Être poète à Guantánamo : écrire dans l’urgence carcérale

Cécile Tarjot

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Cécile Tarjot, « Être poète à Guantánamo : écrire dans l’urgence carcérale », Plumas [En ligne], 2 | 2022, mis en ligne le 25 janvier 2022, consulté le 29 mars 2024. URL : https://plumas.occitanica.eu/559

L’avocat Marc Falkoff a fait publier sous le titre Poems from Guantánamo : The Detainees Speak (2007) vingt-deux poèmes composés par dix-sept prisonniers. Si ces poèmes ont été contrôlés et médiatisés par une traduction anglaise, cette poésie composée dans l’urgence carcérale présente des voix poétiques qui résistent et contestent la violence de Guantánamo. Ces voix bousculent nos mythologies carcérales et appellent tout lecteur à reconnaître à égale mesure leur valeur politique et poétique.

Attorney Marc Falkoff edited Poems from Guantánamo : The Detainees Speak (2007) twenty-two poems composed by seventeen prisoners. If these poems have been monitored and mediated by the translation into English, this poetry composed in the urgency of prison presents poetic voices that resist and contest Guantánamo's violence. These voices upset our prison mythologies and call on all readers to recognize in equal terms their political and poetic value.

Réchappé d’une prison hautement symbolique, le recueil Poems from Guantánamo : The Detainees Speak, mobilise une poétique propre à l’enfermement. Paru en 2007 et dirigé par Marc Falkoff, ce recueil collectif rassemble une vingtaine de poèmes composés par dix-sept prisonniers. Cette œuvre originale, parce que tirée d’un lieu marginal et extrême, s’inscrit dans cet ensemble qu’on peut qualifier de “littérature carcérale”, en raison des conditions d’écriture, des thématiques et des procédés mobilisés. Mais la catégorie générique de “littérature carcérale” ne doit pas nous tromper : il s’agit pour ces œuvres de créer une communauté virtuelle en dehors de la prison. Ce recueil, unique en son genre, peut susciter chez le lecteur divers questionnements. Si ces poèmes peuvent sembler “étrangers” par les distances symbolique, linguistique et géographique qui nous séparent de leurs auteurs, ils interrogent pourtant le sens d’une poésie composée dans l’urgence carcérale. Loin de documenter la violence de Guantánamo, ces poètes-témoins visent un ailleurs idéal où leurs voix carcérales seraient audibles, où elles survivraient à leurs corps torturés. Or, cet idéal se heurte à la censure militaire du recueil : contrôlés puis traduits de l’arabe vers l’anglais, ces poèmes illustrent matériellement la part indicible de toute expérience carcérale. À partir de ces obstacles qui contrarient la transmission d’une parole poétique, nous déploierons une réflexion autour de la valeur inaltérable du recueil, qui reste à la fois politique et esthétique. Tout d’abord, il s’agira de rappeler le contexte d’écriture du recueil à Guantánamo. Une fois ces repères posés, nous analyserons en quoi ce recueil garde une valeur politique, malgré sa censure. Enfin, nous dégagerons du recueil quelques motifs caractéristiques d’une poétique de l’enfermement.

Poems from Guantánamo : The Detainees Speak

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Marc FALKOFF (dir.), Poems from Guantánamo : The Detainees Speak, The University of Iowa Press, Iowa City, 2007.

Le contexte d’écriture du recueil

Le 11 janvier 2022 signait les 20 années d’existence du camp de Guantánamo : sur ces deux décennies, ce camp a retenu près de 780 hommes et en compte encore aujourd’hui une quarantaine1. Après les attentats du 11 septembre 2001, George W. Bush a créé ce camp de détention sur la base militaire américaine de Guantánamo, au sud-est de Cuba. Il est le lieu de détention de non-citoyens américains soupçonnés de liens avec le terrorisme, souvent prisonniers de guerre. Le camp de Guantánamo est le théâtre d’abus multiples (actes illégaux, torture, absence de jugement) qui le coupent du monde. Si Barack Obama avait promis de fermer le camp après son élection, il est toutefois resté ouvert. Les associations de défense des droits attendent beaucoup de la récente investiture de Joe Biden puisque le camp de Guantánamo ne respecte pas la juridiction américaine : sa gestion est confiée à l’armée et à la police. Le philosophe Giorgio Agamben s’est intéressé au caractère exceptionnel du camp dans son essai Homo Sacer (2016). Au sujet des détenus de Guantánamo, le philosophe précise qu’ils ne sont « ni prisonniers ni accusés, mais seulement detainees, ils sont l’objet d’une pure souveraineté de fait, d’une détention indéfinie […] » (Agamben 175). Or, cette indétermination de statut coïncide avec une désignation instable de Guantánamo, tantôt qualifié de prison tantôt de camp. Pour distinguer ces deux formes d’enfermement, l’on peut dire que la prison moderne est une institution régie par la loi tandis que le camp suppose une suspension du régime juridique ; le camp serait une forme d’enfermement dite « exceptionnelle » qui s’est particulièrement développée au XXe siècle jusqu’à nos jours. Giorgio Agamben place sa réflexion dans la continuité des travaux de Michel Foucault2, cherchant à analyser la façon dont le politique pénètre les corps et la vie des hommes. Face à l’impensé de Michel Foucault au sujet des camps de concentration, Agamben présente le camp comme un domaine à part : « le camp de concentration, comme espace absolu de l’exception, est topologiquement différent d’un simple espace de réclusion » (26-27). En effet, le développement du droit carcéral, depuis le XVIIIe siècle, n’a pas directement influencé l’invention des camps, dans le sens où ceux-ci ont répondu à des situations empiriques données. On pense par exemple aux campos inventés par les Espagnols face à la révolte de la colonie cubaine en 1896, ou aux concentration camps mis en place par les Anglais pour réprimer les Boers pendant la Seconde Guerre des Boers (Becker 101-129). Pourtant, la difficulté qu’il y a à nommer le « camp-prison » de Guantánamo suppose une porosité entre système pénal et système concentrationnaire. Si la multiplication des camps de réfugiés dans le monde a également contribué à étendre la polysémie du terme camp, penser la prison moderne suppose une analyse comparatiste des camps. Dans son Histoire du barbelé, Olivier Razac perçoit Guantánamo comme un camp :

