Florian Vernet a témoigné, à de multiples reprises, de son attrait pour le cinéma1 : l’intérêt pour le septième art inscrit son œuvre littéraire dans le temps présent, c’est un média récent qui témoigne de l’évolution de notre société. Faire allusion au cinéma n’est pas seulement un gage de modernité : la citation humoristique et caricaturale, celle qui marque immédiatement le style vernétien, elliptique, emprunté à la technique du scénario, participe à sa signature singulière. C’est une prose rapide, sans ornements, pleine de métaphores et comparaisons humoristiques très référencées. Nous constatons que les allusions cinématographiques, si nombreuses lors des premiers recueils de ses feuilletons policiers décalés, se raréfient au fil du temps, tandis que la technique narrative du scénario persiste. La période récente des « romans occitans »2 des années 2000, Jardin de las delícias, Nau dels fòls, Cachavièlha psicomotritz interroge le métier de l’écrivain ; le cinéma s’efface, il est peu évoqué. On pourrait donc discerner deux temps dans cette œuvre : un premier temps populaire qui évoque le cinéma par ses citations foisonnantes puis un second temps paralittéraire qui interroge le métier d’écrire.
De ce fait, le rapport de Vernet avec le septième art est complexe. L’époque change. Au fur et à mesure que l’œuvre évolue, l’allusion cinématographique par ses effets de surprise, ses touches humoristiques, devient discrète, sans doute le lecteur ne rirait-il pas aux références qu’il ne comprendrait plus. On va de moins en moins au cinéma et on consomme les images chez nous. Le roman vernétien témoigne de l’évolution historique et sociologique de l’art visuel. Ce changement reflète une évolution plus large, où l’influence du cinéma cède peu à peu la place à des médias tels que les séries, les jeux vidéo et les plateformes de streaming. C’est aussi la deuxième période de l’auteur.
Le cinéma influence moins la mémoire collective, il fait moins partie de nos vies. Alors, inutile d’en encombrer nos pages ? En parcourant le temps et l’œuvre, nous comprenons que la cinéphilie de Florian Vernet évolue avec les époques que ses romans traversent. Commençons le voyage temporel.
La cinéphilie de Florian Vernet : une jeunesse nourrie par le cinéma
Comment Florian Vernet a-t-il développé sa cinéphilie ? L’auteur lui-même affirme qu’après son adolescence il va peu au cinéma3. Les sorties en salles sont chères, et la télévision encore rare dans les foyers. Accéder au cinéma reste alors un privilège. L’émergence des ciné-clubs va changer la donne. De 1970 à 1986, il explore ainsi cette richesse, comme il le raconte :
Au lycée de Brignoles, où j’enseigne le provençal, je crée un ciné-club avec une équipe jeune et dynamique, soutenue par la FOL du Var. Les trois premières années, les projections sont gratuites pour les lycéens et leurs parents, et la salle est toujours pleine. Après chaque film, des débats d’une heure. Nous projetons des classiques, issus des archives de la FOL : Buñuel, Saura, le cinéma brésilien, Comencini, Risi, Scola, Bergman, et les polars américains4.
Grâce à cette initiative populaire, Vernet développe une véritable culture cinématographique, une culture à laquelle il n’aurait sans doute pas eu accès sans cette opportunité du ciné club. Il confie d’ailleurs5 :
C’était difficile d’aller au cinéma quand j’étais étudiant sans argent. Finalement, ma culture cinématographique, c’est celle des ciné-clubs : éclectique, sélectionnée, mais sérieuse. La plupart des films étaient en noir et blanc.
C’est alors que l’écrivain prend conscience de la richesse de toutes les cultures et de leur complémentarité. Le cinéma, genre populaire, nourrit désormais son imaginaire. L’écrivain imagine ses livres en noir et blanc, jamais en couleur, ce qui explique ses nombreuses références au cinéma américain dans son écriture, notamment dans le polar.
