Peut-on parler de théâtre au Moyen Âge ? Dans l’Essai de poétique médiévale, Paul Zumthor écrit « pour nous modernes, le théâtre est un art que seul un abus de langage permet de classer parmi les genres littéraires. La situation médiévale originelle était inverse : toute poésie participait plus ou moins à ce que nous nommons théâtre. » (Zumthor, 1996, p. 509)
Dans ce sens, tout est peu ou prou de l’ordre du théâtral en Occident au Moyen Âge. Et en même temps rien n’est plus éloigné de la conception aristotélicienne du théâtre que l’art scénique médiéval. De fait, cet ordre théâtral n’a pas grand chose à voir avec ce que l’on entend à l’Antiquité ou depuis l’époque moderne. Comme le rappelle A. Strubel en ouverture de son ouvrage Le théâtre au Moyen Âge, naissance d’une littérature dramatique (Strubel, 2003, p. 8) :
Le simple fait qu’il n’existe pas de mot au Moyen Âge pour désigner ce que nous appelons « théâtre », mais une série de termes qui renvoient soit à des modes d’actualisations (ludus, ordo, officium, « jeu », « mystères ») soit à des notions génériques (Miracle, Farce, Sottie, Moralité […]) signale l’altérité foncière de l’objet par rapport aux pratiques modernes aussi bien qu’antiques.
L’altérité de ce théâtre vis-à-vis de la conception moderne est d’ailleurs entérinée par l’histoire : il est très populaire et pas particulièrement « médiéval » – il atteint son pic de popularité à la Renaissance au moment où il est chassé de l’espace public. En France par un décret du Parlement de Paris en 1548, en Angleterre sous l’influence de la Réforme avec le règne d’Elizabeth I (juste après un revival sous la reine Mary). Les dernières performances ont lieu à York en 1569, à Chester en 1575, à Coventry en 1580 (H.C. Gardiner, 1946, Mysteries’ End).
Esquisse comparative des Mystères occitans et anglais
La naissance d’un « théâtre » proprement dit, distinct du reste des productions littéraires n’advient qu’aux alentours de 1350. Mais au sein de cet espace en formation d’un art scénique, les Mystères rouergats, au XVe siècle, constituent le seul ensemble théâtral occitan conservé qui suit une logique de « cycle » comme les Mystery plays anglais. (Le Sponsus, La Passion-Didot, les fragments périgourdins, le Jeu de Sainte Agnès, et les autres n’en sont pas).
Une première constatation s’impose lorsqu’on évoque les corpus de Mystères médiévaux. Là où les corpus français et occitan comptent respectivement une soixantaine et une vingtaine de Mystères, le corpus anglais en compte plus de cent cinquante réparties autour de cinq traditions urbaines : Chester, Digby, Coventry, Wakefield et York.
Si l’on compare les passages bibliques respectivement traités dans les Mystères rouergats et anglais une chose saute aux yeux : la quasi absence de thèmes vétérotestamentaires dans le corpus rouergat. Une seule scène, en fait, bien que longue : celle consacrée à la Création et à la Chute. Se limiter à la genèse en se centrant sur la figure d’Adam, c’est avant tout créer un prisme qui tient à la fois d’une prolepse et d’une antithèse de la figure christique qui irrigue l’ensemble du recueil. Il y a bien dû y avoir quelques autres scènes de l’Ancien Testament jouées dans ces Mystères, puisque la table des matières annonce un Abraham, mais dont le texte n’apparaît pas.
Quoi qu’il en soit, ces scènes sont peu nombreuses. On peut ajouter à leur propos qu’elles sont très peu représentées dans les cycles de Mystères français comparables (Henrard, 1998). Il en va de même pour la scène de la Samaritaine. La scène de la Synagogue et celle du Jugement de Jésus sont pour leur part les deux seules non représentées dans les sept autres sources d’oïl (principalement cycliques) que lui compare N. Henrard.
