En 1992, Florian Vernet a soutenu sa thèse de doctorat, sous la direction de Paul Castela : « Édition critique d'un texte occitan du XVIIe siècle : La perlo dey musos et coumedies prouvensalos de Gaspard Zerbin, réalisée d'après l'édition de Jean Roize, à Aix, MDCLV ». Ce travail, qui a ensuite été publié aux PULM en 20061 (aujourd’hui en libre accès sur HAL) entre dans un champ plus large de recherches diverses qu’il a menées sur la création, les auteurs et la langue des XVIe et XVIIe siècles. À la suite des travaux de Félix Castan, Robert Lafont, Philippe Gardy, Vernet a apporté sa pierre à la vaste entreprise d’étude et de diffusion des textes occitans de la période moderne. Un corpus qui a longtemps été mal connu et mal considéré au regard des textes médiévaux ou des œuvres de la renaissance félibréenne. Lorsque l’on sait que Vernet a aussi été professeur d’espagnol et qu’il est un fin connaisseur de la littérature ibérique, on comprend mieux cet intérêt pour une époque et une esthétique qui, de l’autre côté des Pyrénées, ont été mises à l’honneur. Mais il faut aussi replacer cette édition de Zerbin dans le contexte des études occitanes de la fin du XXe siècle. Cette période a été particulièrement fertile pour les recherches sur les auteurs baroques ; citons quelques exemples : publication de l’anthologie des baroques occitans de Lafont en 1974 (CEO puis réédition PULM, 2004) qui suit son ouvrage Renaissance du sud (Gallimard, 1970), colloque Bellaud de la Bellaudière en 1988 (actes publiés en 1993 par la SFAIEO), colloque Guilhem Ader en 1991 (actes publiés par le CIDO, 1992), édition du tome II de l’Histoire et anthologie de la littérature occitane par Philippe Gardy en 1997 (Les Presses du Languedoc)… La porte était enfin largement ouverte et de nombreux chercheurs mettaient en lumière la richesse immense de cette création littéraire moderne. C’est dans ce mouvement que s’inscrivent les travaux de Vernet, tout en apportant aussi quelque chose de différent, un autre regard. Cet autre regard lui a permis, notamment, de nourrir sa création et de proposer, selon nous, une écriture où se conjuguent des formes et motifs baroques et une évidente modernité.
L’édition critique de Gaspard Zerbin
Première de couverture de La Perlo dey Musos, 1655 (source Gallica)
Avant d’évoquer l’œuvre créatrice de Vernet, prenons le temps de revenir sur le travail scientifique qui, d’une certaine façon, précède ou parfois accompagne l’écriture, et attardons-nous, d’abord, sur l’édition critique de Zerbin. Vernet a fait un choix singulier : celui d’un auteur que l’on peut considérer comme un véritable déclassé. En effet, La Perlo dey musos fut éditée en 1655, plusieurs années après le Jardin dey musos de Claude Brueys, et fut longtemps considérée comme une pâle copie de cette dernière. Le chapitre de la thèse nommé « oublis et malentendus » revient précisément sur cet aspect et permet de rétablir l’œuvre dans son originalité et sa pleine richesse. L’étude qui précède l’édition du texte replace Zerbin dans l’aventure baroque provençale qui, après Belaud, Paul, Brueys, dessine une véritable communauté littéraire d’oc. Zerbin arrive presqu’au bout du chemin, il porte l’héritage des auteurs précédents mais aussi la marque plus profonde d’une diglossie installée. Cependant, son œuvre demeure impertinente, vive et inattendue, loin des redites et des ennuis d’une veine épuisée. Dans le théâtre de Zerbin, Vernet a retrouvé son goût prononcé pour une langue de vie, de chair, d’échange : la langue de ceux qui crient, pleurent, hurlent de peine et de joie et se moquent ouvertement de la norme et des codes sociaux, religieux, moraux ou linguistiques. C’est cet aspect que sa thèse met en valeur, nuançant de fait la malédiction diglossique qui pèse, sans cesse, sur ces auteurs… Le chercheur ne nie pas cet état de fait, bien au contraire, mais il tente de ne pas tomber dans le piège d’une lecture qui serait uniquement sociolinguistique. Sa thèse, en proposant une édition d’un texte d’Ancien Régime, pose des questions essentielles et profondément actuelles sur la langue d’oc et la littérature qu’elle porte :
- Comment retrouver le fil d’une Histoire littéraire large, riche, partagée et ouverte, sans tomber dans la facilité des jugements hâtifs, des discours militants et des raccourcis régionalistes ou nationalistes ?