il n’est pas exagéré de dire que la “prison” de Guantánamo a été un camp de concentration, même si elle n’est pas liée à un projet génocidaire […]. De ce point de vue, la présence de barbelés dans tous les types d’enfermements – du plus arbitraire et brutal au plus civilisé et légalisé – doit plutôt être compris comme l’indice d’une dissémination et d’une diffraction des logiques pures – concentrationnaires, totalitaires et génocidaires (Razac 176).

À partir du barbelé, matériau hautement symbolique, Olivier Razac observe une continuité idéologique politique et sociale entre les diverses pratiques de l’enfermement. Guantánamo serait ainsi à la confluence de pratiques carcérales et concentrationnaires et il en sortirait dès lors des images relevant d’une poétique de l’enfermement.

L’ouvrage Poems from Guantánamo : The Detainees Speak est un recueil de 22 poèmes composés par 17 auteurs prisonniers à Guantánamo. Certains poèmes ont été directement écrits en anglais et d’autres ont été traduits de l’arabe vers l’anglais. L’armée américaine garde secrets les textes originaux en arabe. C’est Marc Falkoff, avocat, professeur de droit et docteur en littérature américaine, qui a mené ce projet inédit entre 2004 et 2007. L’idée du recueil lui est venue en recevant de certains clients des poèmes joints à des courriers juridiques. Après un long travail de collecte et de négociations avec l’administration militaire et l’équipe de censure du Pentagone, le recueil a été publié en 2007 par les Presses universitaires d’Iowa. Pour Marc Falkoff, publier les Poems from Guantánamo, c’est répondre aux clichés véhiculés sur Guantánamo :

Bien qu’après de nombreuses visites à Guantánamo j’avais appris à connaître mes clients comme des hommes en chair et en os, comme nous tous sujets au désespoir et à la dépression, à la joie et à l’espoir, je savais que pour le reste du monde ils étaient la pire des espèces, des terroristes et des criminels pervers (Falkoff 2007b)3.

L’avocat espère qu’une reconnaissance s’opère par la lecture : « la population américaine pourrait commencer à considérer ces détenus non comme des “terroristes” sans visage, mais plutôt comme des pères, des fils, des frères qui n’ont jamais été qu’accusés » (Falkoff 2007b)4. Cet ouvrage a été traduit dans une douzaine de langues, dont l’espagnol, en 2008, mais il n'a pas encore de traduction française officielle5. Les 17 poètes qui ont participé au recueil ont des trajectoires très diverses, liées, entre autres choses, à leurs différents pays d’origine. La majorité d’entre eux ont subi une violente arrestation dans des zones de conflit du Moyen-Orient avant d’être expatriés et détenus à Guantánamo. En présentant de courtes biographies avant les poèmes, le recueil témoigne de la diversité des parcours de vie des détenus : « Martin Mubanga possède la double nationalité britannique et zambienne. Il a été arrêté en Zambie, où sa sœur et lui rendaient visite à des proches, puis transféré à Guantánamo sans aucune procédure judiciaire » (Falkoff 2007a, 55)6. Au sujet du Jordanien Osama Abu Kabir, on apprend que l’« un des motifs avancés pour justifier sa détention prolongée est qu’il portait une montre digitale Casio lors de sa capture, cette marque est supposément appréciée par les membres d’Al-Qaïda, car certains modèles pourraient être utilisés comme détonateurs de bombe » (Falkoff 2007a, 49)7. Abdullah Thani Faris al Anazi est quant à lui « amputé des deux jambes, perdues lors de bombardements commandés par les États-Unis en Afghanistan, alors qu’il était employé d’une organisation humanitaire » (Falkoff 2007a, 24)8. L’horreur de ce paratexte biographique est contenue par un style laconique et un récit circonstancié qui s’écartent délibérément du registre pathétique. Il ne s’agit pas d’éclipser le lyrisme des poèmes mais, bien au contraire, de mesurer leur portée selon l’histoire des auteurs. De la sorte, paratexte et poèmes se répondent : le visage assigné de « combattant terroriste » laisse place à un autre visage, humain et épris de poésie. Aujourd’hui, la majorité des poètes-détenus ont été relâchés, d’autres sont présumés encore détenus et l’un d’entre eux s’est donné la mort à Guantánamo en 20129.

Parmi les dix-sept poètes qui ont participé au recueil, la moitié semblent avoir découvert un goût pour la poésie du fait de leur incarcération. Le titre d’un des poèmes, écrit par le jeune Tchadien Mohammed El Gharani, rend compte de cette découverte : « Premier poème de ma vie ». Ce long poème écrit en distiques raconte son arrestation au Pakistan et sa déportation aux États-Unis. L’autre moitié des poètes-détenus ont suivi des études ou exerçaient un métier de lettré. Le paratexte du recueil indique que quatre étaient étudiants ou jeunes diplômés, deux écrivains, un professeur, un journaliste10. Pour ceux qui écrivaient avant leur déportation, l’expérience de Guantánamo bouleverse leur pratique de la poésie, comme en témoigne Sami al Haj dans son poème de 19 distiques « Humilié par les chaînes » :

I was humiliated in the shackles.
How can I now compose verses
 ? How can I now write?
After the shackles and the nights and the suffering and the tears,
How can I write poetry ?
(p. 43)

[J’étais humilié par les chaînes.
Comment pourrais-je alors composer des vers ? Comment pourrais-je écrire désormais ?
Après les chaînes et les nuits, la souffrance et les pleurs,
Comment pourrais-je écrire de la poésie ?]

