Le théâtre en langue basque : entre culture populaire et culture savante

Katixa Dolharé Çaldumbide

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Katixa Dolharé Çaldumbide, « Le théâtre en langue basque : entre culture populaire et culture savante », Plumas [En linha], 5 | 2024, Mes en linha lo 16 janvier 2025, Consultat lo 21 janvier 2025. URL : https://plumas.occitanica.eu/1618

Le théâtre en langue basque est très ancien et polymorphe. Aujourd’hui encore, divers types de représentations extérieures existent dans la culture populaire, qui se sont transmis et renouvelés de génération en génération, reposant sur des codes et des symboles qui mêlent croyances païennes et catholiques. Parallèlement, un théâtre de salle savant et écrit s’est développé, principalement à partir du XXe siècle, porté par des troupes amateurs, d’abord, puis par des compagnies professionnelles. Pour des raisons historiques, sociales et politiques, le théâtre a évolué de manières différentes au Pays Basque Nord et au Pays Basque Sud. Au-delà des Pyrénées, coexistent d’une part, des formes théâtrales populaires très vivaces, particulièrement en zones rurales et d’autre part, des pratiques de théâtre académique, mais également des productions mixtes très stimulantes, essentiellement créées par des amateurs. En-deçà des Pyrénées, le théâtre n’a eu de cesse de se détacher de la tradition populaire, au profit d’un art dramatique urbain, avant-gardiste, institutionnalisé, professionnel.

Theater in the Basque language is ancient and polymorphous. Even today, various types of outdoor performance exist in popular culture, handed down and renewed from generation to generation, based on codes and symbols that blend pagan and Catholic beliefs. At the same time, a scholarly, written form of indoor theater developed, mainly from the 20th century onwards, first by amateur troupes, then by professional companies. For historical, social and political reasons, theater has evolved in different ways in the North Basque Country and the South Basque Country. Beyond the Pyrenees, on the one hand, very lively popular theatrical forms coexist, particularly in rural areas, and on the other, academic theater practices, but also very stimulating mixed productions, essentially created by amateurs. Beyond the Pyrenees, theater has steadily moved away from popular tradition, towards an urban, avant-garde, institutionalized, professional art form.

Le théâtre en langue basque est très ancien. Il se caractérise par une grande polymorphie, par la variété des codes de représentations qui lui sont attachés, par la diversité sociale des collectifs qui le mettent en œuvre. Très fortement enraciné dans la culture populaire orale, le théâtre s’est aussi développé avec des expressions écrites littéraires et recherchées. Il existe aujourd’hui sous toutes ces formes, notamment au Pays Basque Nord. Ce n’est pas le cas au Pays Basque Sud, où l’on ne trouve que des formes théâtrales pour public lettré.

En effet, dès le début du XXe siècle, le théâtre évolue de manière radicalement différente de part et d’autre des Pyrénées. Au Pays Basque Nord, c’est la population rurale sans culture académique qui le fait vivre ; et si des dramaturges de formation classique ou savante produisent des textes ou les mettent en scène, ces textes intègrent la culture et les codes de la culture orale et ils sont joués par des acteurs majoritairement amateurs, formés par la pratique du théâtre populaire. Ce théâtre du Pays Basque Nord a longtemps eu un lien fort avec les rites de la religion catholique. Il allie aujourd’hui culture savante et culture populaire, sous des formes parfois décapantes suscitant une ferveur collective puissante. Au Pays Basque Sud, au contraire, le théâtre s’est surtout développé en zone urbaine, sous l’impulsion de dramaturges lettrés qui n’ont eu de cesse de se détacher des pratiques théâtrales religieuses et populaires, ce qui cantonne aujourd’hui le théâtre de ce versant-là des Pyrénées au statut d’art institutionnalisé, apprécié par un public restreint, et non au statut de pratique culturelle partagée.

Les ouvrages de référence sur l’histoire du théâtre en langue basque sont ceux de Patri Urkizu, Euskal Teatroaren Historia (1975) et Teatro vasco. Historia reseñas y entrevistas, antología bilingüe, catálogo e ilustraciones (2009). Par ailleurs, l’Institut Etxepare a produit une synthèse en basque et en français, rédigée par Aizpea Goenaga et Pedro Barea, très éclairante sur l’histoire du théâtre au Pays Basque Sud, mais qui ne prend pas assez en compte le Pays Basque Nord. De leur côté, des figures du théâtre du Pays Basque Nord comme Daniel Landart ou Antton Luku ont centré leurs travaux sur la culture théâtrale de ce versant-ci des Pyrénées. C’est sur les publications de ces experts que je me suis principalement appuyée pour écrire cet article, en ajoutant quelques remarques personnelles.

Le théâtre basque ancien

Des premières traces du théâtre basque aux premiers textes dramaturgiques conservés

Dans son ouvrage Teatro vasco, Patri Urkizu rapporte un récit de Julio Caro Baroja, où il est question de San Amando, prélat de Maastricht exilé en Vasconie au VIIe siècle par le roi Dagobert Ier. Selon Jokin Lanz Betelu, San Amando se serait fait ridiculiser par un mimilogus (un mime). Selon Patri Urkizu, il s’agit là de la première trace d’une pratique théâtrale au Pays Basque. Il est aussi attesté qu’il y eut une représentation théâtrale en langue basque en 1494, à l’occasion des festivités liées au couronnement de Catherine de Navarre et de Jean III de Navarre, à Pampelune. Nous pouvons ainsi avancer que la tradition théâtrale en langue basque est très ancienne.

Les documents d’archives indiquent qu’à l’époque de la Renaissance et à l’âge classique, l’on jouait principalement des pièces liturgiques. Comme dans toute l’Europe, le théâtre était évidemment étroitement lié à la religion catholique, notamment aux grands événements comme Noël ou la Semaine Sainte. La forme théâtrale populaire appelée « pastorale », encore très vivante dans la province de Soule, trouverait d’ailleurs ses origines dans les Mystères médiévaux, même si la première pastorale dont nous ayons connaissance, qui fut jouée à Tardets, est datée de 1634.

Le premier texte théâtral remonte au XVIIIe siècle : il s’agit de Acto para la Nochebuena ou Gabonetako Ikuskizuna [Spectacle de Noël], du guipuscoan Pedro Ignacio Barrutia, scribe d’Arrasate. La trame mêle histoires quotidiennes des gens du peuple et thèmes religieux. Il devait sûrement exister d’autres pièces de ce type, qui n’ont malheureusement pas été conservées.

