L’œuvre de Louis Bellaud est, en grande partie, liée à l’expression de l’enfermement. Cela a été dit et démontré depuis longtemps1, l’auteur des Obros et Rimos Provenssalos [Œuvres et Rimes Provençales] entre en poésie en entrant, d’une certaine façon, en prison. Il a probablement commencé à écrire avant l’incarcération, sa maîtrise des formes poétiques et notamment du sonnet portent la marque d’un travail mûri et élaboré, mais c’est derrière les murs qu’il devient véritablement un « auteur ». Son premier recueil de sonnets Obros et Rimos (Sonnets et autres rimes de la prison) est un véritable canzoniere carcéral qui suit le déroulement chronologique de dix-huit mois de privation de liberté. Le seul et unique ouvrage qui fut publié de son vivant est quant à lui un long poème : Le Don-Don Infernal, évoquant les souffrances d’un autre séjour derrière les barreaux, à Aix, en 1583. Enfin, son ultime recueil Lous Passatens [Les Passetemps] qui semble bien être une composition de pièces éparses recueillies par son oncle d’alliance Pierre Paul, a beau s’éloigner des enfers plutoniques, nous y retrouvons les serrures des geôles aixoises au cœur de deux poèmes. Ce lien étroit entre création poétique et enfermement se condense dans les 91 stances qui composent le Don-Don Infernal. 91 stances marquées par l’omniprésence des cinq sens. Ce poème est une tentative de dire et de faire ressentir au lecteur ce qui est au premier abord indicible : la privation de liberté. Les Obros et Rimos [Œuvres et Rimes] proposent sans cesse un contrepoint au malheur du prisonnier ; l’exploration des souvenirs et des rêves d’évasion y permet un décalage salvateur qui, souvent, compense les souffrances carcérales. Rien de tel dans le Don-Don : il constitue une plongée dans l’enfer de la prison, corps et âme. C’est cet engagement total du poète qui nous intéresse ici, un engagement qui donne toute sa force à cet enchaînement hypnotique de sizains. Loin de la structure éphémère et bouclée du sonnet classique, le Don-Don déroule ses décasyllabes dans une exploration détaillée de ce que le titre annonce clairement : « les miseres et calamitez d’une prison ». Ces souffrances du prisonnier sont vécues, vues, entendues, touchées, ressenties, elles sont littéralement « éprouvées ». Mais quelle prison Bellaud nous donne-t-il à voir ? Est-ce la même que celle qu’il nous fait entendre ? Quels sont les sens les plus développés dans l’œuvre ? C’est avec ces questions en tête que nous proposons ici une exploration de la seule œuvre que l’auteur a pu réellement contrôler et approuver avant son édition. Une exploration qui tente de mettre en relief l’expérience sensible que constitue l’écriture carcérale de Louis Bellaud.
Le tintemarre don-donique
Les deux premiers vers du Don-Don sont particulièrement éloquents : « O trop heuroux l’home que de sa vido / N’a de prezon jamais agut sentido » [Oh trop heureux l’homme qui de sa vie / N’a jamais connu la prison]. L’expression « aver sentido », en langue d’oc peut se traduire par « avoir vent de », « connaître quelque-chose ». C’est ainsi qu’il faut l’entendre au Moyen-Âge par exemple, chez les troubadours2. Florian Vernet dans son Petit Lexique du Provençal à l’époque baroque, précise le sens en proposant plutôt : « faire l’expérience de ». Il s’agit, en effet, d’une véritable « expérience » du milieu carcéral et non d’une simple connaissance indirecte ou anecdotique de la prison. Le verbe « sentir » est particulièrement bien approprié et bien choisi par le poète, il renforce ce que le titre et le sous-titre, déjà, annoncent clairement : le poème décrit et développe avec précision les tourments réellement endurés par son auteur. L’extrait des registres du Parlement qui est joint aux éditions de 1588 et 1602 vient appuyer cette volonté d’ancrer le récit qui va suivre dans le vécu de Bellaud. Nous y apprenons qu’il lui a été demandé de masquer le nom du geôlier de la prison d’Aix, Mounet (qu’il transforme en Gounet...). Enfin, le texte en prose et en français adressé à Dupérier3 donne également des indications biographiques tout en révélant deux références littéraires essentielles : L’Enfer de Marot et Les Épodes d’Horace. Nous reviendrons, plus tard, sur ces deux modèles poétiques (à la fois formels et thématiques). Si Bellaud signe ce texte d’ouverture depuis « Molins, terroir