Films et polars noirs et blancs
Noir et blanc. Florian Vernet s'inspire du « hard-boiled » des années 30, un genre littéraire lancé par Dashiell Hammet avec Le Faucon Maltais en 1929, adapté au cinéma par John Huston en 1946. À travers des références à ce film, l’auteur crée une figure parodique de détective dont la silhouette rappelle Humphrey Bogart, l'archétype du héros policier hollywoodien avec son imperméable, son chapeau et sa cigarette. Le romancier reprend ce cliché en 1990 dans E Freud dins aquò ?, où son détective se compare lui-même à Bogart : « Lo temps de sortir, de montar dins la 2CV turbò... Un morau a la Bogart »6. Comme Sam Spade dans Le Faucon Maltais, le narrateur a une secrétaire, des clients et un bureau, un univers proche du film original.
Affiche The Maltese Falcon, 1941 (©domaine public)
L’écriture cinématographique de Vernet joue sur la mémoire collective pour donner vie à son personnage. Sa prose ne développe pas les descriptions mais fait appel à des références culturelles pour donner une image rapide de ses héros. Vernet évoque aussi Philip Marlowe, le détective de Raymond Chandler dans Le grand sommeil, figure parallèle de Spade. À travers des allusions, comme celle où le narrateur-détective s’adresse à lui-même : « Marlowe, as de trabalh7 » [Marlowe, tu as du boulot]. Il mêle humour et parodie. Cette relation entre littérature et cinéma est flagrante, les deux arts étant profondément liés dans le domaine du polar, tout comme chez Vernet, où l'écriture cinématographique questionne sans cesse la fabrication de l’œuvre.
Affiche version française Le Grand sommeil, 1946 (©domaine public)
Procédés d’écriture cinématographique
La technique d’écriture cinématographique influe sur le style. Pour évoquer la structure de ses premiers romans policiers, d’abord publiés en feuilletons dans la page occitane « Mesclum » qui paraît chaque jeudi dans le journal La Marseillaise, Vernet parle de « scénarios ». Ce terme cinématographique décrit sa méthode d’écriture. Dans un entretien de 1999, il explique comment il compose ses feuilletons :
Pour écrire un feuilleton, je commence par la fin. Ensuite, je construis un scénario, qui ressemble à un plan, que je découpe, et une fois découpé, je crée les épisodes, puis j’écris un texte un peu plus long, d’environ une dizaine de lignes.8
Cette démarche, proche du synopsis, consiste à d’abord structurer le récit pour ensuite l’adapter sous forme de script. Elle se retrouve aussi chez le personnage d’Akim dans My name is Degun. Comme Vernet, Akim, le « nègre », évoque la création de ses récits sous forme de scénario.
Au sein de la fiction, l’insertion de remarques évoquant l’écriture cinématographique interroge le style et la méthode de l’écrivain. Elle traduit une forme d’autodérision projetée dans un « miroir obscur ». Ainsi dans Suça-sang connection, le narrateur se moque-t-il de l’ellipse narrative, une technique cinématographique qu’il utilise abondamment dans ses romans et nouvelles :
Ridèu. Ellipsi narrativa. (Trobi que fa modèrn, que volètz, aquò’s una tissa que l’ai agantada, liege que liegiràs, de romans americans, e puei permet de far fonccionar l’imaginari dei legèires, tròp sovent rovilhat per l’encausa de la telé). Ridèu donc…
Rideau. Ellipse narrative. (Je trouve ça moderne, que voulez-vous, c’est un truc que j’ai attrapé, lu dans des romans américains, et puis ça permet de faire fonctionner l’imaginaire des lecteurs, souvent épuisés par la télé). Rideau, donc…9
L’écriture en mise en abyme crée un rythme cinématographique, rapide et dynamique, à l’image d’un montage qui soutient la forme courte. Au-delà de la narration, se pose aussi la question de la dramaturgie et du point de vue des personnages. Comme au cinéma, on n’entend que ce que l’on voit ou ce que le personnage croit voir. C’est une perspective très subjective. Dans ses récits, Florian Vernet joue avec ces points de vue, souvent à la première personne. Le narrateur devient une voix off qui nous livre ses pensées, un procédé fréquent dans ses romans et nouvelles. Le stylo, tel une caméra, capte les événements à travers les regards des personnages. Ce ton oral, proche du dialogue ou du monologue de cinéma, permet aussi d’interroger divers points de vue, parfois en interpellant directement le lecteur. Le passage ci-dessous est le récit à la première personne du narrateur qui apostrophe aussi son lecteur imaginaire en fin de paragraphe :
Ara, la tele la gaiti pas pus. De tot biais, fa plan sièis meses qu’es desmargada. A passadas, l’aluqui, l’ecran es plen de nèu, cap de son ne sortís pas, mas aquò me fa companhia. Los libres, eles, me tomban de las mans. Ai pas enveja de passejar, de veire de mond tanpauc. Sabi plan que me caldriá reagir. Soi pas vièlh, pòdi tornar començar, me trapar una amiga, veire de collègas celibataris, faire d’espòrt. Frnacament, sonque l’idèa me confla. Soi pas malaürós, vos o anessètz pas figurar, depressiu tanpauc.
