L'une des plus célèbres pastorales provençales n'a pas le titre d'une pastorale. L'Oulo d'Arpian [La Marmite d’Arpian] ? Qu'est-elle face au Grand miracle de Marius Jouveau, au Brès de l'Enfant-Jèsu du père de Fourvière, à la Neissènço dóu Crist de Joseph-François Audibert, au Sidòni d'Élie Vidal ? Et pourtant c'est bien en tant que pastorale que cette pièce a fait parler d'elle, autant que de son auteur Marius Chabrand. Marius, Jean, Joseph Chabrand était né à Eyragues en 1852 et décédé à Châteaurenard en 1909. Il fut le médecin de Châteaurenard. La célèbre « cascareleto » Lou medecin de Castèu-Reinard fait-elle allusion à Chabrand ? Peut-être. Ce morceau de prose incontournable de l'ouvrage pédagogique Lou prouvençau à l'escolo a paru pour la première fois dans l'Armana prouvençau de 1897. Joseph Roumanille et Anselme Mathieu étant décédés à cette date, il se peut que le « Cascarelet » soit Frédéric Mistral lui-même – à moins qu'il ne s'agisse d'un autre écrivain.1
Marius Chabrand était plutôt « blanc » sur le plan politique. On apprend dans La Mount-Joio de Sant-Roumié (2003, p. 136) qu'il partage avec Joseph Coste son goût pour la langue provençale, mais qu'il lui est opposé idéologiquement car Coste, lui, est un radical-socialiste. Chabrand est devenu majoral du Félibrige à la place de Félix Gras le 21 avril 1901, comme le mentionne l'Armana prouvençau de 1902. Il fut également vice-président du Flourege d'Avignoun. Notre écrivain a rédigé de nombreuses œuvres, majoritairement du théâtre ; il avait créé sa propre troupe à Châteaurenard. Il en dessinait les décors et en composait la musique, notamment celle de L'Oulo d'Arpian. Il a aussi participé aux principales revues provençales de son époque (Armana prouvençau, Vivo Prouvènço, Armana dóu Ventour...). Saul (pièce biblique, non publiée) est sa première composition. Suivent Viveto (pièce « policière »), Rèsto dins toun vilage (comédie), Lou creserèu (comédie), Jòrgi l'Enfle (comédie), L'Oulo d'Arpian (pastorale), Cant dóu ciéucle de Prouvènço et Pouèmo de Sant Bounet (non publié). Nous ne retiendrons, pour l'heure, que son œuvre la plus connue : L'Oulo d'Arpian. La première de la pièce eut lieu le 26 décembre 1898 à Châteaurenard et connut un vif engouement auprès du public. On lit dans les Mémoires de l'Académie de Vaucluse : « Depuis que, des villages aux villes, les applaudissements ont escorté sa grande pastorale L'Oulo d'Arpian, il a donné chaque année une ou deux comédies d'une jolie verve comique et d'une bonne tenue littéraire. » (2ème série, tome VII, p. 196).
Céline Marteau-Imbert, dans son article « Sèt pastouralo espepidounado », met à part L'Oulo d'Arpian parmi les autres pastorales, en vertu de son intertexte par rapport à Molière : « Fin-finalo, L'Oulo d'Arpian dóu Castèu-reinarden Chabrand se desseparo d'en-plen dis àutri, dóumaci soun istòri retipant uno famouso pèço de Molière : L'Avare. » (2003, p. 98). Mais Elzéard Rougier, dans la Revue de Provence, en 1899, pense au contraire qu'elle peut être largement qualifiée de véritable pastorale, sans être mise à l'écart sur le plan générique : « Il ne faudrait pas prendre, toutefois, cette pastorale, pour une comédie trop indépendante et trop fantaisiste. C'est une vraie pastorale avec son ange annonciateur, ses bergers chargés de présents, ses hosanna et ses gloria » (p. 185). Qu'est-ce qui fait donc la particularité de L'Oulo d'Arpian ? Peut-être le mélange, la mescladisso – car aussi bien est-ce ce qui saute immédiatement aux yeux du lecteur et/ou du spectateur.
Mescladisso ? Mais quelle mescladisso ?
Les matières premières
Comme dans toute pastorale qui se respecte, l'intertexte est avant tout évangélique, et puisé principalement dans l'Évangile de Luc, de loin le plus riche pour ce qui concerne la Nativité. Ainsi retrouve-t-on la ville (Bethléem), l'événement précurseur (l'Annonciation des anges aux bergers), le lieu (l'étable misérable), l'évocation du roi (Hérode)... Mais parfois l'intertexte biblique, de général qu'il était, se fait plus précis. Étudions, par exemple, ces paroles du personnage Bartoumiéu :
Se i’a ges de pastre
Pèr m’assousta, lèu
Arribo un desastre,
Laisse eici ma pèu,
A moun secous, pastrihoun, pastre ! (II, 62)
[S’il n’y a aucun berger
Pour me protéger, vite
Il arrive un désastre,
Je laisse ici ma peau,
Au secours, petits bergers, bergers !]
Ne retrouve-t-on pas là le topos du bon pasteur et celui, connexe, du peuple sans berger ? S'ensuivent des allusions plus ou moins fines, plus ou moins voilées, au texte sacré. Le « Satanas, leissas-me ! » [Satanas, laissez-moi !] de l'acte II, scène 6, rappelle clairement le Vade retro, satanas ! du Christ terminant son séjour dans le désert. « I'ai ajuda à rauba l'oulo qu'èro enterrado au pèd de la figuiero » [Je l'ai aidé à voler la marmite qui était enterrée au pied du figuier] (II, 9) évoque plus subtilement l'Évangile de Jean et le personnage de Nathanaël au pied de son figuier (Jean, I, 48). Et l'aveu : « Aquelo oulo l’aviéu sus lou pitre » [Cette marmite, je l'avais sur la conscience] (II, 11) n'est-il pas assimilable à celui de Judas et de sa culpabilité autour des 30 pièces d'argent qu'il a gagnées pour avoir « vendu » le Christ ?
Il arrive même que Chabrand joue à un cache-cache intertextuel et évangélique, à la mode d'un Umberto Eco avant l'heure : « À Nazarèt, vous aurien segur pourta en triounfle, tant li voulur ié soun counsidera ». (III, 1er tableau, 4) [À Nazareth, on vous aurait assurément fait un triomphe, tant les voleurs y ont bonne réputation.] Nathanaël, dans l'Évangile de Jean, lui, s'était exclamé : « Peut-il venir quelque chose de bon de Nazareth ? » (Jean, I, 46). Jésus à Gethsémani, demandant que sa coupe passe loin de lui, mais se rangeant finalement à la volonté du Père, a un bel écho dans la bouche de la Vierge Marie de Chabrand :
Diéu, perdounas-me aquest moumen de feblesso bèn naturau au cor d’uno Maire. Que vosto santo voulounta, o Paire, fugue facho aro e toustèms ! (IV, 2)
[Dieu, pardonnez-moi ce moment de faiblesse bien naturel dans le cœur d'une Mère. Que votre sainte volonté, ô Père, soit faite maintenant et pour toute éternité !]