L’essor du théâtre basque en Guipuscoa, au siècle des Lumières

Au XVIIIe siècle, encore, et toujours en Guipuzcoa, Frantzisko Xabier María Munibe Idiakez, comte de Peñaflorida, influencé par les idées des Lumières, homme politique, écrivain, compositeur et metteur en scène, fondateur de la Real Sociedad Bascongada de los Amigos del País, donna un grand élan au théâtre, qui commença alors peu à peu à se détacher de la religion. Il mit en scène, en 1762, Arlekino, bi nagusiren serbitzari, une traduction basque de Arlecchino servitore du due padroni de Carlo Goldoni, à Azkoitia. Cette même année, il écrivit Gabon sariak [Étrennes de Noël], un recueil de chants de Noël adaptés pour le théâtre. En 1774, il créa à Bergara sa célèbre pièce El Borracho Burlado [L’ivrogne moqueur], où se mêlent la langue basque et la langue espagnole.

Dans Euskal Teatroaren Historia, Patri Urkizu précise qu’il existait une vie théâtrale intense aux XVIIe et XIXe siècles, au-delà des quelques traces qui nous sont parvenues. Nous en avons des preuves indirectes, à défaut des textes des pièces représentées.

Saint-Sébastien : épicentre du théâtre moderne au XIXe siècle au Pays Basque Sud

Au XIXe siècle, la principale référence à évoquer est le dramaturge Marcelino Soroa, qui participa à l’organisation de spectacles de cirque à Saint-Sébastien. Exilé à Ciboure, il y créa la pièce Iriyarena [Du rire] en 1876, écrivit ou adapta de nombreuses autres pièces comme Gabon [Noël] (1880), Antton Kaiku [Antoine Benêt] (1882), Au ostatuba [Quelle auberge !] (1884), Alkate berriya [Le nouveau maire] (1884), Urrutiko intxaurrak [Beaucoup de bruit pour rien] (1886), Abec Istillubac ! [Quelle pagaille !] (1889), avec lesquelles il remporta de nombreux prix. Il s’agissait d’un théâtre comique de divertissement populaire qui amusait les gens, largement analphabètes et peu familiers des codes du théâtre savant. Victoriano Iraola, ami de Marcelino Soroa, écrivit également plusieurs pièces comiques. Serafín Baroja, père de Pío Baroja, écrivit de courts opéras en langue basque, comme Pudente (1879), Hirni ama alabac [Hirni mère et fille] (1882), Amairu Damatxo [Treize Demoiselles] (1904).

Ces années-là, le théâtre connut une vie intense à Saint-Sébastien, notamment grâce à la compagnie Euskal Fedea [Foi Basque] et au mouvement qui l’accompagna.

1884 : premier texte de théâtre « de salle » retrouvé au Pays Basque Nord

Au Pays Basque Nord, le texte théâtral le plus ancien qui nous soit parvenu date de la fin du XIXe siècle : il s’agit de Arroltze Ohoina [Le voleur d’œufs] (1884), de Joanes Etxeberri, aumônier au couvent d’Ustaritz. Selon Patri Urkizu, ce texte, dont le manuscrit est conservé à la médiathèque de Bayonne, est sans doute la traduction ou l’adaptation d’une pièce française. Joanes Etxeberri l’écrivit pour la faire jouer aux écolières des sœurs.

Arroltze ohoina, de J. Etxeberri, texte de théâtre « de salle » le plus ancien du Pays Basque Nord (1884)

Arroltze ohoina, de J. Etxeberri, texte de théâtre « de salle » le plus ancien du Pays Basque Nord (1884)

(domaine public : Bilketa.eus)

À partir du XXe siècle, le théâtre évolue très différemment au nord et au sud du Pays Basque. La cause principale en est que l’Histoire politique et sociale n’a pas été la même des deux côtés des Pyrénées : au nord, les deux guerres mondiales et leurs conséquences et au sud, la dictature franquiste, ont infléchi l’histoire du théâtre de langue basque de manière très contrastée dans chaque aire géographique.

Le théâtre au Pays Basque Sud à partir du  XXe siècle : vers un théâtre littéraire de grande qualité

Intense vie théâtrale au début du XXe siècle, avant la guerre d’Espagne

À Saint-Sébastien, Toribio Altzaga poursuit le travail engagé par Marcelino Soroa. Avec sa compagnie, il met en scène de nombreuses pièces de théâtre. Un tel engouement collectif se forme pour le théâtre, rayonnant dans tout le Guipuscoa, que la revue culturelle Euskalerriaren alde [En faveur du Pays Basque] crée, en 1912, une nouvelle rubrique où sont publiées de courtes pièces de théâtre d’Altzaga et de ses amis Abelino Barriola, Bitor Garitaonaindia, Jose Elizondo, Katalina Eleizegi, Jose Olaizola et d’autres auteurs encore. Une école de théâtre basque, Euskal Iztundea [Académie de Déclamation Basque], voit le jour à Saint-Sébastien, dont Altzaga devient directeur, avec deux objectifs principaux : enseigner le basque et consolider le niveau du théâtre basque (celui des acteurs, des dramaturges, des pièces elles-mêmes), avec une grande exigence, afin d’élever la qualité des représentations en allant au-delà du théâtre comique de divertissement populaire, et d’atteindre ainsi un public critique et cultivé.

Alzaga a traduit et adapté le roman Ramuntxo, de Pierre Loti, et la tragédie Macbeth, de Shakespeare. Katalina Eleizegi, première femme basque dramaturge, a écrit des drames historiques de haute tenue sur le Pays Basque, témoignant d’une grande érudition. Son plus grand succès fut Garbiñe (1917), mais nous pouvons aussi citer Loreti (1918), Gaine (1929), Yatsu (1934), Erausoko Kateriñe [Catalina de Erauso] (1962) et la pièce inachevée Roldan (1963).

Durant la Seconde République espagnole, alors que la solidarité collective était considérée comme une valeur majeure dans la société et le monde du travail, le théâtre joua un rôle essentiel pour mettre en avant la langue basque dans l’espace public et renforcer l’attachement de la population envers elle. L’intérêt urbain pour cet art se répandit bientôt dans les villages.

La revue Antzerti [Théâtre], dirigée par Antonio Labayen, lança, en 1932, un concours de textes dramaturgiques. Deux ans plus tard, on fêta pour la première fois la Journée du théâtre basque. La plupart des troupes participantes étaient guipuscoanes, mais une troupe de Lekeitio (Biscaye) y participa également. L’événement connut un succès immense : la cérémonie de remise des prix fut organisée au Musée San Telmo, les représentations eurent lieu au théâtre Victoria Eugenia et au Kursaal pendant plusieurs semaines. Trois autres éditions du festival eurent lieu avant la guerre d’Espagne, avec, toujours, la participation d’une très grande majorité de compagnies guipuscoanes.