Maintenant, la télé je la regarde plus. De toute façon, ça fait bien six mois qu’elle est détraquée. Parfois, je l’allume, l’écran est plein de neige, aucun son n’en sort, mais ça me fait une compagnie. Les livres, eux, me tombent des mains. J’ai pas envie de me promener, ni de voir des gens. Je sais bien qu’il me faudrait réagir. Je suis pas vieux, je peux recommencer, me trouver une amie, voir des collègues célibataires, faire du sport. Franchement, rien que l’idée me gonfle. Je suis pas malheureux, n’allez pas vous figurer ça, ni dépressif non plus.10
Autre exemple, dans l’incipit de E Freud dins aquò, le narrateur apostrophe immédiatement le lecteur pour l’inclure définitivement dans le récit :
A vautrei, non ? E ben a ieu, òc ! Totjorn quasiment. Chasque còp que ne mangi, de pes-e-paquets, manca pas !11
Et vous, non ? Et bien pour moi, oui ! Presque toujours. Chaque fois que j’en mange des pieds-et-paquets, ça ne manque pas !
Vidas e engranatges présente 25 points de vue différents, un pour chaque nouvelle. Parmi les récits à la première personne, on trouve le musicien dans « Vida vidanta », le voyeur dans « Per la fenèstra » (sans aucun doute une référence à Fenêtre sur cour de Hitchcock), le père de famille fatigué dans « Desparlatge », le jeune aveugle sensible dans « Benastrucs los que i veson pas, que i veiràn » ou encore le scientifique dans « Jurassic park, lo retorn ».
Affiche version française, Fenêtre sur cour, 1955 (©domaine public)
J’ai, un temps, renoncé à l’idée que l’œuvre de Vernet puisse évoluer chronologiquement avec l’histoire du cinéma en cours. Je me suis en effet concentré sur son style qui, bien qu’affirmé depuis ses débuts, ne fonctionne pas toujours par citations. La forme cinématographique reste présente tout au long de sa prose. Mais revenons aux années 90, où les allusions contemporaines et les clins d’œil persistent.
Le pulp et les années 90 : une culture sans complexe
Dans les années 90, l’œuvre de Florian Vernet suit l’élan de la culture pop qui caractérise l’époque. Lorsque Quentin Tarantino sort Pulp Fiction en 1994, avec son film choral, déjanté, aux multiples voix et histoires entrecroisées, à la fois violentes, absurdes et pleines de monologues, Vernet détourne ce phénomène en Popre ficcion, un feuilleton publié entre 1997 et 1999 dans Mesclum. Le jeune public occitaniste de l’époque, fin connaisseur de l’univers des deux artistes, apprécie ce clin d’œil. Il perçoit la proximité de leurs créations, celle de Tarantino et de Vernet, dans leur goût pour l’inattendu et l’hybridation des genres. Ce rapprochement rassure, dans un contexte où la littérature occitane, encore fragile, peine à trouver sa place dans le paysage littéraire.
