Présentation des recueils
De 1976 à 2024, Florian Vernet a publié six recueils de nouvelles. Ces parutions se sont succédé à un rythme relativement régulier, avec une tendance à l’accélération :
-Qualques nòvas d’endacòm mai en 1976, 21 nouvelles
-Miraus escurs e rebats de guingòi en 1990, 53 nouvelles
-Vidas & engranatges en 2004, 25 nouvelles
-Fin de partida en 2013, 6 nouvelles
-Cronicas del diluvi en 2021, 26 nouvelles
-Anamorfòsis en 2024, 19 nouvelles
Cette production représente 150 nouvelles, et on ne peut comprendre l’idée directrice qui les anime qu’en prenant en compte le mode de publication adopté : le recueil. Il s’agit de recueils thématiques (ou plutôt polythématiques) et organisés. Les nouvelles n’ont pas paru antérieurement dans des journaux ou revues.
Chaque ouvrage est composé de récits de longueur et de type différents (car la nouvelle se subdivise en de nombreux sous-genres) mais présente cependant une unité forte. Le titre est particulièrement révélateur, mais ce caractère révélateur n’apparaît qu’a posteriori : soigneusement choisi, il rassemble toutes les nouvelles sous le même « chapeau » (sauf pour Fin de partida, titre de la dernière nouvelle du recueil éponyme), et indique leur point commun, l’élément qui les relie, créant aussi un horizon d’attente. Chaque recueil de F. Vernet est le résultat d’un projet littéraire ordonné autour d’une idée directrice. Il montre une certaine cohérence interne et propose un parcours narratif qui guide le lecteur, en jouant sur les différences de tons et de registres, sur les contrastes ou les similitudes entre les textes, qui entrent alors en interaction.
1976 : Qualques nòvas d'endacòm mai
Qualques nòvas d’endacòm mai, première de couverture, 1976
Tout le projet littéraire de l’auteur, tel qu’il s’est développé par la suite, semble inscrit dans le premier recueil, Qualques nòvas d’endacòm mai, recueil fondateur paru en 1976, dans une période d’effervescence sociale, où se manifestait notamment la volonté de réveiller la conscience occitane. Dès ce recueil initial, c’est une vision du monde qui se met en place. Car l’ouvrage est organisé pour faire une démonstration, à partir de textes littéraires militants, souvent polémiques, qui explorent des pistes peu courantes alors. Le concept d’identité, ou plutôt de négation d’identité, est central. C’est le fil rouge qui relie entre elles les différentes nouvelles, et qui donne à l’ensemble une unité.
Le recueil commence donc par un « Prològ », dont l’incipit est : Existissèm pas. Cette déclaration donne le ton de l’ouvrage : l’emploi de la 1ère personne du pluriel, le nous, indique que le narrateur (que l’on peut voir comme un double de l’auteur) s’implique, et qu’il implique le lecteur dans le récit, dès le premier mot. Et la négation pose le problème : c’est une question vitale. En deux mots le thème majeur est installé : la négation de l’identité, de l'existence même, ainsi que les thématiques dérivées ou adjacentes, la façon directe de les aborder, la position de l’écrivain au centre de la société, la difficulté de vivre, le style très direct (marqué notamment par l’emploi fréquent de la deuxième personne du singulier et de la première personne du pluriel) qui place le lecteur sur le même plan que le narrateur.
