Circonstances d’une rencontre
Robert Lafont et Jordi Pere Cerdà (nom de plume d’Antoine Cayrol) auraient pu se rencontrer le 2 juin 1945 aux Jeux Floraux du Genêt d'Or1. Robert Lafont, profitant d'un séjour à Perpignan2, y assistait, en curieux ou en observateur (on lui doit dans La Tramontane3 un banal compte-rendu de la séance4). Jordi Pere Cerdà, qui n'était pas encore Jordi Pere Cerdà, venait recueillir un prix, son premier, pour « Cançó de pastor »5, un poème qui manifestait selon le rapporteur du concours6, « més bona volontat que traça » [plus de bonne volonté que d'habileté] et qu'il ne reprendra pas dans son Obra poètica. Les Jeux Floraux, qui n'avaient pas été célébrés en 1944 « en raison des circonstances politiques », reprenaient là discrètement, dans un lieu (la salle Arago) et dans des conditions (« une aimable manifestation presque intime ») telles qu'on imagine mal qu'ils ne se soient pas vus. Mais ils ne se sont pas remarqués.
Quelques mois plus tard, le 11 novembre, Lafont est à nouveau à Perpignan pour une autre manifestation catalane. En commémoration du centenaire de Jacint Verdaguer, une plaque est apposée sur la maison de son fidèle ami roussillonnais Justin Pepratx :
En aquesta casa de Justí Pepratx, traductor de L'Atlàntida, habitava quan venia a Perpinyà, mossèn Jacint Verdaguer, poeta nacional de Catalunya.
[Dans cette maison de Justin Pepratx, traducteur de L'Atlantida, résidait lors de ses séjours à Perpignan, Jacint Verdaguer, poète national de Catalunya].
Cette fois Lafont participe. Il représente René Nelli « conseiller de l'Institut d'Études Occitanes, président de la SEO », empêché, dont il lit l'allocution :
Plan leu, acò ço qu'esperam, Barcelona, Perpinhan e Tolosa, la man dins la man, bastiran, dins la serenitat, l'edifici de la frairetat miechterrana e umana. E sera, acò, lo pus bel omenatge que poguessem somniar a la memoria del gran Verdaguer7.
[Bientôt, nous l’espérons, Barcelone, Perpignan, et Toulouse, la main dans la main, bâtiront, dans la sérénité, l’édifice de la fraternité méditerranéenne et humaine. Et ce sera là le plus bel hommage que nous puissions rêver à la mémoire du grand Verdaguer.]
Le rédacteur de La Tramontane désigne Lafont comme un « poète provençal ». Cerdà, qui ne descend guère de sa Cerdagne, est absent. Robert Lafont date leur première rencontre du 18 novembre 1951 :
amb Castan e Allièr, de la Batalla del Libre8, a laquala devi lo rencontre, mercant per una vida, de Jordi Pere Cerdà9.
[avec Castan et Allier, de la Bataille du Livre, à laquelle je dois la rencontre, marquante pour toute une vie, de Jordi-Pere Cerdà]
Cerdà est moins catégorique :
No puc precisar a quin moment es fa el meu encontre amb els occitans. Em sembla que era fet, ja, quan ens vàrem trobar a la Bataille-du-Livre10.
[Je ne peux préciser à quel moment se fait ma rencontre avec les Occitans. Il me semble qu’elle avait eu lieu, déjà, quand nous nous sommes rencontrés à la Bataille du livre]
et il ne cite pas nommément Robert Lafont.
Premiers dialogues littéraires
Admettons avec Claire Torreilles que
Lo dialòg comença dins la revista Oc en 1950 ont son publicats de cotria tres romances de Lafont e tres poèmas de Cerdà11.
[Le dialogue commence dans la revue Oc en 1950 où sont publiés ensemble trois romances de Lafont et trois poèmes de Cerdà].
Les trois poèmes (« Sus d'un paper gris », « Amistat del món », « A vora de la casa ), qui n'ont été repris ni dans Tota llengua fa foc ni dans l'Obra poètica, marquent une nette rupture par rapport à ceux de son premier recueil La Guatlla i la garba12 et des concours de Jeux Floraux. Si l'on reconnaît la métrique des chansons et des corrandes, si l'on est toujours dans la nature et la géographie cerdanes, avec ces pendus aux arbres comme des fruits agités par le vent (« els que van penjar / als arbres, com fruits / que el vent feia anar »13), ce sang qui coule dans les ornières du chemin (« els que van morir / esgotant llur sang / pels recs del camí »), et l'Espagne où l'on meurt de faim à la porte du mas (« A la porta de la casa / l'Espanya és un fruit estès / un fruit i la gent hi moren / moren de fam pels carrers »), on est loin désormais des innocents refrains de berger.