- Comment s’appuyer sur l’héritage des recherches scientifiques sur le baroque occitan tout en ouvrant de nouvelles perspectives et en proposant des regards nouveaux sur les œuvres ?
- Comment réaliser l’édition des textes modernes ? Comment faire passer le texte entre les mains du lecteur contemporain tout en en respectant la singularité ? Comment donner l’envie au jeune lectorat de découvrir ces textes ?
- Comment traduire donc, dans cette perspective de transmission ?
- Et comment, finalement, mettre en lumière la richesse sémantique et lexicale de ces œuvres ? Comment transmettre la syntaxe, la rythmique, la force d’une langue dans ses « principes rétablis2 », dans son fonctionnement propre.
Bref, nous retrouvons les grandes questions qui animent toute l’œuvre de Florian Vernet, autant l’œuvre critique, scientifique, pédagogique que l’œuvre littéraire… Ajoutons à cela le travail comparatiste qu’il réalise en démontrant les relations étroites qui existent entre ces comédies de Zerbin et le théâtre carnavalesque italien de la Commedia dell’arte3 et nous retrouvons ce profond souci d’ouverture. Cette conscience qu’une Histoire des lettres d’oc reste encore à écrire, en regard de la littérature française, certes, mais aussi, et avant tout, de la littérature européenne.
Le Petit lexique du provençal à l’époque baroque
Son édition critique de Zerbin a été aussi l’occasion, pour le linguiste, d’approfondir ses connaissances sur la langue d’oc moderne. En parallèle, il a ainsi réalisé le seul et unique lexique entièrement consacré à la langue d’oc (variante provençale) des XVIe et XVIIe siècles que nous possédions à ce jour4. En s’appuyant sur la plupart des textes littéraires provençaux de cette période (Bellaud, Paul, Ruffi, Tronc, Brueys, Zerbin…) il a ainsi relevé les termes les plus représentatifs et proposé des traductions, des éclaircissements, des étymologies et établi des relations entre ces différents auteurs. Plus qu’un simple lexique, ce travail est le résultat d’une réflexion, le témoignage d’un cheminement à travers des textes souvent énigmatiques, mystérieux et riches en double-sens et illusions multiples… Grâce à ce Petit lexique le chercheur actuel possède un outil précieux qui lui donne des clés et l’aide à avancer, à son tour, dans ce trésor linguistique moderne. Ce cheminement, Vernet le décrit parfaitement dans l’avant-propos, notamment dans le chapitre « Le provençal à l’époque baroque » :
Ce petit Glossaire a été mis en chantier, de façon très empirique, à l’occasion d’une thèse sur la Perlo deys Musos Provençalos de Gaspard Zerbin. Il se fonde sur un corpus constitué par une très grande partie du texte provençal connu qui couvre cette époque et qui va des Chansons du Carrateyron (dont la date connue se situe aux environs de 1530) à la Paraphraso de Jean Sicard qui est éditée en 1673.
La langue reflète, de façon irrégulière, la situation de l’époque, et notamment la diglossie et ses conséquences. Elle provient, il ne faut pas l’oublier, de textes littéraires qui sont souvent des contre-textes, satiriques, ludiques et carnavalesques, ce qui explique la profusion relative de termes familiers ou d’expressions grossières. C’est la langue de la place publique qui transparaît souvent, dans des conditions que Bakhtine a mises en évidence et que Philippe Gardy a parfaitement analysées dans le contexte provençal. […]
Cette recherche est enfin l’occasion d’entrer de plain-pied dans l’Histoire, et d’y entrer à travers les seuls documents écrits dont nous disposions pour savoir comment vivaient, aimaient, pensaient les gens de l’endroit, dans la langue de l’endroit. Il nous semble qu’il y a beaucoup à apprendre, au simple niveau de l’information, au ras du vécu quotidien, chez des auteurs qui peuvent être, par-delà la distance historique, les malentendus et les écrans constitués par plus de trois siècles d’aliénation et de stéréotypes, très proches, et très fraternels.