Ce prologue interpelle le lecteur et rejaillit sur les textes suivants : plusieurs évoquent un sens caché (« Miquèla », « Parabòla del temps circular ») ou racontent une révélation violente (« Los faidits dels miralhs », « Menèrba », « Lo viatge »). Le ton général, précis, retenu et déterminé, est celui de la dénonciation d’un scandale : certains textes décrivent les conditions de l’aliénation culturelle des Occitans. D’autre part, ce premier recueil règle des comptes avec les problèmes métaphysiques sans solution (le temps, le sens de la vie, la quête d’absolu…), et avec le passé (une certaine Occitanie abstraite ou fantasmée). Car ce texte initial et les dix-neuf suivants développent de nombreuses thématiques qui s’entrecroisent, se superposent, dans une grande variété de genres, entre fantastique et réalisme : les temps décalés (« Miquèla »; « Se desmarguèt lo temps »), la parabole (« Parabòla del temps circular »), la parodie (« L’òme que salvèt la Tèrra »), l’humour et l’ironie (« Lo Play Boy) », le conte ou pseudo-conte (« Lo sabent e l’emperaire »), le récit d’anticipation (« L’Amor, L’Amor », « L’abstractor »), le réalisme magique (« Menèrba »), …
Pourtant l’ensemble dans sa diversité finit par donner une impression d’unité, car le lecteur comprend intuitivement que tous ces textes convergent vers un même objectif qu’il discerne peu à peu, mais qui apparaît surtout à la relecture. Le lecteur est fortement sollicité, bousculé même. Il ne sort pas indemne de cette lecture – ce qui est le but de l’auteur.
Le recueil recèle des textes très impressionnants, tel « Menerba », réécriture saisissante de « La nuit face au ciel » de Julio Cortázar, où les hantises spécifiques de l’occitanité se manifestent par l’intrusion des martyrs cathares en lieu et place des sacrifices incas. Dans plusieurs nouvelles, les miroirs jouent un rôle primordial, notamment dans « Se desmarguèt lo temps », texte fascinant qui ouvre des perspectives vertigineuses. Axé sur la métempsycose et le mythe de l’éternel retour, ou du temps circulaire (cf. « Parabòla del temps circular », dans le même recueil), le texte prend une ampleur spirituelle qui dépasse la portée du conte fantastique ordinaire. « Se desmarguèt lo temps » apparaît comme la nouvelle la plus symbolique du recueil, qui fait converger tous les thèmes essentiels : le temps, l’espace, l’identité, le sens de la vie…
Le recueil s’achève sur un « Epilòg » intitulé Existissèm ? - avec un point d'interrogation, qui à nouveau implique le lecteur, tout en laissant une lueur d’espoir.
Qualques Nòvas d'Endacòm Mai s’inscrit dans l’après 68. Il apparaît comme un manifeste et dégage beaucoup d'énergie, peut-être l’énergie du désespoir, tout en sortant des voies et des perspectives traditionnelles.
Pour tout cela, ce recueil polémique et littéraire me paraît être un texte fondateur – pour l’œuvre de l’auteur, puisque c’est sa première véritable œuvre en prose (les polars et les romans arriveront bien plus tard) – et plus largement pour l’affirmation de la littérature occitane, de la culture, de la vie dans un pays nié (l’absent de l’indicatiu) nommé Endacòm mai, ou Eterotopia.
1990 : Miraus escurs e rebats de guingòi
Miraus escurs, première de couverture, 1990
Avec Miraus escurs e rebats de guingòi, les thématiques majeures présentes dans Qualques nòvas d'endacòm mai sont développées sous un autre angle. Miraus escurs file la métaphore (tout au long du recueil) de la situation d’un pays effacé de la carte, un pays que chacun peut reconnaître. Chaque nouvelle présente un cas particulier, qui révèle comment les individus tentent de vivre – douloureusement – cet état de fait. Et bien souvent, c’est dans la névrose et la psychose qu’ils trouvent un moyen de survie : les idées délirantes, les hallucinations et les troubles mentaux les plus variés accablent les personnages.
Les 53 nouvelles se situent dans des pays nommés Eutanasiá, Eterotopiá ou Anestesiá – dénominations suggestives qui marquent à la fois une prise de distance et une réactivation de la thématique occitaniste. Cette multitude de textes brefs donne un effet de mosaïque, de puzzle, en montrant l’isolement des individus dans la collectivité, en proposant des brefs portraits de personnages sans lien entre eux, seuls avec eux-mêmes, et perturbés, névrosés, souvent schizophrènes, dans une société en désagrégation. Chaque nouvelle est indépendante, elle constitue un monde en soi, un fragment de monde, et ce sont la juxtaposition et la multiplicité qui rendent l’aspect complexe de la réalité.
