Pierre Bec (1921-1914) ne fut pas seulement le savant qu'on connaît, médiéviste, linguiste, dialectologue, germaniste, romaniste, ni seulement un militant du « camp occitan » auquel il consacra sa vie, notamment dix-huit ans à la présidence de l'IEO. Il fut aussi un écrivain qui nous laisse six ouvrages de proses et une dizaine de recueil de poésie.
Des 19 poèmes du premier recueil, Au briu de l’estona [Au fil de l'instant] (1955), aux 12 sextines du dernier, Au virar de l'aura [Au tournant du vent] (2012), se déroulent près de soixante ans de poésie. On peut remarquer, jusque dans le titre de ces deux ouvrages, la permanence de certains thèmes, notamment celui de la nature, de la fluidité de ses éléments, de l'eau et du vent, s’écoulant comme le temps dont ils sont en quelque sorte la manifestation matérielle. On remarquera aussi, dans ces deux jalons extrêmes d'une œuvre, le goût de la forme. Pierre Bec n'est pas un poète de la rime, comme a pu l'être Robert Lafont, il est plutôt un poète du vers libre ou compté.
Pierre Bec publie donc son premier recueil dans la collection Messatges, en 1955, à 34 ans. Il entre en poésie Au briu de l'estona. Autant dire qu'il enfourche d'emblée le thème labile et rebattu du temps qui passe, en en déclinant les figures protéiformes au fil de 19 poèmes écrits soit en vers libres, soit en vers mesurés de huit, dix ou douze syllabes, non rimés. Le carpe diem, le fil de l'eau, la fée évanescente, le mois de mai, la neige ou le printemps, la mer et son « bronit etèrne » (grondement éternel) illustrent la fuite du temps et la légèreté de l'être, toutes deux scandées en vers calibrés et lumineux. Car l'impression dominante est bien la limpidité légère de l'instant, même dans la seconde partie intitulée « Grevessa de l'estona » (lourdeur de l'instant) par opposition à la première, « Leugeressa de l'instant » (légèreté de l'instant). Plus que de lourdeur, il s'agit surtout de gravité sereine dans l'évocation de la mer, du silence des églises (« Silencis de glèisas ») et des ténèbres des grottes (« Còvas »), tous lieux où le temps semble s'être arrêté. Les formes médiévales n’apparaîtront qu’à partir du deuxième recueil de ce médiéviste (La Quista de l’aute [La Quête de l’autre]). Elles sont encore absentes de cet univers poétique transparent, hors de l'histoire, intemporel parce que saturé de temps, dont on ne citera que deux belles strophes du premier poème, exprimant la sagesse persane d'un Hafiz (plutôt que d'un Khayyam), selon laquelle le bonheur de l'instant présent est fait du charme discret du passé et de l'attente du plaisir à venir (p. 6-7) :
Que lo passat non siá 'tà tu
Qu'un leugèr hum de remembrança
Tau que lo present s'embeline
D'un perhum de ròsa passida.
Que l'avenidor te sorriga
Com la minuta ja vesia
Dont la gaudença venidera
Te haça aimar lo vòu deu temps.
Que le passé ne soit pour toi
Qu'une légère fumée de souvenance
Si bien que le présent s'enchante
D'un parfum de rose fanée.
Que l'avenir te sourie
Comme une minute déjà proche
Dont le charme à venir
Te fasse aimer le vol du temps.
Le recueil suivant, La quista de l'Aute [La quête de l'Autre] (1971, quinze poèmes gascons non traduits, parus eux aussi dans la revue Messatges alors dirigée par Joan Larzac) va marquer un retour dans le temps historique, celui des hommes, ce que suggère déjà le titre. La poésie n'est plus le refuge hors du monde qu'elle était dans le première plaquette, mais porte un témoignage de notre époque.
Il faut avoir à l’esprit qu’à cette époque, Pierre Bec, alors professeur d’allemand, préparait sa thèse de dialectologie sur les zones de contact entre parlers gascons et languedociens et travaillait avec Jean Séguy à l’adaptation de la graphie classique aux parlers gascons. Presque en même temps, avec une numérotation qui ne correspond pas à l’ordre d’édition et encore moins à leur date d’écriture, paraissent les trois premiers recueils gascons de Messatges :
n° 14, 28 février 1955 : Accidents (Bernard Manciet)
n° 15, 28 février 1955 : Au briu de l’estona (Pèire Bèc)
n° 16, 24 décembre 1954 : Paraulas entà tròç de prima (Xavier Ravier)
Dès ce premier volume, Pierre Bec, soucieux de ce qu’il appelle le « diasystème », à partir du parler commingeois de sa famille paternelle, se dote d’une langue d’écriture qu’il conservera toute sa vie : un gascon « large », aisément compréhensible par les autres variétés dialectales, une langue de « conférence », pour reprendre une expression de Pèir de Garròs [Pey de Garros] (entendre : de convergence ou d’unité), qui dépasse et unifie les infinies variations des parlers gascons.
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