Bien sûr, nous retrouvons ici le grammairien, spécialiste du fonctionnement de la langue, attentif aux mots de chaque jour, à la souplesse de la syntaxe, à la richesse verbale… Le regard de Vernet est différent parce qu’il est aussi celui d’un pédagogue qui décèle dans les textes tout ce qu’il est important, ensuite, de transmettre. Vernet prend le temps de réellement explorer la langue de l’œuvre et de se projeter dans une application concrète. Il perçoit ce qui nous aidera ensuite à faire vivre la langue de demain. Et, justement, de par sa position particulière, en transition, cette langue baroque nous apporte de nombreux éléments pour comprendre la langue d’aujourd’hui, ses variations et son unité profonde. Enfin, lorsque Vernet évoque des « contre-textes, satiriques, ludiques et carnavalesques », comment ne pas penser aussi à sa propre écriture ? Tant ces quatre qualificatifs correspondent à merveille à l’ensemble de son œuvre…
Une écriture baroque
Ces recherches sur la littérature baroque occitane ont nourri une création résolument contemporaine (nous renvoyons, à ce propos à l’article de Claire Torreilles, « Références baroques », in Vingt ans de littérature d’expression occitane. Actes du Colloque international de Castries, 25, 26, 27 et 28 octobre 1989, réunis par Philippe GARDY et François PIC, Montpellier, SFAIEO, 1990, p. 34-42). Le lien entre champ d’investigation scientifique et écriture est clair chez Vernet, tout comme pour d’autres grands noms des études baroques d’oc, d’ailleurs. Citons bien évidemment Robert Lafont dont une grande partie de l’œuvre en prose porte la marque de cet échange fertile. Son roman baroque par excellence étant L’Eròi talhat (Trabucaire, 2001) qui comble, virtuellement, l’absence d’une réelle prose moderne occitane. Mais c’est aussi le cas avec Philippe Gardy, notamment dans son recueil Mitologicas (Fédérop, 2004) qui revisite les grandes figures des mythes antiques et se les approprie, à la manière des grands textes de la période moderne. Chez Florian Vernet, un rapide coup d’œil sur les seuls titres de l’œuvre romanesque et des recueils permet de saisir l’importance de l’esthétique et des thématiques et motifs5 baroques dans sa création :
- Le recueil de nouvelles Miraus escurs [Miroirs obscurs] porte un titre éminemment baroque qui nous rappelle les travaux de Claude-Gilbert Dubois : Baroque, profondeurs de l’apparence (PUB, 1973)… et nous invite à dépasser les apparences trompeuses du théâtre du monde.
- Le titre du roman J@rdinsdelasdelícias [J@rdinsdesdélices] nous fit penser au tableau éponyme de Jérôme Bosch, ce peintre de la Renaissance qui annonce déjà, en son temps, toute la profusion étrange de l’esthétique baroque.
- Quant au titre du roman La Nau dels fòls il s’agit une référence évidente à Sébastien Brant et à son recueil de gravures Das Narrenschiff [La Nef des fous] édité en 1494 pendant le Carnaval de Bâle puis, connaissant un réel succès d’imprimerie, maintes fois réédité au XVIe et au XVIIe siècle en Europe.
- L’un des derniers textes édités, 666, avisa-te que soi pas Nostradamus [666, attention, je ne suis pas Nostradamus] évoque directement l’astrologue provençal et l’univers ésotérique des lettres baroques, tout comme le recueil de nouvelles Cronicas del diluvi [Chroniques du déluge] qui fait écho aux fresques eschatologiques des « Misères du siècle » pour paraphraser Robert Lafont dont une des sections de son anthologie, Baroques occitans, porte justement ce titre.
- Enfin, le dernier recueil (qui a reçu en 2025 le premier prix des étudiants d’occitan de l’Université de Montpellier Paul-Valéry) évoque l’illusion d’optique fréquemment utilisée dans les tableaux modernes : Anamorfòsis [Anamorphoses].
La Stultifera Navis en route pour le Pays des Fous. Gravure sur bois de 1549. Domaine public.
Mythologies ?