Observateur de la société dont il fait partie, le narrateur pose un regard aigu et lucide sur ses contemporains aliénés, dont il ne se s'exclut pas, comme l'indique l'emploi fréquent de la première personne du pluriel. Il constate et décrit cette réalité où l'absurde est roi : un monde peuplé d'individus égarés, troublés par des phénomènes incompréhensibles et inquiétants : les têtes rétrécissent (« Conclusions »), les étages des immeubles disparaissent (« Procusta »), de même que les îles (« Itaca ») ; les enfants volent (« Icare »), les naufragés perdus sur des îles reçoivent des bouteilles contenant des messages intraduisibles (« Robinson ») ; des mains coupées surgissent inopinément (« Remordiment ») ; un œil s'obstine à pousser aux endroits du corps les plus incongrus (« Caïn ») ; les objets s'émancipent (« Ascensor », « M.C.T.2001 ») ; les miroirs parlent (« Invencions ») ; les mots s'effacent des pages des livres – sauf peut-être ceux écrits en occitan (« Palimpseste »), c'est la lueur d'espoir laissée par le dernier texte du recueil.
Le thème des miroirs (obscurs) est omniprésent, et particulièrement développé dans plusieurs nouvelles, jusque « Au Grand Teatre d’Eutanasiá », où le miroir est la structure même du texte.
Dans « Rebats » [Reflets], le miroir joue le rôle de seuil entre deux réalités, les deux personnages s’apparaissant l’un à l’autre, par-delà le temps et l’espace, dans la profondeur des miroirs, chacun étant « fantôme » aux yeux de l’autre. Ainsi qu’il apparaissait déjà dans « Los faidits dels miralhs » (1976) pour F. Vernet, les miroirs permettent certes de voir une autre réalité, mais ils retiennent prisonniers des êtres bannis (faidits).
Les personnages de Miraus escurs (e rebats de guingòi) expriment un profond malaise existentiel, qui trouve un exutoire dans la folie. Ces textes balancent entre fantastique et absurde, le paralogisme conduisant à l’absurde par nature : non qu’ils échappent à toute logique, mais plutôt parce qu’ils poussent la logique à ses points extrêmes, ou ils la soumettent à des déformations (« La Coà » ; « Lei mestièrs que se perdon » ; « Editoriau » ; « L’Astronòme » ; « Lo pintre » ; « Festa deis Maires »).
Cette vision très personnelle de la société et de la situation occitane conduit Florian Vernet à utiliser le fantastique et l'absurde comme mode de représentation du réel. C'est une approche très novatrice, amorcée avec Qualques Nòvas d'Endacòm Mai et parfaitement maîtrisée dans Miraus escurs.
2004 : Vidas & engranatges
Vidas e engranatges, première de couverture, 2004
Dans les 25 nouvelles de Vidas & Engranatges, Florian Vernet choisit d'aborder les problèmes théoriques à travers la réalité telle qu’elle est, ici et maintenant. Il ne s’agit plus de raisonner sur la langue, mais de la parler, de la placer dans la bouche de personnages ancrés dans le quotidien et dans l’actualité.