Voici, comparativement, la liste des thèmes présents dans les quatre grands cycles anglais, les vétérotestamentaires en italiques :
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The Fall of Lucifer
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The Creation and Fall of Man
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Cain and Abel
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Noah and the Flood
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Abraham and Isaac
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Moses
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The Prophets
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The Nativity (Annunciation, Suspicion of Joseph, Sheperds, Purification, Magi, Flight in to Egypt, Massacre of the Innocents)
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The Baptism
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The Temptation
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Lazarus
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The Passion (Conspiracy, Judas, Last Supper, Caiaphas, Condemnation, Crucifixion, Lament of Mary, Death)
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The Resurrection and Ascension
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The Assumption and Coronation of the Virgin
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Doomsday1
C’est près de la moitié des thèmes et textuellement à peu près un tiers du corpus, soit incomparablement plus.
Évoquant les différences dans les corpus vétérotestamentaires et les places qui leur sont respectivement données, Peter Happé note que la différence n’est pas à la fois quantitative et thématique :
That the English mystery cycles are so consistent is particularly fascinating since we find that the French Mystères show a rather different choice, giving space to Joseph and Job from Old Testament (Happé, 1975 : 25).
[La cohérence des cycles de Mystères anglais est d'autant plus fascinante que les Mystères français affichent un choix assez différent, accordant une place à Joseph et à Job dans l'Ancien Testament].
Un certain nombre de spécificités des Mystères d’oc par rapports aux équivalents d’oïl sont synthétisées dans l’étude comparée des prologues menée par D. H. Carnahan :
We find in these Prologues less sermons than in the french pieces, little analysis, no description of stage settings, more prayers and invocations, and the same frequence of apologies and pleas for silence. (Carnahan, 1905 : 108).
[On trouve dans ces Prologues moins de sermons que dans les pièces françaises, peu d'analyses, pas de description de décors, plus de prières et d'invocations, et la même fréquence d'excuses et de demandes de silence]
Il note encore « The sermons are different from the french in that they are short and have no latin texts at the beginning or scattered through them »2 [Les sermons sont différents des sermons français en ce sens qu'ils sont courts et qu'ils ne comportent pas de textes latins au début ou dispersés dans le texte].
Une remarque plutôt intéressante - et inattendue au regard de la popularité du culte marial en terre d’oc - est la note de Carnahan constatant l’absence de prière adressée à la Vierge. Les nombreux Ave Maria des Mystères français n’ont pas de parallèles dans les pièces d’oc. C’est là un point commun avec les Mystères anglais. Les prières et invocations sont toutes adressées au Christ ou à Dieu.
Sur le plan de la scénographie, le regard porté par les spécialistes sur les Mystères rouergats a évolué, partant d’un jugement sévère de l’éditeur des textes (Jeanroy, 1894) peu enclin a recherché les originalités de cet ordre3, car seule la langue l’intéressait vraiment4.
Les spécialistes plus récents s’intéressent évidemment bien davantage à cet aspect. Notons par exemple, la précision du matériel et de l’organisation scénique qu’évoque N. Henrard à propos du Jutjamen [Jugement] :
Sur le plateau principal ou « gran escadaffal », selon les principes de la mise en scène simultanée, étaient définis trois espaces pour les différents consistoires ; le sergent Roma assurait la liaison entre eux par ses déplacements, qui ajoutaient au dynamisme du jeu. Les diverses composantes de l’appareil judiciaire pouvaient ainsi être décryptées dans des tableaux où se combinaient volonté d’authenticité, intentions didactiques et souci du spectacle. (Henrard, 2013 : §25)
On entre, de fait, dans une ère de la critique où tout ce que l’on peut apprendre du travail scénique est scruté en détail, ce qui permet d’appréhender des intentions. Et les conclusions que tire Henrard de cette observation sont clairement que la visée est moins la représentation vraisemblable ou mimétique du jugement que le spectaculaire et l’émotionnel, vers lesquels tout tend : didascalies nombreuses et précises, organisation de l’espace scénique, artefacts scéniques et enfin beaucoup d’outils et accessoires5.
La visée spectaculaire n’est pas moins grande dans les Mystères anglais et les artefacts techniques le sont tout autant, comme le note Pavel Drábek dans sa thèse entièrement consacrée à ce sujet. On connaissait l’organisation scénique anglaise autour du principe du pageant wagon, mais la dramaturgie ne s’y limite pas : on n’hésite pas à faire intervenir des chevaux ou des feux d’artifices lorsque le thème le permet6.
