Fédérop, l’« héritage éditorial » de Bernard Lesfargues

Bernadette Paringaux

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Bernadette Paringaux, « Fédérop, l’« héritage éditorial » de Bernard Lesfargues », Plumas [En ligne], 4 | 2024, mis en ligne le 08 janvier 2024, consulté le 28 avril 2024. URL : https://plumas.occitanica.eu/1274

Comme on le sait, Bernard Lesfargues naquit en terre occitane, à Bergerac, en 1924. Après ses études secondaires, il partit à Paris pour entreprendre des études d’espagnol qui le conduisirent à l’agrégation qu’il obtint brillamment. Il fut ensuite nommé dans différents lycées de Lyon où il enseignait dans les classes préparatoires. Durant les années passées à Lyon, entouré de ses amis militant comme lui pour un fédéralisme européen, il ouvrit une librairie Fédérop, réputée pour être « la librairie Maspero » lyonnaise, puis créa la maison d’édition du même nom en 1975. La retraite venue, il revint s’installer en Périgord dans les années 80 dans la maison de ses grands-parents d’Église-Neuve d’Issac.

Le stand Librairie et Éditions Fédérop. Fête du PS à Oullins (69), 1975.

Le stand Librairie et Éditions Fédérop. Fête du PS à Oullins (69), 1975.

C’est alors que Jean-Paul Blot, qui appartenait au milieu occitan, (il avait créé l’option occitan au lycée de Bergerac où il enseignait l’anglais) et moi-même (j’y enseignais l’espagnol), qui vivons dans les environs de Bergerac, avons commencé à rencontrer Bernard Lesfargues et avons découvert sa maison d’édition.

Après un séjour en Irlande où Jean-Paul Blot avait fait la connaissance d’un poète irlandais qui lui avait proposé de traduire un de ses recueils, Bernard Lesfargues accepta de publier cet ouvrage (Peninsula, de Desmond Egan). Moi-même, commençant à être lasse du métier d’enseignante, je décidai de me mettre en disponibilité pour quelques années. Sur le conseil de mon mari, je pris un jour la route vers Église-Neuve d’Issac pour rencontrer Bernard Lesfargues et lui demander conseil sur ce que je pouvais entreprendre. Le hasard voulut qu’il venait d’être contacté pour traduire et publier un recueil d’Almudena Guzmán, une jeune poète espagnole qui appartenait au groupe de Las Diosas blancas. Il me tendit le livre pour que je le traduise. Ce que je fis. Bernard Lesfargues fut satisfait de cette traduction et la publia sous le titre Vous dans la collection Paul Froment.

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Usted de Almuneda Guzmán et la traduction de Bernadette Paringaux aux éditions Fédérop

Pas à pas, Jean-Paul Blot et moi-même nous dirigions vers d’autres activités, qui me conduiraient peu d’années après à abandonner définitivement l’enseignement. Jean-Paul Blot me rejoindrait plus tard après avoir pris sa retraite.

Nous sentions que Bernard et surtout son épouse Michelle – qui vient de mourir au moment où j’écris ces lignes – semblaient plus ou moins envisager de cesser leurs activités d’éditeur. Bernard Lesfargues avait alors 74 ans, et était par ailleurs très occupé par les nombreuses traductions de catalan et/ou d’espagnol que lui confiaient des éditeurs tels que Actes-Sud, Christian Bourgois, Le Seuil… pour n’en citer que quelques-uns. Après mûres réflexions, nous nous rendîmes un jour à Église-Neuve d’Issac pour dire à Bernard Lesfargues que, s’il en était d’accord, nous aimerions bien reprendre sa maison d’édition. Il nous regarda avec un certain étonnement en nous disant « Vous souhaitez vraiment reprendre les éditions Fédérop ? ». Il voulait sans doute nous faire comprendre qu’être éditeur d’une petite maison d’édition n’était pas une sinécure mais, dans le même temps, peut-être était-il triste d’abandonner cette maison qu’il avait créée et à laquelle il restait très attaché. Cependant nous, nous étions tout à fait décidés à tenter l’aventure. Et en février 1999, nous avons repris Fédérop, avec les titres publiés par Bernard Lesfargues et le stock des ouvrages disponibles.