Au total, la revue Antzerti publia plus de cinquante pièces de théâtre en cinq ans.

Antzerti, numéro de l’été 1934

Antzerti, numéro de l’été 1934

(source : https://kontaizu.eus/node/633)

En Biscaye, Resurrección Maria Azkue travailla à promouvoir le théâtre. Manu Sota s’en servit comme outil de propagande en faveur de l’identité basque. Esteban Urkiaga, surnommé « Lauaxeta », Zeferino Jemein et d’autres interprétèrent plusieurs pièces d’Eli Gallastegi et José María Uzelai, ainsi que Libé de Sabino Arana (1902) et Pedro Mari d’Arturo Campion (1918). La revue Euzkadi publia deux œuvres de « Lauaxeta » : Asarre-aldija [L’emportement] (1931) et Epaya [La sentence] (1932). Le goût du théâtre était donc aussi présent en Biscaye, dans les villes comme Getxo, Durango, Mungia, Lekeitio, Bermeo. On y jouait des pièces lyriques (opérettes ou zarzuelas1) ou des pièces dramatiques ou comiques, en basque ou en espagnol, parfois en mélangeant les deux langues pour créer un effet comique.

Premières années de la dictature franquiste : une activité théâtrale contrôlée

Après la guerre d’Espagne, la dictature franquiste mit un coup d’arrêt brutal au développement du théâtre de langue basque au Pays Basque Sud. Le théâtre survécut comme il put, sous l’égide de l’Église, dont le but était, à travers la pratique théâtrale, de maintenir vivants la langue basque et le sentiment nationaliste basque dans la population.

À Saint-Sébastien, Toribio Altzaga laissa la direction de l’école Euskal Iztundea à Maria Dolores Agirre : cette école fit revivre le théâtre dans les années cinquante et eut une influence majeure dans le maintien de la pratique théâtrale au Pays Basque Sud jusqu’à la fin du franquisme.

En 1953, le jour de San Tomas, on joua la première de la pièce Ramuntxo au Kursaal. Ensuite, chaque année, une pièce de théâtre fut mise en scène dans la ville, généralement au Théâtre Antzoki Zaharra, jusqu’en 1970.

Cette résurrection du théâtre dans la ville principale du Guipuscoa fit tache d’huile dans d’autres localités de la province, toujours sous le contrôle de l’Église. Nemesio Etxaniz et Antonio Labayen furent alors les promoteurs du théâtre et les principaux dramaturges de l’époque. Antonio Labayen, auteur de la formule « txikia baina gurea » (« modeste mais nôtre ») écrivait des pièces sur commande : Jostuna [La couturière] (1956), Jokua ez da errenta [Le jeu n’en vaut pas la chandelle] (1960), Domejon de Andia Gipuzkoa’ko erregia [Domejon de Andia roi du Guipuscoa] (1965).

Les femmes eurent une influence majeure dans les troupes de village. Maria Arizmendi créa Egi-Bila à Urnieta (Guipuscoa) ; Miren Arrizabalaga marqua la vie théâtrale d’Ondarroa (Biscaye). Des troupes amateurs apparurent aussi à Hernani, Tolosa ou Oiartzun (Guipuscoa).

En 1951, le groupe culturel Txinpartaka fut créé en Biscaye, sous la direction d’Iñaki Garmendia Fano : il mit en scène plusieurs pièces populaires à travers le Guipuscoa et la Biscaye. Pour sa part, Augustin Zubikarai écrivit de nombreuses pièces jouées par la troupe Kresala d’Ondarroa (Biscaye), dont Seaska inguruan [Autour du berceau] (1957), Jaunaren bidetan [Sur les voies du Seigneur] (1959), Errekonduan [Au bord de la rivière] (1969) et Lurrunpean [Sous les vapeurs] (1970). L’Église encadrait, bien sûr, toutes les activités de ces troupes.

Le tournant des années 1960 : un théâtre qui rompt avec la tradition

Le vent de révolte européen des années 1960 fit prendre un tournant au théâtre du Pays Basque Sud, qui se détourna complètement du théâtre traditionnel et populaire fondé sur les valeurs chrétiennes et nationalistes basques.

La troupe Jarrai [Continue] de Saint-Sébastien fut le fer de lance de l’apparition de la modernité dans le théâtre du Pays Basque Sud. Ramon Saizarbitoria, Karmele Esnal et Arantxa Gurmendi, membres de Jarrai, jugèrent le théâtre d’alors complètement dépassé et mirent en scène des œuvres de Tennessee Williams, Eugène Ionesco, Alfonso Sastre, mais aussi de Xalbador Garmendia (Historia triste bat [Une histoire triste]) et de Gabriel Aresti (Beste mundukoak eta zoro bat [Ceux de l’autre monde et un fou]). À la suite de Jarrai, d’autres troupes apparurent dans le Guipuscoa : Lourdes Iriondo, du groupe Ez Dok Amairu, créa, avec d’autres jeunes d’Urnieta, la troupe Buruntza ; la troupe Intxixu apparut à Oiartzun.

L’esthétique et l’essence même du théâtre basque furent ainsi renouvelés : le théâtre urbain, savant et moderne, supplanta complètement le théâtre rural, populaire et traditionnel. Gabriel Aresti, depuis la ville industrielle de Bilbao, fut l’écrivain dont le langage dramaturgique marqua le plus la transformation conceptuelle du théâtre basque du Pays Basque Sud : s’inspirant des traditions, il entendit créer un théâtre à vocation universelle, un grand théâtre (non plus confiné à la petitesse dont parlait Labayen), inspiré de Ugo Betti, Pirandello, Williams, Miller, Brecht, Beckett, Ionesco. C’est ce que revendique le début de sa pièce Harrizko Herri Hau [Ce pays de pierre], mise en scène par la troupe Maskarada, qui reprend un extrait de l’enregistrement d’une conférence que le dramaturge donna à Hernani (Guipuscoa). Gabriel Aresti fut l’auteur de Mugaldeko herrian eginikako tobera [Charivari fait dans un village frontalier] (1961), Etxe aberatseko seme galdua eta Maria Madalenaren seme santua [Le fils perdu de la maison riche et le saint fils de Marie-Madeleine] (1962), …eta gure heriotzeko orduan [… et à l’heure de notre mort] (1963), Justizia txistulari [La justice joueuse de flûte] (1965), Oilarganeko etxola batean [Dans une cabane d’Oilargan] (1967), Beste mundukoak eta zoro bat [Ceux de l’autre monde et un fou] (1969).