Mais, puisque la comparaison textuelle des corpus étant notre objet principal, rentrons maintenant dans le détail de ce qui est en commun avec une scène néotestamentaire présente à la fois dans les Mystères rouergats et anglais, celle de la résurrection de Lazare.
Une étude de cas : La sucitatio del Laze rouergate et le Lazarus de Wakefield
Évoquons quelques traits essentiels du Laze occitan que nous étudierons : il s’agit de la version longue de la résurrection car il existe deux versions de la Sucitatio del Laze dans les Mystères Rouergats (une de 46 vers, puis une autre de 768 vers) et elles n’ont aucun réel point commun dans la construction comme dans l’écriture. Parmi les sources envisageables, on trouve Jean (certaine), mais aussi Nicodème et Passion selon Gamaliel (probables). On note une description de l’Enfer par Lazare et la place du Laze dans l’ordre des scènes de la compilation est originale : « En se fondant sur Saint Jean pour représenter l’Onction à Béthanie avant la Résurrection de Lazare, le texte rouergat se distingue des autres Passions qui adoptent l’ordre inverse » (Henrard, 1998).
Pour les principaux traits du Lazarus anglais, on note que l’histoire est présente dans les quatre grands cycles de Mystères, qu’elle est construite et placée dans le corpus comme une figure de la Résurrection. Sa première partie est composée de courts dialogues versifiés, sa seconde est en stances. La deuxième partie focalise thématiquement sur la corruption du corps et l’inéluctabilité de la mort. La pièce est toujours placée près de la fin du cycle et la raison en est peu claire (elle devrait apparaître logiquement avant la Passion comme l’un des miracles et comme une anticipation de la Résurrection).
Voici les grands traits de la construction de la première partie du récit dans le Mystère anglais : Jésus invite ses disciples à le suivre chez Lazare qu’il qualifie comme son ami et dont il précise qu’il est malade. On a ensuite des remarques de Pierre et Thomas suivant le récit biblique. Martha annonce que son frère est mort et demande de l’aide. Jésus annonce que son frère va se lever et vivre à nouveau (2 vers). Martha montre son incompréhension. Jésus dit à Martha d’aller prévenir sa sœur. Martha annonce à Maria la venue de Jésus et de ses disciples. Maria exprime son chagrin. Jésus demande à Maria où le corps se trouve. Maria l’amène (en précisant « selon votre volonté ») et précise qu’il est « parti » depuis 4 jours et repose sous une pierre. Jésus dit alors « j’annonce la vérité maintenant ». S’ensuit une didascalie qui clôt cette partie : Et lacrimatus est Ihesus dicens (Didascalies toujours en latin).
Jésus s’adresse ensuite sur deux strophes : 1) au Père, 2) à Lazare, puis à l’entourage de la scène (aux disciples ou aux sœurs). Le thème principal de la première partie de la pièce anglaise est la résurrection du Christ avec la reprise de Jean [11 : 25] annoncée dans la bouche même du Christ avec l’expression « I warne you, both man and wyfe, / That I am rysyng, and I am life » [Je vous préviens tous deux, homme et femme, que je suis le chemin] – littéralement « l’élévation » –, je suis la vie ».
Voici maintenant la construction de la première partie du récit dans le Mystère rouergat où l’on note d’emblée l’absente du récit biblique.
Lazare dit se sentir mal et demande à sa sœur Martha de l’aider à aller se coucher. Martha confirme qu’elle l’aidera, le lit est déjà prêt. Elle ne connaît pas la paresse. Lazare la remercie. Jésus le lui rendra. Pas de place au paradis pour qui a noalha (paresse) « ou bien l’Ecriture mentirait ». Martha s’étonne et l’interroge de ce que seigneurs, marchands et bourgeois qui dépensent largamen [avec largesse] n’auront pas de place « en lo regne celestial » [dans le royaume céleste]. Lazare dit que leur corps engraissé leur rendra « gran desplazer » [grand déplaisir]. Il sent qu’il va mourir et se demande que faire. Il se couche puis interroge Dieu omnipotent et Jésus Christ « lo meu creator » [mon créateur] sur la raison de ses souffrances lui qui « tant tost que fori nat / […] volgra estre estat entarat » [dès que je suis né / […] j’aurais voulu être enterré].