Peu importe le détail chronologique. La Bataille du livre est plus qu'une simple date, et plus qu'une pure propagande communiste (comme disent les Renseignements Généraux qui les suivent de très près). Les récits autobiographiques – tardifs – de Lafont et Cerdà dépassent les souvenirs personnels pour ressaisir, par-delà l'événement, l'esprit d'un temps où s'enracinent l'occitanisme d'une part, le renouvellement du catalanisme roussillonnais d'autre part, deux causes qui se rencontrent et s'entrelacent à travers les contacts personnels, les connivences idéologiques, ou parfois les tensions. Et ce qui sera à tous deux leur posture d'écrivain, esthétique et militante.
Dans son émouvante contribution au Colloque Jordi Pere Cerdà14, Lafont retrace sa découverte de la Catalogne : un poème de Jacint Verdaguer, Pons que lui firent découvrir ses ainés occitanistes, le son de la cobla, les paysages de Cerdagne… Tout cela lui faisait espérer « une grande voix », et ce fut celle qui lui arriva par la bouche de Jordi Pere Cerdà à la séance de la Bataille de Livre :
Elle proclama « O món » [Ô Monde] et « Entremig de totes les terres » [Au milieu de toutes les terres]15. Je reçus ces poèmes en pleine face et en plein cœur. Il manquait à ma géopolitique de saisir la terre entière, d'y placer des peuples, et de parler d'aujourd'hui. C'était fait par Cerdà. Sa poésie disait et possédait l'espace humain depuis un haut lieu d'espace naturel16.
Ce n'est pas la géopoétique que lui évoque la nature cerdane, mais la géopolitique, par la force des vers d'un autodidacte qui n'avait pour ainsi dire jamais quitté sa montagne – sauf que son bout du monde de montagne était la frontière entre fascisme et antifascisme, c'est-à-dire entre les guerres, mondiale, froide, anticoloniales, c'est-à-dire le monde entier. Une révélation :
Vaquí la nòstra poësia, que non pas una aplicacion de l'art oratori [...] mai un troç de flamba que viu en toti e que lo poëta deliura per la paraula17.
[Voilà notre poésie, qui n’est pas une application de l’art oratoire […] mais un peu de cette flamme qui vit en tous et que le poète libère par la parole.]
Deux ans plus tard, à la suite du compte-rendu que Bernard Lesfargues avait donné du Campestre d’amor e de guerra de Felix Castan, Lafont suscite dans Oc une discussion sur la poésie engagée, une notion de brûlante actualité dans la littérature française issue de la Résistance. Cerdà y prend part, approuvant Lafont de
posar d'entrada el problema al seu nivell : la valor o no de la llengua (d'Oc o Catalana) com a mitjà. I en aquet punt poderiem dir que es veu l'aportació del tema polític en el desenvolupament de la llengua, perquè el poeta es troba davant d'una matèria que resisteix i el seu esforç va per plegar-la18.
[placer d’entrée le problème à son niveau : la valeur ou non de la langue (d’Oc ou catalane) comme moyen. Et sur ce point, nous pourrions dire que l’on voit ce que le thème politique apporte au développement de la langue, parce que le poète se trouve devant une matière qui résiste et qu'il doit s'efforcer de plier].
À son tour, le Cerdan a besoin de Robert Lafont, pas pour s'expliquer l'engagement, mais pour penser ce que l'engagement fait à la poésie et la langue elle-même. Et dans le miroir lafontien, évaluer son propre « effort ».
Ils l'ont affirmé, chacun à sa manière : leur rencontre a été un événement central dans leur vie. L'amitié personnelle, les promenades en Cerdagne, viendront plus tard, et Pausa cerdana. Pour commencer, Cerdà, qui ne distingue pas toujours Lafont du petit groupe qu'il appelle « les Occitans », s'affilie à l'IEO (1951), s'abonne à Oc, y publie, suit de près les productions littéraires et de loin, car il assiste rarement aux réunions, les discussions théoriques.
Lafont éditeur de Tota llengua fa foc
Lafont sera l'éditeur de Tota llengua fa foc, comme Max Rouquette l'avait été des Poésies catalanes de Josep Sebastià Pons19, mais dans des conditions toute différentes. Treize numéros de Messatges ont déjà paru quand arrive le tour de Cerdà, et le programme pour ces années 1954-1955 est particulièrement chargé, notamment avec « les trois Gascons » (Manciet, Ravier, Bec) dont la publication est un enjeu important pour Oc, puisqu'il s'agit d'élargir son domaine au-delà du Languedoc. La place du catalan est à négocier et les affaires d'Oc ne sont pas simples, comme il le dit timidement : « je me sens un peu perdu dans votre organisation ». Les documents dont nous disposons20 ne permettent pas d'y voir beaucoup plus clair.