Dès Qualques nòvas d’endacòm mai, Florian Vernet revisite les grands mythes et dieux antiques à travers « Tres sòmis » [Trois songes] qui, tour à tour, évoquent Cupidon, Némésis et Esculape. Citons un extrait du premier songe où Cupidon tire à l’arme à feu sur le narrateur (p. 66) :
Alavètz lo veses. Dubrís una pòrta entre dos magasins, es naut, blond e bèl coma l’arcangèl mitologic. Sens trastejar, coma dins tas cachavièlhas repetidas, un còp emai un autre, s’avança vèrs tu e lo reconóisses, e mai vejas sa cara per la primièra vetz. Escarta las gents que se mainan de res, sortís son pistolet, guinha e tira tres còps dins ta direccion.
[Alors tu le vois. Il ouvre une porte entre deux magasins, il est grand, blond et beau comme l’archange mythologique. Sans hésiter, comme dans tes cauchemars répétés, une fois et une fois encore, il avance vers toi et tu le reconnais, même si tu vois son visage pour la première fois. Il écarte la foule qui ne s’aperçoit de rien, sort son pistolet, vise et tire trois fois dans ta direction].
Les références mythologiques et les allusions à l’univers antique se multiplient dans le second recueil Miraus escurs. Dans une nouvelle inspirée de l’Odyssée, Ulysse aperçoit Ithaque élevée dans les cieux, méduse pétrifiée et inatteignable… Plus loin dans le recueil, Florian Vernet évoque le mythe d’Icare dans une nouvelle effrayante où les parents remplissent les enfants d’objets de plus en plus lourds pour les empêcher de s’envoler. Enfin, dans la nouvelle Leis Eriniás, les Érinyes, ces déesses vengeresses chargées de persécuter et châtier les criminels, deviennent de vulgaires mouches qui envahissent la tête du narrateur jusqu’à le rendre fou à lier. Ces réécritures des mythes anciens font écho à la littérature baroque où les références antiques savantes sont réutilisées et réinvesties dans une poésie qui mêle allègrement érudition et culture populaire. En ce sens, le Cupidon armé d’un pistolet qui traverse la foule contemporaine est une image éloquente.
Miroirs trompeurs
Nous venons d’évoquer Miraus escurs, au titre, nous l’avons vu, éminemment « baroque ». Le monde tel qu’il est perçu n’est qu’illusion, « la vida es sueño » [la vie est un songe] pour paraphraser le maître espagnol, Calderón. Les apparences sont trompeuses tout au long de l’œuvre de Vernet, et les exemples ne manquent pas. Même dans le recueil de nouvelles Vidas e engranatges qui semble être l’ouvrage le plus descriptif, évoquant les travers de notre société moderne, la réalité nous échappe. La nouvelle « Benastrucs los que i veson » [Bienheureux ceux qui voient] décrit ainsi le monde perçu par un aveugle qui, finalement, se rend compte qu’il n’en est pas un… Et dans le texte court « Escape », le monde visible semble s’effacer, tel un programme informatique, alors que les personnages, broyés par le travail et l’aliénation, disparaissent progressivement… De fait, dans l’œuvre de Florian Vernet tout ce qui nous apparaît normalement comme étant concret, réel, fait de chair et d’os, n’est souvent qu’illusion et fausseté. Une autre réalité se trouve dissimulée derrière les miroirs. Un autre monde, apparemment abstrait, se cache sous le voile d’un réel obscur. La nouvelle « Los faidits dels miralhs » [Les exilés des miroirs] (Qualques nòvas d’endacòm mai) illustre bien cette idée, le narrateur y découvre la force d’un imaginaire plus réel que les apparences d’un monde vide de sens (p. 161) :
Vesiái nàisser, dins sa fonzor linda, tota una tièra d’èstres vius, mai vius benlèu que los que bolegavan dins la nèbla de la pretenduda realitat.
[Je voyais naître, dans sa claire profondeur, toute une série d’êtres vivants, plus vivants peut-être que ceux qui se mouvaient dans la brume de la prétendue réalité].
