Bernard Manciet, Accidents (1955)

Guy Latry

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Guy Latry, « Bernard Manciet, Accidents (1955) », Plumas [En ligne], 1 | 2021, mis en ligne le 03 septembre 2021, consulté le 28 mars 2024. URL : https://plumas.occitanica.eu/238

En 1955, Bernard Manciet fait paraître Accidents, évocation en prose mêlée de vers d’une course folle dans l’Allemagne en ruine. Par sa modernité, cette œuvre fera date dans la production littéraire occitane.

In 1955, Bernat Manciet hè paréisher Accidents, ua evocacion en prosa mesclada de vers d’ua corruda hòla dens l’Alemanha arroïnada. Per le soa modernitat, aquera òbra marca ua data dens la producion literària occitana.

In 1955, Bernard Manciet publishes Accidents, an evocation in a prose mingled with verses of a wild journey through the ruins of Germany. Because of his modernity, this work marks a date in the occitan litterary production.

C’est dans le gascon « noir » de ses origines landaises que Bernard Manciet (1923-2005) publie ses premiers essais poétiques en 1945 dans la revue félibréenne Reclams de Biarn e Gascougne. Diplômé de Sciences Politiques à Paris (1947), il séjourne plusieurs années en Allemagne dans l’administration d’occupation française. Dans un pays dévasté par la guerre, il abandonne le ton léger de ses premiers textes (« un cert dandysme risolier » [un certain dandysme souriant] dira Robert Lafont) pour celui, solennel, oscillant entre lyrique et épique, des Odes : À Luis Miguel Dominguin (1948), A Noste-Dame de le Pou [À Notre-Dame de la Peur] (1950). Ce dernier poème développe la vision d’une Vierge « mère de la peur », amputée par les tortures, les tirs de mitrailleuse, et ouvrant ses bras à « trens de desportats dont lairan après la lua » [des trains de déportés qui aboient à la lune].

À ces odes tirées à quelques dizaines d’exemplaires succède en 1955 un recueil, Accidents, n°14 de la collection Messatges, alors dirigée par Henri Espieux, amitié des années parisiennes. Le texte se déploie en cinq mouvements. Dans le premier (p. 8-25 de l’édition l’Escampette, 1999), deux jeunes gens à moto, déjà présents dans « SOS » bref poème paru dans Oc (janvier 1951, p. 14 : « Fred, enfara ta mòtò ! »), traversent un pays en ruines dans lequel on reconnaît évidemment l’Allemagne. Le passager s’adresse au conducteur, l’incite à foncer dans l’inconnu (« truca me de Kilometrages » [brutalise-moi de kilométrages], en laissant derrière eux le monde ancien : « estupa en jo, d’explosions, aqueths enterrats vius » [étouffe en moi, à coup d’explosions, ces enterrés vivants] et ses illusions de survie : « jura-me lo cèu n’i a pas. Vui pas cèu » [assure-moi qu’il n’est pas de ciel, je ne veux pas de ciel].

Le second mouvement (p. 26-35) est un montage syncopé d’images liées au contexte historique : une femme marquée au ventre d’une croix gammée ; une plaque portant le nom d’un résistant fusillé ; un portrait sarcastique de Pétain en bleu-blanc-rouge ; un soulier qu’une mine a expédié dans un arbre …

Le troisième mouvement est ponctué par la reprise des quatorze strophes remaniées de l’Ode à Notre-Dame de la Peur. Le narrateur y traverse une cathédrale éventrée, puis la course à moto reprend au milieu des faisceaux de projecteurs de la DCA, du vacarme des trains (« le jazz de milèrs de locomotives descabrestradas » [le jazz de milliers de locomotives emballées]). C’est dans cet élan que se compose un poème à Notre-Dame (« a cops de cotèth e de fares qu’i hèi la catedrala » [à coups de couteaux et de phares je bâtis la cathédrale]), un « grand accident » (« oc qu’èii bastit un gran accident »).

La quatrième partie (p. 54-55) est une transition plus apaisée vers la cinquième, où revient la seconde personne (« E qu’es adara, mon hrair, lo moment de pregar » [et maintenant, mon frère, il faut prier]). Mais prier non « avec des murmures, mais avec des cris, les cris de nos frères dans les accidents » (« pas dat marmus, mès dab crits, los crits de nostes hrairs accidentats »).

C’est peu de dire que l’œuvre fit sensation. À propos de ce mélange échevelé de prose et de vers, on évoqua le Rimbaud de la Saison en enfer, sinon Sade et Lautréamont (R. Lafont, Cahiers du Sud, 2ème trim. 1955). On lui reprochera même la complaisance de ce salut d’un Latin à « la seule grandeur du siècle » (« Esbonir de la Germania, sola grana dens lo sègle »). Dans Oc, Andrée-Paule Lafont commente la contradiction apparente entre la fureur nihiliste du texte et son appel à la prière (nous traduisons) :

Accidents est un poème de la destruction, non de la négation. On a besoin de Dieu pour blasphémer son nom (…) Dieu et plus grand sous le blasphème, comme la Vierge est plus belle de ses blessures (Oc, janv.-mars 1956, p. 41).

Lors de la réédition de 1999, l’auteur exprimera, non sans coquetterie, son « agacement devant ce « péché de jeunesse » (lettre à G. Latry, s.d.).

À la fin de la troisième partie, l’ombre de Notre-Dame glisse des rivages rhénans jusqu’à un autre paysage :

que vens grana, la lua se liva darrèr los Pirenèus, la lua devara darrèr tu e l’ombra s’eslarga dinc a La Tèsta sus la lana, e dinc a la mar

toi, Notre-Dame, tu grandis toujours, la lune se lève derrière les Pyrénées, la lune descend derrière toi, et l’ombre s’étale jusqu’à La Teste sur les landes, et jusqu’à la mer.

Ce retour au pays natal, lui aussi ravagé par les incendies, il a précisément lieu pour B. Manciet en 1955. Il se marquera dans son œuvre par la longue élaboration du grand Requiem de la Lande qu’est L’Enterrament a Sabres, paru par fragments à partir de 1969, puis en volume en 1989, avant d’être repris en collection Poésie-Gallimard en 2010.

Bernard Manciet

Bernard Manciet

Autoportrait de l’auteur

Collection personnelle de Serge Javaloyès, avec son aimable autorisation

Bernard Manciet

Bernard Manciet

Autoportrait de l’auteur

Collection personnelle de Serge Javaloyès, avec son aimable autorisation

Guy Latry

Université Bordeaux-Montaigne