« Sabiéu pas, malurous, ço que fasiéu » [Malheureux que je suis, je ne savais pas ce que je faisais] (IV, 9) s'écrie Arpian ; « Pardonne-leur, Père. Ils ne savent pas ce qu'ils font » s'écrie le Christ dans l'Évangile de Luc (XXIII, 34). Arrêtons là la liste, elle ne saurait être exhaustive, et il suffit d'admettre que Chabrand a donc bien puisé dans la matière évangélique avec précision et en respectant les références quasi obligées au texte sacré, tel que le réclame le genre de la pastorale.
Mais il y a le Texte, et il y a la Tradition – surtout quand il s'agit de tradition provençale. Par moments L'Oulo d'Arpian nous transporte en pleine crèche, en plein belèn. Ainsi les personnages se positionnent-ils comme des santons, en belle ribambelle : « Vai bèn. Vos que parten, Simounet ? Passo proumié : nous ensignaras lou camin ». [Ça va. Veux-tu que nous partions, mon petit Simon ? Passe en premier : tu nous montreras le chemin.] (I, 13). Ou bien plus loin : « Oh ! que de pastre que vènon ! soun uno bravo ribambello » [Oh ! Que de bergers qui arrivent ! Ils forment une sacrée ribambelle] (IV, 6).
Bartoumiéu est taxé de grand niais par Chouio (III, 1er tableau, 6) : il sera ainsi « lou ravi » de la crèche, naïf mais non dénué d'un certain sens de la justice divine, comme tout fou-sage, tout morosophe qui se respecte. Le voici invoquant la théodicée : « Mai, li marrias, li bregand, li escapoucho coume tu, lou Messìo li punis » [Mais, les méchants, les brigands, les scélérats comme toi, le Messie les punit] (III, second tableau, 8).
Nous sommes enfin au 25 décembre, au moment où le santon de Jésus prend sa place dans la corbeille et la corbeille dans la crèche : « La canestello qu’as adu em’ un pau de paio au founs, un linçòu plega e toun vanoun en subre, vai faire un brès trop poulit » [La corbeille que tu as apportée, avec un peu de paille au fond, un drap plié et ta petite couverture par-dessus, va faire un berceau trop joli.] (IV, 5). L'iconographie que propose la pièce relève, elle aussi, d'une vieille tradition, héritée du Moyen-Âge. Bartoumiéu rappelle la représentation des enfers et des démons :
Bràvis ami, que d’escaufèstre,
Dempièi qu’avèn emé Nanan
Rauba l’oulasso dóu vièi mèstre,
Cacaluchado de catan !
Dóu negre infèr, tóuti li diable,
Pèr me persegre soun sourti ;
De si fourcat dedins moun rable
Li pouncho me fasien senti.
Ma tèsto es encaro ramplido
Di crid, di bram, dis ourlamen. (II, 6)
[Chers amis, que d'émotions,
Depuis que nous avons avec Nanan
Volé la grosse marmite du vieux maître,
Pleine3 d'argent !
Depuis l'enfer tout noir, tous les diables
Sont sortis pour se mettre à ma poursuite ;
De leurs fourches dans mes reins
Les pointes se faisaient sentir.
Ma tête est encore remplie
Des cris, des glapissements, des hurlements.]
La marmite volée libère les démons qui s'y trouvaient ; nous sommes bien là dans l'iconographie médiévale de la marmite des damnés. On se souvient, par exemple, de l'Hortus deliciarum de Herrade de Landsberg du XIIIe siècle, ou encore de l'Histoire comique de Francion de Charles Sorel, en 1623, où « la marmite d'enfer » est évoquée également par le personnage naïf de Valentin. Bartoumiéu confirme un peu plus loin l'imagerie médiévale :
Just coume sourtian de l’estable
Ounte avian enterra l’argènt,
A pareigu cinq o sièis diable,
Au mié de fiò esbléugissènt.
Avien sus l’esquino,
Coume li galino,
De plumo longo de dès pan. (II, 9)
[À peine sortions-nous de l'étable
Où nous avions enterré l'argent,
Que sont apparus cinq ou six diables,
Au milieu de feux éblouissants.
Ils avaient sur le dos,
Comme les poules,
Des plumes longues de dix pans.]
Mais on se tromperait si l'on ne voyait dans les matières premières utilisées par Chabrand qu'un univers sacré, qu'il soit biblique ou plus largement culturel. L'une des subtilités de notre dramaturge est d'y mêler un intertexte occidental relevant aussi de la littérature profane. Repérons donc, çà et là, des figures dramatiques connues, ressortissant à la typologie baroque et classique. Matiéu est un autre Matamore, issu de la comédie espagnole (notons la proximité des deux noms), ce même Matamore qu'avait réutilisé Pierre Corneille dans son Illusion comique, non loin du capitan de la comédie italienne ou du miles gloriosus de la comédie latine. Matiéu fanfaronne en vertu de son statut de maire de Bethléem et tremble lorsqu'il s'agit de se battre contre des bergers. Mais il relève également de la figure moliéresque du parvenu, à la manière d'un Georges Dandin ou d'un Monsieur Jourdain :
Siéu pas niais, nimai ignourènt !
Bèn que nascu d’un faturaire,
Siéu lou Maire de Betelèn ! (I, 1)
[Je ne suis pas idiot, ni ignorant !
Même si je suis le fils d'un laboureur,
Je suis le maire de Bethléem !]
Passons à Gau-Galin. Il est, lui, l'ivrogne des planches du théâtre – et pourquoi pas shakespearien, si l'on se souvient du portier de Macbeth. Arpian est l'avare ; c'est l'Euclion de Plaute (dans l'Aulularia), le Shylock de Shakespeare (du Marchand de Venise), l'Harpagon de Molière. Comme Euclion et Harpagon, Arpian parle tout seul, se désole de la même manière quand il a perdu son argent, répète des bouts de phrase à l'envi. Le célèbre « sans dot » dans la pièce de Molière (I, 5), a probablement inspiré le « dès franc » de la pièce de Chabrand (I, 3) que le héros anone bêtement.
Bartoumiéu – revenons à lui – est l'homme naïf, honnête voire enfantin, qui dit la vérité de façon spontanée. Il est quelque part la Louison du malade imaginaire (II, 8)4. Les fantoches peureux du théâtre classique seraient, dans notre texte provençal, Chouio et Matiéu - représentant paradoxalement l'ordre social et l'autorité administrative. Écoutons-les deviser avant d'entrer dans la crèche, craignant de se faire lyncher par les bergers :
Chouio :
Pour un Mèro, si gros, si grand,
Ce pourtronige est revoltant.