On ne sait pas avec qui ni comment s'est décidée l'édition de Tota llengua fa foc. Girard ? Castan ? En tout cas pas avec Lafont. C'est Cerdà qui semble au contraire lui en faire l'annonce : « dans quelques mois j'espère une plaquette paraîtra dans Messages [sic] “Tota llenya fa foc” ». Cette lettre non datée, où il répond à une sollicitation de Lafont, ne peut pas être postérieure à 1953. Et elle est certainement la première qu'il lui envoie car il le vouvoie encore. C'est ensuite à Ismaël Girard que s'adresse Cerdà, inquiet de n'avoir pas de nouvelles de « notre projet “Tota llenya fa foc” » qui semble pourtant assez avancé :
Je ne sais plus rien de notre projet “Tota llenya fa foc”. J'ai montré à Castan lors de son voyage les copies des poëmes qui lui ont plu. J'ai envoyé à M. Segond mon accord sur le prix. Sans doute est-ce trop d'exigence de ma part, je sais bien que la parution des trois gascons vous préoccupe et (Castan m'en a parlé) qu'à ce sujet vous faites un gros effort sur toute une région. Je voudrais bien malgré tout avoir une réponse définitive de “Messatges”, une date approximative de parution – enfin une partie des bulletins de souscription pour les insérer dans La Tramontane.
et il ajoute un post-scriptum : « J'ai réfléchi à ma signature et je choisis de prendre définitivement mon vrai nom : Antoine Cayrol.»21 La réponse arrive par Lafont, à qui donc Girard a transmis la lettre de Cerdà et vraisemblablement le manuscrit. À partir de là, Lafont est bien désigné comme l'éditeur du recueil.
Je pense que tu as le manuscrit en main, j'espère qu'il ne t'aura pas déçu. Je l'avais envoyé très rapidement à Castan avec une mauvaise présentation qui est peut-être gênante pour le lire. Dans le poème de Rosenberg, j'ai supprimé deux lignes finales22. Castan que j'ai vu à Noël m'a conseillé de les remettre. (20 avril 1954)
En septembre, l'affaire est bien avancée. Du moins Cerdà a-t-il reçu les bulletins de souscription, où le titre prévu a été modifié sans son avis :
Il y a une erreur sur le titre « Tota llenya fa foc » – tout bois fait du feu – est devenu pour le bulletin de souscription « Tota llengua fa foc ». Ce changement pour intéressant qu'il m'ait paru ne convient pas à ma position. Il est trop catégorique [?] et un peu doctrinal. Il n'y aurait pas de mal je pense à remettre le titre initial. (14 septembre 1954)
La formule tota llenya fa foc combine deux expressions idiomatiques, l'une catalane (tota llenya [li] fa feix = tout bois [lui] fait fagot), l'autre française (faire feu de tout bois). La substitution de llengua à llenya en fausse le sens. Doit-on entendre que pour lui ce ne serait pas à la langue occitane ou catalane de faire feu, mais au bois de son engagement personnel ? Telle serait la « position » qu'il oppose à une « doctrine » qu'il identifie d'autant mieux qu'il semblait l'avoir faite sienne dans son commentaire de la Bataille du livre : « l’efficacité politique des langues régionales, la raison de l’enseignement de ces langues »23. Veut-il dire alors que la revendication politique de la langue ne lui paraît plus d'actualité en 1954, pour des motifs tout aussi politiques – en l'occurrence partisans, que Lafont ne manquera pas de relever dans le commentaire de Tota llengua qu'il donne aux Cahiers du Sud24. Il est clair en tout cas qu'il ne s'agit pas d'une erreur de lecture ou de composition25, mais d'une intervention délibérée de Lafont. Quoiqu'il en soit, la réclamation arrivait trop tard, les bulletins étant déjà imprimés.
Parution et réception de l’ouvrage
Le Messatges 17, achevé d'imprimer fin décembre 1954, parait au début de 1955. C'est un recueil bilingue de poésies catalanes, entaché d'occitanismes graphiques, sous une page de titre qui convient moins à l'auteur qu'à l'idée que l'éditeur s'en fait et se fait de la collection. Les frais d'impression ont été couverts par Cerdà pour un coût de 35 000 f.
L’ouvrage est présenté par Andrée-Paule Lafont dans la revue Oc26. La future autrice de l’Anthologie de la poésie occitane préfacée par Aragon, dans laquelle sont intégrés les Catalans Pons et Cerdà et Brazès27, revient explicitement à la « poésie engagée », concluant en quelque sorte la discussion lancée par Lafont :
Çò que remiram dans JP Cerdà es aquela totalitat que fai que l'òme comunista pensent e agissent au nivèu di determinacions de l'esperit e dau cor, es tamben l'òme di vielhs mits […] fargant dins la matèria elegida per si sòmis la dicha mai elaborada de son pensament politic. Tant va que Cerdà nos porgis l'ocasion de tornar a un di grans problemas de l'epòca : lo de la natura poëtica d'una literatura de l'engatjament28.