Ce monde caché peut, bien sûr, être interpreté comme une allusion à l’Occitanie, au pays impossible d’une langue de plus en plus invisible. Il est aussi une invitation à la méfiance face aux idées reçues et une description d’une réalité qui est toujours plus complexe que ce que ne révèlent les apparences. Là-aussi, Florian Vernet se rapproche des réflexions qui ont animé la période baroque, ce grand moment de doute et de transformations. Il n’y a donc pas un monde, seul et unique, mais une incroyable variété de mondes possibles pour reprendre la théorie de Giordano Bruno (De l’infinito, universo e Mondi [De l’Infini, de l’univers et des mondes], 1584).
Pluralité de mondes
À cet autre monde de derrière les miroirs qui clôt le premier recueil Qualques nòvas d’endacòm mai font écho de multiples nouvelles, ainsi que plusieurs romans plus récents. Songeons, par exemple, à 666, avisa-te que soi pas Nostradamus dans lequel deux mondes, et deux temporalités, communiquent (p. 111) :
Avián assajat mai d’un còp (dos còps en realitat) de verificar sul terren lors ipotèsis, e donc d’anar sul lòc de contacte supausat entre los dos monds, a l’ora determinada. Quand avián enfin capitat, lor aviá calgut un moment per s’avisar qu’èran passats « de l’autre band » de la realitat correnta.
[Ils avaient essayé plus d’une fois (deux fois en réalité) de vérifier leurs hypothèses sur le terrain, et donc d’aller sur le lieu supposé de contact entre les deux mondes, à l’heure déterminée. Quand ils avaient enfin réussi, il leur avait fallu un moment pour s’apercevoir qu’ils étaient passés « de l’autre côté » de la réalité courante].
Florian Vernet évoque très souvent des personnages qui passent d’un monde à l’autre, qui traversent les frontières du réel, qui se jouent des bornes temporelles. D’une certaine façon, son écriture, toute baroque qu’elle puisse ici paraître, fait écho aux théories scientifiques les plus récentes sur le multivers. Cette dimension était déjà présente dans Qualques nòvas d’endacòm mai avec la nouvelle Menèrba. Un texte, souvent cité, dans lequel, lors d’un accident de voiture, une fracture spatio-temporelle projette la victime en plein siège de Minerve, au XIIe siècle, « perdut dins lo laberint dels rebats infinits del temps » [perdu dans le labyrinthe des reflets infinis du temps] (p. 54).
Plusieurs mondes cohabitent dans nombre de textes vernetiens, notamment le monde des morts qui s’invite souvent dans la réalité quotidienne des vivants… Nous y retrouvons la thématique baroque du memento mori qui inspire les représentations modernes des vanités.
Memento mori
Dans la nouvelle « Me doblidaràs » (Vidas e engranatges), une jeune fille morte et un jeune garçon vivant tombent amoureux et partagent une idylle fugace et impossible. La narratrice, qui n’est autre que la morte en question, déroule un récit à la deuxième personne du singulier, adressé à son amant. Mais le tutoiement crée un trouble et implique le lecteur qui, de fait, semble lui aussi faire l’expérience du contact entre des mondes normalement distincts (p. 141-142) :
Lo darrièr còp que te vegèri, èras assetat dins un bar amb d’amics, tos collègas, me pensèri, dos joves e una jove. Manjàvetz d’entrepans a una terrassa, en charrant animadament, del trabalh, supausi. Me demandèri çò qu’anavi faire, trantalhèri, aguèri paur, coma los autres de còps, renoncièri a m’avançar vers tu, benlèu seriás pas estat capable de me reconéisser. Un moment, doblidèri qu’èri mòrta. Coma aqueste autre còp, fa dos ans de ton temps a tu, que manquèri tanben d’o doblidar qu’èri mòrta, que manquèri d’o doblidar çò qu’aviá costat, aprèp aquesta nuèch que passèrem totes dos, de me dire que me caliá renonciar a tu, per çò que la vida, per ieu, èra pas qu’una illusion, coma lo mond mieu n’es una per tu, e que nòstre rencontre seriá pas jamai qu’una meçòrga de mai.