Lou Maire (suplicant) :
Intro, tu que siés lou gardo.
Chouio :
C’est pas moi que ça regardo. (IV, 9)
[Chouio :
Pour un Maire, si important, si grand,
Cette poltronnerie est révoltante.
Le maire (suppliant) :
Entre, toi qui es le garde.
Chouio :
Ce n'est pas moi que ça regarde.]
Il n'y manquait que l'incontournable passage du théâtre dans le théâtre : le personnage de Matiéu se travestit en ramoneur5, les membres du Conseil municipal dansent cérémonieusement – et quelque part « artificiellement » – autour de la table de la mairie, avant de procéder à leur réunion : éternel topos du theatrum mundi. Notre lecteur pourrait nous taxer de subjectivité outrée et nous suspecter de prêter à Chabrand des intentions intertextuelles qu'il n'a peut-être pas eues. Passons alors aux références bien plus explicites et plus ouvertement revendiquées. Nommer sa pièce L'oulo est un clin d'œil franc et complice. La filiation avec Plaute est une évidence, au moins au XIXe siècle. D'ailleurs L'Aulularia de l'auteur latin avait déjà inspiré d'autres dramaturges, notamment Pierre de Larivey pour ses célèbres Esprits, sans parler une fois encore de Molière et de son Avare. Le titre est allusif et se voit repris de nombreuses fois (I, 3) (I, 6) (I, 14). Aula signifiant « marmite » en latin, et Plaute ayant ajouté un suffixe diminutif, Chabrand y met sa touche d'originalité en revenant au substantif Aula, « Oulo ». Une Ouleto, en titre, aurait certainement désigné sa pièce comme une reprise pure et simple du texte de Plaute. La gageure de Chabrand revient donc à faire référence, à revendiquer sa filiation littéraire, tout en créant du neuf et du provençal, un peu à la manière de l'imitation féconde revendiquée par Pierre Corneille. Ainsi certains passages deviennent-ils des incontournables. La scène de désespoir de l'avare se trouve chez Plaute (IV, 11), chez Pierre de Larivey (monologue de Séverin, dans Les Esprits, III, 6) et chez Molière (monologue d'Harpagon, IV, 7). Ici elle se trouve à l'acte III, 1er tableau, 2 :
Moun oulo ! Ma bello oulo ! Oh ! siéu perdu ! siéu mort ! M’an tua ! Uno oulo cacaluchado de bèus escut, de rousseto, me l’an presso, me l’an raubado ! Vaudrié pas miéus que m’aguèsson tranca lou galet ? Moun bèl argènt ! Moun bèu mignot ! Auriéu mai ama mouri que de te perdre ! Li gusas, li gusardas que t`an rauba, voudriéu qu’un coulobre... Mai, quau soun ? Mounte soun ? I’a tres ouro que rode de pertout pèr li trouva, e, res, toujour res ! L’abouminable raubadou ! Se lou teniéu dins mis arpo, l’estripariéu, lou chauchariéu, l’escrapouchinariéu ! Moun bèl argènt, moun ami, moun sang, ma vido ! Dequé vos que fague sènso tu, moun bèu ? I’a res eici que vogue me faire reviéure en me rendènt mi bèu louvidor ? He ? Dequé disès ? Quau parlo ? Res... Oh ! finirai pèr peta la tèsto ! Me voula moun argènt ! À iéu ! Un argènt qu’aviéu proumés ! Me n’en fasien lou quaranto ! Que malur !
[Ma marmite ! Ma belle marmite ! Oh ! Je suis perdu ! Je suis mort ! On m'a tué ! Une marmite remplie de beaux écus, de pièces d'or, on me l'a prise, on me l'a volée ! N'aurait-il pas mieux valu que l'on me tranchât la gorge ? Mon bel argent ! Mon beau mignon ! J'aurais préféré mourir que de te perdre ! Les gueux, les truands qui t'ont volée, je voudrais qu'un serpent... Mais, qui sont-ils ? Où sont-ils ? Voilà trois heures que je rôde partout pour les trouver, et, personne, jamais personne ! L'abominable voleur ! Si je le tenais dans mes griffes, je l'étriperais, je le piétinerais, je l'écraserais ! Mon bel argent, mon ami, mon sang, ma vie ! Que puis-je faire sans toi, mon beau ? Y a-t-il quelqu'un ici qui veuille bien me ressusciter en me rendant mes beaux louis d'or ? Eh ? Que dites-vous ? Qui parle ? Personne... Oh ! Je finirai par perdre la raison ! Me voler mon argent ! À moi ! Un argent que j'avais promis ! À un taux de quarante ! Quel malheur !]
Arpian est l'héritier ici – à la fois phonétique dans son nom et dramaturgique dans son émotion – de l'Harpagon de Molière. Mais, une fois encore, ne réduisons pas l'éventail et la disparité des matières premières utilisées par Chabrand. L'intertexte employé n'est pas seulement français ou latin, il est aussi un intertexte provençal. Que l'auteur de L'Oulo d'Arpian veuille rattacher son œuvre au genre général de la pastorale d'oc, nous ne devons point en douter. La forme en est prosimètre et permet le chant (Chabrand est musicien et a composé lui-même la musique de sa pièce), comme dans bien des pastorales, à commencer par la célébrissime Maurel. De même, aucun acte, dans la pièce de Chabrand, n'est consacré entièrement au pastrage6 ; dans la pastorale Maurel, les anecdotes personnelles et les difficultés relationnelles étaient elles aussi très nombreuses et retardaient, pour ainsi dire, l'intrigue principale. On attendra, dans bien des pastorales provençales, l'acte final pour se recentrer donc sur le pastrage : rien de nouveau sous le soleil.
Parfois l'intertexte provençal se fait plus précis encore. Prenons, par exemple, ce chant à la gloire de l'alcool, digne du balet des cridaire d'aigo-ardènt de Claude Brueys, deux siècles et demi auparavant. Gau-Galin, en 1898, chantera :
Lou vin ! lou vin ! vivo lou vin !
Es la meiouro di tisano.
Lou malaut, éu, lou met en trin ;
I’a que lou vin ! vivo lou vin !
Quau mespreso aquéu jus divin,
Merito de pourta caussano...
Lou vin ! lou vin ! vivo lou vin !
Es la meiouro di tisano. (I, 1)
[Le vin ! Le vin ! Vive le vin !
C'est la meilleure des tisanes.
Il rétablit la santé au malade ;
Il n'y a que le vin pour ça ! Vive le vin !
Celui qui méprise ce jus divin,
Mérite le licou... Le vin ! Le vin ! Vive le vin !
C'est la meilleure des tisanes.]
Toujours en rapport avec le XVIIe siècle provençal, Chabrand procède à une reprise de Nicolas Saboly :
Hòu ! de l’oustau ! Mèstre ! Mèstresso !