Martha l’exhorte à avoir bonne espérance dans le Sauveur : la cause de ses souffrances est le péché d’Adam. La punition est de Jésus Christ car « Dieu corigis aquels que ama » [Dieu corrige ceux qu’il aime] (« He que faria la paubra gen / Se no avia castiamen ? ») [Et que feraient les pauvres gens / S’il n’y avait le châtiment]. Elle l’exhorte à la patience dans la souffrance. Lazare dit qu’elle a raison, mais le mal est si fort qu’il ne parvient pas à prendre patience. Il sent la vanité des richesses du monde, qu’il va mourir, et s’inquiète du lieu où ira son âme. Magdalena lui dit que non, il ne mourra pas et que le Sauveur veut l’éprouver. Elle le convie à moins se plaindre car Dieu jugera peut-être qu’il vaut moins pour cela.
Lazare dit être conscient de son état, qu’il va mourir et qu’il ne peut s’en donner aucun réconfort. Magdalena universalité de la mort (« Si vielh, jove, flac ho fort […] que mori nos cal totes ») [Que l’on soit vieux, jeune, faible ou fort [….], nous devons tous mourir]. Lazare demande « qui sera celui qui n’aura pas peur de la mort, elle qui est si cruelle ? » Les sœurs se lèvent et quittent la chambre.
On voit d’emblée la particularité que constitue, par rapport à la version anglaise plus sobre, la dimension didactique de cette scène inventée dans le dialogue d’ouverture.
Attaquons-nous maintenant au discours du Christ dans le Mystère anglais. On découvre d’abord, dans une prière au Père qu’il ramène Lazare de l’enfer (« hell »). Cela évoque la tradition populaire des récits de Lazare sur ce qu’il aurait vu en enfer pendant ces quatre jours de mort effective, et sur laquelle nous reviendrons en détail dans le Mystère rouergat. On note implicitement le parallélisme entre le (r)éveil de Lazare et les jours de Jésus qui se rapprochent de sa crucifixion :
Therefor will we now eke his dayse
To me thou will incline
Ainsi, nous allons maintenant réveiller ses jours
Tandis que les miens déclineront.
Dans cette deuxième strophe de l’apostrophe du Christ au moment de son miracle, l’insistance est mise sur l’idée de dévoilement au sens propre mais probablement aussi au sens figuré pour marquer le fait que le regard humain sur la mort et sa propre condition est un regard aussi voilé, et que le Christ, en relevant Lazare, dévoile la vie réelle, celle du Royaume comme il l’annonçait précédemment (« I am rysyng, and I am life ») :
Viens, Lazare, lève-toi et sois à nos côtés
Tu ne dois plus davantage rester étendu à terre ;
[Et vous] Prenez et délassez ces pieds et ces mains ;
Et de sa gorge ôtez la bande,
Et retirez de lui le suaire,
Et tout ce qui l’enveloppe, et laissez-le aller. (notre traduction) [English Mystery Plays, p. 403]
Dans cette tirade dont la tonalité tient beaucoup de l’Ecclésiaste, on notera par exemple des « punchlines » lyriques comme : « The royfe of youre hall youre nakyd nose shall towche » [Le plafond de ton hall, ton nez touchera] (str. 8, v. 136). Manière poétique visant à rendre claustrophobes les vivants à l’idée de leur future demeure mortuaire...
Le discours de Lazare ressuscité, quant à lui, est un monologue qui se détache nettement de la théâtralité antérieure du spectacle pour changer de visée. Il s’agit d’une tirade de 13 strophes de Lazare décrivant une sorte d’avertissement devant la gravité et l’inéluctabilité de la mort (et notez : y compris pour les acteurs).
There is none so styf on stede,
Ne none so prowde in prese,
Ne none so dughty in his dede,
Ne none so dere on dese,
No kyng, no knight, no wight in wede,
From dede have maide hym seese,
Ne flesh he was wonte to fede
It shall be wormes mese
[Il n’y a personne d’assez intrépide à cheval
ni personne d’une assez glorieuse valeur
ni personne d’assez vaillant en hauts faits
ni personne d’assez prisé sur une estrade
aucun roi, aucun chevalier, aucune créature habillée
qui [revenant] de la mort se soit fait voir
ni aucune chair qui ne nourrira,
ne sera le repas des vers]
Cette prise de parole est à elle seule aussi longue que l’ensemble des dialogues précédents. Elle s’y oppose en ce qu’elle est purement discursive. On notera son caractère « plus lyrique qu’homilétique » comme le précise l’éditeur anglais du texte, Peter Happé (English Mystery Plays, p. 678). Elle s’y oppose également structurellement en ce qu’elle ne se base pas sur un support biblique concret à la différence de la scène dialoguée qui suit et cite régulièrement le chapitre 11 de l’Évangile de Jean.