[Ce que nous admirons dans JP Cerdà c’est cette totalité qui fait que l'homme communiste pensant et agissant au niveau des déterminations de l'esprit et du cœur, est aussi l'homme des vieux mythes […] forgeant dans la matière choisie pour ses rêves l’expression la plus élaborée de sa pensée politique. Au point que Cerdà nous offre l'occasion de revenir à l’un des grands problèmes de l'époque : celui de la nature poétique d'une littérature de l'engagement.]
Là est la place de Tota llengua fa foc dans la collection Messatges, exemplaire de l'ambition littéraire de cette nouvelle génération de poètes d'oc, « a la crosada de la fe politica e de la sentida dau païs » [au croisement de la foi politique et de la conscience du pays], enracinés dans « la frairetat primiera, la frairetat occitana, coma i a dins Cerdà una frairetat catalana » [dans la fraternité première, la fraternité occitane, comme il y a chez Cerdà une fraternité catalane]. Certainement, la fraternité de Cerdà n'est pas une abstraite « frairetat umana, dau sens dau combat collectiu » [une fraternité humaine au sens du combat collectif]; elle serait plutôt et d'abord pour lui un mode de présence au monde :
O món,
trobo fraternals
l'herba i el forment,
la dona de poble,
l'obrer de la fàbrica
(O món)
O monde,
je trouve fraternels
l'herbe et le froment
la femme du peuple
l'ouvrier d'usine,
(O monde)29
C'est bien cependant dans et depuis son pays et, comme il dit, sa (ou notre) « société » qu'il parle. Mais son pays, c'est la haute vallée du Sègre par où remonte la douleur de l'Espagne
País estrany enfront del meu,
… l'àliga núvol
carregat de dolor,
pujant el seu vaixell
sobre el mirall del Segre
(Davant del cel)
Pays étrange face au mien
l'aigle nuage
remontant comme un vaisseau
sur le miroir du Sègre
(Devant le ciel)
Et si dans Tota llengua fa foc, l'on sent vibrer une fraternité, au sens charnel de compassion, elle va aux victimes de la guerre civile. Car son pays, c'est aussi Puigcerdà, la capitale, le marché où se retrouvent tous les Cerdans, d'Espagne comme de France. Et le bombardement de la ville par l'aviation italienne, le 23 janvier 1938, c'est encore sa Cerdagne telle qu'il la montrera en 1959 à Robert Lafont, lors du séjour qui donnera prétexte à Pausa cerdana : « Vint anys ençà que Puigcerdà cremava / un rèiregost d'encendi entristesís la voluptat dei sabas »30 [Il y a vingt ans que Puigcerdà brûlait / un arrière-goût d'incendie attriste la volupté des sèves].
Témoignage de la fécondité du dialogue entre les deux écrivains, Pausa cerdana31 peut se lire encore comme une réponse à Tota llengua fa foc : Lafont y rappelle des images, des formules poétiques, et par-dessus tout le souvenir du « crime » qui a donné son nom à la frontière, ce « fiu de sang me cordura lei bocas » [fil de sang [qui lui] coud les lèvres] lorsqu'il veut composer le poème que lui inspire l'harmonie du paysage. La Cerdagne ne se laisse pas chanter avec de la rhétorique, ni dans un souffle paysan, et n'y suffirait pas une « lenga de soleu ». La Cerdagne n'est pas un pays, mais cette « terre haute » qu'il n'aurait pas pu comprendre sans Cerdà, « cette terre haute qui est comme toutes les terres, au centre du monde, et d'où le monde se laisse découvrir jusqu'en son fond, jusqu'en son sens »32. C'est le lieu de « Aici siam. La poesia nos vai nàisser » [Nous voilà et la poésie va naître]. Et pour tous ceux qui se reconnaissent dans ce « nous », il signe : « Vaquí. En l'an cinquanta nòu dau segle / ieu poeta occitan signe ».