Varlet ! Chambriero ! Çai i’a res ?
Ai deja pica proun de fes,
E res que brande, oh ! Que rudesso ! (I, 10)
[Holà ! La maison ! Maître, maîtresse,
Valet, chambrière, y a-t-il quelqu'un ici ?
J'ai déjà frappé bien des fois,
Et personne ne bouge, oh ! Quelle grossiéreté !]7
À la seule différence d'une petite variante8, c'est le Noël de l'auteur de Monteux que Chabrand cite ouvertement, devant un public qui « tèn la clau » de la référence. Même chose pour des références à la Maurel, dont le succès est avéré. L'acte II, 2 de L'Oulo d'Arpian a vraiment des airs du début de la pastorale de l'ouvrier marseillais. Les bergers ont vu la lueur dans le ciel et réveillent les autres – qui se plaignent. Idem à la scène suivante (II, 3) : l'ange parle aux bergers (Maurel, I, 2). On repère également des thématiques communes avec les Noëls provençaux : « Siés trop brave, Janet. Te farai pas forço langui, vai. Partiren lèu » [Tu es trop gentil, Jeannot. Je ne te ferai pas beaucoup patienter, ça va. Nous partirons vite] (III, 1er tableau, 11). On chante chez Saboly Pèr noun langui long dóu camin. Chabrand reprend les rimes conventionnelles des mêmes Noëls provençaux : « Paire, iéu vole ana,
Vèire l’Enfant qu’es na » [Père, moi je veux aller / Voir l'enfant qui est né] (II, 5). Chez Saboly, il s'était agi d'ana / vers lou pichot qu'es na [d'aller / vers le petit enfant qui est né], dans le chant Lei pastourèu an fach uno assemblado. [Les bergers ont fait une assemblée]. Puisées dans un répertoire littéraire plus récent, l'écrivain de Châteaurenard « emprunte » des rimes à Mistral :
Pertout li diable
‘Mé si rediable,
Me cambarlejon à l’entour (II, 9)
[Partout les diables
Avec leurs tire-braises,
Cabriolent autour de moi].
On lit dans le Prologue de Nerto :
E forço mounde, que lou Diable
Tiro deja ‘mé soun rediable,
Riran o devendran mourru,
Se ié parlas dóu Banaru.
Et tels et telles, que le Diable
Tire déjà de son croc,
Riront ou deviendront maussades,
Si vous leur parlez du Cornu. (traduction de Frédéric Mistral)
On ne saurait donc assez dire que Chabrand s'est abreuvé à bien des sources et a tout mélangé avec art.
Le mélange
C'est bien à partir de la géographie locale que Chabrand va procéder à son mélange mi-biblique, mi-provençal. Châteaurenard-Bethléem ? Bethléem-Châteaurenard ? On ne sait plus très bien. Nanan a attaché Bartoumiéu au pied d'un chêne à Roquecoquille – le quartier de la ville où vivait Chabrand (III, 1er tableau, 6). Plus loin Sauvaire dit que les bergers habitent au « Vau-de-Boun » (IV, 6). On sait par ailleurs, grâce à Elzéard Rougier,9 que Marius Chabrand s'est inspiré de Châteaurenard pour les décors de L'Oulo d'Arpian.
Le mélange permet alors toute une série d'anachronismes dont l'un des premiers effets est, bien sûr, de susciter le rire chez les spectateurs.
Commençons par les anachronismes tout naturellement historiques. L'auberge d'Arpian s'appelle « La cabro d'or » - les Sarrasins n'ayant pas encore envahi la Provence10. Sauvaire est scandalisé par ce « crid de nèsci » [cri d’idiot] : « Ni Diéu, ni Mèstre ! » (II, 1) [Ni Dieu, ni maître !]– bien sûr il s'agit de la devise des anarchistes du XIXe siècle. Poursuivons avec les anachronismes anthropologiques. Matiéu annonce le recensement (en référence à l'Évangile de Luc), mais la foule en profite pour signifier que Noël ne se fera pas cette année à la maison (puisqu'il faut aller se faire recenser), et que l'on peut dire adieu aux traditions culinaires calendales :
Adiéu Calèndo à noste oustau !
Adiéu lou tian de cacalaus,
E la merlusso à la brandado,
E la cardo emé l’anchouiado !
Adiéu lou tant bon vin de gres
Qu’esgaio pacan e bourgès ! (I, 4)
[Adieu Noël à la maison !
Adieu la terrine d'escargots,
Et la brandade de morue,
Et les cardes à l'anchoïade !
Adieu le si bon vin des coteaux
Qui réjouit les paysans et les bourgeois !]
Une personne récemment recensée veut siroter un bon perroquet :
Bèn ! iéu, encò dóu cafetié,
Pèr que se duerbe moun gousié,
Vau lèu chima’n bon perrouquet. (I, 7)
[Eh bien ! Moi, chez le cafetier,
Pour que s'ouvre mon gosier,
Je vais siroter un bon perroquet11.]
L'auteur de la pastorale ne recule pas, non plus, devant les anachronismes religieux. Gau-Galin appelle tout le monde à se faire recenser, les maigres ou les gras « comme des moines » – alors que le monachisme chrétien n'avait pas encore été inventé.
Pèr escriéure li noum,
Di vièi emai di jouine,
Di laid emai di bèu,
Di gras coume de mouine,
Di prim coume un coutèu. (I, 4)
[Pour écrire les noms,
Des vieux et des jeunes,
Des laids et des beaux,
Des gras comme des moines,
Des fins comme un couteau.]
À plusieurs reprises, Marie évoque le « Seigneur », dans une utilisation du terme toute chrétienne avant la lettre (I, 8). Tounin emploie l'expression « faire Sant Jan »12 : « Sèmblo que fan Sant Jan, aperamount dins li nivo »... (II, 2) [Il semble se dérouler de grands changements, là-haut dans les nuages]. Le jeu de mot est évident sur le prénom de « Sauvaire » du grand-père baile-pastre (le Sauveur, le Christ, lui, vient à peine de naître). Matiéu dit qu'il fait « carnaval avant l'heure » – c'est le cas de le dire car tout se mêle ici, au niveau des costumes, des coutumes et des époques ! Relevons cette belle ironie de la part de Chabrand sur son procédé anachronique : « Se moun counsèu me trouvavo ansin coulour de la sartan, dirié que fau carnava avans l’ouro » [Si mon Conseil me trouvait ainsi aux couleurs d'une poêle, il dirait que je fais le carnaval avant la date] (III, second tableau, 1).