Borbonique », nul n’est dupe, il est évident qu’il faut comprendre « Aix-en-Provence », les recommandations imposées par le Parlement en vue de l’édition expliquent ce déplacement géographique4. Il faut y voir aussi une volonté d’inscrire Le Don-Don Infernal dans un cycle poétique de la prison ; qu’elle soit moulinoise ou aixoise, peu importe le lieu, c’est bien l’enfermement lui-même qui motive l’exercice poétique. Revenons donc aux vers de Louis Bellaud, cette prison « sentido ». Tout commence avec un son : le bruit métallique et répétitif d’une cloche. Le fameux « DON-DON » qui est noté en caractères majuscules dans les trois éditions que nous connaissons (1588, 1602 et 1595). Le premier sens qui est donc mis en avant est l’ouïe : « N’auzit lou brut d’un gros manon de claux, / Ny lou DON-DON dau Pallais la Campano » [Ni entendu le bruit d’un gros trousseau de clés, / Ni le DON-DON de la la Cloche du Palais]. Un bruit qui est tout autant celui du battant qui heurte les parois de la cloche que le tintement des innombrables clés du trousseau du geôlier. Ces clés qui s’entrechoquent, le poète tente d’en rendre le son en jouant avec les allitérations : « Non s'eiglarié d'auzir fri-frou, try-traillo, / De claux, ferrouilz contro d'uno sarraillo5 » [Il ne s’effraierait pas d’entendre fri-frou, tri-traille, / Le son des clés, des verrous contre une serrure]. La cloche, elle, possède un rythme particulier qui est dévoilé dans l’adresse à Dupérier : « le triple bruit de ce tintemarre DON-DONIQUE ». Il s’agit donc d’un rythme ternaire6 qui se retrouve dans le choix d’une écriture en sizains. Des stances qui frappent, sans cesse, une cadence en trois temps, régulière, et répètent par deux fois trois décasyllabes au schéma de rimes AABCCB. Cette structure se perd quelque peu dans l’édition de 1595 qui, par souci d’économie certainement, a supprimé les sauts à la ligne entre les stances. Le poème apparaît alors, à la manière de L’Enfer de Marot, sans césure ni organisation interne visible. Les deux éditions précédentes, notamment celle de 1588 que Bellaud a pu contrôler (puisqu’elle est issue d’une première édition perdue datant certainement de 1584 ou du tout début de l’an 1585), respectent quant à elles clairement cette disposition aérée en 91 stances numérotées. Le poème sonne et résonne véritablement comme cette « Campano » [Cloche] du palais. L’importance des cloches dans la vie urbaine de l’Ancien Régime est bien connue, la vie des contemporains de Bellaud était sans cesse rythmée par ces résonances métalliques. Citons à ce propos Jean-Pierre Gutton (2000, 29) :
Les cloches ont, dans l’ancienne France, une multitude de fonctions. Il arrive que sur leur robe soit gravée une inscription telle que « Laudo Deum verum, plebem voco, congrego clerum, defunctos ploro, pestem fugo, festa decoro » (Je loue le vrai Dieu, j’appelle le peuple, je rassemble le clergé, je pleure les défunts, je mets en fuite la peste, je rehausse les fêtes). Cela dit leur rôle de signal. Sans parler des carillons constitués parfois dès le Moyen-Âge et actionnés par des cordes puis par des claviers, les cloches même isolées et modestes, parlent à l’habitant.
Quelle est cette cloche qui hante la poésie bellaudine ? Lorsqu’il évoque le « Pallais », il fait allusion au Palais des Comtes de Provence qui fut détruit à la fin du XVIIIe siècle, où se trouvaient les prisons d’Aix. Sur le plan de ce Palais comtal établi en 1775 par l’architecte Claude-Nicolas Ledoux, une grande cour des prisons est mentionnée (au cœur de l’édifice). Le Palais possédait plusieurs tours dont la tour dite de « l’horloge » qui était bâtie sur le vestige d’un ancien Mausolée romain marquant l’entrée de l’antique Cité. Est-ce bien elle qui rythme le Don-Don ? Y avait-il une autre cloche spécifiquement dédiée à la prison ? Il faut aussi signaler la présence de la cloche, déjà, dans la première expérience carcérale de Bellaud, à Moulins en 1572 :
Cent fes amariou mays estre dins la Rouchello,
Ou ben gardar d’auquetz aupres de Monthauban,
Ou menar un gros hours per tout païs un an,
Qu’auzir incessament d’eicy la campanello7
[J’aimerais cent fois plus être dans la Rochelle,
Ou bien garder des oies auprès de Montauban,
Ou mener un gros ours à travers tout le pays pendant un an,
Plutôt que d’entendre sans cesse la cloche de ce lieu].
