après avoir écrit les vers provençaux, Aubanel entame la traduction en français, étape redoutée. Il exprime souvent ses inquiétudes en la matière, auprès de Mistral11 : « Il y a bien des mots qui m'embarrasse [sic], souvent des mots tout simples » comme de Legré12 : « [...] je t’avoue que la traduction m’embarrasse et m’effraio [sic] ». Il envoie ensuite son texte à Mistral et revient à plusieurs reprises sur le sujet, même après ses propositions : « Faut-il traduire Meinagiè par tenancier ou métayer ? Mian, tanto, - Mian, servante. » Les scrupules sont les mêmes pour le Raubatòri13 : « La traduction est difficile, je ne suis pas content de la mienne. […] - Fais à ta guise, comme pour toi. Tu ne saurais quel respect et quelle peur j'ai du public ! »
Il sollicite également son ami l'avocat Ludovic Legré, lui demandant de : « […] bien vouloir relire et corriger avec soin », en toute liberté :
Lorsqu’il y a plusieurs versions, choisis toi-même celle que tu préfères et efface l’autre. Sois assez bon aussi pour veiller à la grammaire et à la ponctuation. L’art de bien dire en français est un art exquis et rare. Je compte, à cet endroit, infiniment sur toi, mon ami, qui sais si bien parler avec éloquence et poésie. Si dans le texte aussi il te vient des variantes meilleures, corrige, je te prie.
Le regard que porte Aubanel sur son œuvre
Ces correspondances nous éclairent sur l'écriture des drames et disent également beaucoup de l'époque et du regard qu'Aubanel porte sur son œuvre. Il ne conçoit aucunement l'écriture de ses drames comme une simple distraction de ses tâches d'imprimeur. Il se montre perfectionniste, porté par une ambition exposée très tôt à Mistral14 : « Mon unique désir est d'arriver à une œuvre vraiment sérieuse et littéraire ». Il l'affirme à nouveau en 186715 : « Le travail ne me fait pas peur […] : l'essentiel c'est que je fasse une œuvre viable et bonne. » Celle-ci doit être poétique, ce qui le conduit par exemple à solliciter Mistral16 pour modifier le prénom de personnages :
Je te prierai, mon cher Mistral, de changer le nom des trois enfants de Malandran ; je ne trouve pas poétique Nenet, Nouvelet, Grabieloun. N'es-tu pas de mon avis ? Il te sera facile je pense de remplacer ces noms par d'autres plus originaux, plus euphoniques, plus poétiques surtout.
Il affirme d'autre part que ses drames doivent être provençaux. Cette conviction l'amène à renoncer au sujet qu'il avait envisagé, un « sujet moyen-âge » si on en croit Mallarmé17. Aubanel s'en explique à Mistral18:
J'ai abandonné le sujet que je t'avais dis [sic], dans la crainte, je crois, très-juste, de ne faire, en somme, qu'une œuvre comme Dumas fils ou Emile [Augier], mais en provençal. - J'ai cherché de nouveau, mais cette fois un sujet provençal, tout provençal, par les mœurs, les [bonshommes]19 et le paysage [...].
Il réaffirme cette même volonté quelques années plus tard pour son troisième drame20 : « je te consulterai pour les noms que je n'ai pas tous [...] et que je voudrais très originaux et provençaux. »
Aubanel revendique également la singularité de ses drames. Selon ses propres termes, il crée des situations « neuves, originales, hardies ». Dès l'annonce de la mise en chantier du Pan dóu pecat, il écrit à Legré : « je ne veux épargner ni mon tems [sic] ni ma peine, trop heureux si je mène à bien cette œuvre qui me sourit infiniment ». Et sitôt le deuxième acte achevé il confie : « je crois que tu en seras content, c’est chaud ! ». Ses drames sont subversifs, il ne s'en cache pas, comme le montre la façon dont il présente sa deuxième œuvre à Mistral21 : « […] je crois que j'ai trouvé […] un sujet moderne, très vraisemblable et en même temps étrange, poétique, violent et tendre. Enfin quelque chose qui me sourit beaucoup. » Il lui annonce quelques mois plus tard22 : « J'ai déjà trouvé des choses terribles ». Après l'écriture du quatrième acte, il est dans le même état d'esprit lorsqu'il écrit à Legré23: « Je crois que j'ai trouvé des accents d'une brutalité et d'une sauvagerie inouies [sic]. Je crains, parfois, que ce soit trop fort. - Ah ! Bah ! Tant pis ! Je serais toujours à temps de mettre de l'eau dans ce Chateau-neuf, n'est-ce pas ? » Il revendique auprès de Mistral le côté « farouche et brutal » du Pastre.