Couverture du livre Harrizko Herri Hau, de Gabriel Aresti

Couverture du livre Harrizko Herri Hau, de Gabriel Aresti

(© éditions Susa)

De nombreux écrivains, comédiens et acteurs culturels participèrent à la création de ce théâtre d’avant-garde aux côtés de Gabriel Aresti, dans un contexte socio-politique de fin de régime franquiste très tourmenté. Bernardo Atxaga, par exemple, écrivit plusieurs pièces à destination de la jeunesse. De nouvelles compagnies indépendantes et socialement engagées virent aussi le jour, à Bilbao (Akelarre, Cómicos de la Legua, Geroa, Gaur, Cobaya, Kukubiltxo), Saint-Sébastien (Orain, Teatro Estudio), à Pampelune (El Lebrel Blanco), à Vitoria-Gasteiz (Denok). Ces troupes ouvrirent la voie à la professionnalisation du théâtre, sous la forme d’un théâtre engagé, social, urbain, mais très majoritairement en langue espagnole (seules des pièces pour enfants étaient jouées en basque). En parallèle, d’autres troupes se créèrent aussi, avec un statut d’amateurs, bien ancrés dans leur village respectif, produisant un théâtre moderne en langue basque.

Institutionnalisation et professionnalisation du théâtre, après le franquisme

Dans les années 1980, le premier gouvernement basque présidé par Carlos Garaikoetxea institutionnalise le théâtre du Pays Basque Sud, en fondant le Centre Supérieur d’Art Dramatique Antzerti, dont les premières missions ont été la création d’une école de théâtre, la publication de la revue Antzerti, le catalogage et la publication de pièces de théâtre, la production de représentations publiques inédites : Arlekino, bi nagusiren serbitzari [Arlecchino servitore du due padroni] de Carlo Goldoni, mis en scène par Ferruccio Soleri en 1983 ; Troiarrak [Les Troyennes] d’Euripide, mis en scène par Luis Iturri en 1984, Herio Dantza [La danse de mort] d’August Strindberg, mis en scène par Luis Sola en 1985. Ces productions spectaculaires très ambitieuses furent proposées en basque et en espagnol. Ce sont les versions en espagnol qui remportèrent le plus de succès. La traduction en basque de ces pièces par des écrivains reconnus contribua cependant à la création d’un langage dramatique nouveau en langue basque. Par la suite, le modèle linguistique qui s’imposa dans les productions théâtrales de la Communauté Autonome Basque fut ce modèle bilingue, permettant la production d’une même pièce en deux versions, l’une en espagnol, l’autre en basque.

Durant les premières années de démocratie, le théâtre du Pays Basque Sud se professionnalisa en se faisant le porte-parole de revendications sociales. Le public affluait en masse au théâtre, malgré le manque d’infrastructures. La qualité des pièces, notamment des créations, atteignit un niveau remarquable, autant en langue espagnole qu’en langue basque, en particulier dans les spectacles pour la jeunesse.

Entre 1981 et 1982, les troupes professionnelles qui se produisaient largement en espagnol (Cobaya, Bekereke, Orain, Teatro Estudio, Geroa, Eterno Paraíso, Karraka, Tarima, Denok, Kukubiltxo, Trapu Zaharra, Titiriteros de Sebastopol, Hordago et Ttanttaka) se réunirent pour former la Coordinadora de Grupos de Teatro Profesionales, afin de négocier, avec le gouvernement basque, une véritable reconnaissance institutionnelle de leur travail, face au Centre d’Art Dramatique Antzerti.

Les compagnies, souvent amateurs, qui se produisaient en langue basque créèrent l’association Euskal Antzerki Taldeen Biltzarra (EATB) [Association des Troupes de Théâtre Basque] afin de mettre en avant le théâtre de langue basque. S’affilièrent à cette association plusieurs troupes du Pays Basque Sud (les troupes amateurs Intxixu et Txotxongilo ou les troupes professionnelles Maskarada et Kukubiltxo) mais aussi plusieurs troupes du Pays Basque Nord (les troupes amateurs Bordaxuri, d’Hasparren, Hiruak Bat, de Saint Jean Pied de Port, la troupe professionnelle Kimalaxo). Toutes ces compagnies avaient des ambitions professionnelles mais, comme leur situation et leurs besoins respectifs étaient très différents, il leur fut difficile de faire front commun longtemps.

Les troupes de théâtre bascophones étaient très critiques envers les politiques culturelles du gouvernement basque, dénonçant un manque d’accompagnement vers la professionnalisation. Les théâtres des grandes villes programmaient principalement des pièces commerciales, laissant peu de place au théâtre indépendant et en langue basque. Ce dernier devait se produire dans la rue, dans les salles polyvalentes, sur les places. Les troupes bascophones ont dû construire leur propre circuit dans les petites villes. L’on peut dire que les troupes professionnelles et amateurs évoluaient dans deux réalités parallèles.

Avec la création de la radio-télévision publique basque EITB, en 1982, qui s’est mise à diffuser des saynètes, et les débuts du cinéma basque au début des années 1980, le théâtre de langue basque a été sollicité pour partager son expérience.

En 1985, le gouvernement basque a mis fin à Antzerti et subventionna la création de pièces, de circuits de spectacles et de festivals de théâtre via des appels à projets, ce qui a apaisé les tensions entre le gouvernement et les compagnies de théâtre, mais laissa la Communauté Autonome Basque sans Centre d’Art Dramatique (alors qu’il en existe en Catalogne, en Galice et en Andalousie).

En 1989 a été créée l’union des acteurs basques (Euskal Aktoreen Batasuna [Association des Acteurs Basques]).

En Navarre, la troupe El Lebrel Blanco a vu le jour en 1971, d’abord pour faire du théâtre auprès des enfants, avant d’évoluer vers le théâtre pour adultes, toujours en espagnol. Dans les années 1980, la troupe et son directeur Valentín Rudín ont reçu de nombreux prix et la compagnie devint une référence en Navarre, au Pays Basque et à l’étranger.

Le théâtre contemporain : un théâtre urbain, moderne, savant, institutionnalisé

Depuis la fin des années 1980, le théâtre a complètement rompu avec le théâtre traditionnel : il est, aujourd’hui, résolument urbain, moderne, savant, institutionnalisé, bénéficie d’infrastructures adaptées et de réseaux structurés, ainsi que d’un relais médiatique important (on pense, ici, à l’émission théâtrale Hau Komeria [Quelle comédie] /Desde el Gallinero diffusée à la télévision publique ETB entre 1998 et 2003).