Pulp Fiction, ce film culte des années 90, interroge par sa polysémie. Le terme « pulp » désigne à la fois un « feuilleton grand-guignolesque »12, comme l’indique le pré-générique du film, et un récit policier publié sur du papier bon marché, souvent vendu dans les gares. La technique de Vernet, à l’époque, fait écho à cette pratique : des récits courts, des feuilletons, publiés dans Mesclum. Parodier un titre aussi chargé de sens devient une manière pour l’écrivain de s’approprier l’héritage de ce genre tout en en jouant. Popre ficcion — popre, en provençal, renvoie à « poulpe », un clin d’œil à ce mollusque emblématique de la pop culture des années 90. On se souvient de la collection du Poulpe en France, série policière et populaire arrêtée en 2000. Frédéric Mistral écrit les trois déclinaisons du mot en provençal : « Póupre, Pourpre, Poufre […] Poulpe, espèce de mollusque13. » Cela justifie le titre parodique et très référencé de Florian Vernet. Il joue avec les mots et un titre de la pop culture.
Logo du film Pulp Fiction, 1994 (CC0)
Popre ficcion, première de couverture de l’édition de 2001
Cette démarche dévoile une autre facette de Vernet : il libère la littérature occitane de ses carcans historiques et intellectuels. S’il la libère c’est avant tout en homme de culture : il peut citer Mistral et joue avec la parodie et le pastiche. En brisant les frontières entre l’art européen et l’art américain, entre l’élitisme et la culture populaire, il fait fi du régionalisme et tend vers l’universel. Entre cinéma et littérature, il joue avec les genres et les sous-genres, s’affranchissant des divisions imposées par l’académisme français. Une approche résolument anglo-saxonne, où la pop culture, omniprésente, devient une source d’inspiration immédiate et accessible. Ainsi Vernet assume-t-il son amour pour le cinéma américain, en particulier celui des séries B, et n’hésite pas à citer ses influences. En 1999, il me confie :
Le cinéma est très important pour moi, mais je n’ai plus le temps. Je vois tout et n’importe quoi. Certaines séries B sont géniales. L’Arme fatale, c’est con, mais c’est du cinéma. Bon, Titanic, c’est moins mon truc, c’est un peu trop gros. Clint Eastwood, par contre, c’est mon idole, acteur et réalisateur. Je le compare à Jim Harrison, un écrivain américain. Ce sont des talents rares, ils écrivent juste, sans se regarder le nombril pendant des heures14.
En quelques mots, Vernet mêle grande littérature américaine, cinéma indépendant et blockbusters, célébrant un éclectisme sans jugement. C’est cette pluralité qui rend son œuvre unique et la distingue, entre culture populaire et réflexion littéraire. Ses personnages, eux, semblent porteurs de toutes ces influences, comme autant de pistes culturelles à suivre pour résoudre une enquête, comme si chaque référence pouvait devenir un indice précieux.
Vidas e engranatges : la dernière séance ?
Vidas e engranatges marque un virage dans l’œuvre de Vernet. Le recueil représente la fin d’un cycle populaire, viendra ensuite le tryptique plus littéraire : Jardin de las delícias, Nau dels fòls, Cachavièlha psicomotritz. Le recueil Vidas e engranatges, composé de vint-cinq nouvelles, est une œuvre charnière. On sent que l’auteur fait un au revoir aux genres qu’il a explorés. Rappelons-nous Qualques nòvas d’endacòm mai et Miraus escurs : ces recueils de nouvelles étaient significatifs des années 80 et du début des années 90, ils forment un diptyque dans un environnement dystopique. Vidas e engranatges, finalement, est un bilan sur tout ce que l’auteur a déjà exploré. Synthèse de ce qui fait la force du nouvelliste, que ce soit dans le genre noir ou le fantastique.