Le processus créatif du poète entre en conflit avec les violences subies au camp. Dès lors, la pratique poétique carcérale suppose une lutte, un conflit entre le « je » poétique qui sort du silence et le lieu stérile qui l’entoure. Cette situation précaire et solitaire est le lot quotidien des détenus, qui trouvent dans la poésie une langue pour exprimer l’indicible. Expérience comparable à celle des témoignages de soldats revenus des tranchées, analysés par Carine Trévisan dans le sillage des travaux de Walter Benjamin concernant l’impact de la Grande guerre sur les récits : « l’écriture permet de se redonner consistance, de reconnaître l’expérience comme sienne, de se la réapproprier » (2004, 3). Carine Trévisan fait valoir la quête simultanée d’identité et de distanciation qui motive le récit post-traumatique : l’auteur cherche à éprouver « l’apaisante séparation d’avec l’être que l’on est » et fait apparaître dans le texte un « témoin jumeau » (23). Logique très proche du geste d’étrangéisation à l’œuvre dans les Poems from Guantánamo. En effet, il ne s’agit pas de redoubler le traumatisme par l’écriture mais de le mettre à distance dans ce lieu intermédiaire qu’est la poésie. Dans ce sens, le poète Ibrahim Al Rubaish clôt son « Ode à la Mer » en reconnaissant le pouvoir guérisseur et politique de la poésie :

You have been beside us for three years, and what have you gained ?
Boats of poetry on the sea; a buried flame in a burning heart.
The poet’s words are the font of our power
 ;
His verse is the salve for our pained hearts
(p. 66) 

[Voilà trois ans que tu es à nos côtés, et qu’y as-tu gagné ?
Des poèmes flottant sur la mer ; une flamme ensevelie dans un cœur qui se consume.
Les mots du poète forment la source de notre pouvoir ;
Ses vers sont une pommade pour nos cœurs affligés]

Dans ce poème, la voix poétique s’adresse à la mer, interlocutrice à la fois passive et coupable puisqu’elle retient les prisonniers sur l’île de Cuba. Ici, le poète souligne la valeur accordée aux poèmes dans le quotidien éprouvant de Guantánamo : le poème apparaît comme le seul support capable de porter la voix des détenus au dehors. La poésie rétablit un dialogue, exacerbe une sensibilité, là où le lieu d’enfermement sépare et isole. Si la prison est une expérience-limite, la poésie permettrait d’en extraire des mots. Il nous faut cependant interroger la valeur politique de ces mots rescapés, étant donné qu’ils ont subi une censure militaire. Le recueil porte les discrets stigmates d’un contrôle autoritaire.

Un recueil politique qui subit et détourne la censure

En 2015, le prisonnier Mohamedou Ould Slahi voyait enfin ses Carnets de Guantánamo publiés, dix ans après le début de leur rédaction11. Première publication d’un détenu encore incarcéré, le texte est parsemé de rectangles noirs qui dissimulent des noms, des lieux et autres informations “secrètes”, convoquant ainsi des siècles de censure littéraire et artistique12. Les éditeurs ont fait le choix de rendre visible les coups portés au texte par la censure, mais ce parti pris a rendu la première édition de cet ouvrage presque illisible13. Cet ouvrage relève de l’édition d’actualité et s’inscrit plutôt dans un travail journalistique cherchant à documenter Guantánamo. La censure y est ostensiblement montrée. On peut convoquer le travail du sinologue Vincent Durand-Dastès qui a étudié la censure de romans classiques chinois lors de leur réédition dans les années 1980 : il y observe le caviardage par des carrés blancs des passages jugés licencieux :

Un des traits remarquables […] consistait en effet à attirer explicitement l’attention sur les passages censurés et à traduire aussi visuellement que possible leur dimension, dessinant pour le lecteur les contours exacts du passage absent et l’invitant en quelque sorte à remplir par l’imagination ce dont le censeur l’avait privé (Durand-Dastès 1980, 4).

Vincent Durand-Dastès met en avant ici le caractère paradoxal de la censure qui choisit de rendre visible ses coupes, stimulant chez le lecteur un imaginaire du secret. Dans un geste radicalement opposé, Marc Falkoff entreprend de publier des poèmes tirés de Guantánamo sans avoir recours à des rectangles noirs, alors que la censure a bel et bien marqué le recueil. En effet, l’avocat n’a pas eu accès aux textes originaux rédigés en arabe, ce sont des traducteurs officiels qui ont été confrontés aux textes originaux, jalousement conservés par l’armée. C’est par le biais du paratexte et d’autres articles que l’avocat-professeur de droit expose ses difficultés à créer le recueil : « Je dirai simplement ici que le projet a été difficile et qu’il n’a été qu’en partie couronné de succès » (Falkoff 2007b, 7)14. Bien qu’il soit contraint au secret d’État, Marc Falkoff négocie un espace de contestation afin d’éclairer les limbes juridiques de Guantánamo. Mais la préoccupation principale de l’avocat reste l’avenir des détenus : la prison de Guantánamo est toujours ouverte et demeure un non-lieu juridique pour ses prisonniers. Le beau titre de son article « Conspiracy to Commit Poetry : Empathetic Lawyering at Guantanamo Bay » [Complot pour perpétrer des poèmes : une pratique empathique du droit à Guantánamo] tourne en dérision les inquiétudes conspirationnistes de l’armée pour défendre les droits des détenus, comprenant le droit d’écrire. L’édition de ce recueil a été l’expérimentation d’un combat, qui illustre le pouvoir et les limites de la littérature dans la sphère politique. À peine l’idée d’un recueil émise, Marc Falkoff a été confronté à plusieurs contraintes, en premier lieu la censure drastique qui met en péril la représentativité des poèmes du camp : aux 22 poèmes du recueil s’opposent « des milliers de poèmes manuscrits [qui] ont été détruits ou confisqués avant qu’ils ne puissent être connus par les avocats » (Falkoff 2007b, 7)15, et à cela s’ajoutent les réserves persistantes de l’armée :

une fois que le Pentagone apprit que je rassemblais des poèmes dans l’espoir de les publier, l’équipe de censure a totalement cessé leur diffusion, en déclarant qu’il avait été conclu que la poésie “représente un risque particulier” pour la sécurité nationale en raison de son “contenu et de son format” » (Falkoff 2007b, 7)16.