Dans le mystère rouergat, le discours du Christ est construit en deux temps. Le premier visant à annoncer sa propre future Résurrection constitue les deux premiers tiers de la tirade tandis que la résurrection de Lazare propre n’en constitue que le dernier tiers.
Qui plus est, ce miracle (qui est aussi un acte de langage) insiste tout du long sur son objectif (« per tal que tot lo poble present cresa en tu, Dieu omnipoten » v. 2296) [afin que tout le peuple présent croie en toi, Dieu omnipotent]. Il se prolonge par l’évocation de l’Enfer comme dans la pièce anglaise (« He, tu infern, layssa lo anar defora » v. 2303) [Eh, toi, Enfer, laisse-le sortir] mais s’y ajoute la description par l’intéressé. Le détachement des liens de Lazare sur lequel le texte anglais se concentre et s’appesantit ne constitue que la toute fin du passage (v. 2304-6).
Le discours de Lazare ressuscité constitue, à la différence de son vis-à-vis anglais une description détaillée de l’Enfer : la dimension théâtrale du passage est évidente, car le discours y tient la même fonction que peuvent avoir certaines scènes narratives rapportées dans le théâtre classique : comme chez Racine Théramène décrivant le combat d’Hyppolyte contre le monstre marin dans Phèdre (Acte V ; sc. 6), la description de l’enfer par Lazare ressuscité est une sorte d’hypotypose visant à frapper sur le plan émotionnel : le tragique des destins infernaux est décrit dans une proximité nouvelle pour le spectateur, créée par l’expérience de Lazare autant que par son récit.
Ce développement, parfaitement absent du Nouveau Testament, a évidemment pour but d’émouvoir le spectateur. Le théâtre des Mystères n’a pas besoin d’avoir Aristote en tête pour recourir à ce genre de procédé. Cette nécessité d’une dimension visuelle précise des tourments de l’enfer correspond à un trait d’époque puisqu’il est exactement contemporain de la fresque du Jugement Dernier de la Cathédrale Sainte Cécile d’Albi. Dans la fornatz (v. 2351) [fournaise] sont décrits les pêcheurs, classés par péchés capitaux : ici le châtiment des orgueilleux y est décrit comme une ironique parure (« Grapautz, colobres he serpens / Laïns so dels horgolhoses paremens » ; v. 2358-9) tandis qu’on trouve également un « loc de glassa » [lieu glacial] (logique des températures extrêmes pour punir l’absence de tempérance) où sont punis les « luxurios malvatz » [mauvais luxurieux] (v. 2366) et les reptiles et amphibiens cités plus haut nourrissent les « malvatz goliartz »7 [mauvais gloutons ; on ne peut conserver ici dans la traduction le terme « goliards » qui au XIVe et XVe siècles et dans ce contexte ne désignent plus les clercs itinérants défroqués] (v. 2372). La liste complète n’est pas nécessaire.
Une intention dramatique est bien à l’œuvre qui use notamment du topos biblique du crissement de dents, marque de la damnation tout au long de l’Ancien Testament (« Quar aqui lor martelo las dens » ; v. 2370) [car là-bas, ils grincent des dents] et insiste sur une torture physique très concrète et parfaitement représentable pour le spectateur en dehors d’un cadre surnaturel (« Mas a royre unas cadenas / Que lor trinquo totas las mayselas » ; v. 2390-1). [mais à ronger des chaînes qui leur tranchent toutes les mâchoires]
L’ensemble s’achève par un avertissement comparatif de Lazare à l’adresse évidemment des spectateurs autant que de ses sœurs présente sur scène : « Be vos dic que la menre pena de enfern pruon / Es sertas mage que totas la[s] del mon. » (v. 2394-5) [Je vous dis bien que la moindre peine du profond enfer est certes plus importante que toutes celles du monde].