En cinquante ans, de nombreux festivals ont vu le jour, avec une dimension parfois internationale : le festival international de Vitoria-Gasteiz, organisé par la coopérative Denok, les journées théâtrales d’Eibar, le festival d’Azpeitia, le festival international de théâtre de rue de Lekeitio, devenu Kaleka, le festival dFeria2 de Saint-Sébastien, qui est aujourd’hui un salon des arts du spectacle, le festival d’Erriberri, devenu festival du théâtre classique, le festival international de marionnettes Titirijai de Tolosa, le festival de théâtre d’humour de Vitoria-Gasteiz, le salon des artistes de rue de Leioa…

Le théâtre du Pays Basque Sud est aujourd’hui porté par de très nombreuses troupes professionnelles, dont les membres ont une formation académique de haut niveau, acquise au sein des compagnies ou dans les écoles spécialisées, et par des troupes amateurs qui produisent des œuvres de grande qualité. Toutes ces compagnies se montrent novatrices, ouvertes à l’évolution du théâtre dans le reste de l’Europe ou du monde. Elles n’hésitent pas à proposer des œuvres transgressant les limites du genre classique, en intégrant arts visuels et numériques.

Les troupes qui ne jouent pas uniquement en espagnol ont adopté un modèle bilingue (jouant les pièces tantôt en espagnol, tantôt en basque), sauf quelques-unes, comme la compagnie Maskarada, qui ne joue qu’en basque.

De nos jours, si le théâtre du Pays Basque Sud n’échappe pas à une certaine précarité (précarité professionnelle des artistes, précarité dans le monde de l’édition, qui publie peu de textes dramaturgiques…), il s’agit d’une précarité équivalente à celle que peuvent vivre les autres univers théâtraux institutionnalisés, dans le cadre de nos sociétés de consommation, dans un contexte de mondialisation qui encourage la compétition et la rentabilité. Cette précarité n’a rien à voir avec celle qui est vécue au Pays Basque Nord, où les artistes qui peuvent vivre de leur travail dans le milieu du théâtre bascophone se comptent sur les doigts des deux mains (encore que… peut-être d’une seule), et où il n’existe pas de maison d’édition possédant de collection dédiée à la publication d’œuvres ou d’essais sur le théâtre uniquement en basque, comme la collection « Antzerkia » [Théâtre] de Susa, par exemple, dirigée par Oier Guillan.

Le théâtre au Pays Basque Nord à partir du XXe siècle : coexistence perméable entre théâtre populaire et théâtre savant

Débuts du théâtre écrit : l’époque des comédies de mœurs et des comédies morales

Au Pays Basque Nord, dans les provinces du Labourd et de Basse-Navarre (la Soule possède sa propre tradition théâtrale), le théâtre « de salle » se développe après la première guerre mondiale, dans les greniers des fermes, sous les préaux des écoles catholiques ou dans les salles de patronage, sous l’égide de l’Église. Piarres Larzabal situe les débuts de ce théâtre dans les années 1922 à Saint Pée et Hasparren. Il s’agissait pour les prêtres de transmettre, à travers des comédies de divertissement populaire, des valeurs morales, l’attachement à la langue et à l’identité basques, le maintien d’une vie collective dans la paroisse, le respect de l’ordre social et des classes dirigeantes, mais aussi de faire rempart à l’individualisme et à la modernité perverse envahissant la vie quotidienne avec le déploiement du réseau d’électricité, du réseau routier, des réseaux de télécommunication (la radio). Au début, et pendant une cinquantaine d’années, il n’y avait que les prêtres, les vicaires et les enseignants des écoles catholiques qui écrivaient les textes et montaient les pièces. Seuls les jeunes non mariés pouvaient jouer (sauf exceptions) et, la plupart du temps, les troupes n’étaient pas mixtes.

Dans l’entre-deux-guerres, et jusqu’en 1945, les principaux fers de lance de ce type de théâtre furent Jean Barbier (qui fut le premier à publier une comédie dans la revue Gure Herria, en 1921), Justin Mirande, Léon Léon, Piarres Lafitte et Piarres Larzabal. D’après Pierre Duhour, correspondant de l’hebdomadaire Gure Herria, les comédies légères de cette époque étaient très prisées, notamment par la jeunesse, et associées au jeu et au divertissement.

Dans les deux décennies suivant la fin de la deuxième guerre mondiale, un tournant fut pris par ce théâtre, jugé trop superficiel et conservateur. En 1951, le concours Teatroka fut créé, afin de promouvoir les représentations théâtrales. Seize troupes se présentèrent et il fallut organiser quatre phases éliminatoires. Un immense enthousiasme collectif accompagna le concours, qui ne fut malheureusement pas reconduit l’année suivante.

Piarres Larzabal ou la naissance du théâtre moderne

C’est au dramaturge Piarres Larzabal que l’on doit la naissance du théâtre moderne dans ces années-là. Ce prêtre-infirmier à la personnalité bien trempée, qui avait été enfermé dans un camp de concentration nazi pendant la deuxième guerre mondiale puis emmené en Suisse par la Croix-Rouge, s’était enfui de là, déguisé en femme, jusqu’à Hasparren, petite ville où il avait été nommé vicaire en 1939, où il prit part au réseau de résistance local. Il s’engagea ensuite dans la formation civique et syndicaliste des ouvriers et des agriculteurs, à travers le théâtre. Fils de métayers, il était passionnément engagé, dans la vie comme dans ses pièces, contre les injustices de classes et pour la cause nationaliste basque (à la mort de chaque membre de l’E.T.A. tué par la police, il donnait une messe avec un formidable sermon). Grand défenseur des jeunes contre les vieilles générations, il était aussi toujours du côté des métayers et des gitans. Pierre Larzabal est de tous les dramaturges de langue basque le plus prolifique : cent-vingt de ses textes ont été conservés, mais il en avait écrit beaucoup plus.

Piarres Larzabal (1915-1988)

Piarres Larzabal (1915-1988)

(source : Wikipedia)

Après avoir produit des comédies légères, dans l’air du temps, Piarres Larzabal frappa un grand coup en 1952 en proposant Etxahun, une tragédie inspirée de la vie rocambolesque du bertsolari3 Pierre Topet « Etxahun », devenu la figure typique du barde romantique. Non seulement Piarres Larzabal racontait l’histoire d’un personnage mythifié de la culture basque, mais, pour la première fois, une question sociale dérangeante était traitée sur scène (l’adultère), dans une pièce rompant avec la tradition de comédie sans grand contenu. Cette pièce, qui éleva tout à coup le niveau du théâtre en langue basque au Pays Basque Nord, fut jouée quinze fois par la troupe d’Hasparren, et attira le public en masse.