Cependant, les poètes qui ont été publiés n’ont pas de profil « modèle » : nombre d’entre eux se sont battus pour faire respecter leurs droits élémentaires (entre autres : droit à la prière, au silence, au repos etc), comme en témoigne la bande dessinée Guantánamo Kid qui retrace le parcours de Mohammed El Gharani – transcrit Mohammed El-Gorani en français – déporté par l’armée américaine à Guantánamo à l’âge de quinze ans et détenu sept ans et demi17.

BD Guantánamo Kid

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Jérôme Tubiana & Alexandre Franc, Guantánamo Kid, L’Histoire vraie de Mohammed El-Gorani, Dargaud, Paris, 2018.

La censure exclut donc de nombreux poèmes du recueil, mais elle frappe également de façon insidieuse les poèmes édités en les soumettant à une traduction anglaise. La version originale de la plupart des poèmes, écrits en arabe, est lissée par une traduction contrôlée. L’armée soupçonne l’arabe, cette lingua incognita, de délivrer des messages codés au dehors. La traduction est une problématique inhérente au combat juridique des avocats. Avec Judith Butler, on peut s’interroger sur la violence symbolique de cette traduction, irréversible, vers l’anglais. En effet, les poèmes des détenus deviennent acceptables une fois traduits dans la langue internationalement reconnue et dominante. Cela questionne également le rapport des puissances économiques, linguistiques et culturelles de l’Occident à l’étranger et à la traduction :

Que signifie l’affirmation qu’il y a une langue commune que tout le monde comprend, et que nous avons d’une façon ou d’une autre la responsabilité de parler cette langue ? Il me semble que nous avons la responsabilité de nous habituer au fait qu’il n’existe plus de langue commune ou que, s’il existe une telle langue, c’est celle d’un mercantilisme qui vise à étendre l’hégémonie de l’anglais commercial américain, et qui tend par conséquent à effacer avec violence le problème du multilinguisme (Butler 2005, 100).

Judith Butler déconstruit une certaine conception universaliste des langues, pour mieux y déceler des rapports de force. À l’heure de la mondialisation, elle a le mérite de rappeler la fonction politique de la langue, qui induit une hiérarchisation entre les langues. Dans le cas des Poèmes de Guantánamo, le caractère traduit de la plupart des poèmes est indissociable de l’œuvre en elle-même. Au même titre que les poèmes perdus car censurés par l’armée, le recueil reste en deuil de ses originaux, classés confidentiels. Dans un premier temps, le recueil Poèmes de Guantánamo s’adresse aux Américains, afin qu’ils puissent se saisir des injustices qui sont perpétrées à Guantánamo en leur nom. Le recueil comporte une valeur poétique et politique mondialement reconnaissable, d’où ses différentes traductions. Mais ce sont là autant de détours dont il faut être conscient pour restaurer les voix déformées des détenus. Bien que les détenus s’enseignent entre eux l’anglais, l’armée contrarie la possibilité donnée aux avocats de parler directement à leurs clients, il leur faut passer par un nouvel intermédiaire : « Ces lettres, toutes celles qui avaient été écrites en arabe, avaient été traduites avant mon arrivée par un traducteur que nous avions engagé pour cette tâche. Comme nous, il devait détenir une habilitation de sécurité du FBI avant de pouvoir lire les documents présumés dangereux » (Falkoff 2007b, 4)18. L’équipe de traducteurs de Guantánamo est donc elle aussi soumise à un strict contrôle, ce qui explique pourquoi un seul poème du recueil, « Premier poème de ma vie » de Mohammed el Gharani, a été traduit par un traducteur reconnu : Flagg Miller, universitaire spécialiste du monde arabe et de l’Islam19. Pour le chercheur irakien Kadhim Jihad Hassan, la traduction a de multiples rapports avec l’idéologie dominante. Comme outil de colonisation, elle peut « servir » un pouvoir hégémonique, mais elle représente également une « forme de résistance », en inventant une langue au carrefour de deux autres (l’une majeure et l’autre mineure). Enfin, la traduction est potentiellement une « arme critique » et politique, initiatrice d’une contre-culture (Jihad Hassan 48-52). La traduction est toutefois nécessaire pour la survie et le rayonnement des Poèmes de Guantánamo. Si le recueil édité par Marc Falkoff a dû composer avec la censure militaire, il parvient à envisager un espace autre, où la traduction devient un instrument de résistance contre le silence politique. Seuls les poètes-détenus anglophones voient les rimes de leurs textes conservées. Ainsi du poème « Sur le chemin du retour » de Moazzam Begg :

Begins this journey without reins,
Ends in capture without aims ;
Now lying in the cell awake,
With merriment and smiles all fake
(p.30)

[Commencer ce voyage sans tenir les rênes,
Finir capturé sans raison qui tienne ;
Maintenant étendu dans la cellule éveillé,
Où joie et sourires sont tous simulés :]

Et « Terroriste 2003 » de Martin Mubanga :

American justice, American pigs,
American soldiers, American wigs.
Yes I’m feeling angry, yes I’m feeling pissed,
An’ it’s about time that the JIF got dissed.
(p.56)

[Justice américaine, Amérique des flics,
Soldats américains, Amérique de l’élite,
Oui, je suis en colère, oui je suis furieux,
Il est grand temps de condamner le JIF20.]