Cerdà lecteur de Lafont : la poésie expression d’une commune attention à la réalité sociale
À son tour, Jordi Pere Cerdà a commenté Robert Lafont33. Dans Dire, il retrouve l'Orientacion de 1952, et les discussions qui s'en étaient suivies. Il y cherche son Tota llengua fa foc, lui qui a besoin du regard et des mots de Lafont pour parler de sa poésie ; il y évalue sa place dans « l'aventure commune », comme Dire fait de son auteur « el testimoni del nostre dinamisme col·lectiu, per atènyer una realitat nova, la del nostre país actual » [le témoin de notre dynamisme collectif, pour atteindre une réalité nouvelle, celle de notre pays aujourd'hui]
Provant de copsar una realitat social [Lafont] és portat a canviar les formes i emprar el poema llarg, sostenint-lo amb una ampla matèria humana i poètica, sortint-nos així del poema curt, centrat sobre un tema esquifit que era fins ara, amb poquíssimes excepcions, la mida general de la nostra poesia34.
[Essayant de saisir une réalité sociale [Lafont] est amené à changer les formes et à utiliser le poème long, qu’il soutient par une ample matière humaine et poétique ; il nous délivre ainsi du poème court, centré sur un thème étroit qui était jusqu'à présent, à très peu d’exceptions près, la norme de notre poésie]
La « réalité sociale » et la « matière humaine » – la réalité des guerres (et du capitalisme) qui bouleversent les pays et les hommes, la matière de l'expérience vécue en première personne – font éclater les formes, les mesures, les images, le langage poétique même. Il faudrait citer bien sûr « O món » qui avait tant impressionné Lafont, le plus long (111 vers), tout en ruptures de ton, de rythmes, de mètres, en prosaïsmes parfois, tout emporté par un souffle qu'Andioc35, pensant à Neruda avait dit « épique ».
Oh món,
…
Avui el respirar dels pobles és tan gran
que glateix contra meu ajagut dins la prada,
i, encara que em tapés les orelles, el sento;
el meu ritme s'ajunta amb el seu, triomfant.
O monde
…
Aujourd'hui si profonde est la respiration des peuples
qu'elle bat contre moi couché dans la prairie,
j'aurai beau fermer mes oreilles, j'entends ;
mon rythme se joint au sien triomphant
Em recorda...
la derrota, a ma boca tapava els meus vint anys.
[…]
Em recorda...
Espanya venia de finar… exsangüe.
Del clot que França li cavava,
sobresortia
un cos
atroçment present
Desplegant llagues en bandera
al cap d'una aspa de cadàvers,
un poble ingressava
a l'infern del calabós.
Em recorda…
Era l’any quaranta.
Il me souvient…
La défaite bâillonnait mes vingt ans dans ma gorge.
[…]
Je me souviens…
L'Espagne venait d'expirer… exsangue.
De la fosse creusée par nous
ressortait
un corps
d'une atroce présence.
Déployant ses blessures en bannière
sur une hampe de cadavres
un peuple pénétrait
l'enfer du cachot.
Je me souviens…
c'était l'an quarante.
[…]
Llavors en la bosa de cendres arcadura electrucutada
la brase d'una llengua s'assajà en parla muda.
Llavors en la pell de la Pàtria com tabal rebentat
venes noves lligaren filbastes de sang fresca.
Llavors la muntanya aixecà torres de voluntat.
Llavors se sobreposà a la vila una altra vila.
Llavors la cara es doblà d'una cara de nit.
Llavors la pell de cada obrer revestí un soldat.
Jo vaig entrar dins l'arbre com un ocell dins el fullam,
i vaig sentir la força dels seus brancs
a dins dels braços i en el cos,
i vaig sentir la saba barrejant-se amb ma sang
Tingué la vida en el niu calent de mes mans;
la vida tenia la cara del poble
i del seu combat.
[…]
Alors dans cette bouche de cendre aux arcs électrocutés
la braise d'une langue entreprit un langage muet.
Alors sous la peau de la patrie crevée comme un tambour
de nouvelles veines lièrent la chaine du sang frais
Alors la montagne dressa ses tours de volonté.
Alors une ville cachée se superposa à la ville.
Alors le visage se doubla d'un masque de nuit.
Alors la peau de chaque ouvrier revêtit un soldat.
J'entrai dans l'arbre comme un oiseau dans le feuillage
et je sentis la force de ses branches
dans mes bras dans mon corps
de sa sève se pénétrait mon sang.
Je tins la vie dans le nid chaud de mes mains
la vie avait le visage peuple
et de son combat.
et, rupture encore, l'ironie et le prosaïsme d'une image de roman-photo pour décrire au bout du monde le petit bureau du maire de Saillagouse
roses de paper
santa de guix
en un saló burgès i tricolorat
d'un cantó de província
amb folres de dues cares
pel representant continu de la republica
i de l'Estat Francès
(O món)
roses en papier
sainte de plâtre
dans un salon bourgeois et tricolore
d'un canton de province
aux housses à deux visages
du représentant de la République
et de l'Etat français36
Il faudrait citer « Entremig de totes les terres », pour la « visió del món, la situació seva davant la societat i la carta política mundial » [la vision du monde, la situation devant la société et la carte mondiale]. Et montrer que c'est une exigence “morale”, intime, qui porte le poète « vers l'ample poema, d'inspiració i de tècnica, talment és clar, que és el verb interior el que crea la forma on s'expressarà » [vers le poème ample, par son inspiration et sa technique, tant il est clair que c'est le verbe intérieur qui crée la forme dans laquelle il s'exprimera ».