Le livre paraît au début des années 2000. Le 11 septembre 2001 a bouleversé le monde et les bases d’une société progressiste se déplacent. On se réfugie, on prend la fuite. Notre façon d’appréhender les œuvres et de consommer des images évolue aussi. Regarder un film devient peu à peu un acte individualiste, le DVD et le home vidéo remplissent nos salons, la VHS n’est pas encore morte, l’ADSL et son flux illimité de films commence à se développer. Les derniers ciné-clubs ferment. Les multiplexes apparaissent. Vidas e engranatges salue le monde passé. Les morts, les accidentés, les fantômes hantent le recueil.
Apparaît, avec l’évolution de la technique, cette image que l’on trouve ensuite jusqu’à aujourd’hui dans la quasi-totalité des livres de Vernet : l’allusion au « 16/9 ». Le 16/9 est la façon contemporaine de regarder sur un téléviseur un film enregistré en format cinémascope, alors que jusque-là nos films étaient vus en 4/3, en format carré et coupaient les images sur le bord. Le 16/9, c’est le format des années 2000. Une vie en 16/9, format de luxe du cinéma chez soi, c’est une belle vie dans un grand espace (comme les films de super héros ou les westerns). Mais l’expression, dans d’autres livres ou nouvelles de Vernet, est surtout ironique et marque le désespoir et la petitesse des gens qui ont une vie misérable dans l’écran géant de leur pauvre destinée. Le 16/9, chez Vernet, c’est surtout une dispute de couple redoutée qui va se transformer en grand spectacle sonore et visuel : « Marcamal se passeja. Amb lo mal de cap que m’agarrís despuèi mai d’una ora, va èsser Star Wars en 16/9 »15. Comme pour nos home-vidéo performants : bruit et images, donc. L’effet comique est d’autant plus fort qu’il est accompagné d’une référence guerrière, connue par ses bruits, ses batailles, ses effets spéciaux incommensurables : la saga Star Wars. La dispute la plus ordinaire dans un petit appartement se transforme en film épique, un blockbuster en super projection dans l’espace, dans un format en cinémascope. Un autre film de guerre sera aussi un point de comparaison pour les ruptures conjugales violentes : Full Metal Jacket de Stanley Kubrick. « E alara, l’espectacle comença. Full Metal Jacket. »16
Les dernières allusions au cinéma « pop corn » (celui qu’on redécouvre grâce au nouvel engouement pour les DVD – support cité par Vernet dans le livre – et les vidéoclubs) jouent leur dernière séance dans Vidas e engranatges. On retrouve les Incorruptibles de Brian De Palma : « Soi pas dedins, ai pas tampat la pòrta que comença de m’agonir de sotisas, mas ieu, impassible coma Costner dins Los Incorruptibles, me dintran per un ausidor e sortisson per l’autre »17. Un texte où le narrateur, comme dans E Freud dins aquò, fait référence au film de gangsters et s’identifie au policier Eliot Ness. Dans les années 2000, Les Incorruptibles (1987) et Scare Face (1983) du même réalisateur, Brian de Palma, sont les références vidéoclub des enfants des banlieues qui citent les répliques par cœur. Al Capone ou Tony Montana renouent avec des rêves nouveaux de banditisme. La période Hollywood des années 50, qui essaimait au moment où Vernet publiait ses romans policiers est évoquée par la présence de Marilyn Monroe dans Per la Fenèstra18. Liz Taylor, quant à elle, viendra nous ouvrir la porte, toute décoiffée, dans un aspect qui à cette époque symbolise la fin d’une gloire : le cheveu hirsute, les pommettes et les yeux gonflés par l’alcool ou les effets de la chirurgie esthétique. La fin d’un certain cinéma. La fin d’une époque. L’actrice mourra en 2011. L’adieu à Hollywood fait place aux nouveaux médias audiovisuels qui font sombrer le cinéma. Ces références sont nécessaires aussi pour créer une connivence avec le lecteur et l’aident à évoquer un personnage avec des marqueurs communs entre auteur et lecteur.