Si des poèmes arabes du recueil étaient initialement rimés, il est certain que la traduction vers l’anglais a effacé ce choix poétique – mais la censure politique nous empêche de vérifier cette hypothèse. Par conséquent, c’est le vers libre que nous retrouvons le plus dans le recueil. La traduction rend cependant compte de l’importance du distique : une dizaine de poèmes font le choix de ce mètre qu’on peut rapprocher de son équivalent arabe, l’unité métrique traditionnellement appelée « beït ». De manière générale la forme des poèmes de Guantánamo reste variée, pouvant se prêter à l’ode (« Ode à la Mer » de Ibrahim Al Rubaish) comme à la chanson de rap (« Terroriste 2003 » de Martin Mubanga). Malgré la censure et la traduction, la dimension politique des poèmes de Guantánamo reste tangible. Le geste des censeurs n’a rendu que plus percutante la parole des détenus, parce que menacée. Si nous avons analysé les dispositifs de l’énonciation problématique du recueil, il nous faut désormais nous intéresser à la force contestatrice que les poèmes expriment grâce à l’image poétique.

L’urgence carcérale comme matériau poétique : quelques motifs

Pour le poète palestinien Mahmoud Darwich, la poésie allie souffrance et résistance, et c’est par cela qu’elle exprime sa dimension politique : « [la poésie] fait la guerre à la guerre en s’armant de la fragilité humaine, en ayant l’attitude de la victime qui regarde le bourreau dans les yeux, sans que ce dernier comprenne ce qu’elle lui dit, en évoquant l’herbe abandonnée le long des routes et des enfants qui jouent dans la neige… » (Darwich 2006, 121-122). Le détour par l’image poétique rend le poème hermétique au bourreau-censeur. Poètes de la douleur et de la nostalgie, les détenus restaurent leur humanité mise en danger à la fois par la détention et par le discours politique qu’on leur colle au corps. On ne peut qu’abonder dans le sens de Judith Butler, qui commente la portée subversive du recueil de Guantánamo en le comparant à une bombe à retardement littéraire et politique :

Ces poèmes transmettent un autre sentiment de solidarité, de vies connectées entre elles qui portent les mots les uns des autres, pleurent les larmes des uns et des autres, et forment des réseaux qui constituent un risque incendiaire non seulement pour la sécurité nationale, mais pour la forme de souveraineté mondiale dont les États-Unis se sont faits le champion » (Butler 2010, 64).

À travers ce propos, c’est la communauté poétique formée par le recueil qui dément le discours étasunien sur Guantánamo. L’importance et la valeur du recueil échappent à l’armée. Si les poètes de Guantánamo n’ont pas eu le droit de décrire leurs cellules (ou n’en ont peut-être jamais eu l’ambition), leurs poèmes développent de nouvelles isotopies. Le recueil dépasse le simple documentaire pour énoncer de nouveaux modèles poétiques qui circulent d’un poème à un autre. Une communauté virtuelle, propre à l’espace autonome de la poésie, se dessine et nous pouvons en analyser quelques motifs. Parmi ceux-là, on distingue la figure mythique d’Atlas. Géant vaincu par les dieux de l’Olympe, Atlas est chargé de porter la voûte céleste sur ses épaules pour l’éternité. Prisonnier sans perspective de répit, Atlas devient un double poétique des détenus. En réponse à l’expérience douloureuse de l’incarcération, certains poèmes de Guantánamo mobilisent l’image du « poids » pour désigner leur peine. De la sorte, ils érigent leurs voix poétiques en doubles d’Atlas, mythifiés par l’écriture et leur résistance à d’écrasantes injustices. Le poète Emad Abdullah Hassan écrit par exemple dans son poème « La Vérité » : « I am the one who carried the burden on his neck, / Who refuse to settle. » (p. 48) ; [Je suis celui dont la nuque supporte un fardeau, / Et qui refuse de lâcher prise]. Mobiliser l’image mythique d’Atlas permet aux poètes de dénoncer les violences qu’ils subissent tout en renversant l’attitude plaintive ou passive du prisonnier. En effet, celui-ci se trouve doté d’une posture résistante et héroïque, il retrouve ainsi une place cruciale dans l’espace-temps du monde. Le poids du monde y prend une forme poétique et contestatrice, et cela de façon particulièrement significative dans « Poème du mort » de Jumah al Dossari :

Take my blood
Take my death shroud and
The remnants of my body.
Take photographs of my corpse at the grave, lonely.

Send them to the world,
To the judges and
To the people of conscience,
Send them to the principled men and the fair-minded.

And let them bear the guilty burden, before the world,
Of this innocent soul.
Let them bear the burden, before their children and before history,
Of this wasted, sinless soul,
Of this soul which has suffered at the hands of the “protectors of peace
. (p. 32)

[Prends-moi mon sang
Prends mon linceul puis
Les restes de mon corps.
Prends des photographies de mon cadavre sur sa tombe, solitaire.

Envoie-les dans le monde entier,
Donne-les aux juges et
À ceux qui gardent une conscience,
Envoie-les aux hommes de principes, aux hommes de parole.

Et laisse-les endurer, face au monde,
La culpabilité pesante de cette âme innocente.
Laisse-les endurer, devant leurs enfants et l’histoire,
Le fardeau de cette âme perdue, sans péché,
De cette âme qui a souffert entre les mains des « protecteurs de la paix ».]