Etxahun, donné par la troupe Mugertarrak

Etxahun, donné par la troupe Mugertarrak

(1967) (© eke.eus)

D’autres pièces de même teneur suivirent (Bordaxuri, 1952, Iru ziren [Ils étaient trois], 1962, Orreaga. Pastorale gisarako ikusgarria [Ronceveaux. Spectacle façon Pastorale], 1964, Ibañeta, 1968, Matalas, 1984…), dans lesquelles le dramaturge mêle de manière remarquable réalité sociale de son temps, références à la culture populaire et références à la culture théâtrale savante. Dans la pièce Bordaxuri, par exemple, qui fut également un immense succès, l’intrigue tragique met en scène un personnage complexe, le veuf Bordaxuri, qui a réussi à envoyer son fils aîné aux galères à vie, non seulement pour conserver tout son patrimoine, mais aussi parce qu’il voudrait épouser lui-même celle que son fils aimait. La tension, dans cette pièce, se noue aussi autour des statuts sociaux de Bordaxuri, maître de maison, et de son voisin métayer, traité de bohémien. Cette histoire est l’adaptation d’une chanson populaire qui raconte la vie tragique du « galérien », qui a réellement existé ; cette chanson apparaît dans l’épisode charivarique de la pièce, dans lequel les jeunes du village jugent et condamnent Bordaxuri. L’impressionnante fin de la pièce est, selon moi, directement inspirée des dernières scènes de Dom Juan de Molière (voire de Don Giovanni de Mozart, opéra que Piarres Larzabal avait peut-être vu pendant son service militaire à Paris ?), puisqu’une voix d’outre-tombe terrorisante enjoint Bordaxuri de se repentir, à la dernière extrémité, sous peine d’aller en enfer.

Les années 1950-1960 furent des années intenses pour le théâtre du Pays Basque Nord. Rien qu’en 1954, sept pièces furent créées en Labourd. Les pièces les plus originales étaient écrites par Piarres Larzabal et Telesforo Monzon, réfugié à Saint Jean de Luz, personnalité qui créera plus tard le parti politique indépendantiste Herri Batasuna. Dans une conférence donnée en 1955, Piarres Larzabal évalue à cent-cinquante le nombre de pièces écrites entre 1922 et 1955, par trente dramaturges différents (dont cinq femmes), représentées dans soixante-huit villages du Labourd ou de Basse-Navarre.

En 1956, un concours de comédies fut organisé par le Mouvement Rural de la Jeunesse Chrétienne4 Euskaldun Gazteria [Jeunesse Basque], organisation qui joua un rôle considérable dans la formation intellectuelle, éthique et civique des jeunes ruraux basques, notamment à travers la pratique théâtrale – jeunes ruraux dont beaucoup prirent ensuite des responsabilités syndicales ou politiques.

Entre 1945 et 1970, une troupe de théâtre amateur bascophone existait dans quasiment chaque paroisse, donc dans chaque village, mais pas dans les grandes villes de la côte.

Émancipation, laïcisation et structuration

Entre 1970 et 1990, le théâtre basque du Pays Basque Nord devint autonome vis-à-vis du clergé local et prit une voie résolument nationaliste. Les laïcs prirent le relais des prêtres et continuèrent d’utiliser le théâtre pour former la jeunesse. L’association Antzerkilarien Biltzarra [Association des gens de théâtre] vit le jour en 1967, à Saint Étienne de Baïgorry, sous la présidence de l’infatigable Daniel Landart, disciple de Piarres Larzabal, avec Jean-Pierre Curutchet, Pettan Elissalde, Laurent Pétricorena. L’association se fixa quatre objectifs : créer une pièce nouvelle chaque année, aider techniquement les troupes amateurs des villages (il en restait douze en tout, dans le Labourd et en Basse-Navarre), créer du lien avec les troupes du Pays Basque Sud, mettre en place un centre d’archives théâtrales. L’association organisa aussi des sessions de formation, avec Jean-Marie Broucaret puis Francis Basterot. L’association intégra Euskal Antzerki Taldeen Biltzarra en 1977, avec pour ambition la structuration du théâtre basque, le soutien technique aux troupes, l’organisation de journées de formation, la promotion de nouveaux dramaturges, la modernisation du théâtre. Euskal Antzerki Taldeen Biltzarra permit aux troupes du Pays Basque Nord de se produire au Sud, et vice-versa. L’association organisa aussi, avec Eihartzea Kultur Etxea, en 1984, le festival de théâtre Galarrotsak, à Hasparren puis, à la mort de Piarres Larzabal, à Hélette. Euskal Antzerki Taldeen Biltzarra réorganisa ce festival pendant quatre ans, à partir de 1991, à Saint Jean de Luz, avec le soutien de la ville et de l’Institut Culturel Basque-Euskal Kultur Erakundea. Ce festival fut, par la suite, réservé au jeune public des ikastola et des écoles catholiques d’Ustaritz et d’Hasparren, à Biarritz, pendant cinq ans. Euskal Antzerki Taldeen Biltzarra créa également des prix pour encourager les jeunes dramaturges : le prix « Monzon » fut attribué à Guillaume Irigoyen en 1983.

Assemblée Générale de création de l’association EATB à Urnieta. De gauche à droite : Joseba Urzelai, Txomin Héguy, Eugenio Arozena, Martin Idiakez, Daniel Landart, Jokin Izagirre

Assemblée Générale de création de l’association EATB à Urnieta. De gauche à droite : Joseba Urzelai, Txomin Héguy, Eugenio Arozena, Martin Idiakez, Daniel Landart, Jokin Izagirre

(© eke.eus)

Dans ces décennies 1970-1990, le nombre de troupes théâtrales diminua et celles-ci ne se rattachèrent plus à une seule commune. Elles se choisirent des noms : Zentzu-gabeak, Biper-beltx, Xirristi-Mirristi, Bordaxuri, Hiruak Bat, Hiru Punttu, Kitzikazan/k. Elles cherchèrent à produire leurs pièces le plus possible : en conséquence, le nombre de représentations augmenta.

Coexistence et perméabilité entre théâtre populaire extérieur renouvelé et théâtre « de salle » savant

L’on recense une vingtaine d’écrivains de textes théâtraux en langue basque depuis les années 1970 et une trentaine de metteurs en scène.

L’apparition de troupes professionnelles jouant en basque ne date que du XXIe siècle. Le Théâtre des Chimères fut la première, avec Txomin Héguy et Olatz Beobide. Citons aussi Azika (Beñat Lefever), Traboules (Kittof Prud’homme), Tokia Théâtre (Michel Foucher), Le Petit Théâtre de Pain, où débutèrent Manex et Ximun Fuchs, avant de créer, avec Arantxa Irigoyen, Axut !, la seule compagnie professionnelle actuelle du Pays Basque Nord jouant uniquement en basque. Il est à noter que Axut ! travaille aujourd’hui en étroite relation avec les compagnies du Pays Basque Sud Artedrama et Dejabu Panpin Laborategia.