Dans le même temps, il se montre aussi convaincu de la qualité de ses drames. En 1866, alors qu'il achève le quatrième acte du Pastre, il confie à Legré24 : « plus je vais et plus je crois en mon œuvre ; je te le dis sincèrement, sans modestie puérile et comme je l'éprouve. » Une fois le drame terminé, il lui écrit 25: «[...] il me paraît bon, tu en jugeras. » Achevant sa troisième pièce, il exprime encore sa satisfaction26 : « Je suis bien content d'avoir achevé cette œuvre importante, en laquelle je crois. »
La lecture de la correspondance d'Aubanel montre d'autre part qu'il n'envisage pas de conserver pour lui ses textes. Contrairement à Musset, il écrit du théâtre pour que celui-ci soit joué. Débutant l'écriture du Raubatòri, il expose sa démarche à Legré27 : « Je cherche surtout à bâtir une œuvre très scénique ; je fais tout en vue de la scène. » Cette motivation est d'autant plus remarquable qu'à ce moment-là il n'est pas encore parvenu à faire représenter son premier drame, en dépit de ses efforts. De nombreux courriers, à plusieurs années d'intervalle, permettent de prendre connaissance de ses différentes tentatives. Il a été jusqu'à transformer Lou Pan dóu pecat en opéra, travaillant en 1871-1872 avec Ferdinand Poise à l'adaptation de son drame à la scène lyrique. Il est notable qu'il n'envisage jamais une mise en scène provençale : la pièce doit être jouée à Paris et bien sûr en français. Aubanel souhaite vraisemblablement suivre l'exemple de Mistral. Il fait d'ailleurs en sorte d'achever l'écriture du drame juste avant la création de Mirèio à Paris et prévoit de confier son texte à Mistral, installé alors dans la capitale, avant d'aller lui-même rencontrer des personnalités du monde du théâtre.
Pour mettre toutes les chances de son côté, il recherche le patronage des Parisiens et sollicite ses proches. On apprend dans un courrier de Mallarmé que ce dernier devait aller soumettre son « admirable drame » à Philibert Rouvière28 mais qu'il a finalement renoncé à cette démarche, l'acteur étant « à la mort depuis des mois »29. Mallarmé conclut : « C'eût donc été une cruauté inutile que d'aller l'enthousiasmer […] ». Aubanel avait au préalable sollicité la collaboration d'Alphonse Daudet, « enthousiasmé » par l'œuvre, comme il l'exposait à Legré : « Il se bornera tout simplement à le traduire en pur français, et il croit à une réussite éclatante. Mon drame se jouera l'hiver prochain dans un des grands théâtres de Paris, avec une mise en scène superbe »30. Dans le même temps, Ernest Legouvé, critique et auteur dramatique, était également contacté. Selon les mots d'Aubanel, celui-ci estima Lou Pan dóu pecat « impossible à la scène mais [...] comme œuvre littéraire, admirable et tout à fait Skaespearien [sic] »31. Dans un billet32 que Mistral transmet à Aubanel, Legouvé justifiait son refus :
[…] c'est très-vivant et très puissant, mais l'obstacle est, je crois, dans l'énergie même de la chose. Cet amour tout sensuel de cette jeune femme, ces avances faites à un jeune homme, tout cela est vrai, et très méridional, mais sur la scène ce ne serait pas supporté. Le dernier acte est admirable, mais quel acteur il faudrait pour le jouer ! Je ne pense pas [...] qu'il n'y a pas assez dans la pièce ; je crois qu'il y a trop, et que ce trop faisant le caractère même de l'ouvrage, ne peut être changé33.
Legouvé perçoit bien la singularité du théâtre d'Aubanel, que celui-ci revendique souvent dans ses correspondances.