Nous notons d’ailleurs l’emploi du diminutif, ce n’est pas une « Campano » mais une plus petite « campanello » qui occupe l’espace sonore de la prison moulinoise. Plus tard, dans les Passatens, alors que Bellaud évoque un nouvel emprisonnement aixois, c’est une « campanetto » qui résonne (S. XCVIII). Nous retrouvons donc la variété des cloches et des sons qu’elles produisent. Que faut-il d’ailleurs déduire de cette variation sur le son du « DON-DON » qui se transforme en « DIN-DIN » au troisième vers de la quatrième stance :
Non és tant leou intrat dedins lou gouffre,
D'aquest infert (pudent coumo lou souffre)
Que lou DIN-DIN sono subitament
Per assemblar la gent dau purgatory :
Aquo sy fa per aver lou rigory,
Et per saber son emprisonnament
Il n'est pas à peine entré dans le gouffre
De cet enfer puant comme le souffre
Que le DIN-DIN ne sonne subitement
Pour rassembler le peuple du purgatoire :
Tout cela afin de connaître la dureté de sa peine
Et la durée de son emprisonnement.
Le son nous paraît moins puissant, moins assourdissant, évoquant plutôt une petite cloche à main ? Il s’agit ici de rassembler les magistrats et le personnel de Justice pour connaître le châtiment encouru, la durée possible de la privation de liberté, peut-être l’amende à payer ? Quoi qu’il en soit ce bruit, cet écho, provoque de grandes souffrances. Le « DON-DON » est porteur de tous les maux, de tous les désespoirs du prisonnier, il est un messager du malheur8 : « aqueou DON-DON, messagier veritable / De pou, d’esfray, de plours, de brans, d’helas ! » [Ce DON-DON, messager véritable / De peur, d’effroi, de pleurs, de cris, d’hélas !]. Le son apporte la mauvaise nouvelle, il signifie la souffrance à venir. C’était déjà le cas dans les Obros et Rimos avec le bruit des sabots du cheval, le « Pa ta tan » du messager9 venu annoncer le massacre de la Saint-Barthélémy et le début des errances pour le soldat Louis Bellaud en exil sur la côte atlantique. Le son provoque littéralement une sensation de mal-être, de désarroi. Entendre cette cloche paraît même constituer la souffrance majeure du prisonnier Bellaud10 : « Ben és exempt das tourmens qu’on enduro, / Dins las paretz d’aquesto preson duro, / Et subretous, dau DON-DON effrayoux » [Il est bien exempt des tourments que l’on endure, / Entre les murs de cette prison dure, / Et surtout, du DON-DON effrayant]. Le son de la cloche vient également augmenter la douleur, lorsque la torture par étirement des membres est évoquée, à la fin de l’œuvre, le bruit de la « Campano » renforce le tourment du malheureux11 : « Car tout subit l’estiro peto-ouosses, / Et lou DON-DON, ly redoublon son mau » [Car subitement la torture de l’étire craque-os, / Et le DON-DON lui redoublent ses souffrances]. C’est donc bien dans le corps, physiquement, que le son impacte le poète. La prison et son cortège de souffrances pénètrent l’âme et le corps de Bellaud à travers l’ouïe, premier lien essentiel avec le monde extérieur. Nous avons précédemment évoqué le son des clefs qui ne cesse de tourmenter le poète, il accompagne les multiples évocations des portes, des serrures et des grilles qui composent le dédale infernal de la prison aixoise : ce sont les « ferrouils, sarraillos, sarrillons12 » [verrous, serrures petites et grandes] qui grincent et crissent dans les couloirs carcéraux. Un son métallique donc qui fait écho au bruit des pièces de monnaie, la « clicquaillo » essentielle à la survie du malheureux13 : « May dins preson, sensso de la clicquaillo, / Mourez de fan, coum’un chin sus la paillo ». Le bruit c’est aussi, au-delà