La télévision s’impose alors dans les allusions et les clins d’œil de Vernet. 2001-2004, c’est les débuts de la télé-réalité en France. Elle influence des millions de téléspectateurs. L’engouement populaire n’est plus pour le cinéma mais pour une télé trash dont on parle chaque matin dans les facs ou les cours de lycée. Loft Story est la première émission de ce genre. Une jeune starlette décolorée, Loana, marque l’émission et Vernet de lancer : « sèm partits per lo Loft19 ». Il utilise cette expression pour désigner la curiosité des voisins (comme pour Per la fenèstra) quand le personnage féminin laisse la fenêtre grande ouverte (comme un écran géant) et laisse échapper les cris de la dispute. « Li demandi solament, amb las formas diplomaticas, de tampar la fenèstra tant qu’es drecha, que los vesins ausisson tot e devon se creire sus TF120. » On comprend ici la satire du spectateur-voyeur.
En 2004, Patrick Le Lay, le directeur de la première chaîne française lance dans la revue l’Express : « Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible21 ». Une télévision populaire vendue au mercantilisme et à la rentabilité. Malheureusement cela devient la référence du peuple qui a sa propre culture audiovisuelle, inspiré par les clips de la chaine musicale M6. Voilà ce que regarde et pense le narrateur, passif devant une télévision commerciale : « Al rèsta i a una emission extrà amb de videò-clips sus la 6, amb tròp de rap per mon gost qu’es mai classic, mas pas marrida22 ».
On voit comment la télévision influence le quotidien des personnages, des petites gens de chaque jour qui ne peuvent plus citer les grandes stars du cinéma des années 50. Si le narrateur tolère les clips de rap de M6, il n’est pas jugé. Fatalité : la culture populaire chez Vernet est respectable mais elle passe désormais par le petit écran.
Ghost ou La disparition ?
Il faut être attentif pour trouver une seule citation du monde du cinéma dans j@rdindelasdelicias.com paru trois ans après Vidas e engranatges. Quasiment aucun clin d’œil, aucune allusion humoristique au septième art. Vernet invente un roman singulier, il n’est plus dans la parodie ou la littérature du genre : il n’est plus dans l’imitations du roman policier ou la littérature de science fiction et il abandonne la forme courte. C’est un livre à deux voix proche du méta-roman. Les citations sont plus élitistes, elles appartiennent au domaine littéraire. Le cinéma n’y aura pas sa place. La culture américaine disparaît. On cite « Campanella, Saint-Evremond o Pessoa […] »23 Un philosophe italien, un moraliste anglais, un écrivain portugais. Plus loin, on verra des allusions à Delteil et Bellaud : « Lo tieu batejat Josèp Delteil, montat sus sa bicicleta de plumas, de fums e de paraulas, e lo mieu, Belaud de la Belaudièra de nom, acrocat a sa sèrpvolaira de nívols. »24 [Le tien baptisé Joseph Delteil, juché sur sa bicyclette de plumes, de fumées et de paroles, et le mien, appelé Bellaud de la Bellaudière, accroché à son cerf-volant de nuages]. Un poète français et un poète provençal. Les accumulations créent un sentiment d’absurdité mais ne feront allusion à aucun star-system ou blockbuster. Bref, on rencontre des romanciers, idéologues, essayistes : « Sulitzer, Sorman, Glucksman, Minc e d’Ormesson ? »25. C’est un roman long qui interroge l’art littéraire tel qu’il est présenté par les médias au début des années 2000.
Par contre, la forme d’écriture est toujours aussi proche du scénario. Le livre est composé en huit journées ou séquences, et s’ouvre sur une forme dialoguée :
— E ben, marcha, ara, aqueste fotut d’aquò’s ?
— Òc, la traduccion automatica tanben. I podèm anar. Tres, dos, un… Fai tirar !26
— Eh bien, ça marche, maintenant, ce foutu machin ?
— Oui, la traduction automatique. On peut y aller ? Trois, deux, un… En avant !
Et commence le roman.