Enfin Gau-Galin évoque « Saint Antoine » : « Mai, sacre petard de la guèto ! Quau es lou mèstre eici ? Es Sant Antòni o lou porc ? » [Mais, diantre ! Qui est le maître ici ? Est-ce saint Antoine ou le porc ?] (III, second tableau, 4). Bien entendu Saint Antoine n'est pas encore né. Comme l'on pouvait s'y attendre, les mélanges se font plus précisément bibliques. On repère çà et là, dans la pièce provençale, des allusions plus ou moins voilées au célèbre Sermon sur la Montagne (chapitres 5, 6 et 7 de Matthieu). Arpian reprend à l'envers les mises en garde du Christ au sujet de l'argent divinisé :
Sabès pas ço qu’es l’argent !
Es lou diéu qu’à tout coumando,
Que nous meno pèr lou nas.
A-n-éu tout se recoumando (I, 2)
[Vous ne savez pas ce qu'est l'argent !
C'est le dieu qui commande tout,
Qui nous mène par le bout du nez.
Tout le monde se recommande à lui.]
« Nul ne peut servir deux maîtres », lit-on dans l'Évangile de Matthieu (VI, 24), « car, ou il haïra l'un, et aimera l'autre ; ou il s'attachera à l'un, et méprisera l'autre. Vous ne pouvez servir Dieu et Mamon ». La Vierge anticipe sur le discours de Jésus au sujet des besoins terrestres auxquels Dieu pourvoit :
Lou bon Diéu, Jóusè, es esta toustèms un paire pietadous pèr sa creaturo. Es éu que baio la becado à l’auceloun ; es éu que vestis lou pichot agnelet d’uno raubo de lano pèr dins l’ivèr lou teni caud. Vai, vai, saup miéus que nautre ço que nous fai de besoun, e vendra, quand faudra, à nosto ajudo. (I, 8).
[Le bon Dieu, Joseph, a toujours été un paire plein de pitié envers sa créature. C'est lui qui donne la béquée à l'oisillon ; c'est lui qui revêt le petit agneau d'une robe de laine qui lui tient chaud dans l'hiver. Va, va, il sait mieux que nous ce qui est nous nécessaire, et il viendra à notre aide quand il le faudra.]
Écoutons le même Christ du Sermon sur la Montagne : « Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent, et ils n'amassent rien dans des greniers ; et votre Père céleste les nourrit. » (Matthieu, VI, 26), « Votre Père sait de quoi vous avez besoin, avant que vous le lui demandiez » (Matthieu, VI, 8), « Cherchez premièrement le royaume et la justice de Dieu ; et toutes ces choses vous seront données par-dessus. » (Matthieu, VI, 33)
Le Matiéu de Chabrand (portant, tant qu'à faire, le même prénom que l'évangéliste qui relate le plus longuement le Sermon sur la Montagne) rappelle qu'il vaut mieux s'accorder à l'amiable avant que d'en référer à la Justice :
Eici en vosto presènci i'a 'n voulour. Fasès, Segnour, que vosto gràci toque soun cor e que lou repenti lou jite à vòsti pèd, avans que moun jujamen ague à lou flatri. (IV, 9)
[Ici en votre présence il y a un voleur. Faites, Seigneur, que votre grâce touche son cœur et que le repentir le jette à vos pieds, avant que mon jugement ait à le flétrir.]
Chez le Matthieu de l'Évangile : « Accorde-toi promptement avec ton adversaire, pendant que tu es en chemin avec lui, de peur qu'il ne te livre au juge, que le juge ne te livre à l'officier de justice, et que tu ne sois mis en prison. » (V, 25) La mescladisso est tellement générale, dans L'Oulo d'Arpian, qu'elle joue même sur les prolepses et les prophéties, permettant ainsi une porosité sur les différents « temps » convoqués. Marie annonce qu'elle accouchera à minuit et demande à Simounet de revenir à cette heure précise pour adorer le Seigneur (I, 13). Janet fait un rêve prophétique sur l'Annonciation des anges aux bergers, dont le récit à son grand-père Sauvaire coïncide avec sa réalisation (II, 2) :
(…) Sourtiguè d’aquelo lumiero
Un cant divin.
Mai... moun grand... tè... Ve-la ! ve-la !
Sauvaire :
Dequé ? Ve-la !
Janet :
L’estello... l’estello de moun sounge.
[Il sortit de cette lumière
Un chant divin.
Mais... grand-père, tiens, la voilà ! La voilà !
Sauveur :
Comment ça « La voilà ! »
Jeannot :
L'étoile... l'étoile de mon songe.]
La Vierge annonce la Passion de son fils (ce que fera en principe Siméon quelques jours plus tard au Temple, dans le texte évangélique officiel, lors de la circoncision de Jésus) :
Pèr nàutri, pàuris uman, a vougu se desvesti de sa Majesta divino, carga nosto car mourtalo e rebouli lou martire. (IV, 1)
[pour nous, pauvres humains, il a voulu se dépouiller de sa Majesté divine, se charger de notre chair mortelle et souffrir le martyre.]
Dans un long discours la Vierge résume les étapes de la vie du Christ, en court-circuitant le Christ lui-même dans sa propre annonciation de la Passion :
Dequ’ai ? Ié pos gaire à ço qu’ai, Jóusè... Es lou bon Diéu que vèn de m’averti que i’aura proun amaresso e proun fèu dins moun calice ; que mi doulour que vènon vuei de coumença, soun, ai ! las, pas à mand de fini. O, dóu tèms que Simounet parlavo, vène de vèire se desplega davans mi iue, la vido entiero de noste Jèsu. Quent espetacle afrous, Jóusè, e quent escaufèstre pèr moun paure cor de maire ! Ai vist l’ahissènço d’un rèi faire regoula pèr carriero lou sang dis enfantoun. Ai vist la jalousié verinouso di majourau de la nacioun, persegui tóuti li pas de moun bèu Jèsu. Ai vist, o vergougno ! lis escra curbi la blancour de soun front divin. Ai vist la poupulasso, óublidouso de si bènfa, de si miracle, s’enarca contro éu, ourlanto, enrabiado, e i’escupi dessus l’injùri, lou mesprés. Ai vist un de sis ami, que n’es pas grand lou noumbre, lou vèndre pèr d’argènt, em’ un poutoun lou trahi. Ai vist, plantado dins lou ro, uno crous ounte moun Jèsu, clavela pèr li man e li pèd, espiravo pale, ensaunousi, matrassa, vitimo puro óuferto à Diéu, pèr redèime lis iniqueta dis ome !... Tout acò, Jóusè, a lampa davans mis iue coume uno uiaussado ourriblo ! Moun cor, ai ! las, n’en sauno encaro. (IV, 2)
[Qu'est-ce que j'ai ? Tu ne peux pas faire grand chose à ce que j'ai, Joseph... C'est le bon Dieu qui vient de m'avertir qu'il y aura beaucoup d'amertume et beaucoup de fiel dans mon calice ; que mes douleurs qui viennent de commencer aujourd'hui, ne sont hélas pas sur le point de se terminer. Oui, pendant que le petit Simon parlait, je viens de voir se dérouler devant mes yeux, la vie entière de notre Jésus. Quel affreux spectacle, Joseph, et quel émoi pour mon pauvre cœur de mère ! J'ai vu la haine d'un roi faire couler dans les rues le sang des petits enfants. J'ai vu la jalousie venimeuse des notables de la nation, poursuivre chaque pas de mon beau Jésus. J'ai vu, quelle honte !, les crachats couvrir la blancheur de son divin front. J'ai vu la populace, oubliant ses bienfaits, ses miracles, se dresser contre lui, hurlante, furieuse, et lui cracher à la face l'injure et le mépris. J'ai vu l'un de ses amis, dont le nombre n'est pas bien grand, le vendre pour de l'argent, et le trahir avec un baiser. J'ai vu, plantée dans le roc, une croix où mon Jésus, cloué par les mains et par les pieds, expirait tout pâle, ensanglanté, blessé de toutes parts, pure victime offerte à Dieu, pour la racheter les iniquités des hommes !... Tout cela, Joseph, a défilé devant mes yeux comme un éclair atroce ! Mon cœur, hélas, en saigne encore.]