du rythme régulier de la cloche, un incessant vacarme qui est à la fois celui de la prison, pleine de cris et de pleurs des prisonniers, et celui du procès où l’on s’affronte avec véhémence. La souffrance est toujours la même, le poète se plaint des « crys14 » [cris] du procès, lequel est comparé à une véritable tempête, il se plaint ensuite du vacarme de la prison : « Non és subject à tant de jappadissos, / A tant de brut, à tant de clavadissos, / A tant de plours, que sa regnon tout l’an15 » [Il n’est pas sujet à tant d’aboiements, / À tant de bruit, à tant de grincements de serrures, / À tant de pleurs, qui ici règnent toute l’année]. Cette omniprésence du bruit est clairement exprimée dans les derniers vers du Don-Don par le terme de « phanfaro » qui désigne ici le tumulte sonore. Le verbe « sentir » que nous avions mis en exergue au début de notre réflexion réapparaît d’ailleurs : « O don heouroux, et trop heouroux encaro, / Que n’a sentit de preson la phanfaro » [Oh, donc heureux, et trop heureux encore, / Celui qui n’a pas éprouvé le vacarme de la prison]. La « sentido » semble bien être, avant toute chose, une « ausido », une épreuve de l’ouïe soumise au rythme ternaire de la cloche tout autant qu’au son assourdissant et désordonné des clefs, des portes, des cris et des pleurs qui résonnent en tous sens.
Le Palais des Enfers
Il y a ce que l’on entend et il y a ce que l’on voit, l’expérience de la prison est aussi une expérience visuelle. Lorsque Bellaud évoque le « Pallais », tout le monde à Aix, en 1588, sait parfaitement de quel lieu il s’agit. Les contemporains du poète connaissent bien ce bâtiment aujourd’hui disparu… L’historienne Claire Dolan qui a travaillé sur les archives judiciaires du XVIe siècle à Aix a bien démontré, par exemple, que les Aixois emploient ce terme de « Palais » de façon générique pour désigner le lieu du pouvoir au cœur de la ville, portant encore en lui le souvenir du Palais des Comtes de Provence. Ce lieu d’ailleurs est ouvert, connu de tous, on peut y pénétrer, y faire du commerce jusqu’aux abords de la prison… L’on peut même passer le guichet et entrer assez facilement dans la cour des prisons pour rendre visite aux détenus, leur vendre des denrées et divers objets. Citons Claire Dolan :
Intégrées à l’ensemble architectural du palais, les prisons fourmillent d’action, mais il serait un peu cynique de considérer qu’elles fournissent au Palais ses habitants les plus fidèles. Elles se situent du côté nord-ouest du palais dont elles occupent l’étage inférieur (Dolan 2012, 30).
Quant au terme de « Palais » utilisé par les habitants, elle précise :
Même si les grandes administrations judiciaires y logent, les Aixois, comme leurs contemporains, parlent alors familièrement du « Palais » et non du palais de justice (Dolan 2012, 35).
Il est donc inutile pour Bellaud de décrire précisément ce monument architectural : à la seule mention du terme de « Pallais » (stance 1), les Aixois du XVIe siècle peuvent se figurer aisément l’espace concerné. Et de vers en vers, le poète nous invite à pénétrer ce lieu. Le regard fixe les mouvements d’une entrée en prison dont le parcours est bien visible. D’abord nous passons le guichet (évoqué à la stance 3), puis nous nous retrouvons dans la pièce de la conciergerie aussi nommée, à Aix, « la salle du rigori16 » (le « rigory » est évoqué dans la stance 4). Ce lieu est celui de la « rigueur » judiciaire où l’on soumet le condamné à la question, où s’effectue réellement la prise de corps et où l’éventuelle amende ou les châtiments encourus sont annoncés.