La première strophe du poème interpelle violemment le lecteur avec l’utilisation de l’impératif « Take/Prends ». Une voix poétique d’outre-tombe enjoint le lecteur à prendre part à sa momification, momification désacralisée puisqu’il s’agit de diffuser des photographies de son corps torturé. Cette allusion à la photographie n’est pas sans rappeler la révélation des photos de la prison d’Abou Ghraib en Irak, scandale qui a ému l’Amérique en 2004. Le « monde » ici évoqué est bien le monde dominé par les politiques occidentales, et la voix poétique suggère qu’elle ne sera reconnue que si le scandale de sa mort est divulgué. Seule sa mort charnelle semble intéresser le monde extérieur. Le poème maudit le monde occidental en lui rendant ce corps martyrisé. Ce rite d’exposition venge en quelque sorte les prisonniers, puisque le poème transfère symboliquement le poids des abus et des injustices subis par les prisonniers à la collectivité qui en a la responsabilité. Atlas, le bouc-émissaire, donne à voir à l’Olympe les tourments que ce dernier lui a infligés. En sublimant l’image du fardeau, la poésie carcérale tend à dépasser la profonde négativité de cette image pour la transformer en signe de résistance. Grâce à son travail de témoignage, qui porte au dehors une parole étouffée, cette poésie éclaire des voix hors normes, délestées du poids de la prison le temps qu’offre brièvement la lecture du poème.

Pour Judith Butler, les poèmes de Guantánamo sont politiques non pas tant parce qu’ils participent directement à la libération de leurs auteurs, que parce qu’ils parviennent à échapper au non-lieu qu’est l’espace carcéral :

L’extraction de l’image et du texte hors du confinement est une espèce d’ « évasion » (breaking out) de sorte que même si l’image ou le poème ne peuvent libérer personne de prison […] ils fournissent pourtant les conditions d’une rupture par rapport à l’acceptation quotidienne de la guerre, […] (Butler 2010, 13).

Le poème sorti de prison donne à penser le monde autrement. Si le poème est un espace virtuel, il devient la marque d’un geste politique, d’une capacité d’agir sur le monde. La première façon de se soustraire au milieu carcéral ou concentrationnaire, c’est d’adresser son poème au dehors et d’y récréer un autre monde en miroir. L’ailleurs peut d’abord concerner les communautés lointaines que sont familles ou amis. On pense à cet égard à l’un des cup poems écrits par le poète pakistanais Abdurraheem Muslim Dost. Les cup poems sont des poèmes très courts, retenus de mémoire ou écrits sur des gobelets par leur auteur lorsque le papier manquait ou lorsqu’il craignait de voir ses poèmes confisqués et détruits. En raison de l’étroitesse de leur support, les cup-poems ne comportent que deux ou trois vers, ce qui n’est pas sans rappeler la forme du haïku :

CUP POEM 2

Handcuffs befit brave young men,
Bangles are for spinsters or pretty young ladies.
(p. 35)

[POÈME SUR GOBELET 2

Aux garçons courageux conviennent les menottes,
Les bracelets vont aux vieilles filles et aux jolies jeunes femmes.]

La façon dont le poète laisse glisser l’image des menottes pour y substituer celle de bijoux féminins est remarquable, et ce travestissement mélancolique des objets de torture marque la distance qui sépare les détenus de potentielles amours. Le parallélisme du poème rassemble jeunes hommes et jeunes filles, tout en les tenant distinctement séparés par les deux vers : un rêve de communauté et la réalité de la détention mettent en tension le poème. Le poète semble réécrire l’épopée des héros modernes : ceux qui résistent, entendre ici les garçons courageux, sacrifient dans le même temps leurs espoirs de mariage ; la voix poétique laisse entrevoir cette promesse déçue. Le gobelet incarne également la précarité de la voix poétique : il conditionne en effet l’extrême concision du poème, tout en laissant présager une possible destruction puisqu’il est fait d’un matériau périssable (plastique ou carton) et risque d’être confisqué par l’armée. C’est pourtant le courage de la voix poétique qui s’énonce ici, résistant malgré sa précarité au silence intimé.

Une autre forme d’ailleurs explorée par le recueil est le motif de la nature. À travers son poème « Est-ce vrai ? », Osama Abu Kabir dote sa voix poétique d’une candide naïveté qui contraste ironiquement avec son expérience de Guantánamo :

Is it true that the grass grows again after rain ?
Is it true that the flowers will rise up in the Spring
 ?
Is it true that birds will migrate home again ?
Is it true that the salmon swim back up their stream
 ?

It is true. This is true. These are all miracles.
But is it true that one day we’ll leave Guantánamo Bay
 ?
Is it true that one day we’ll go back to our homes
 ?
I sail in my dreams, I am dreaming of home
. (p. 50)

[Est-ce vrai que l’herbe repousse après la pluie ?
Est-ce vrai que les fleurs s’épanouiront au Printemps ?
Est-ce vrai que les oiseaux migrateurs retourneront chez eux ?
Est-ce vrai que le saumon remonte en nageant le courant ?

C’est vrai. C’est la vérité. Tous sont des miracles.
Mais est-ce vrai qu’un jour nous quitterons la Baie de Guantánamo ?
Est-ce vrai qu’un jour nous retrouverons nos maisons ?
Je navigue dans mes rêves, je rêve de retrouver ma maison.]