Chabrand, par le jeu de la prophétie mariale, use et peut-être même abuse du procédé de prolepse et institue Marie comme narratrice omnisciente intra-fictionnelle.
Relevons enfin une dernière prolepse « incarnée » : le Janet de la pastorale deviendra le Saint Jean de l'Évangile, « le disciple que Jésus aimait » (Jean, XIII, 23). Une fois encore c'est Marie qui prophétise : « Jan, saras un jour lou mignot, l’ami de cor de moun Jèsu. Amo-lou bèn, pèr-ço-que éu t’amo » [Jean, tu seras un jour le favori, l'ami de cœur de mon Jésus. Aime-le bien, car lui il t'aime.] (IV, 7).
Le résultat
Entre convention et liberté, donc, Chabrand ne s'interdit nullement certains topoi obligés du genre pastoral, à commencer par l'alchimie morale et spirituelle attendue devant le berceau de l'Enfant-Jésus. Les bergers, les premiers venus, ont moins besoin d'une conversion fulgurante. Leur statut et leur bonté d'âme innée leur suffisent pour accueillir la Bonne Nouvelle. Arpian qui, pour le moment, n'a rien compris à la grandeur morale, croit, par un jeu d'identification à son propre vice, que les bergers lui voleront son or, s'ils le découvrent : « Moun bèl argènt ! Se li pastre me ié metien la man dessus, lou veiriéu jamai plus » [Mon bel argent ! Si les bergers mettaient la main dessus, je ne le verrais jamais plus] (III, 1er tableau, 10). En revanche, il reste trois conversions plus compliquées : celles de Matiéu l'orgueilleux, d'Arpian l'avare et de Nanan le voleur. Tous trois bénéficieront de la grâce in fine. Matiéu est frappé du vice de l'orgueil13 ; il sera lui aussi débarrassé de son défaut devant le divin berceau. Il a même un côté « Saint Paul sur la route de Damas » :
Vòsti paraulo an gara de davans mi iue la teleto que m’avuglavo. O, bèl enfantoun, aro lou recounèisse, siés moun rèi, siés moun Diéu, siés lou Messìo espera pèr nòsti rèire e pèr nautre, coume l’erbo entre-secado espèro l’eigagno fresco dóu matin. (IV, 9)
[Vos paroles ont chassé de devant mes yeux le voile qui m'aveuglait. Oui, bel enfant, maintenant je le reconnais, tu es mon roi, tu es mon Dieu, tu es le Messie attendu par nos ancêtres et par nous, comme l'herbe sèche attend la rosée fraîche du matin.]
Arpian a tous les vices, ou presque : il est avare (et il l'assume, à la différence de l'Harpagon de Molière – voir L'Oulo I, 2) ; il bénit César (même scène) ; il est aux petits soins avec Hérode et il veut « estrigoussa li pelègre » [Dépouiller les pèlerins], les dépouiller de leur argent (même scène). Sa conversion finale n'en sera que plus éclatante. Il reprend même, pour son compte, la fameuse phrase du Christ en Croix, comme nous l'avons vu (« Père pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu'ils font » Luc, XXIII, 34) : « Sabiéu pas, malurous, ço que fasiéu » [Je ne savais pas, malheureux que je suis, ce que je faisais.] (IV, 9). Nanan tente de mentir devant l'Enfant-Roi, mais n'y parvient pas :
Amor que lou voulès tant. (Tout tremoulant avanço la man). Subre... la tèsto... d’aquel..., (se reculo). Noun, noun !... Es iéu lou verai, lou soulet coupable ! (Toumbo à geinoui). Moun Diéu ! Perdounas-me !... Agués pieta de iéu !... (IV, 9)
[Puisque vous le voulez tant. (Tout tremblant il avance la main). Sur... la tête... de cet..., (il recule). Non, non !... C'est moi le véritable, le seul coupable ! (Il tombe à genoux). Mon Dieu ! Pardonnez-moi !... Ayez pitié de moi !...]
Pressentant les effets à venir de cette grâce, Sauvaire comprend que si la marmite volée est dans la crèche, le vol sera probablement réparé.
Sauvaire :
Fouche ! Bartoumiéu ! Uno oulo pleno d’or et d’argènt ! Sabes que ié vas pas pèr rire ? E dequé n’as fa ?
Bartoumiéu :
L’avèn escoundudo souto la grùpio, dins l’estable que i’a sus la routo de Nazarèt, à la porto de Betelèn.
Sauvaire :
Siéu segur qu’es l’estable ounte es nascu lou Messìo. S’acò's ansin, tout es pas perdu. (II, 9)
[Sauveur :
Fichtre ! Barthélémy ! Une marmite pleine d'or et d'argent ! Tu sais que tu ne plaisantes pas, toi ? Et qu'en as-tu fait ?
Barthélémy :
Nous l'avons cachée sous la mangeoire, dans l'étable que se trouve sur la route de Nazareth, à l'entrée de Bethléem.
Sauveur :
Je suis sûr qu'il s'agit de l'étable où est né le Messie. Si tel est le cas, tout n'est pas perdu.]
D'ailleurs, Bartoumiéu culpabilise depuis le début de sa participation au vol initié par Nanan. La figure de son grand-père sert ici à la fois de surmoi freudien et de statue du commandeur : « Mais, se moun grand lou sabié ? » [Mais, si mon grand-père l'apprenait ?] (I, 5). Plus tard, une fois le vol accompli, sa culpabilité prendra, nous l'avons vu, la forme de diables fantasmagoriques qui le harcèlent. Chabrand profite de cette grâce pour créer des liens entre le Ciel et la Terre, agençant ainsi son résultat final, qui relève de l'arc-en-ciel génésiaque : un pont entre l'ici et l'au-delà. Prenons quelques exemples. Qui fait souffrir la Vierge ici-bas, fait souffrir le Fils de Dieu. C'est Marie qui le dit elle-même :
Dequé siéu ?