Dans le même livre, l’écrivain peut montrer au sein de sa narration le « scénario » de son œuvre. Ce qui permet de faire une pause avec le lecteur avant de relancer la récit. Avant d’introduire ses séquences, il parle d’un « sinòpsicronologic en forma de flash back »27 :
— Sequéncia 1 : Retorn dels dos mostrasses, sauves e segurs, e totjorn aitan toxics per l’environa.
— Sequéncia 2 : Retorn gaireben sincronizat de nòstre paire, e estomagada nòstra de lo veire escrancat e mai al calós quasiment.
— Sequéncia 3 : S.O.S nòstre. Dins los apartaments de nòstre genitor cada dos per tres riscam d’èsser descobèrts amb las consequéncias tragicas que ne pòdon resultar.
— Sequéncia 4 : Intervencion miraclosa de Lutz que nos desraba al funèste tirador e nos amaga dins un dels dos vases Ming (faussas còpias del sègle XIX) del salon28.
— Séquence 1 : Retour des deux monstres, sains et saufs, et toujours aussi toxiques pour l’entourage.
— Séquence 2 : Retour presque synchronisé de notre père, et stupéfaction de le voir effondré et quasiment au bout du rouleau.
— Séquence 3 : notre S.O.S. Dans les appartements de notre géniteur deux fois sur trois nous risquons d’être découverts avec les conséquences tragiques qui peuvent en découler.
— Séquence 4 : Intervention miraculeuse de Lutz qui nous arrache à notre tiroir funeste et nous cache dans l’un des deux vases Ming (fausses copies du XIXe siècle) du salon.
Ce séquencier nous rappelle la construction des romans des débuts. Le fond a changé, mais la méthode cinématographique est la même.
Le texte interroge l’écriture en prose en employant des termes scientifiques : « prolèpsi o analèpsi29 ? » et le pauvre Sénher Sibèc n’a plus les honneurs du cinéma quand on le décrit ; sa présence évoquera juste un mauvais téléfilm marseillais.
J@rdindelasdelicias.com, dont le titre évoque un lien web, est le livre de la technologie, de l’Internet à temps plein. Un livre de son temps. La projection cinématographique n’est plus qu’une des possibilités d’utilisation de salles polyvalentes :
Pensan tanben apondre un gòlf, quand las negociacions amb las comunas seràn finalizadas. Una ostalariá cinc estèlas amb restaurant bailejat per un cosinièr de renom, un centre de remesa en forma amb sala de massatges tailandeses, tres salas de cinemà que se poiràn transformar en salas de conferéncias o d’expausicion e una discotèca.30
Ils pensent aussi ajouter un golf, quand les négociations avec les communes seront finalisées. Un hôtel cinq étoiles avec restaurant dirigé par un cuisinier de renom, un centre de remise en forme avec salle de massages thaïlandais, trois salles de cinéma qui pourraient se transformer en salles de conférences ou d’expositions et une discothèque.
Ainsi va la modernité, ainsi va le cinéma, ainsi va l’œuvre littéraire de Vernet. Son écriture suit l'évolution des écrans dans nos sociétés, chaque livre s'inscrivant dans son époque, des années 70 jusqu'à aujourd'hui. La plupart des lecteurs actuels sont devenus des consommateurs d'images. Après 2001, notre manière de percevoir et de regarder le monde a changé. Ce qui est vrai dans nos vies se reflète désormais dans les clichés contenus dans les œuvres du romancier contemporain. Le cinéma de référence disparaît, et l'audiovisuel dans son ensemble transforme la prose. Une nouvelle récente semble cependant remettre en question l'évolution que je pensais percevoir. En 2024, Vernet revient à ses débuts. Dans son recueil Anamofòsis, il signe un Trailer per B.Movie31, et revient à un vocabulaire technique (« plan american32 ») des plus cinématographiques. Vers quelle expérimentation s’oriente-t-il désormais ? Retour au roman noir, à la parodie ? La troisième saison de sa série promet…