En quête de reconnaissance
Comme nous l'avons déjà vu, Aubanel veut que la reconnaissance vienne de Paris, que son drame y soit joué et obtienne les honneurs de la presse nationale. Aussi le 15 décembre 1863 transmet-il avec exaltation à Mistral une note que Jules Gaudemard a fait paraître dans le Figaro-programme :
Tandis que le Théâtre-Lyrique répète activement l'œuvre du poète provençal Frédéric Mistral, un autre felibre, Théodore Aubanel, l'auteur de la Grenade Entr'ouverte, vient de terminer un drâme [sic] étrange qui pourra, sans doute, avoir son heure de succès parisien. Lou pan dou pecat (Le pain du péché) tel est le titre saisissant de ce drame dans lequel se rencontrent toutes les qualités des grandes œuvres. Mireille va révéler la Provence à Paris. Le pain du péché devra, sous une autre forme, continuer cette révélation.
Le rapprochement opéré par Gaudemard entre Mireille et Lou Pan dóu pecat illustre la pensée et la stratégie d'Aubanel qui se voit comme le dramaturge du Félibrige. Mistral ne brille pas dans ce genre littéraire. Quant à Roumanille, il le sait incapable de s'illustrer dans ce domaine. Il considère donc que ce sera lui, Aubanel, qui assurera, par ses œuvres théâtrales, la gloire de la poésie provençale sur scène. Ludovic Legré le conforte dans cette opinion. Alors qu'Aubanel lui annonce son premier drame, il le félicite en ces termes : « Tu es un des plus vigoureux esprits du Félibrige et rien ne me réjouit tant que de te voir en train d’ajouter un nouveau chef-d'œuvre à ceux que possède déjà la poésie provençale »34. Il réitère cette affirmation en juillet 186635 :
C’est vigoureux et superbe ; c’est terrible ; c’est vraiment fort. Et puis tu possèdes cette qualité admirable qu’a Mistral de peindre chastement, mais sans en atténuer l’effet, une scène scabreuse. Et ce qui te distingue particulièrement, c’est de faire un usage magistral de ce réalisme que notre poésie provençale admet et poétise si bien. Travaille sans relâche, mon ami, marche résolument, et tu auras produit une œuvre étrange, originale et puissante.
Le jugement d'Alphonse Daudet, exprimé dans un article publié36 après le triomphe de Montpellier, est tout aussi flatteur :
Moins épique et moins haut que Mistral ; […] moins peuple et moins naïf que Roumanille, l’auteur de la Grenade entr’ouverte possède la passion qui leur manque à tous deux ; et le théâtre vivant surtout de passion, il n’a eu qu’à dialoguer un de ses poèmes pour se trouver d’emblée auteur dramatique.
Le comte de Villeneuve-Esclapon, à l'issue de cette première représentation37, propose également une analyse élogieuse de la pièce et de son auteur.
Or, si le passage à la scène du Pan dóu Pecat est un moment déterminant de la littérature provençale, cette œuvre semble également avoir joué un rôle déterminant dans les relations entre félibres, et tout particulièrement entre Aubanel et Roumanille. Les deux hommes n'ont pas manqué de motifs de conflit au cours des années précédentes. Dès 1875, Aubanel fait part à Mistral de sa situation intenable dans le Félibrige38 :
Il est donc décidé que je serai toujours traité comme un galeux, et que l'on continuera à m'exclure de parti pris, à me laisser étranger à tout ce qui se fait ou se projette dans les lettres provençales, à me bannir en un mot du Félibrige. Je crois cependant que je mérite mieux que ça.
Dans plusieurs courriers il déplore le manque de reconnaissance dont il souffre, comme par exemple le 13 novembre 1875 : « Les poëtes [sic] sont rares, les vrais poëtes : toi qui t'y connais, regarde autour de toi en Provence, en vois-tu beaucoup, beaucoup qui me vaillent ! - Eh bien, les vrais poëtes on les honore, et on ne les blesse pas perpétuellement au cœur. » Et quelques semaines plus tard39 « Et voilà pourquoi, je le dis franchement, j'ai été froissé quelquefois lorsqu'il m'a semblé que, comme poëte, on ne me donnait pas le rang qui m'était dû. » Rounamille est désigné comme responsable de la situation. Mistral tente de rapprocher les deux hommes, reprochant à Aubanel une « guerre ridicule », proposant même un « conseil d'honneur » pour restaurer leurs relations, mais Aubanel rejette ces tentatives de réconciliation40, concluant : « qu'il m'oublie comme moi je l'ai oublié ».