Rèn, o moun Diéu !
Touto doulour l’endurariéu,
Se noun pourtave voste Fiéu.
Mai, se leissas soufri sa Maire,
Éu, vesès bèn,
Soufris tambèn. (I, 8)
[Que suis-je ?
Rien, ô mon Dieu !
J'endurerais toute douleur,
Si je ne portais pas votre Fils.
Mais, si vous laissez souffrir sa Mère,
Lui, vous le voyez bien, il souffre également.]
Janet, lui, a compris que les anges annoncent l'entrée au Paradis. L'Annonciation crée, elle aussi, un pont entre Ciel et Terre : « Lou cant ! lou cant qu’entendeguère ! Sèmblo que sian au Paradis » [Le chant ! Le chant que j'entendis ! Je crois que nous sommes au Paradis] (II, 2). On repère ainsi, dans la pièce provençale, une compréhension des événements à deux niveaux : les personnages vicieux ne voient que le physique (Arpian et son or, Nanan et l'or d'Arpian, Matiéu et son statut social), et les bergers en voient l'aspect métaphysique. Quand on parle de feu dans la montagne – qui est la lumière des anges lors de l'Annonciation aux pâtres – Matiéu croit à un incendie.
Gau-Galin :
(…) Ai ausi dire que i’a’gu lou fiò dins li mountagno. Long-tèms s’es vist uno grando clarta amoundaut dins li bos.
Lou Maire :
Lou fiò ?... Ai pas entendu souna lou toco-san. Soun vengu querre la poumpo ?
Gau-Galin :
Noun, que sache.
Lou Maire :
Alor es rèn. Un fiò de paio, belèu ?... Sabes rèn mai ?
Gau-Galin :
Noun, Moussu lou Maire. (III, second tableau, 2).
[Gau-Galin :
J'ai entendu dire qu'il y a eu le feu dans les montagnes. On a vu longtemps une grande clarté là-haut dans les bois.
Le Maire :
Le feu ?... Je n'ai pas entendu sonner le tocsin. On est venu chercher la pompe ?
Gau-Galin :
Non, pas à ce que je sache.
Le Maire :
Alors ce n'est rien. Un feu de paille, peut-être ? Vous ne savez rien de plus ?
Gau-Galin :
Non, Monsieur le Maire.]
L'heureux dénouement de la pièce aboutit à un triomphe de la foi et à un accès à l'intemporalité. Sauvaire, le baile-pastre, plus tôt dans la pièce, se demande quand sera accompli le temps du Messie et de sa venue.
Ah ! se la proufecìo,
Que moun grand me disié
Qu’anóuncio un Rèi Messìo,
Bèn lèu se coumplissié !
O benuranto joio,
Se soun poudé divin,
De nosto ourriblo croio
Nous deliéuravo enfin !
Mai quouro acò sara ? Sai. (II, 1)
[Ah ! Si la prophétie,
Que me disait mon grand-père
Et qui annonçait un Roi Messie,
S'accomplissait bientôt !
Ô bienheureuse joie,
Si son pouvoir divin,
De notre horrible orgueil
Nous délivrait enfin !
Mais quand tout cela arrivera-t-il ? Hein ?]
La fin de la pièce lui donnera la réponse : les temps sont arrivés.
Cette réunion de tous les temps, et de tous les espaces, sera l'occasion pour Chabrand de procéder du coup, puisque tout est mêlé – temps bibliques et temps actuels, lieux bibliques et lieux provençaux – à une revendication idéologique et politique datant bien, elle, du XIXe siècle et de la situation politique et linguistique de la Provence. Commençons par la satire sociale. L'écrivain de Châteaurenard, à travers le personnage-maire de Matiéu, servant de synecdoque, caricature les hommes politiques. Il met en exergue leur hypocrisie : « Garanti lis autre, dise pas que fugue pas bon ; mai, se garanti se-meme, es encaro meiour... » [Protéger les autres, je ne dis que ce soit une mauvaise chose ; mais se protéger soi, c'est encore mieux...] dit Matiéu en monologue (III, second tableau, 1), puis leur soumission à l'ordre établi, même s'il est injuste : « nous sommes les plus capables de prendre la défenso des intèrêts de tous, de manténi l’ordro, le respét dégu à l’autourité et surtout d’asségurer les fondamento du trône de notre bon, dé notre grand roi Erodo », affirme encore Matiéu (III, second tableau, 4).
Plus loin dans la pièce, et plus honnêtement, Chouio avoue à Sauvaire : « Nous sommes l’autourité, Sauvaire. Souventes-fois c’est pas tout rose dedans l’autourité. I’a des ordres souvent bèn penible qu’il faut eïsècuter » (IV, 9). Chabrand met à jour la pratique douteuse de la parole démocratique. Mourre-Tors, l'un des conseillers municipaux, s'insurge contre l'absence de parole accordée à l'opposition :
Lou Maire :
Es pas verai. A tort...
Que se taise. A pas la paraulo.
Mourre-Tors :
La prene, se l’ai pas. Cresès, à cop de gaulo,
De pousqué nous mena ?
Counsentirai jamai d’èstre ansin gouverna. (III, second tableau, 4)
[Le Maire :
Ce n'est pas vrai. Il a tort...
Qu'il se taise. Il n'a pas la parole.
Mourre-Tors :
Si je ne l'ai pas, je la prends. Croyez-vous vraiment, à grand coups de gueule,
Pouvoir nous diriger ?
Je n'accepterai jamais d'être gouverné ainsi.]
Plus grave encore, les hommes politiques sont réticents quant à la Bonne Nouvelle elle-même. Chabrand, qui est un blanc, vise visiblement les partis politiques anti-religieux. Matiéu parle de ce nouveau roi qui vient de naître :
C’est ainsi, mes amis, que zusqu’en leurs racino,
Il vient saper le templo e notre arce divino.
Mais nous les counseié, nous les fermes soutiens
Des lois, nous lutterons et montrerons combien
Nous sommes dignes, qué ? d’être cé qué nous sommes. (III, second tableau, 4)
Ce n'est d'ailleurs pas pour rien que Matiéu a été décoré de l'ordre de la « Pomme » par l'empereur païen – allusion évidente au fruit défendu qui a provoqué la chute de l'humanité et aux persécutions que subit le peuple juif par les Romains. Les discours inutiles et l'inertie des hommes de pouvoir sont même dénoncés par le personnage éponyme, de loin le plus vicieux de tous. Arpian s'insurge face à Matiéu :
Es vàutri, lis autourita qu’avès li plus grand tort. Dequé fasès pèr empacha aquéli marrìdi causo ? Rèn. Pèr lenga, pèr gausi d’escupagno, sias fort. Avès de bè, mai de voulounta, d’energio ? Ges.(III, second tableau, 6)
[C'est vous, les autorités, qui avez les plus grands torts. Que faites-vous pour empêcher ces mauvaises choses ? Rien. Pour parler, pour user de la salive, vous êtes forts. Vous avez du bec, mais de la volonté, de l'énergie ? Rien.]