La vision est donc en mouvement, de couloirs en salles, jusqu’à la cellule elle-même. Un mouvement qui est également mis en relief par la force évocatrice de la troisième stance : ce que le regard semble fixer, en premier lieu, et de façon tout à fait paradoxale pour un individu privé de liberté, ce sont les déplacements. La cloche du Palais comtal nous apparaît dans le déclenchement du « battant » qui s’active dès les premiers vers17 : « Jamaïs per ben, son matail non s’affano » [Son battant ne s’active jamais pour le bien]. Le verbe « afanar » évoque avec force le balancement de la cloche et le choc du battant. Enfin, le mouvement est également mis en relief par la force évocatrice de la troisième stance :
Non s'es troubat de gaffes uno trouppo,
Creissent prés sy coumo pan blanc en souppo,
Que l'ajoun prés soutto lou trabuchet,
Que l'ajoun més à la desesperado
Dins la prezon vont' s'escriou la journado,
L'an, et lou mez, que passo lou guichet.
Il ne s'est pas trouvé près de lui toute une troupe
De sergents, accroissant comme pain blanc en soupe,
Si bien qu'ils l'aient pris au piège,
Qu'ils l'aient mis au désespoir
Dans la prison où l'on écrit le jour,
L'an et le mois où l'on passe le guichet.
Nous y voyons, justement, le déplacement rapide de toute une troupe de sergents qui s’agitent autour du pauvre prisonnier et dont le nombre augmente, au point qu’ils deviennent pressants et envahissent le lieu à l’image du pain gonflant dans la soupe qui finit par saturer l’espace de son contenant. Notons, au passage, que si le regard est mis ici à contribution, le goût et l’odorat sont également sollicités avec la référence culinaire… Le mouvement renvoie à une agitation permanente autour du prisonnier : ce dernier est au cœur d’un tourbillon infini, d’un va-et-vient continu de personnels de justice, d’avocats, de policiers, de membres de sa famille, de magistrats ou d’ordres de charité. Une série de termes à valeur de collectifs rythme le déploiement de ces 91 stances en « langage provençal ». Les magistrats sont désignés par la formule « Bartollo rasso18 » [La Bartole race], ils s’agitent, imposent des rendez-vous multiples et de multiples complications d’ordre administratif. Plus loin, ce sont « Messus lous Conseilliers » [Messieurs les Conseillers] que l’on aperçoit, derrière les grilles (faut-il comprendre les barreaux de la cellule ou les grilles de la cour des prisonniers par « cledo », littéralement « enclos » au vers 2 de la stance 11 ?), paradant et faisant mine de ne pas entendre geindre les malheureux dans les prisons attenantes au Palais comtal, où ils se rendent quotidiennement. Car ce que voit le prisonnier Bellaud, et ce qu’il nous donne à voir dans son Don-Don, ce sont bien les déplacements, les déambulations, les allées et venues de ceux qui sont libres et jouissent pleinement de leur corps. Cette agitation incessante rend d’autant plus cruelle la souffrance de l’incarcération qui réduit l’individu à l’immobilisme et à l’ennui. Autour de sa personne, les personnages évoluent et se démènent tels des fourmis :
Aquel qu'a vist en sezon meissonniero,
Sourtir d'un trau la trouppo fourniguiero,
Mettent à sac lou blad d'un garbeyron,
Aquel a vist un nombre de cornettos,
Courr'au Palais per implir las saquettos,
Qu'y a d'abus de souto un capeyron19 !
Celui qui a vu à la saison des moissons,
La troupe des fourmis sortir d'un trou,
Saccageant les grains d'une gerbe de blé,
A aussi vu une multitude de cornettes
Courir au Palais pour remplir les sacoches,
Ô que d'abus il y a sous un chaperon !