Bien évidemment, il était difficile pour nous de poursuivre certains aspects de la politique éditoriale de notre prédécesseur, par exemple tout le catalogue des textes fédéralistes dont nous ne maitrisions pas la culture, ou les textes à caractère social. En revanche, nous étions tout à fait prêts à poursuivre la collection de poésie Paul Froment, et à publier des textes occitans. Bernard Lesfargues nous fit connaître ses amis poètes catalans qui n’avaient pas encore été publiés en français, tels qu’Àlex Susanna et Jep Gouzy. D’autres poètes catalans furent publiés au fil des années : Carles Duarte, Susanna Rafart, Pere Gimferrer, avec l’aide de l’Institut Ramon Llull de Barcelone, ou en coédition avec des éditeurs québécois (Jaume Pont (Catalogne). Cette collection Paul Froment s’enrichit d’autres poètes étrangers. Notre désir était de les faire connaître aux lecteurs francophones, et de leur permettre à cette occasion de venir en France lors de salons de Poésie ou de présentations lors de festivals tels que le Marché de la poésie de Saint-Sulpice à Paris, le Festival Voix de la Méditerranée de Lodève, d’être invités également au Festival de Trois-Rivières au Québec. Ils venaient de Finlande, d’Irlande, de Chine, des îles Shetland, du Portugal, du Mexique…

Dans le même temps, nous n’abandonnions pas les auteurs occitans (Jean-Paul Creissac, Philippe Gardy, Max Lafargue, Max Rouquette, Jean-Pierre Tardif) qui furent publiés dans cette collection Paul Froment – nous rappelons que si Bernard Lesfargues avait voulu donner ce nom à sa collection de poésie, c’était en hommage au jeune poète du XIXe siècle, originaire du Lot-et-Garonne, qui se suicida en se jetant dans le Rhône lors de son service militaire à Lyon, meurtri, dit-on, par les quolibets que lui adressaient ses camarades de régiment parce qu’il ne parlait pas français. Bernard Lesfargues, après s’y être longtemps refusé, accepta d’être publié dans cette collection. (La plus close nuit – français/occitan – et Odes et autres poèmes – en français).

Nous ne manquions pas bien sûr, à chaque nouvelle publication, de nous rendre chez Bernard Lesfargues pour lui remettre le livre qui venait de sortir.

Bientôt se présentèrent pour nous des occasions d’éditer d’autres ouvrages qui étaient très différents de ceux du catalogue initial de Fédérop. Une nouvelle collection fut créée : « Chemins du monde », qui réunissait des textes littéraires accompagnés des photographies des auteurs. Des romans, des récits ou essais d’auteurs français ou étrangers, Emilia Dvorianova (Bulgarie) Francesc Serés (Catalogne) Sebastianu Dalzeto, (auteur du premier roman écrit en langue corse qui n’avait jamais été traduit en français), et bien d’autres… Bernard Lesfargues nous confia sa traduction de l’un des derniers livres qui restaient à publier de la grande dame des lettres catalanes Mercè Rodoreda qu’il avait fait connaître en France avec La Place du diamant (Gallimard) et dont il avait traduit la plupart des romans. C’est ainsi que parut Voyages et fleurs en 2013. Barcelone était cette année-là la ville invitée d’honneur du Salon du livre de Paris. Bernard Lesfargues y fut présent ; il retrouva, au cours d’un Hommage à Mercè Rodoreda, l’auteur espagnol Juan Goytisolo et lui renouvela ses remerciements pour le soutien que ce dernier lui avait apporté pour que La Place du diamant puisse être publié chez Gallimard en 1962.