[La dernière fois que je t’ai vu, tu étais assis dans un bar avec des amis, tes collègues, ai-je pensé, deux jeunes hommes et une jeune fille. Vous étiez en train de manger à une terrasse, en discutant de façon animée, du travail, je suppose. Je me suis demandé ce que j’allais faire, j’ai hésité, j’ai eu peur, comme les autres fois, j’ai renoncé à m’avancer vers toi, peut-être que tu n’aurais pas été capable de me reconnaître. Un instant, j’ai oublié que j’étais morte. Comme cette autre fois, il y a deux ans de ton temps à toi, où j’ai failli oublier que j’étais morte, où j’ai failli oublier ce qu’il m’avait coûté, après cette nuit que nous avions passée tous les deux, de me dire qu’il me fallait renoncer à toi, parce que la vie, pour moi, n’était rien qu’une illusion, comme mon propre monde en est une pour toi, et parce que notre rencontre ne serait jamais qu’un mensonge de plus].
La mort est aussi au cœur de « Totes los fuòcs » ou bien encore dans « Revelacions » (Vidas e engranatges) deux textes qui font allusion à l’héritage et aux secrets de ceux qui quittent les vivants et aux questionnements de ceux qui restent pour continuer l’aventure humaine. Nous pouvons aussi citer « GTI » (Vidas e engranatges), une nouvelle qui décrit une autre scène d’accident de la route (un écho à « Menèrba » dans Qualques nòvas d’endacòm mai) au cours duquel, sans s’en apercevoir réellement, les victimes passent dans l’autre monde. Ce sont aussi les morts qui tentent de communiquer avec les vivants dans « Menina » (Vidas e engranatges) où le spectre d’une grand-mère, errant dans le grenier, observe ses petites-filles jouer avec les souvenirs de famille. Ces dernières s’amusent à se déguiser avec des habits de leur ancêtre, dans une scène étrange et presque carnavalesque, où la mort et la vie se mêlent dans un jeu de miroirs. Une fois de plus, la morte est en charge de la narration (p. 147) :
An descobèrt lo miralh vièlh, sus pè, qu’aviam dins nòstra cambra, amb mon òme. Se tenon drechas davant. Ninon amb mas lunetas sul nas, una poncha sul cap, e Angelica plegada dins lo ridèu de dentèla. Gaitan totas doas lor rebat neblat de polsa dins lo miralh vièlh. Pensativas tot d’un còp. Silenciosas, immobilas. Grèvas, coma los enfants quand son grèus. Ninon a la boca dobèrta, diriatz que sonja. Los uèlhs grandasses d’Angelica, regassats. La cara d’Angelica. Sabi çò que pensas, Angelica, sabi que i pensas a ieu, a la menina vièlha, mòrta fa mai d’un an. Sabi que m’as pas encara doblidada. E te tenes aquí, davant lo miralh mut, coma un rebat miraculós de çò que soi estada, ieu, fa gaireben nonanta ans.
[Elles ont découvert le vieux miroir sur pied que, mon mari et moi, nous avions dans notre chambre. Elles se tiennent debout devant. Ninon avec mes lunettes sur le nez, un foulard sur la tête, et Angélique enveloppée dans le rideau de dentelle. Elles regardent toutes les deux leur reflet voilé de poussière dans le vieux miroir. Pensives, soudain. Silencieuses, immobiles. Graves, comme les enfants quand ils sont graves. Ninon a la bouche ouverte, on dirait qu’elle rêve. Les grands yeux d’Angélique, écarquillés. Le visage d’Angélique. Je sais ce que tu penses, Angélique, je sais que tu penses à moi, à la vieille mamie, morte il y a plus d’un an. Je sais que tu ne m’as pas encore oubliée. Et tu te tiens là, devant le miroir muet, comme un reflet miraculeux de ce que j’ai été, moi, il y a presque quatre-vingt-dix ans].
Bien sûr, cette omniprésence de la finitude et cette communication (ou tentative de communication) entre le monde des morts et des vivants témoignent aussi d’une influence de la littérature fantastique. Bien souvent, l’auteur laisse planer le doute et les texte s’achèvent sur une sensation d’étrangeté. Enfin, une étude serait à mener sur le rôle de la littérature japonaise contemporaine dans laquelle les contacts entre les morts et les vivants (résultant d’une autre relation culturelle à la mort) sont souvent évoqués. Nous pensons particulièrement à Haruki Murakami et à ses récits qui mêlent réalisme, fantastique et science-fiction pour décrire un univers où les frontières du réel s’estompent.