Dans ces mêmes courriers, il expose en effet avec insistance les manœuvres de Roumanille. Ainsi, après le succès de la représentation du Pan dóu pecat lors des fêtes latines de Montpellier, L'Union de Vaucluse publie un article de L'Union nationale de Montpellier dont Aubanel assure à Mistral que, « de la façon la plus absolue, la plus indéniable »41, ce texte a été diffusé « sur les instances de Roumanille », « sur l'instante prière de Roumanille »42. La querelle entre les deux félibres se diffuse hors du Felibrige, les journaux s'en faisant l'écho, parfois avec délectation. Aubanel envoie alors à Mistral cet entrefilet du Petit méridional, pour qu'il prenne la mesure de la situation :
C'était prévu ; l'Union nationale dit carrément son fait au félibre Aubanel, auteur du Pan dóu pecat. Le poète avignonnais, imprimeur du Pape et de l'archevêque, est tout simplement comparé à Zola, cet affreux démocrate ; son œuvre est immorale et rappelle les plus mauvais jours de notre littérature !
Décidément, il y a de la brouille entre félibres. C'est peut-être le plus joli résultat des Fêtes latines !43
Il n'y a là rien de bien original dans le rapprochement opéré avec Zola, repoussoir des milieux conservateurs avignonnais. Quant à l'« immoralité » de l'œuvre d'Aubanel », c'est le reproche qui lui est constamment fait par Roumanille et les siens44. La cabale est telle qu'Aubanel, confronté à ce qu'il définit comme les manœuvres d'une « canaille », d'« un petit groupe de naïfs ou d'exagérés qui suivent le mouvement », avoue à Legré : « devant tant de méchanceté, j'ai peur »45. Ces agissements auront des conséquences indéniables : Théodore Aubanel n'écrit plus de drame après 1872. Lou Pan dóu pecat n'est publié qu'en 1882, à Montpellier, en 200 exemplaires seulement, « rèn que pèr lis ami », le nom du destinataire étant imprimé sur le livre. L'auteur renonce à une diffusion plus large de son drame édité sans traduction française. Legré lui écrit à cette occasion :
Je suis […] très partisan de la publicité restreinte. Rien, à mon avis, n’est plus véritablement aristocratique, que d’imprimer une œuvre littéraire à un petit nombre d’exemplaires, pour les amis seulement, et de dédaigner le gros public et le profit qu’il pourrait donner en achetant le livre. J’espère, mon cher Théodore, que tu n’en resteras pas là et que tu nous donneras l’an prochain un autre de tes drames.
Ce souhait est resté lettre morte, les autres drames n'ayant pas été édités du vivant de leur auteur. Lou raubatòri paraît en 1928. Quant au Pastre, il a longtemps été considéré comme perdu. Ludovic Legré, qu'Aubanel avait désigné comme son exécuteur testamentaire, l'a recherché pendant des années. Il ne réapparaît finalement qu'en 1944, publié dans une version tronquée. Aubanel n'a pu voir sur scène que Lou Pan dóu pecat, en 1878, à Montpellier puis à Alais. Il raconte avec enthousiasme dans ses lettres à Legré ces représentations, pour lesquelles il n'est d'ailleurs pas intervenu. Il les doit selon ses propres termes à des « acteurs, des amis, des fanatiques, qui croyaient à [son] œuvre ».46 Lui qui voulait tellement être reconnu par les Parisiens obtient finalement une consécration provençale47. Ce n'est qu'après sa mort, en 1888, qu'une troupe parisienne vient jouer en Avignon Le pain du péché.
Conclusion
Théodore Aubanel exprime régulièrement dans ses correspondances un fort attachement au théâtre, qui devait lui donner l'opportunité de s'illustrer comme l'auteur dramatique du Félibrige. Or, lui qui voulait tellement que ses drames soient joués s'est heurté à de nombreuses oppositions et sa distance avec le félibrige, plus particulièrement avec Roumanille, s'est encore accrue. Comment s'en étonner quand on considère les choix d'écriture d'Aubanel, abondamment exposés dans ses lettres ? William Calin, dans son essai consacré au Pastre et intitulé Sex, Violence and Rural Provence constate que les textes d'Aubanel présentent « un monde de sexe et violence, dominé par le sexe et la violence »48. Et il conclut son étude en qualifiant cette œuvre dramatique en ces termes : « c'est une œuvre magnifiquement puissante et transgressive, ancrée dans un symbolisme archétypal et dans la démystification du félibrige et des mentalités provinciales / romantiques.49 »