Voici un tableau récapitulatif que nous avons obtenu de la comparaison après l’analyse des deux versions :
Lazare occitan |
Lazare anglais |
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Longueur des textes |
768 vers (version courte : 46 vers) |
216 vers |
Personnages présents et prises de paroles respectives |
En trois temps : 1)Lazare/Martha/Magdalena (jusqu’à la mort de Lazare) 1)Magdalena/Martha/Nicodema/Jozeph/ Centurio |
En trois temps 1)Jhesus/Petrus/Johannes/Thomas 2)Martha/Jhesus/Maria 3)puis Lazare |
Organisation dramatique |
- Introduction théâtrale dialoguée (Jésus et ses disciples, puis Jésus et les sœurs de Lazare) Lazare ressuscité Discours du christ Discours de Lazare |
88 vers de scène dialoguée (Jhesus/Martha/Maria) construit sur le récit biblique 2 strophes de discours du Christ (3 adresses : au père, à Lazare, aux témoins) Discours de Lazare sur 113 vers (13 strophes) |
Proximité au texte biblique |
Citations fréquentes |
Citations fréquentes : Jean [11 :7-8] Jean [11 :13] Jean [11 :25] |
Prises de liberté vis-à-vis du texte biblique |
Introduction inventée de toutes pièces |
Temps lyrique de la tirade de Lazare |
L’enfer selon Lazare |
v. 2351 v. 2359 v. 2369 v. 2370 v. 2390 |
Pas de détails de la descente de Lazare en enfer dans le discours de celui-ci, mais évocation du thème dans l’adresse du Christ au Père : « And bryng hym oute of his mysese And out of hell pyne. » |
Traits dramaturgiques sensibles |
Mise en valeur du discours final de Lazare, procédé d’« hypotypose » |
Peu nombreux. Mise en valeur du discours final de Lazare, par un changement de tonalité – lyrisme pathétique. |
Images et figures de styles notables |
Texte sec, globalement peu stylisé |
Texte très stylisé dans la deuxième partie, beaucoup moins dans la première (discours du Christ intermédiaire sur ce point) |
Spatialité |
De nombreuses remarques dans les didascalies sur les mouvements et déplacements |
Très peu sensible dans le texte |
L’organisation structurelle de la pièce anglaise part du factuel biblique (première partie) vers un discours absent du NT de Lazare à dimension poético-lyrique avec une visée homilétique très limitée.
L’organisation structurelle de la pièce rouergate part d’un dialogue inventé ou issu d’une tradition non-biblique à dimension clairement apologétique pour aller vers davantage de factuel biblique avec la venue du Christ.
Les deux textes sont émaillés de citations ou d’allusions bibliques concrètes mais seul le texte occitan s’écarte de la source dans une partie proprement dialoguée et mise en scène.
Entre débat théologique et art scénique : la dispute entre la Vierge et la Croix
Revenons deux siècles en arrière. Comme on l’a dit plus haut, la notion de théâtre est problématique au Moyen Âge – à la fois omniprésente et absente. Nous achèverons donc cette comparaison des théâtres médiévaux occitans et anglais par un thème commun aux deux littératures et dont la structure textuelle, sans appartenir à des catégories pouvant supposer des mises scènes d’un minimum de complexité comme c’est le cas des Mystères, a parfaitement pu être « joué » dans une interprétation à deux voix : l’étonnante Dispute entre la Vierge et la Croix.
Un thème de la Chrétienté médiévale, une tradition partagée
Bien qu’il n’ait eu connaissance que des versions latine et occitane et pas du texte anglais, Paul Meyer avait probablement eu la bonne intuition en entrevoyant derrière ce thème moins une création particulière qu’une tradition médiévale : « Il n’y a guère à douter » écrit-il « que le débat de Marie et de la croix ait été un sujet plus d’une fois traité au moyen âge. » [P. Meyer, Description du manuscrit Didot, p. lxxiv, in Daurel et Beton, Paris, Firmin Didot, 1880].