Au royaume des vices, les vicieux finissent par s'opposer eux-mêmes, comme l'avait dit l'Évangile.14 Et les vices des vicieux ne subsisteront pas après la pastorale. Mais la téléologie de Chabrand se fait de plus en plus subtile. Le but littéraire, la cause finale, pour reprendre l'expression aristotélicienne, est d'injecter dans le cadre pastoral un réquisitoire linguistique, représentatif des revendications régionalistes du XIXe siècle. Les deux représentants officiels de l'Autorité, Matiéu le maire et Chouio le garde-champêtre, franchimandejon : Matiéu quand il est en séance publique et Chouio absolument tout le temps (ce dernier a totalement intégré la consigne linguistique centralisatrice). Le résultat donne un sabir imbuvable, mélange inaudible – mais comique dans la pièce – de provençal francisé et de français provençalisé.
À travers ces deux personnages c'est toute la situation de diglossie de l'époque qui est dénoncée. Certaines affirmations sont, sur ce plan, sans équivoque, et elles proviennent principalement des bergers, personnages qui, dans la pièce, véhiculent les belles vertus. Sauvaire se moque de Chouio : « Lou counèisses pas ? Es lou gàrdi Chouio, aquéu que parlo lou franchimand coume une vaco espagnolo... » [Tu ne le connais pas ? C'est le Garde Chouio, celui qui parle français comme une vache espagnole...] (III, 1er tableau, 11). Janet en rajoute une couche :
Janet :
De mounte sias, Moussu lou gàrdi, que parlas pas coume nautre ?
Chouio :
Moi, ménut ?... Ze suis de Pamparigousto.
Janet :
Mounte li chin japon de l’envers ?... Alor, m’estouno pas que jargounes tant mau. (III, 1er tableau, 12).
[Jeannot :
D'où êtes-vous, Monsieur le garde, vous qui ne parlez pas comme nous ?
Chouio :
Moi, petit ?... Ze suis de Pamparigousto.
Jeannot :
Où les chiens aboient à l'envers ?... Alors, ça ne m'étonne pas que vous jargonniez si mal.]
Dans la suite de la scène s'engage une disputatio où Chouio représente la langue française dominante et Sauvaire, le « bon berger », la langue provençale, dominée. Les propos de Sauvaire sont éloquents :
Sauvaire :
Janet ! Fagues pas l’arrougant. [Jeannot ! Ne fais pas l'arrogant.]
Chouio :
Oh ! il est forço escusablo, le pauvro ! Il sait ni A ni B ; il peut donc pas comprendre la beauté de la langue que parlent tous les zens comme il faut.
Sauvaire :
Chouio, li veritàbli gènt coume fau, an jamai óublida la lengo dòu brès, la lengo de si paire. I’a que li gounflo-agasso, li nèsci, li creserèu qu’ansin agisson e tant plus mau fan. Rememòrio-te n’en, Chouio. [Chouio, les véritables gens comme il faut, n'ont jamais oublié leur langue natale, la langue de leurs pères. Il n'y a que les nigauds, les écervelés, les crédules qui agissent de la sorte, et font le pire. Souviens-t'en, Chouio.]
Chouio :
Tron de l’èr, Sauvaire, comme vous vous escafagnez ! Vous êtes vif comme le salpêtro. Puisque ça vous face, n’en parlons plus... (III, 1er tableau, 12).
Paradoxalement c'est Chouio qui prononce une phrase très « provençale » quoique mâtinée de français, promue à un bel avenir : « Ze crains dégun » (III, second tableau, 3).
Tout logiquement, après le réquisitoire linguistique, le ton vire au discours militant régionaliste, sur le mode plus précisément félibréen – n'oublions pas que Marius Chabrand était majoral du Félibrige.
Sauvaire parle du « mépris » (nous ne sommes pas loin de l'expression « nosto lengo mespresado » [notre langue méprisée] de Mistral dans Mirèio)15 dans lequel sont tenues les coutumes et la langue locales :
La simplesso, la proubita, sano e fòrti vertu d’antan, coume li vièis us, coume li vièii coustumo, coume la douço, la bello lengo dóu brès, tout acò's mespresa, tout acò's jita au rambai ! (II, 1)
[La simplicité, la probité, saines et fortes vertus d'antan, ainsi que les vieilles coutumes, ainsi que la douce, la belle langue du berceau, tout cela est méprisé, tout cela est jeté à la poubelle !]
Janet se met à l'unisson de son grand-père un peu plus loin. S'agit-il du peuple de Dieu ou du peuple provençal ? Chabrand joue sur les ambiguïtés que sa grande mescladisso a rendu possibles (d'autant que l'idée d'une « patrie » félibréenne est une idée éminemment mistralienne – on se rappellera la Coupo santo) :
Regi pèr ti persecutaire
Toun pople, ai ! las, n’a fa soun proun.
Nosto patrìo
Se desvarìo !
Doulènto n’a plus qu’à mouri !
Paire ! Diéu bon, pèr la gari,
Mando-nous toun Messìo ! (II, 2)
[Gouverné par tes persécuteurs
Ton peuple, hélas, a fait ce qu'il a pu.
Notre patrie
S'égare !
Elle n'a plus qu'à mourir dans la souffrance !
Père ! Dieu bon, pour la guérir,
Envoie-nous ton Messie !]
Symboliquement, si on poursuit l'assimilation Bethléem/Provence et Peuple de Dieu/Peuple de Provence, le Messie est attendu aussi pour sauver... les félibres !
Conclusion
En reprenant des figures et des schémas connus, voire conventionnels, L'Oulo Arpian s'inscrit dans une double tradition dramaturgique : la pastorale et la comédie de mœurs. Mais, profitant de la bonne aubaine permise par la pastorale de « mêler » réalité provençale et texte évangélique de la Nativité, Chabrand pousse le plus qu'il lui est possible le procédé de « mélange ». Il mêle les intertextes, les espaces et les temps, pour aboutir à une intemporalité des valeurs qui lui sont chères : alchimie de la grâce, défense de la langue provençale et sauvetage de la « patrie » félibréenne. Chabrand a-t-il « subverti » le genre pastoral ou l'a-t-il poussé dans ses derniers retranchements quant à ce procédé de « mescladisso » ? Nous laisserons au lecteur le soin de répondre à la question. En tout cas, le résultat a plu, vu le succès de la pièce en son temps. On peut donc reprendre l'expression de Gabriel Mollard (p. 30), sans craindre la surenchère verbale, et affirmer hautement que L'Oulo d'Arpian est une « tant poulido mescladisso ». Car, effectivement, on ne saurait nier que la pièce est savoureuse.