Parfois, le texte affronte la mort, la regarde en face et prend des airs de véritable « danse macabre », on songe alors à Goudouli dans son Ode « De la mòrt » (Le Ramelet Mondin, La Floreta Novèla) lorsque Vernet s’applique à décrire le cadavre de la langue d’oc. Mais, chez lui un humour noir se détache du tableau morbide, sa volonté première est de faire réagir le lecteur et de critiquer ceux qui considèrent la langue comme un seul et unique objet d’étude inanimé (Cachavièlha psicomotritz, p. 19) :
Decalòg del tanatopractor eterotopian
Per Ipolit Chocanha Calvet
Conservator Principal. Mediatèca de Vilamala.
Per embaumar corrèctament una cultura (o siá una lenga, una istòria, un biais de viure, de pensar e de sentir… etc…) aquí las principalas etapas. De seguir dins l’òrdre imperatiu :
1. Verificar que la mòrta es mòrta : abséncia de pols, fredor e rigiditat cadaverica, pupillas dilatadas e cornèa tèrna d’aspècte.
Aquò dich, dins lo cas d’una lenga, que siá totalament o parcialament mòrta non a gaire d’importància. Lo tractament s’encargarà de reglar la question.
[Décalogue du thanatopracteur hétérotopien
Par Hippolyte Chocagne Calvet
Conservateur Principal. Médiathèque de Villemale.
Pour embaumer correctement une culture (ou alors une langue, une histoire, une façon de vivre, de penser et de sentir… etc…) voici les principales étapes. À suivre dans l’ordre impératif :
1. Vérifier que la morte est morte : absence de pouls, froideur et rigidité cadavérique, pupilles dilatées et cornée d’aspect terne.
Cela dit, dans le cas d’une langue, qu’elle soit totalement ou partiellement morte n’a guère d’importance. Le traitement se chargera de régler la question].
Misères du siècle
Mais ne nous y trompons pas, Vernet est aussi un écrivain du réel. À la manière des auteurs baroques, et pour paraphraser Robert Lafont6, son œuvre est également une peinture précise des « misères du siècles ». En effet, si les illusions et les mirages littéraires peuvent dérouter le lecteur et témoigner d’une certaine méfiance face à la réalité visible, ils sont aussi révélateurs d’une écriture qui, au-delà des apparences, s’attache à décrire les mécanismes profonds de notre société contemporaine (ainsi que ses disfonctionnements et injustices). Le titre du recueil Vidas e engranatges est ainsi éloquent : l’écrivain décrit des tranches de vie et observe les engrenages qui régissent nos existences, les rouages d’un quotidien souvent marqué par l’aliénation.
Ce regard sur la société est au cœur des recueils de nouvelles :
- Qualques nòvas d’endacòm mai décrit ainsi le monde tel qu’il va dans les années soixante-dix où l’exode rural, la désindustrialisation et le développement du tourisme de masse bouleversent la vie des femmes et des hommes d’Occitanie.
- Miraus escurs, d’une certaine façon, poursuit dans la même veine tout en renforçant l’effet de contrastre entre peinture sociale et fable fantastique.
- L’un des recueils les plus récents, Cronicas del diluvi, dont le titre semble évoquer, entre autres, la crise écologique du XXIe siècle, est composé d’une série de tableaux (des textes parfois très brefs, concis et denses) qui décrivent les travers d’une société numérisée, obsédée par la performance et la concurrence : « 26 novèlas sul baujum ordinari. Decòrs facticis, personatges voides, mecanismes corrents de l’alienacion e de l’absurd d’ara » [26 nouvelles sur la folie ordinaire. Décors factices, personnages vides, mécanismes courants de l’aliénation et de l’absurde d’aujourd’hui] (quatrième de couverture de l’ouvrage).
Citons, par exemple, « L’illa del jorn d’après », évoquant un territoire qui s’efface, progressivement, face à la montée des eaux et dont les habitants envisagent un exil forcé (p. 32) :
L’exilh, nos i preparam e i preparam nòstres enfants, en fasent mina d’agachar dins una autra direccion, mas las novèlas que nos arriban de los que partiguèron per de tèrras mai espitalièras son totas per nos dissuadir d’entrepréner un exòdi aital.