La formule anaphorique Is it true that souligne l’impuissance du poète : s’il est capable de répondre aux questions de la première strophe, « C’est vrai. C’est la vérité », celles de la deuxième strophe restent en suspens. Privé de monde, le poète se plaît à penser aux miracles de la nature, qui contrastent avec sa misérable détention, cependant la simplicité de la nature ne laisse rien présager du sort des prisonniers. Ces deux premières strophes soulignent la rupture entre le monde naturel, dont on tire des vérités inébranlables à l’image du Dieu créateur et le monde humain, régi par des conjectures et des incertitudes. La première strophe prend le ton naïf et enjoué d’une récitation enfantine : « Est-on sûr que les oiseaux migrateurs retourneront chez eux ? ». À l’inverse, les questions de la deuxième strophe appellent des réponses négatives : « Peut-on être sûr qu’un jour nous retrouverons nos maisons ? ». Exilé hors de l’ordre naturel du monde, le poète se console par son imagination : « Je navigue par mes rêves ». Cette métaphore marine relie la voix poétique au monde qui l’entoure, également désigné par une isotopie aquatique (« pluie », « courant », « Baie »). La Baie de Guantánamo qui les tient prisonniers devient le support d’une évasion par les mots. Le poème met en perspective une réflexion métaphysique : si la possibilité de nommer les choses du monde est donnée au poète, le sens de l’enfermement face à l’ordre naturel des choses lui est refusé. L’absurdité et la violence de la détention contrastent avec l’harmonie du monde naturel. Si la plupart des poèmes s’en remettent à l’autorité d’Allah, ce poème se distingue par l’inquiétude qui ébranle toute certitude. Abu Kabir interpelle ensuite Allah : « But do you hear me, oh Judge, do you hear me at all ? » (p. 50) ; [Mais m’entends-tu, ô Juge, ne m’entends-tu donc pas ?]. Alors que toutes ses précédentes interrogations trouvaient une réponse affirmative, celle-ci reste en suspens, constituant de la sorte le point de bascule du poème. Parce que cette adresse désespérée formule encore un désir de croire, ce poème peut faire penser à la spiritualité inquiète d’Emily Dickinson : « Prayer is the little implement / Through which Men reach / Where Presence – is denied them – / They fling their Speech » [La prière est le petit instrument / Par quoi l’Homme parvient / Où la Présence – lui est refusé – / Il lance sa Parole] (Dickinson 332-333). L’Homme semble vouloir se ressaisir du monde par la prière, aussi dérisoire que soit sa voix pour convoquer son Créateur et espérer changer le monde. Le poète mobilise pourtant le pouvoir performatif du poème pour lancer une parole, en quête de réponses et de changement : à la circularité de l’ordre naturel doit répondre un retour. La foi du poète se nourrit autant d’inquiétudes que de croyances, et sa parole poétique refaçonne sa réalité carcérale. Grâce à la poésie, les prisonniers tentent de réduire la distance géographique qui les sépare de leurs foyers : dans le poème d’Abu Kabir, c’est bien la « maison » qu’il s’agit de rejoindre, par un « navire » qui devient métaphore du poème. Au-delà d’Atlas, les détenus-poètes apparaissent alors comme des Ulysse modernes, dont le retour est aussi incertain qu’espéré. Les motifs poétiques, par-delà leur apparente simplicité, convoquent donc des imaginaires puissants, oscillant entre images réconfortantes et images inquiétantes, où se nichent en creux des interrogations politiques et métaphysiques.

Nous avons tenté d’analyser la manière dont l’urgence carcérale contrarie la pratique poétique des poètes-détenus de Guantánamo, tout en suscitant des images qui leur sont propres. Les textes questionnent un possible ressaisissement de subjectivités, individuelle ou collective, par la pratique littéraire. Il s’agit, pour les voix détenues, de redevenir sujets politiques et poétiques. Et cette urgence carcérale devient tangible pour nous tous, lecteurs. Pour conclure, cette idée trouve un parfait écho dans un extrait du recueil Invasive Species où la poétesse Marwa Helal interpelle frontalement son lecteur : « je demande que tu t’émerveilles de la poésie qu’ils ont tenté de nous faire oublier à l’intérieur de Guantánamo […] alors que nous étions absents le monde s’est changé en image » (Marwa Helal 6)21. Dans cet extrait, on perçoit l’urgence de l’adresse par l’impératif et l’absence de majuscule et de ponctuation. La voix poétique presse le lecteur de réactiver le pouvoir de la poésie, capable d’émerveiller le monde jusqu’aux limbes carcérales. La voix poétique se rallie également à un « nous » symbolique. L’imaginaire de Guantánamo constitue un leitmotiv prégnant du recueil, brûlant symbole de l’impérialisme et de la xénophobie politique des États-Unis. Marwa Helal parle ici au nom des prisonniers privés de poésie. En lisant, le lecteur est supposé ranimer une force positive et libératrice : refaire, par la force de l’image, une communauté défaite.

1 « Four, Jean-Marc, « Guantanamo : 20 ans d'existence... et encore 39 détenus », sur le site https://www.francetvinfo.fr mis en ligne le 10 janvier

2 Foucault, Michel, Surveiller et Punir, Naissance de la prison, NRF, Gallimard, Paris, 1975.

3 Although after many visits to Guantanamo I had come to know my clients as flesh-and-blood men, subject to despair and depression and joy and hope

4 the American public might begin to see these detainees not as faceless "terrorists," but instead as fathers, sons, and brothers who had only been

5 Par conséquent, les traductions présentées dans cet article sont personnelles.

6 Martin Mubanga is a citizen of both the United Kingdom and Zambia. He was arrested in Zambia, where he and his sister were visiting relatives, and

7 One of the justification offered of his continued detention is that he was captured wearing a Casio digital watch, a brand supposedly favored by

8 Abdullah Thani Faris al Anazi is a double amputee, having lost both of his legs in a U.S. bombing campaign in Afghanistan while he was employed as a

9 Falkoff, Marc, « A death at Gitmo », L.A. Times, 20 septembre 2012. Disponible sur : http://articles.latimes.com/2012/sep/20/opinion/

10 Concernant les participants au recueil qui ont découvert l’écriture en prison, on compte deux travailleurs sociaux et un routier. Pour les six

11 Ould Slahi, Mohamedou, Les carnets de Guantánamo (Guantanamo Diary), présentés et annotés par Larry Siem, traduit de l'anglais par Éric Betsch

12 À cet égard, on peut songer à la personnification de la Censure au XIXe siècle, Anastasie, une vieille femme reconnaissable par sa chouette et sa

13 Rettino-Parazelli, Karl, « Le visage de la torture », Le Devoir, 21/01/2015. Disponible sur : https://www.ledevoir.com/monde/etats-unis/429464/

14 I will just mention here that the project was difficult and only partly successful

15 To begin with, thousands of lines of poetry were destroyed or confiscated before they could be shared with the lawyers.