Quelques années avant la mort de Bernard Lesfargues, nous créâmes une nouvelle collection : depuis un certain temps, Jean-Paul Blot concevait le projet de publier les troubadours occitans. Je dois avouer que ce projet, s’il était effectivement séduisant, n’était pas sans risques financiers et, chargée de l’administration comptable de Fédérop, je différais la mise en œuvre de cette collection. Mais, encouragés par une réflexion du poète Yves Bonnefoy – qui nous fut rapportée par le poète Yves Leclair – « qu’il serait utile de faire retraduire les poètes occitans par des poètes contemporains », nous nous décidâmes enfin. Yves Leclair fut le premier à se lancer dans cette entreprise en retraduisant Chansons pour un amour lointain de Jaufre Rudel en 2011. La collection Troubadours était née. Le poète occitan Pierre Bec, spécialiste de la littérature troubadouresque, avant de nous quitter, souhaita ensuite participer à l’aventure éditoriale et nous confia une retraduction d’Arnaut Daniel puis celle des trobairitz, les femmes troubadours. Suivirent Peire Vidal (traduction du poète Francis Combes), puis deux recueils (l’un de Guillaume d’Aquitaine, l’autre de Rigaud de Barbezieux) traduits par Katy Bernard, titulaire de la chaire d’occitan à Bordeaux III, qui accueillit avec grand intérêt la création de notre collection et nous apporta un soutien précieux. Furent ensuite publiés Bernard de Ventadour et Le Moine de Montaudon dans une tradution de Luc de Goustine, puis Bertran de Born (traduit par le poète Jean-Pierre Thuillat.) Enfin, Yves Leclair, très passionné par ce travail, traduisit Peire Cardenal. Ce sont donc 10 recueils qui ont été publiés à ce jour. D’autres sont en préparation. Nous tenons à signaler que cette collection a obtenu un succès certain auprès des lecteurs, des libraires et des universitaires. Notre désir de faire connaître les troubadours occitans à un large public était réalisé.

Inutile de dire que Bernard Lesfargues était heureux que nous ayons pris l’initiative de cette création.

Il nous a quittés en février 2018. Nous gardons de lui le souvenir d’un homme dont nous admirions la grande culture et qui était extrêmement généreux, et nous ressentons pour lui un sentiment d’immense gratitude pour tout ce qu’il nous a apporté au cours de sa longue vie, en nous faisant découvrir tant d’auteurs, en les traduisant, en les faisant publier, ou en les publiant lui-même : les auteurs catalans, tout particulièrement – n’oublions pas qu’il a reçu la Croix de San Jordi qui est venue distinguer tout le travail effectué pour faire connaître la littérature catalane et qu’à Barcelone une bibliothèque porte son nom – ; les auteurs occitans, espagnols , sud-américains, auquel s’ajoute même un auteur de langue berbère…

Immense gratitude pour la défense de sa langue, l’occitan et pour l’aide précieuse qu’il apportait, toujours disponible, à tous ceux et celles qui se présentaient à lui dans sa grande bibliothèque d’Église-Neuve d’Issac pour le solliciter sur tel ou tel sujet. Sa générosité était telle qu’il délaissait, contrairement à d’autres, son œuvre personnelle. S’il continuait sans nul doute à écrire, il se préoccupait peu d’être publié. À la fin de sa vie il confiait : « Je retrouve des chemises bourrées de pages gribouillées dont je devrais me débarrasser, mais je ne le fais pas, parce que je suis un incorrigible conservateur de toute chose collectionnable. Mes héritiers se chargeront de faire le tri. »

Nous ne sommes pas sans savoir que les « héritiers » et des amis proches de Bernard Lesfargues sont en train de réunir les textes « qui dormaient au fond des tiroirs », et qu’ils seront un jour publiés.

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Deux exemples d’éditions de textes médiévaux occitans chez Fédérop, Las nòvas del papagai 1988, Dans la Nef des Fous, 2020.

Deux exemples d’éditions de textes médiévaux occitans chez Fédérop, Las nòvas del papagai 1988, Dans la Nef des Fous, 2020.

Le stand Librairie et Éditions Fédérop. Fête du PS à Oullins (69), 1975.

Deux exemples d’éditions de textes médiévaux occitans chez Fédérop, Las nòvas del papagai 1988, Dans la Nef des Fous, 2020.

Bernadette Paringaux

Éditions Federop