On és Barcelona, Capital !
on polsa al viu un cor de milions d'homes,
tibant la pell del silenci
fins a regantar
en la gargamella del món
un sanglot de ràbia
i una glopada de sang.
On és Corea, llombrígol sangonós
que alliçonem de civilització.
On és l'Iran, els vapors de benzina
…
On són Vietnam, terra del cautxú,
Madagascar, on maduren pels arbres
cadàvers de malgaixes,
…
On és Paris.
On són Londres, Nova York,
rostres reixats amb el fum de les fàbriques
tirat com una xarxa
sobre el poble treballador que atabalen
el brunziment dels avions,
tibant els cables d'acer d'una capital a l'altra,
i les ràdios pels carrers
repicant el verí de la mentida,
amanint-la amb un ritme de jazz.
Où est Barcelone, Capitale !
où palpite le cœur de millions d'hommes,
forçant la peau du silence
jusqu'à vomir
dans la gorge du monde
un sanglot rageur
et une gorgée de sang
Où est la Corée, nombril saignant
à qui nous enseignons la civilisation.
Où est l'Iran, les vapeurs de benzine
…
Où sont le Viet-Nam, terre du caoutchouc,
Madagascar où mûrissent aux arbres
les cadavres malgaches
…
Où est Paris
où sont Londres, New-York,
visages tissés aux fumées des usines
jetées comme un filet
sur le monde du travail, que trouble
le ronflement des avions
tendant les câbles d'acier d'une capitale à l'autre,
la radio dans les rues
assénant le venin du mensonge
assaisonné de jazz.
Cerdà peut encore, puisqu'il ne manque pas non plus de « poèmes courts » dans Tota llengua, reconnaître dans Dire « aqueixa interpenetració de la natura per l'home » [cette interpénétration de la nature par l'homme]
Una viola malmesa per la nit
assaja un pas en un crestat d'ortigues,
i en la gerdor d'aquell coixí espinós
quatre pedretes morades fan brillar
la riquesa de viure.
Jo que les veig,
que les oloro,
de tot mi
cribell travessat
pel vent de primavera,
crido els altres al meu goig.
(Pasqua clara)
Une violette malmenée par la nuit
essaye sa marche sur une crête d'orties ;
sous le vert de ce coussin d'épines
quatre pierres précieuses font briller
la richesse du vivre.
Moi qui les vois
qui les respire
de fond de moi,
criblé, traversé
par le vent du printemps
j'appelle les autres à ma joie.
(Claires Pâques)
Cerdà note aussi, non sans une certaine gourmandise, l'usage que Lafont fait du « romance ». « Amb el Romance, que afecciona en Lafont, trobem una altra forma de la nostra poesia o millor del nostre cançoner » [Avec le romance qu'affectionne Lafont, on trouve une autre forme de notre poésie, ou mieux encore de notre chansonnier].
S'il a délibérément abandonné les corrandes, les airs et les chansons si présents dans son précédent recueil, ce n'est pas par dédain. Parallèlement, dans ces années 50, il poursuit un travail de collecte de chansons populaires, pour le plaisir musical, et pour la richesse qu'il y découvre, d'une langue, d'un imaginaire, d'une verve et d'une invention narrative que le canon poétique floralesque a occultées. Du romance, il en a parlé, en folkloriste ou en amoureux de la chanson populaire37, il n'en crée pas. Il admire cependant Lafont d'avoir su en revivifier la forme, non pas « com una reminiscència sinó com una terma que comprova el camí pres i ens assegura del devenir. » [non pas comme une réminiscence, mais comme une borne qui balise le chemin et indique sûrement la direction de l'avenir]. Le recours au romance n'est pas alors un retour nostalgique ou érudit au passé, mais une ouverture vers une poésie nouvelle, en ce qu'il dégage du chemin le poids mort de l'héritage renaixentiste ou mistralien.
« Poc a poc el camí es va fent » [Peu à peu, le chemin se fait].
Le chemin qu'a parcouru Lafont depuis Paraules au vièlh silenci (Messatges 4) jusqu'à ce Dire (òbras 4) commence à Pons (Messatges 1). Dans toute cette « espellida », cette floraison de poètes occitans qu'emmène la collection Messatges, il faut identifier une « génération de Pons », qui avance comme Lafont, sur une ligne de crête entre deux mouvements : le catalan et le provençal : « el moviment català, però també el moviment provençal ».