À l’heure actuelle, il existe une poignée de troupes amateurs bien implantées dans le paysage du théâtre au Pays Basque Nord : Larrazkeneko Loreak, Jostakin, Iguzkilore, Artetxea (Jostakin et Artetxea assurent aussi la formation d’enfants et d’adolescents).

En parallèle, d’autres formes de théâtre de rue font preuve d’une forte vitalité : il s’agit d’une part de la pastorale souletine (représentation codifiée mettant en scène la vie d’un personnage marquant de la culture basque) et d’autre part de diverses formes issues de traditions carnavalesques ou charivariques : en Soule, la mascarade (théâtre satirique de carnaval) ; en Basse-Navarre, libertimendua (théâtre satirique de carnaval renouvelé par Antton Luku il y a une vingtaine d’années) et la cavalcade (théâtre satirique aux origines charivariques) ; au Labourd, le procès de Zanpantzar (mannequin symbolisant tous les maux survenus dans l’année, que l’on brûle à carnaval à l’issue d’un procès où il est condamné). Ces pratiques culturelles émanent directement de la population, notamment des jeunes, qui s’organisent ou non en associations spécifiquement pour mettre ces représentations en place, depuis la phase d’écriture collective jusqu’à la mise en scène.

Pastorale à Camou-Cihigue, en 2007

Pastorale à Camou-Cihigue, en 2007

(source : Wikipedia)

Troupe de mascarade de 2014

Troupe de mascarade de 2014

(source : Wikipedia)

Libertimendu de la vallée des Aldudes, 2020

Libertimendu de la vallée des Aldudes, 2020

(©  Guillaume Fauveau, Mediabask)

Cavalcade de Mendionde, 2014

Cavalcade de Mendionde, 2014

(source : Maite Deliart - CC-BY-SA - www.eke.eus)

Zanpantzar brûlé au carnaval de Saint Jean de Luz

Zanpantzar brûlé au carnaval de Saint Jean de Luz

(source : site de la ville de Saint Jean de Luz, https://www.saint-jean-de-luz.com/agenda/les-grands-evenements/carnaval/)

Dans cet esprit, des associations de jeunes (dont certains comités des fêtes de villages, sachant que les comités des fêtes au Pays Basque sont uniquement composés de jeunes entre 15 et 25 ans) montent des pièces de théâtre en salle ou sur des tréteaux à l’occasion des fêtes de villages. Ce fut le cas pendant cinquante ans à Banca, c’est encore le cas à Armendarits, par exemple. Pantzo Hirigaray est un dramaturge comique prolifique qui a écrit et joué nombre de pièces de théâtre pour la radio, mais aussi des one man show, et surtout des pièces pour ces comités des fêtes. Dans ces villages où la population a l’habitude de s’organiser seule pour créer une pièce de théâtre, il n’est pas rare que les enseignants des écoles locales aient à cœur de faire jouer une pièce de théâtre, chaque année, à leurs élèves, pour assurer la poursuite de cette pratique.

L’avenir du théâtre au Pays Basque Nord

L’avenir du théâtre en langue basque apparaît cependant précaire : aujourd’hui, dans beaucoup de comités des fêtes, les jeunes renoncent à monter une pièce de théâtre, car cela demande un certain travail, un engagement et un savoir-faire qui ne sont plus évidents.

En plus d’être un excellent dramaturge, Antton Luku a été un extraordinaire enseignant de théâtre en basque au lycée de Navarre de Saint-Jean-Pied-de-Port, qui a réellement formé des générations d’acteurs et de metteurs en scène amateurs. Frantxua Cousteau, Kattalin Sallaberry et Txomin Héguy ont aussi écumé les écoles du Pays Basque Nord pour transmettre leur passion du théâtre. Cependant, tous ces passeurs de culture sont aujourd’hui à la retraite et les jeunes professeurs du premier et du second degré ne sont plus formés au théâtre ; peu d’entre eux s’y intéressent, et les établissements scolaires n’ont pas toujours les moyens de faire appel à un prestataire extérieur, ce qui fait que la transmission de cette pratique n’est plus assurée.

De plus, nous manquons actuellement cruellement d’auteurs de pièces de théâtre : il n’existe quasiment pas de dramaturges de moins de soixante ans.

Par ailleurs, si les formes populaires comme la pastorale ou le théâtre satirique semblent bien vivantes, elles courent un certain risque d’appauvrissement, de dénaturation, voire de disparition. En effet, au vu du recul de la pratique de la langue basque dans l’espace public et d’une certaine méconnaissance, malgré tout, de la culture populaire, le montage de la pastorale, par exemple, repose souvent sur un petit noyau de personnes motivées et instruites de la tradition ; le grand collectif ne fait souvent que suivre ce petit noyau d’initiés. Quant aux formes théâtrales satiriques, elles sont de plus en plus dévoyées, comme l’explique Peio Berterretche dans l’interview qu’il a donnée à Maddi Sarasua, dans le numéro du 20 décembre 2024 de la revue Argia : l’objectif des collectifs actuels n’est plus tellement de dénoncer, à travers la forme du théâtre satirique, une réalité révoltante, mais de créer un espace social au sein du village, où l’enjeu sera plus le bien-vivre ensemble que le débat idéologique et la formation politique de la jeunesse. Aujourd’hui, dit Peio Berterretche, ce n’est pas un sujet social ou politique problématique qui pousse les jeunes à créer une représentation théâtrale, mais le besoin de se retrouver pour imaginer un beau spectacle. D’où certaines représentations actuelles qui, bien que respectant les codes des genres dramatiques auxquels elles se rapportent, sont plus proches du divertissement consensuel que de la satire mordante.

L’avenir n’est cependant pas totalement sombre. En effet, il existe au Pays Basque Nord de jeunes acteurs et metteurs en scène qui se sont formés à la fois par la pratique du théâtre populaire et par des études théâtrales de haut niveau. Ces personnes, qui n’en sont qu’au début de leur carrière, démontrent par leur travail tout le bénéfice que la société du Pays Basque Nord peut retirer de la fusion d’une culture orale, codifiée, empreinte de religieux, et d’une culture savante. Je pense, ici, à Maika Etchecopar, imprégnée de culture orale depuis son enfance, qui s’est formée en pratique théâtrale professionnelle auprès de la compagnie Le Petit Théâtre de Pain, ou à Peio Berterretche, d’abord formé par les libertimendu, puis par l’École du Nord de Lille, qui a intégré la Comédie Française comme comédien, et est revenu au Pays Basque Nord où il a notamment mis en scène, de manière magistrale et avec un immense succès populaire, la pièce Antso Azkarra edo Miramamolinen Esmeralda [Sanche le Fort ou l’Émeraude de Miramamolin] d’Antton Luku (écrite en 1995), en 2022. Le texte, comme la mise en scène, s’appuie sur la culture du théâtre satirique populaire, mais aussi sur les topoi du théâtre baroque et de la tragédie shakespearienne, tout en proposant un discours métathéâtral.