Cette orientation conduit l'auteur à multiplier les perspectives, en variant les modes d'énonciation, de sorte que les personnages s'adressent directement au lecteur. Les nouvelles mettent en scène des individus ordinaires, dans un environnement urbain. Comme le suggère le titre, ils se trouvent aux prises avec les vicissitudes de la vie ; ils ne sont aucunement idéalisés, mais au contraire montrés avec leur médiocrité, leur mesquinerie et leur cynisme, ou avec leurs blessures et leur fragilité. Les personnages sont des spécimens d’humanité, embarqués dans des vies qu’ils ne maîtrisent pas, et ils parlent, beaucoup. Ils expriment leur désarroi et leur vision du monde souvent à la 1ère personne du singulier (« Per la fenèstra », « Entrevista », « Menina »), parfois en des monologues – intérieurs – qui confinent au délire verbal. Ainsi « Desparlatge » est le monologue d’un homme qui explique en détail pourquoi et comment il s’enivre régulièrement et méthodiquement, sur 13 pages. Ils peuvent utiliser des messages dictés sur un répondeur téléphonique (« Telefonada »). Il arrive souvent que le lecteur entre directement en connexion avec le personnage central, plus encore quand l'emploi de la 2ème personne du singulier le propulse sur le même plan que le narrateur, au cœur de l'action, en prise directe avec sa réalité (« Diluns de matin »).
Plusieurs modalités d’énonciation peuvent se combiner : dans « Qualqu'un », un clochard perdu dans une solitude absolue fait les questions, les réponses et les commentaires, alternant la 1ère, la 2ème et la 3ème personne du singulier… Dans « GTI », les échanges verbaux débutent dans une voiture folle, et s'achèvent outre-tombe. Quoique réaliste à son début, le récit nous amène sans transition sur les marges du fantastique, comme d'autres qui bien souvent nous font passer cette frontière et déboucher sur des rivages où domine l'absurde ou l'étrange. Ainsi la nouvelle « Lo Doble del Doble », d'une grande complexité, relate-t-elle avec humour une expérience de dédoublement, avec notamment une double mise en abyme.
Ces quelques exemples ne donnent qu'une idée de la richesse de ce recueil. La réelle virtuosité des textes n'est pas une finalité en soi ; elle permet de développer des concepts avec une efficacité d'autant plus forte qu'elle s'appuie sur de nombreux niveaux de sens, sur de multiples ressources stylistiques, sur tous les registres (humour, ironie, dramatique, fantastique, absurde…). Ce qui fait fonctionner les textes, c'est aussi que la langue (c'est-à-dire le lexique, la syntaxe, les expressions idiomatiques) est très expressive, et toujours en adéquation avec le contexte et avec les locuteurs : les jeunes de GTI ou de « Èra pas un afaire » n'ont pas le même vocabulaire, les mêmes expressions que le DRH de « Diluns de matin », ni que la jeune femme de « Revelacions ».
La place très importante des dialogues et monologues est à relier avec le travail d'écriture de Vernet pour le théâtre1 dans les années 80/90, qui l’a incité à introduire des discours très variés dans ses nouvelles. Ce procédé est dans la logique de textes consacrés à la langue parlée, et en cohérence avec le thème principal, la référence à l’occitanité –, qui est toujours centrale, en filigrane. Dans les nouvelles de Vidas e Engranatges, on retrouve les thèmes des recueils précédents, comme la solitude, la folie, les confessions névrotiques, l’enfermement, la fatalité, l’impuissance, l’absurde, la folie, qui ne sont pas sans lien avec le vécu occitan.
2013 : Fin de partida
Fin de partida, première de couverture, 2013
Les six nouvelles de Fin de partida sont relativement longues. Elles se développent comme de courts romans, très denses ; les personnages sont bien caractérisés, et saisis à un moment précis de leur vie.
Dans « Vath d’Aspa 2009 », nouvelle de 20 pages, le narrateur accompagne son meilleur ami en toute fin de vie dans une randonnée en haute montagne, difficile périple qui évoque « Lo viatge aquitan » de Joan Ganhaire2. Dans « Pat », tout se déroule dans l’esprit dérangé d’un schizophrène habité par deux personnages qui dialoguent donc à la 1ère et à la 2ème personne du singulier, sur six pages.
« War paint » est a priori un roman policier de 35 pages où se confrontent un détective privé et des tueurs à gage en chasse d’un soi-disant débiteur. Il s'agit en fait d'un road-movie à travers toute l’Occitanie, avec un dénouement dans les Pyrénées. Mais de nombreux thèmes s'y croisent.