Le catalan, c'est Pons dont explicitement les occitan(iste)s font un modèle, « lo poeta mai gran , et de luonh qu'avem agut despuei Mistral »38, parce que sa poésie en quelque sorte réalise la rencontre exemplaire d'une pratique de la langue (le catalan épuré, normé, unifié de l'Institut d'Estudis Catalans, modèle de la réforme alibertienne), d'une inspiration poétique méridionale, méditerranéenne ou latine (dont les références vont de Virgile à Moréas, en passant par Maragall) et de l'enracinement terrien dans son lieu natal. Et aussi, ne l'oublions pas, parce que Pons, durant son long séjour à Montpellier, a trouvé un réseau d'amis avec qui il a partagé paysages et poésies, parce qu'il s'y est fait des disciples admiratifs qu'il n'avait pas eu l'occasion de se faire en Roussillon.
Le provençal, Cerdà qui à vrai dire n'a guère de culture littéraire de ce côté-là, le passe par son prisme politique : “de droite”, conservateur, antirépublicain, etc. Provençal tout ce qui conserve la langue au service d'une politique réactionnaire, au lieu de la servir et de la faire vivre « dins l’engatjament el dia al dia, polític i social de la nació francesa » [dans l'engagement au jour le jour, politique et social de la nation française]. Et il n'a pas manqué de voir – justement dans cette « sensualité hellénique », dans cette « sagesse » panthéiste du poète retranché hors du monde, hors du temps d'aujourd'hui dans sa « vall closa »39 – une influence maurrassienne que Pons devrait à sa formation intellectuelle40.
Pour J. P. Cerdà, la poésie de Pons pouvait très bien s'inscrire dans un “régionalisme” tout à fait compatible avec la politique culturelle de Vichy, de sorte que s'il faut en effet la prendre en compte comme une « borne » dans le mouvement littéraire occitan et catalan, elle n'indique pas le chemin de l'avenir, mais la fin d'une époque. Il peut faire crédit à Lafont d'avoir su combiner deux conceptions de la poésie, le lyrisme contemplatif ponsien et le « drame » d'une poésie qui se veut en prise sur la réalité sociale, il n'en reste pas moins qu'il subsiste toujours une dissonance entre les Occitans et les Catalans parlant depuis des « situations » qui ne sont pas superposables.
Depuis qu'avait sonné « l'heure nationale de la Catalogne »41, depuis le Manifeste Desviacions en els conceptes de llengua i de Pàtria de mars 1934, signé en premier par Pompeu Fabra42, l'heure est passée du panoccitanisme. OC disparaît, les Catalans désertent la Maintenance Roussillon-Catalogne. Lorsqu'il affirme un jour lors d'une réunion de l'IEO que « a Rosselló el problema no es plantejava, perquè el felibritge no existia » [en Roussillon le problème ne se posait pas parce que le félibrige n'existait pas], Cerdà ne se trompe pas tout à fait. Il pouvait bien y avoir à Perpignan une Maintenance qui se réunissait une fois par an, et dont il était membre depuis 1947 et même Mestre en Gai saber depuis 1955, elle n'était, pour ce qu'il en voyait, guère plus qu'une machinerie au service des Jeux Floraux43, et les Jeux Floraux dans ces années 1940-1950 étaient la seule instance de défense “catalaniste” en Roussillon, où bien des écrivains sud-catalans, exilés ou confinés en Espagne, se retrouvaient. L'opposition frontale au Félibrige qui armait les Occitans constituait un «problème » pour Cerdà, parce qu'il lui semblait que cela n'avait guère de pertinence pour les Catalans…
Quant à l'autre dissonance qu'il pouvait y avoir entre eux, elle était moins avouable ou moins consciente : les Occitans faisaient de Pons un symbole utile, voire un fétiche, alors que lui, Cerdà, se mesurait à lui en tant que poète44.
Le MLCR, les débuts du GREC
Dans Cant alt, où ses souvenirs de militant comptent nettement plus que la (en tout cas, sa) littérature, un événement résume et donne sens à son amitié et à ses rencontres avec Lafont, c'est le stage du Mouvement laïque pour les cultures régionales – MLCR – de Marly-le-Roi du 26 au 31 décembre 1959. Il y a été invité à la demande expresse de Robert Lafont45. Là commençait pour lui une autre histoire, collective, celle du Grup Rossellonès d'Estudis Catalans. Sans doute, les temps étaient mûrs, en Roussillon aussi. La loi Deixonne avait déjà suscité des discussions, des enseignants s'étaient mobilisés. Le quotidien que tout le monde lit en Roussillon, L'Indépendant, publie le communiqué final de la réunion de Marly. Dans La Tramontane, le bimensuel culturel qui se vend aussi à Montpellier, à Toulouse, à Barcelone, Jordi Pere Cerdà lance immédiatement un appel aux « consciences catalanes » : « Pour une culture régionale »46, où il définit les termes de son adhésion à ce qui, somme toute, est encore la « doctrine » des occitanistes.