Antso Azkarra edo Miramamolinen Esmeralda, Antton Luku, mise en scène par Peio Berterretche (2022)

Antso Azkarra edo Miramamolinen Esmeralda, Antton Luku, mise en scène par Peio Berterretche (2022)

(©  Mikel Erramouspé - www.eke.eus)

En conclusion : deux évolutions différentes de part et d’autre des Pyrénées, pour un genre polymorphe bien vivant

En conclusion de ce tour d’horizon du théâtre au Pays Basque, nous pouvons dire que ce genre a évolué de manière tout à fait différente au Pays Basque Nord et au Pays Basque Sud. Les événements politiques, sociaux, historiques, distincts de part et d’autre des Pyrénées, ont fortement contribué à la divergence de ces deux tendances. Au Pays Basque Sud, les dramaturges et les acteurs n’ont eu de cesse de rompre avec la tradition orale populaire, attachée aux rites catholiques. La pratique théâtrale en langue basque est, aujoud’hui, au Pays Basque Sud, urbaine, savante, professionnelle, institutionnalisée, normalisée. Au Pays Basque Nord, au contraire, nous ne constatons pas de grande rupture entre les formes orales rurales, liées aux manifestations extérieures de dévotion religieuse, et les formes écrites plus académiques et laïques, destinées à des représentation en salle, mais plutôt une coexistence, et même un mélange de ces deux sortes de théâtre. De nos jours, au Pays Basque Nord, le théâtre est surtout amateur, attaché aux formes traditionnelles codifiées qu’il a renouvelées. Il est de moins en moins un lieu de critique sociale et de prise de conscience politique, mais il est capable de proposer des productions particulièrement stimulantes mêlant codes culturels populaires et codes culturels savants, auxquelles le public adhère avec une ferveur proche du religieux.

1 La zarzuela est un genre théâtral lyrique espagnol né au XVIIe siècle. Il associe théâtre, orchestre, chants et dialogues parlés. On peut le

2 https://www.dferia.eus/fr/

3 Un bertsolari est un improvisateur de vers.

4 Le Mouvement Rural de la Jeunesse Chrétienne (MRJC) est une organisation nationale, héritière de la Jeunesse Agricole Chrétienne (JAC).

Ouvrages critiques sur le théâtre basque

Berterretche, Peio, Lekorneko kabalkada : euskara beste motibazioen artean, mémoire de Master 2 en Études basques, sous la direction d’Argia Olçomendy, soutenu le 14 octobre 2024.

Berterretche, Peio, « Tresna sozial izatetik, produktu kultural izatera pasatu dira plaza antzerkiak », Argia, 20 décembre 2024, 26-34.

Etchecopar Etchart, Hélène, Théâtres basques. Une histoire du théâtre populaire en marche…, Gatuzain, 1996.

Goenaga, Aizpea et Barea, Pedro, Antzerkia-Le théâtre, Etxepare Euskal Institutua, 2020.

Itçaina, Xabier, La société du tambourin. Une histoire sociale de la musique à danser en Pays Basque (XVIIe-XXIe s.), Brepols, 2022.

Landart, Daniel, Komediaz komedia Lapurdin eta Baxenabarren 1945-1970, Elkar, 2019.

Larzabal, Piarres, Piarres Larzabalen idazlanak, 6, édition de Piarres Charritton, Elkar, 1996.

Lipus, Ander, Antzerkiaren labirintoan, I eta II, Susa, 2023.

Luku, Antton, Libertitzeaz, Pamiela, 2014.

Olaziregi, Mari-Jose, « Euskal antzerki garaikideaz », Lapurdum, 2003, 389-426.

Urkizu, Patri, Euskal teatroaren historia, Kriselu, 1975.

-, Teatro vasco. Historia, reseñas y entrevistas, atologia bilingüe, catálogo e ilustraciones, UNED, 2009.

1 La zarzuela est un genre théâtral lyrique espagnol né au XVIIe siècle. Il associe théâtre, orchestre, chants et dialogues parlés. On peut le comparer à l’opéra-comique français ou au singspiel allemand, qui n’apparaîtront qu’au XVIIIe siècle.

2 https://www.dferia.eus/fr/

3 Un bertsolari est un improvisateur de vers.

4 Le Mouvement Rural de la Jeunesse Chrétienne (MRJC) est une organisation nationale, héritière de la Jeunesse Agricole Chrétienne (JAC).

Arroltze ohoina, de J. Etxeberri, texte de théâtre « de salle » le plus ancien du Pays Basque Nord (1884)

(domaine public : Bilketa.eus)

Antzerti, numéro de l’été 1934

Couverture du livre Harrizko Herri Hau, de Gabriel Aresti

(© éditions Susa)

Piarres Larzabal (1915-1988)

(source : Wikipedia)

Etxahun, donné par la troupe Mugertarrak

(1967) (© eke.eus)

Assemblée Générale de création de l’association EATB à Urnieta. De gauche à droite : Joseba Urzelai, Txomin Héguy, Eugenio Arozena, Martin Idiakez, Daniel Landart, Jokin Izagirre

(© eke.eus)

Pastorale à Camou-Cihigue, en 2007

(source : Wikipedia)

Troupe de mascarade de 2014

(source : Wikipedia)

Libertimendu de la vallée des Aldudes, 2020

(©  Guillaume Fauveau, Mediabask)

Cavalcade de Mendionde, 2014

(source : Maite Deliart - CC-BY-SA - www.eke.eus)

Zanpantzar brûlé au carnaval de Saint Jean de Luz

(source : site de la ville de Saint Jean de Luz, https://www.saint-jean-de-luz.com/agenda/les-grands-evenements/carnaval/)

Antso Azkarra edo Miramamolinen Esmeralda, Antton Luku, mise en scène par Peio Berterretche (2022)

(©  Mikel Erramouspé - www.eke.eus)

Katixa Dolharé Çaldumbide

Agrégée et docteure en Lettres, PRAG en Études Basques à l’Université Bordeaux-Montaigne, associée au laboratoire IKER-UMR5478