« Te daissi las claus » est l’histoire d’une rencontre de hasard entre deux êtres désabusés, où la 2ème personne du singulier, fonctionne comme une voix intérieure qui s’adresse au principal protagoniste. Le « tu » utilisé à la place du « je » décale l’angle de vue et interpelle le lecteur.
« Ragnarök » [fin du monde] est un récit délirant de 32 pages où Dieu en personne, découragé par les humains, annonce à Béziers au cours d’une conférence de presse qu’il a décidé de faire disparaître l’humanité dans 100 ans. Béziers devient le centre du monde…
Et la nouvelle éponyme « Fin de partida » est un thriller de 47 pages dans le milieu cruel des réseaux de drogue entre Maroc, Espagne et France, avec de nombreuses péripéties.
Hormis « Vath d’Aspa », les nouvelles finissent bien : pour « Ragnarök » on a un sursis de 100 ans ; même le « héros » de « Fin de partida » s’en sort (mais pas les malfrats), contrairement à ce que laisse penser le titre. Dans ces six récits à la tonalité plutôt sombre, il y a une lueur d’espoir. Malgré son titre, c’est peut-être le recueil le plus optimiste de Florian Vernet !
2021 : Cronicas del diluvi
Cronicas del diluvi, première de couverture, 2021
Dans les 26 nouvelles du recueil Cronicas del Diluvi, Florian Vernet continue à creuser les thèmes qui le hantent. Il n’a rien perdu de son mordant, mais explore de nouveaux domaines, avec des textes plus longs, des personnages étudiés qui ne sont pas des caricatures, des stéréotypes, mais des individus presque normaux (c’est le cas dans « Tandèm », moment de vie d’un vieux couple très uni où la femme est aveugle et l’homme sourd) et les fait vivre dans des histoires qui quelquefois finissent bien, comme dans « Uèit oras passadas de dètz », un jeu de piste entre une inconnue qui sème des indices dans un roman manuscrit et un jeune libraire fasciné… On peut voir là une évolution par rapport aux textes des recueils précédents.
Le recueil commence par un prologue émouvant intitulé « Escrits » [Écrits], dans lequel le narrateur explique qu’il écrit frénétiquement, car il a découvert qu’écrire sur les morts les maintient en vie. S’il cesse d’écrire ils meurent définitivement ; c’est son écriture qui les sauve. La nouvelle « La vida secreta de las trèvas » reprend ce sujet du point de vue des défunts, qui ne vivent leur vie fantomatique que dans la mesure où quelqu’un pense à eux.
On découvre aussi des textes situés dans des temps reculés, à l’époque féodale, qui peuvent être parodiques (« Lo còr manjat », « Cronica feudala »), ou plus réalistes, comme « Camin de Sant Jaume », une nouvelle « médiévale » saisissante, située dans les Pyrénées sur le chemin de Compostelle, et des textes d’anticipation. Dans « E. People », des ouvriers hauts de vingt centimètres installent chez Adam Degun une LiveBox qu’il n’a pas commandée. Ce sont des « ipipol », qui savent et peuvent tout faire, et qui vont remplacer les humains...