Notre département n'est pas assez au courant des travaux de ces groupements [IEO et Ar-Falz]. Bien que nombre d'écrivains catalans fassions partie de l'Institut et assistions sporadiquement à ses réunions, nous n'avons pas traduit sur le plan catalan une activité parallèle […] De toute façon leur activité est assurément exemplaire de ce qui peut et doit être fait chez nous étant donné qu'une base nous est commune : les rapports entre nos langues respectives et le français, les conditions de notre activité vis-à-vis des organismes d'État.
Cerdà n'aurait pas suffi à créer le GREC, mais sa parole portait, auprès des gens “de gauche”, auprès des habitués des Jeux Floraux, auprès du petit milieu “bourgeois” perpignanais qui s'était saisi de son théâtre. Dans les années 1960-1970, il s'identifiera à sa tâche militante au point de délaisser sa création. Une tâche pour laquelle il avait trouvé ses exemples chez les Occitans :
Tota societat cerca uns exemples. Es dóna fites, desigs, miralls. Els meus sortien de les reunions en què havia participat amb els occitans, semblants a les que vàrem conèixer a Marly-le-Roi47.
[Toute société se cherche des exemples. Se donne des dates, des desseins, des miroirs. Les miens procédaient des réunions auxquelles j'avais participé avec les Occitans, entre autres celles que nous avions eues à Marly-le-Roi]
Des exemples, des critères théoriques, des valeurs. Et des méthodes d'action (journées d'études, conférences, exposition, interventions dans la presse…) inspirées souvent de l'IEO, parfois partagées avec lui48. Robert Lafont sera là parfois, et là encore aux premières sessions de l'Universitat Catalana d'Estiu. Mais c'est une autre histoire. Jordi Pere Cerdà ne suivra pas son ami, ni au COEA ni au-delà. Mais bien des catalanistes roussillonnais de la génération suivante retrouveront Robert Lafont, et avec lui d'autres exemples que ceux que le GREC, qui n'avait pas franchi la « rega de “culturalisme blos“ »49 [le frontière du pur culturalisme] pouvait leur proposer – mais il ne s'agissait plus alors de poésie et de littérature.
Lorsqu'il compose son Obra poètica pour l'éditeur barcelonais Barcino (1966), Cerdà remanie Tota llengua fa foc. Il supprime « O Món », « Entremig de totes les terres », et « Rosenberg », soit les textes les plus « engagés », pour les rattacher à un nouveau cycle, Un bosc sense armes. Il n'oublie pas ce qu'il doit aux Occitans et à Lafont, mais choisit de rassembler les textes qui correspondent à son « engatjament social i polític »50. Cette fois il désigne, au-delà du contexte du dix-septième Messatges (la Résistance, le communisme…), toute l'histoire de son engagement dans le catalanisme, et il dédie Un bosc sense armes à Pere Verdaguer, le compagnon indispensable dans l'aventure du GREC. Tota llengua fa foc, écourté donc, est dédié à Robert Lafont.
Conclusion
Finissons par le début. Jordi Pere Cerdà commence son autobiographie Cant alt par un bilan de ses années de compagnonnage occitan :
Què ens portaven de més [els occitans]? Una valoració de nosaltres; a través de Pons primer, i també per un ressò d'amistats que, personalment, no trobaré mai al sud del Pirineu, una comprensió del nostre text. […] No era poc per a mi el fet de confrontar poetes que havien fet el mateix engatjament polític que jo, allavores que en el nucli rossellonès passava per un llop blanc51.
[Que nous apportaient de plus les Occitans ? Ils nous revalorisaient, à travers Pons d'abord, et aussi par ce climat d'amitié que, personnellement, je ne trouverai jamais au sud des Pyrénées. Ils comprenaient, eux, ce que nous disions […] Ce n'était pas rien pour moi de rencontrer des poètes qui avaient eu le même engagement politique que moi, alors que dans le milieu roussillonnais je passais pour un loup blanc.]
Entre La guatlla i la garba, édité à Perpignan, souvent encore si empreint de cette « tradition bucolico-rurale »52 que maintenaient alors les Jeux Floraux et l'Obra poètica éditée à Barcelone, c'est dans l'occitane Tota llengua fa foc que Jordi Pere Cerdà avait trouvé sa voix. Et llengua, pas llenya, Robert Lafont avait raison.