16 In addition, after the Pentagon learned that I was gathering poems with an eye to publishing them, the censorship team stopped clearing them

17 Tubiana, Jérôme & Franc, Alexandre, Guantánamo Kid, L’Histoire vraie de Mohammed El-Gorani, Dargaud, 2018.

18 Their letters, all of which were written in Arabic, had been translated prior to my arrival by a linguist whom we had commissioned for the job.

19 Citons, parmi ses travaux : Miller, Flagg, The Moral Resonance of Arab Media : Audiocassette Poetry and Culture in Yemen, Harvard University Middle

20 Acronyme pour Joint Interrogation Facility, le département chargé des interrogatoires à Guantánamo.

21 i ask you to marvel at poetry they tried to make us forget in guantánamo […] while we were out the world has become image.

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1 « Four, Jean-Marc, « Guantanamo : 20 ans d'existence... et encore 39 détenus », sur le site https://www.francetvinfo.fr mis en ligne le 10 janvier 2022. Disponible sur : https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/un-monde-d-avance/guantanamo-20-ans-d-existence-et-encore-39-detenus_4895143.html »

2 Foucault, Michel, Surveiller et Punir, Naissance de la prison, NRF, Gallimard, Paris, 1975.

3 Although after many visits to Guantanamo I had come to know my clients as flesh-and-blood men, subject to despair and depression and joy and hope just like all of us, I knew that to much of the rest of the world they were the "worst of the worst," terrorists and vicious killers.

4 the American public might begin to see these detainees not as faceless "terrorists," but instead as fathers, sons, and brothers who had only been accused.

5 Par conséquent, les traductions présentées dans cet article sont personnelles.

6 Martin Mubanga is a citizen of both the United Kingdom and Zambia. He was arrested in Zambia, where he and his sister were visiting relatives, and then transferred to Guantánamo without any legal process.

7 One of the justification offered of his continued detention is that he was captured wearing a Casio digital watch, a brand supposedly favored by members of al Qaeda because some models may be used as bomb detonators.

8 Abdullah Thani Faris al Anazi is a double amputee, having lost both of his legs in a U.S. bombing campaign in Afghanistan while he was employed as a humanitarian aid worker

9 Falkoff, Marc, « A death at Gitmo », L.A. Times, 20 septembre 2012. Disponible sur : http://articles.latimes.com/2012/sep/20/opinion/la-oe-falkoff-gitmo-detainee-death-20120920

10 Concernant les participants au recueil qui ont découvert l’écriture en prison, on compte deux travailleurs sociaux et un routier. Pour les six poètes-détenus restants, le paratexte ne mentionne pas d’activité professionnelle précise.

11 Ould Slahi, Mohamedou, Les carnets de Guantánamo (Guantanamo Diary), présentés et annotés par Larry Siem, traduit de l'anglais par Éric Betsch, Michel Lafon, Neuilly-sur-Seine, 2015. Après la libération de son auteur, l’ouvrage est republié en octobre 2017 sans marque de censure.

12 À cet égard, on peut songer à la personnification de la Censure au XIXe siècle, Anastasie, une vieille femme reconnaissable par sa chouette et sa paire de ciseaux, immortalisée par le caricaturiste André Gill dans L’Eclipse du 19 juillet 1874. Disponible sur : http://expositions.bnf.fr/presse/grandmobile/pre_336.php

13 Rettino-Parazelli, Karl, « Le visage de la torture », Le Devoir, 21/01/2015. Disponible sur : https://www.ledevoir.com/monde/etats-unis/429464/livre-le-visage-de-la-torture. L’article présente une photo (Ben Stansall Agence France-Presse) de certaines pages des Carnets entièrement caviardées.

14 I will just mention here that the project was difficult and only partly successful

15 To begin with, thousands of lines of poetry were destroyed or confiscated before they could be shared with the lawyers.

16 In addition, after the Pentagon learned that I was gathering poems with an eye to publishing them, the censorship team stopped clearing them altogether, stating that it had concluded that poetry "presents a special risk" to national security because of its "content and format".

17 Tubiana, Jérôme & Franc, Alexandre, Guantánamo Kid, L’Histoire vraie de Mohammed El-Gorani, Dargaud, 2018.

18 Their letters, all of which were written in Arabic, had been translated prior to my arrival by a linguist whom we had commissioned for the job. Like us, the linguist needed to hold a security clearance from the FBI before he could review the presumptively dangerous documents.

19 Citons, parmi ses travaux : Miller, Flagg, The Moral Resonance of Arab Media : Audiocassette Poetry and Culture in Yemen, Harvard University Middle Eastern Monographs series, Harvard, 2007.

20 Acronyme pour Joint Interrogation Facility, le département chargé des interrogatoires à Guantánamo.

21 i ask you to marvel at poetry they tried to make us forget in guantánamo […] while we were out the world has become image.

Marc FALKOFF (dir.), Poems from Guantánamo : The Detainees Speak, The University of Iowa Press, Iowa City, 2007.

Jérôme Tubiana & Alexandre Franc, Guantánamo Kid, L’Histoire vraie de Mohammed El-Gorani, Dargaud, Paris, 2018.

Cécile Tarjot

Professeure de Lettres modernes au collège des Gayeulles à Rennes