On retrouve des thématiques récurrentes chez F. Vernet, comme dans « Lengas mudas, ausidors tapats », où la moitié de l’humanité est devenue muette et l’autre moitié sourde, certains individus étant les deux à la fois. Mais l’Occitanie est peu touchée, car habituée depuis longtemps, donc immunisée…
L’actualité, l’avenir proche sont au cœur de plusieurs nouvelles, avec les dangers et les conséquences des techniques d’avant-garde virtuelles, réelles ou imaginaires, au même titre que les avancées de la science, bien mal utilisées (« Benfactors e Cia »). De nombreux textes évoquent des faits ou des sujets d'actualité, en détournant, amplifiant ou distordant leurs effets pervers : Dans « Una carrièra exemplara », une influenceuse inculte est choisie comme ministre des Affaires Sociales ; dans « Telefonadas », le narrateur entend toutes les conversations téléphoniques qui se déroulent autour de lui, simultanément ; et « L'Illa del jorn d'abans » s'enfonce inéluctablement dans la mer, au grand désespoir de ses habitants…
Cronicas del Diluvi est un recueil très ancré dans le temps présent, et même plutôt tendu vers l'avenir, un avenir qui ne sera pas tout rose. La multiplicité et la variété des sujets concourent à la description d'une société en décomposition, traduisant la dispersion, l'émiettement, et l'instabilité anxiogène, dans un monde à la dérive. L'auteur ne perd pas son humour, mais c'est souvent de l'humour noir.
2024 : Anamorfòsis
Anamorfòsis, première de couverture, 2024
Comme les précédents, ce recueil éclectique reflète la perception complexe et multiple qu'a Florian Vernet de la réalité et de la société, et c'est bien l'idée que suggère le titre Anamorfòsis, les anamorphoses étant des images déformées par des miroirs courbes – clin d'œil aux Miraus escurs et Rebats de Guingòi de 1990. L'ouvrage rassemble des textes courts parodiques situés à l'époque médiévale (« Una decision de mal préner », « Lo còrs manjat »), un scénario (« Trailer per B.Movie ordinari »), des cauchemars (« Interruptus », « Diluns etc. ») et des hallucinations (« Mal de cap »), des visions obsessionnelles (« Bonda ») et/ou futuristes (« De mots, e encara de mots », « Problèmas oculars »), des hantises personnelles (« Problèmes auditius »).
On trouve aussi des récits développés comme de courts romans, dans une tonalité plus grave. Dans « Graffiti », le narrateur découvre un graffito étrange sur sa maison, puis les jours suivants d'autres similaires dans les environs. Intrigué, il les étudie et décide de les suivre… Dans « Novellina (a la picarèsca mòda) », Valentin, un garçon de treize ans, hémiplégique, raconte sa vie mouvementée entre son amie Adèle, son précepteur Serafin, ses frères hostiles et son père indifférent. L'émouvante nouvelle « Extraterrèstra ? » se déroule dans un village pyrénéen, où le narrateur amnésique se lie avec une femme mystérieuse qui s'est installée dans son pré avec son minibus. Mais elle disparaît brusquement, le laissant désemparé. Il reçoit enfin une lettre d'explications… Par son cadre et son atmosphère, cette nouvelle fait écho à « Vath d'Aspa » (2013).
L'humour est toujours présent, et l'autodérision domine dans plusieurs récits burlesques, comme « Hallelujah ! », qui se présente sous forme de dialogue avec un ami, dans lequel s'insère un autre dialogue hilarant du narrateur avec Dieu lui-même, aux portes du Paradis (ou de l'Enfer…) ; et « L'infèrn, aquo's las autras », où le narrateur nouvellement arrivé au cimetière est dérangé par les visites répétées d'une ancienne compagne…
Avec « L'eteronime : lo retorn ? », nous retrouvons un personnage récurrent des recueils de Florian Vernet, son avatar littéraire Felip Filibèrt. Dans « Totes los fuòcs » (Vidas e Engranatges, 2004), celui-ci avait organisé ses funérailles, truffant son cercueil de feux d'artifice qui explosent au crématorium. Dans « In Memoriam, Omenatge a Felip Filibèrt 1950-2033 » (Diluvi, 2021) un colloque, satire grinçante des rites universitaires, lui était consacré peu après son décès en 2033. Et voilà qu'il réapparaît en 2036, ayant oublié dans un bus un carnet de notes que son disciple et exégète FV identifie comme authentique et tout à fait actuel ! Comment est-ce possible ? Felip Filibèrt aurait-il trompé son monde en planifiant une fausse disparition ? On retrouve là toute la malice d'un auteur qui jette sur lui-même et sur son entourage un regard à la fois critique, lucide et moqueur.