À l’image du pain blanc accroissant dans la soupe vient répondre celle de la fourmilière pour mettre en avant ce remue-ménage permanent. Cette allusion aux insectes qui font leurs provisions permet aussi de dénoncer la cupidité des magistrats et de tous ceux qui profitent des malheurs de l’incarcéré pour s’enrichir. Le proverbe « Tous van au bouosc, quand un aubr’és tombat ! » [Tous vont au bois quand un arbre est tombé !] que Bellaud avait déjà utilisé pour évoquer ses mésaventures dans les Obros et Rimos20 revient dans le Don-Don21, il résume efficacement cette vision. Si le rythme ternaire et répétitif des sizains qui composent les 91 stances du poème fait écho au « triple bruit » de la cloche, il illustre aussi à merveille cet empressement constant, ces mouvements de groupe qui font de la prison un lieu d’intranquillité perpétuelle. Le regard est donc principalement tourné vers des hommes en action, il tente plus de fixer le trafic des êtres humains dans les couloirs du « Pallais » que le bâtiment lui-même. Cette sensation était déjà présente dans les Obros et Rimos : il paraît difficile de se faire une idée précise de l’intérieur de cette prison tant les descriptions sont sommaires, voire « généralistes ». La vision qui est donnée de ce lieu reste évasive, il s’agit du « crouton clavat à doublo pouorto22 » [Petite grotte fermée à double porte], plus loin au premier vers de la stance 12 du « sourt crouton » [Sombre petite grotte] ou bien encore, dans le même registre, d’un « crouton sombrous23 » [petite grotte ombreuse] … Rien de bien précis donc, sinon une image d’enfouissement. La prison d’Aix prend aussi des airs tout à fait littéraires parce qu’elle est perçue (et elle nous est donnée à voir) à travers une référence poétique essentielle : L’Enfer de Marot. Il semble que le domaine de la vision soit, en grande partie, influencé par l’œuvre du poète quercynois que Bellaud prend bien soin de citer dans son texte en prose adressé à Dupérier. Il affirme que L’Enfer lui donna « doncques le commencement, le millieu et la fin de ce discours » et précise que tout comme Marot il a pu constater que l’expérience carcérale est une descente aux Enfers : « Surquoy, je dis à moy mesme, que veritablement ce miserable lieu (ou à present je suis innocemment detenu), est le purgatoire, et l’Enfer pour y veoir languir sans relasche, un million de pauvres ames ». Je ne reviendrai pas ici sur l’importance du schéma marotique que reprend Bellaud dans les Obros et Rimos, cela a été déjà démontré et étudié par Auguste Brun (voir également Chabaud 2011, 72-73). Ce schéma est bien sûr encore plus prégnant dans le Don-Don Infernal, comme l’annonce d’ailleurs le titre même de l’œuvre. On perçoit ainsi la prison à travers des références mythologiques empruntées à Marot ; il s’agit du territoire de Proserpine, de Pluton et du Juge Rhadamanthe, ou bien encore de Minos dans la stance 87 :
Non és menat dins la fiero cambretto,
Ny davant sy, non vez l’escabelletto,
Vonte Minos ly dys, assetas vous :
So que fazen n’és per vous fayre omagy,
Sus librament, confessas lou bernagy,
Sinon, ley bras passaran ley ginoux.
Il n’est pas emmené dans la fière chambrette,
Ni devant ses yeux, il ne voit le petit escabeau,
Où Minos lui dit, asseyez-vous :
Ce que nous faisons, ce n’est que vous faire hommage,
Allons, librement, avouez le mauvais coup, / Sinon, les bras passeront les genoux.
Derrière les figures mythologiques et au-delà des références littéraires qui semblent parfois prendre le dessus sur une peinture plus personnelle de l’expérience carcérale, nous discernons tout de même des détails qui ne trompent pas. Ici Minos est bien réel, il s’agit du juge qui fait torturer les criminels en leur tirant fortement les bras et les jambes. L’on retient aussi chez Bellaud le tableau détaillé et la vision de la sellette, sur laquelle est placé le prisonnier lors du jugement. Si le lieu lui-même, la prison, sont peu décrit, l’effet que produit l’enfermement sur le malheureux est quant à lui mis en avant, avec force. Nous observons la marque des souffrances sur le corps du condamné24 : « Dins pau de tens cambio tout son visagy, / Que semblo un corps qu’a l’esperit rendut » [En peu de temps tout son visage change, / si bien qu’il semble un corps ayant rendu l’esprit]. La « sentido » est donc également une vision du corps contraint. Car ce sont avant tout les humains, les corps en mouvement, qui intéressent notre poète. La prison est vue à travers la trace qu’elle laisse sur les hommes. « Et n’a sentit d’aquest luoc la misery » [Et il n’a pas senti de ce lieu la misère] écrit Bellaud au vers 4 de la stance 14, insistant donc sur la sensation éprouvée par ceux qui résident dans les caveaux de la prison aixoise.
La vue joue également un rôle d’importance dans le système judiciaire de l’époque. Les contemporains de Bellaud étaient les témoins de la rigueur de la justice, ils participaient, par leur regard, à l’application de la peine en quelque sorte. Le châtiment devait être effectué, sur la place publique, aux yeux de tous. Le tableau de la stance 75 décrivant l’ensemble des châtiments encourus va clairement dans ce sens :
Non va craignent un'emendo honourablo,
Ny de pourtar la torcho venerablo,
Dedins sey mans, per demandar perdon
A Diou, au Rey, d'estre coupat l'aureillo,
Aver dau fouit, ou d'anar à Marseillo,
Estre galliot, ou roudar lou Ponton.