[L’exil, nous nous y préparons et nous y préparons nos enfants, en faisant semblant de regarder ailleurs, mais toutes les nouvelles qui nous arrivent de ceux qui sont partis pour des terres plus hospitalières nous dissuadent d’entreprendre un tel exode.]
Rire et dérision
Le siècle et ses « misères », la description d’un avenir pressenti comme apocalyptique : ce sont là des préoccupations qui rapprochent l’homme moderne de notre univers contemporain. Cependant, si le tableau nous apparaît bien sombre et troublé, il convient aussi de souligner qu’il est traversé de lumières et laisse, à de multiples reprises, émerger le rire, l’auto-dérision, tels de véritables planches de salut. Vernet, à l’image des baroques occitans, entretient sans cesse l’art du décalage et le mélange des tonalités afin de rire franchement d’un monde absurde et inégalitaire. Son œuvre est aussi une œuvre pleine d’humour. Qu’il exploite une veine satirique ou un comique de situation, l’auteur excelle dans les mises en scène les plus délirantes et sait emporter son lecteur dans des scénarios abracadabrantesques. Songeons, par exemple, au roman Metaf(r)iccions a Collisioncity [Métaf(r)ictions à Collisioncity] dans lequel des pensionnaires d’un EHPAD se retrouvent au cœur d’une aventure mêlant science-fiction, intrigue policière et critique du capitalisme.
Toute l’œuvre policière est d’ailleurs à considérer comme une réécriture burlesque du genre à la mode du roman noir, à la marseillaise (sur les traces de Jean-Claude Izzo), mais passé à la loupe déformante d’une écriture décapante. My name is degun ou Popre ficcion témoignent, par l’inventivité même de leurs titres, d’un sens aigu de la dérision. Un rire salutaire pour faire face au sérieux et à la rigidité mortifères d’une société bien réglée. Ainsi, Florian Vernet imagine-t-il des récits débordant d’inventivité : mises en abîmes et trames narratives complexes lui permettent de proposer un contrepoint aux « misères du siècle ».
L’exemple le plus éloquent est celui du roman J@rdinsdelasdelícias.com dans lequel les narrateurs sont deux fœtus de jumeaux conservés dans un bocal de formol, témoins de leur temps mais témoins décalés, au regard déformé par l’opacité des parois de leur prison de verre. Image troublante de morts-nés qui s’emparent de la parole et guident un récit rocambolesque. Critique d’une parole d’oc parfois mommifiée et sclérosée ? Comment ne pas y voir une autre thématique si chère aux baroques, celle du désir de ne pas venir au monde et d’échapper aux souffrances en restant dans « l’estug maternau » [l’étui maternel] tel que le chante Bellaud de la Bellaudière, par exemple (Obros et Rimos, S. XXXVI, vers 1-4) :
Que non m’a de son dalh la Parca filandriera
Dins l’estug maternau mon viure destremat,
O ben com’un rasim perque non m’a poudat,
Sensa tan far languir la paura Belaudiera ?
[Que n’a-t-elle pas de sa faux, la Parque filandière,
Dans l’étui maternel rompu le fil de ma vie ?
Pourquoi ne m’a t-elle pas taillé comme un raisin,
Sans tant faire souffrir le pauvre Bellaudière ?]
Conclusion
Florian Vernet, tout au long d’une œuvre abondante et résolument contemporaine, a démontré que la langue d’oc était tout à fait capable de dire le monde actuel à travers le miroir déformant d’une écriture pétrie d’influences diverses, notamment, de références aux textes baroques occitans que l’auteur a étudiés de près. Ces miroirs déformants sont ceux de la dérision, du rire salvateur, ils transforment la réalité, certes, mais ils mettent aussi en exergue, avec acuité, les aspects les plus obscurs de notre société. Le concept d’anamorphose (que Vernet a utilisé pour le titre de son dernier recueil de nouvelles, Anamorfòsis) illustre très bien cette particularité de son écriture, tout comme le qualificatif de « baroque » finalement. Apparences trompeuses, jeux de miroirs, multiplicité des mondes et des regards alimentent une œuvre kaléidoscopique qui concentre et dirige pourtant la vue vers un horizon précis : celui de la reconquête d’une langue désaliénée, riche et savoureuse, une langue pleinement et totalement « vivante ».