Originalité et cohérence des thèmes et du style
L'œuvre narrative de Florian Vernet est traversée par une dynamique qui se manifeste du premier au plus récent recueil, et qui met en place un univers d'une grande originalité, tissé texte après texte.
À la lecture des six recueils publiés depuis 1976, on prend conscience du projet global qui les motive. Florian Vernet porte témoignage du monde extérieur tel qu’il le voit, le vit, le ressent, et de son monde intérieur, en restant de plain-pied avec le lecteur, sollicité et parfois déconcerté par les décalages de registres.
En s’appuyant sur la grande liberté que permet le texte bref, Florian Vernet fait de la diversité un véritable principe de composition qui se fonde sur la loi du contraste, sans préjudice de l’unité thématique générale ; chaque recueil, pris dans son intégralité, intensifie son impact du fait de la cotextualité3, les multiples nouvelles se confortant mutuellement, ou se heurtant, ce qui fait ressortir leurs caractéristiques propres.
Les nouvelles de Florian Vernet développent d'abord un regard sur le monde en général, sur le monde dans lequel l'auteur se trouve plongé, et sur le monde occitan particulièrement, essentiellement urbain. Cette vision très personnelle, avec des thèmes récurrents, abordés et traités sous des aspects très divers, est constamment alimentée et renouvelée par les évènements de la vie quotidienne, l'observation de la société, l'évolution du monde.
Une imagination très fertile lui permet d'aborder et d'anticiper les évolutions sociétales et les développements technologiques en cours et à venir. On en prendra pour preuve la nouvelle « MCT 2001 » tirée du recueil Miraus escurs, qui déjà en 1990 fait intervenir l'intelligence artificielle4.
Il faut souligner que les recueils de nouvelles s'inscrivent dans une œuvre littéraire vaste et variée, elle-même en connexion avec les autres axes du parcours de l'auteur, la linguistique et la pédagogie de la langue. L'étude chronologique permet de constater l'influence des autres genres pratiqués par Florian Vernet : le théâtre dans les années 1980/1990 impliquant un travail sur l'oralité, le roman policier parodique5 de 1995 à 2001 qui l'a conduit à travailler sur les niveaux de langue, et les romans baroques6 (2007, 2016, 2018, 2020) qui l'amenèrent à se poser la question du style.
L'humour et l'ironie sont constitutifs de l'œuvre, présents à des degrés divers dans un grand nombre de nouvelles. C'est un humour piquant mais bienveillant, fondé sur la caricature de situations du quotidien, qui pose un regard apparemment détaché sur les événements, et qui laisse au lecteur la responsabilité de l’interprétation.
Le style est caractérisé par une grande diversité énonciative, et une expression aisée, naturelle, dans tous les registres : soutenu, familier ou même argotique quand le sujet le nécessite. On perçoit la volonté de faire vivre une langue actuelle, expressive et spontanée, parfaitement maîtrisée, qui repose sur une vaste connaissance des divers niveaux de langage.
La voix narrative est fréquemment attribuée à la première ou à la deuxième personne du singulier, mais souvent aussi à la première ou à deuxième personne du pluriel, de sorte que le lecteur se trouve interpellé et impliqué dans le récit.
Il peut sembler paradoxal que ces textes très littéraires, plutôt courts et très denses, se révèlent faciles à lire et à appréhender d'emblée, à divers degrés de compréhension. Les nouvelles peuvent être très complexes structurellement et thématiquement, tout en restant accessibles pour des lecteurs peu experts7. Dans un style vivant, d'une grande richesse lexicale, Florian Vernet décrypte et interprète le monde contemporain et en révèle des aspects insoupçonnés. Il donne la parole – en occitan – à ceux qui en sont privés, ou qui l'ont perdue, et ouvre des portes vers d'autres horizons littéraires.