On a aujourd’hui connaissance d’autres textes, issues d’autres cultures européennes, puisque l’éditrice actuelle du texte anglais, Suzanna Green Fein, précise : « While Dispute is the first extant rendering of a Mary / Cross debate in English, the concept appears in medieval writings in many languages. There are at least two Latin, two Italian, two Old French, one Old Provençal, one Anglo-Norman, and one Middle Dutch versions. » [https://d.lib.rochester.edu/teams/text/fein-moral-love-songs-and-laments-dispute-between-mary-and-the-cross-introduction].
Le Crux, de te volo, conqueri de Philippe de Grève, datant de la première moitié du XIIIe siècle partage de nombreux points communs avec le texte anglais et a dû également influencer le texte occitan. Il pourrait être une source commune.
Le texte anglais, composé de 40 strophes, est deux fois plus long que son équivalent occitan. Il conserve la marque de la poésie anglaise médiévale qu’elle soit en vieil ou moyen anglais : le vers allitératif.
Cros, unkynde thou schalt be ked,
Mi Sone Stepmoder I the calle:
Mi Brid was born with beestes on bed,
And be my flesch my Flour gan falle;
With my brestes my Brid I fed;
Cros, thou yevest Him eysel and galle!
My White Rose red is spred,
That fostred was in fodderes stalle.
[Croix, déloyale, tu devrais être coupée [en morceaux]
Je te nomme Belle-mère de mon Fils :
Mon oiseau était né, avec des bêtes sur son lit
Et par ma chair, ma fleur est tombée ;
J’ai nourri mon oiseau de mon sein ;
Croix, tu Lui as donné le vinaigre et la gale !
Du rouge s’est répandu sur ma Rose Blanche
Qui avait été élevée dans la mangeoire.]
C’est donc sur le plan formel un texte parfaitement intégré à la tradition anglaise et non une adaptation maladroite à laquelle on a affaire.
Un rapide regard synoptique suffit à faire observer une très nette expansion discursive à partir du modèle latin. Le texte occitan procède à un allongement des prises de paroles par rapport au texte latin, et c’est plus encore le cas avec le texte anglais : on a une prise de parole de la croix à laquelle répond la Vierge dans le texte latin, une alternance de deux prises de paroles dans le texte occitan avec une très longue réponse de la Vierge pour clore. Le texte anglais, lui s’ouvre par une prise de parole de la Vierge et on assiste à quatre prises de paroles respectives réparties sur quarante strophes. Le débat prend donc une toute autre dimension, tant sur le plan discursif que théologique et poétique.
Un certain nombre de points communs demeurent malgré tout perceptibles : la figure d’Adam comme miroir négatif du Christ est présente dans les textes latins et anglais, mais absente du texte occitan.
In Adam vita corruit
Quam secundus restituit,
Ut vita mortem superet.
Par Adam, la vie s’est écroulée,
et c’est un second qui l’a restaurée,
afin que la vie surpasse la mort.
Adam stod up in stede,
[Traduction possible : “Adam s’est levé dans la tombe” ; mais “stede” peut désigner un lieu indéfini ou une tombe]
On note également le développement de poncifs antisémites typiques de la Chrétienté médiévale qui se retrouvent insérés dans les textes occitan et anglais ainsi que le thème du bois de l’arbre et de la croix qui est présent dans les 3 textes, et suit une très large tradition médiévale dans la Chrétienté (qu’on retrouve par exemple dans la cançon, « Dels quatre caps que a la cros » de Peire Cardenal).
Le texte anglais est bâti sur un modèle régulier autonome autour d’une strophe fixe de 13 vers, un quasi sonnet construit sur un schéma rimique de type ABAB-ABAB-CDDDC. Les textes latin et occitan sont bâtis sur un octosyllabe mais les strophes et le schéma rimique diffèrent : le texte latin suit un modèle de strophes fixes de 9 vers découpés en trois tercets rimés AAB, tandis que le texte occitan choisit une alternance de strophes de longueur libre et sur un octosyllabe à rimes plates.
C’est toujours à la Croix que revient la dernière parole du débat dans une volonté consensuelle, en rappelant qu’elle est l’instrument de la volonté divine et l’outil de la gloire de Résurrection.
On ne citera ici que la version occitane :
Per gran dolor qu'el cor avietz
De mi fort(i)ment vos complayet,
Mas quan vos sove la dolor
De vostre filh, gardatz la honor
Que per luy [a]vetz recebude
El cel que près de Ihui etz asegude.
Dont no vulh eu plus contrastar
Am vos, done, ne a deu far,
Car sabetz que ver[i]tat es
So que per mi dat vos es. (v. 203-212)
[A cause de la grande douleur que vous aviez dans votre cœur,
Vous vous plaignez durement de moi
Mais quand vous vous souvenez de la douleur
De votre fils, conservez l’honneur
Que par lui, vous avez reçu.
Dans le ciel vous êtes assise à côté de lui.
Je ne veux plus, moi, débattre
Avec vous, Dame, on ne doit le faire,
Car vous savez que la vérité est
Ce qui par moi vous est donné.]
Le poème s’achève ensuite sur une adresse au public où l’on peut lire :
Un paubre filh de sans Franses,
Que vostre frayre carnal es,
Sor(t), vos trames (aqu)este tenso
Per tal que vos dones ocassio
Que en voste coracge tengat
Cum volt portar nostres pecatz
Lo filh de Dieu sobre la cr[o]tz
Hon ab sa carn nos cro[m]pet tos. (v. 213-220)
[Un pauvre fils de Saint François
Qui est votre frère charnel
Sort et vous transmets cette Dispute
Afin que cela vous donne l'occasion
De sentir en votre cœur
Comment veut porter nos péchés
Le fils de Dieu sur la croix
Où avec sa chair il nous racheta tous.]
En ce sens, c’est paradoxalement le poème occitan qui est le plus éloigné de la complexité que peuvent revêtir la tradition formelle de la tenso, pourtant revendiquée par le poète. C’est donc un peu abusivement, sur le plan formel qu’on a utilisé ce terme pour désigner ce poème comme le fit Paul Meyer dans son édition du Manuscrit Didot (ou alors il faut le prendre dans le sens brut du mot, sans connotation générique et formelle).
A l’opposé, comme on l’a dit plus haut, le poème anglais conserve sur le plan formel l’élément central de la tradition poétique laïque anglaise, c’est-à-dire le principe d’un vers au rythmé par l’allitération.
Même si c’est une approche des arts de la scène qui est plutôt étrangère à l’époque contemporaine, la dimension purement discursive (argumentative, rhétorique,…) de la Dispute appartient bien, autant que celle, davantage lyrique, des tirades du Christ ou de Lazare dans les Mystères anglais et occitan, à un caractère théâtral.
Cette dimension discursive est le premier cœur du théâtre médiéval et René Nelli sait s’en souvenir, lui qui ne fait pas autre chose dans sa pièce en occitan Beatrís de Planissòlas (1971), laquelle prend pour cadre Pamiers et en arrière-plan le Montaillou qu’étudiera peu après Le Roy Ladurie. Dans cette pièce, qui n’est autre qu’un jugement inquisitorial, c’est le débat entre la châtelaine et l’évêque qui la juge qui occupe les 90% de l’espace textuel, débat concentré sur la nature de l’amour et du péché. Le discours y est objet de la théâtralité, et le corps, paradoxalement davantage, objet thématique, objet de la langue, qu’outil théâtral.
Cette pièce a beau être sous-titrée « Mistèri » pour l’enraciner dans une tradition d’oc, elle se rapproche davantage dans sa construction - non simplement discursive mais presqu’entièrement argumentative – de la Dispute de Marie et de la Croix que des Mystères proprement dit. La Dispute quant à elle conserve par sa structure même un attachement formel à la tradition des tensos, puisqu’elle en est une illustration « fictive » et théologique. Cependant, elle va d’une manière bien différente de la tenso classique sur le chemin d’une théâtralisation : bien que mis en retrait par le filtre que constitue le discours, c’est l’acmé du pathétique qui guidait probablement le principe même de ce dialogue.
De fait, le débat connote allusivement une expérience artistique visuelle contemporaine des Mystères, celle de la pietà. Issu des Lamentations sur le corps du Christ, son essor est en effet parallèle au pic de la vogue des Mystère, au XIVe-XVe siècle. On peut donc imaginer sans trop risquer de se fourvoyer que le public médiéval des Mystères pouvait être attiré par d’autres formes de théâtralités religieuses dont la Dispute de Marie et la Croix serait un exemple.