Il ne va pas craignant une amende honorable,
Ni de porter la torche vénérable
En ses mains, pour demander pardon
À Dieu, au roi, ni d’avoir une oreille coupée,
D’être fouetté, ou d’aller à Marseille,
Être galérien, ou tourner en rond sur le ponton.
Mais ce que l’on voit peut aussi prêter à confusion, le personnel de la prison le sait bien lorsqu’il prépare la visite de quelque magistrat dans les geôles :
Couro (Messus), vesito venon fayre,
Douos fés de l’an dins l’infernau repayre :
Per aquel jourt lou Compayre Bachus,
Et may Ceres, van drech per la campagno,
Puis lendeman reprenon sa magagno,
Et tout reven à son premier abus25 .
Quand (Messieurs) viennent faire visite,
Deux fois l’an dans l’infernal repaire,
En ce jour ci le compère Bacchus,
Et aussi Cérès, vont tour droit en la campagne,
Puis le lendemain ils reprennent leurs mauvais traitements,
Et tout retourne aux perversions premières.
C’est un fait bien connu, on nourrit et on entretient bien les prisonniers lors d’une inspection ou du passage d’une personne importante… Le temps d’un maquillage… Mais la souffrance, l’injustice et les sévices ne s’effacent pas, l’expérience physique et mentale du condamné laissent des marques indélébiles.
Lucien Febvre, en 1942, dans ses travaux sur Rabelais, avait souligné l’importance de l’ouïe et du toucher au détriment de la vue qu’il considérait comme un sens plus « moderne » qui se développera ensuite, selon lui, à partir du XVIIe. Carl Havelange dans un récent article « Partages du sensible » (Havelange 2016, 162) critique cette position en refusant toute idée de « partage moderne du sensible et de l’intelligible en critère de jugement universel ». La vue, dans le poème carcéral de Bellaud, est bien présente et se retrouve au cœur de nombreux sonnets des Obros et Rimos ou des Passatens décrivant des fêtes colorées, des paysages changeants ou des villes agitées. Nous reprenons donc à notre compte la formule « partages du sensible » pour renforcer non pas un classement des sens mais une véritable diversité qui fonde l’expérience sensible, qu’elle soit négative ou positive. Au bruit, au son et à l’image, il faut donc aussi ajouter le toucher, le goût, et l’odorat qui occupent une place essentielle dans cette « sentido » (expérience, ressenti) de l’enfermement.
Et vous naviguez au gouffre du hasard
Entrer en prison, descendre aux enfers, c’est littéralement toucher et sentir l’humidité des parois, la froideur des murs et connaître la dureté d’un cachot où le corps ne peut pleinement trouver sa place. Si l’expérience carcérale s’appuie sur des références littéraires antiques ou marotiques c’est aussi parce que l’image des enfers exprime parfaitement ce qu’est la prison de l’ancien régime : un enfouissement, une plongée dans l’obscurité. Nous renvoyons ici au travail de Jean-François Courouau26 qui évoque une véritable « catabase carcérale » dans le volume 29 de la revue Tenso. La prison prive l’individu de sa liberté de mouvement mais aussi de sa vision. Les cellules sont étroites et sombres, souvent situées dans les sous-sols ou aux premiers étages des bâtiments, c’est le cas pour les prisons d’Aix en ce seizième siècle qui se trouvent au premier niveau du Palais Comtal. Aujourd’hui encore, les prisonniers de longue durée connaissent de nombreux problèmes de vue, ils sont confrontés à des troubles oculaires dérivant de l’absence d’horizon, de l’absence d’ouverture, leur regard étant sans cesse limité par un mur… Être incarcéré : c’est être éloigné de la lumière. On ne voit pas grand-chose donc dans ce réduit cellulaire et ce sont les autres sens, notamment le toucher et l’odorat (voire le goût) qui s’en trouvent décuplés ou, au contraire, perturbés. Lorsque Bellaud est emprisonné il est projeté dans ce qu’il appelle « lou gouffre » [Le gouffre] et, immédiatement, l’odorat entre en jeu : ce trou est « pudent coumo lou souffre27 » [puant comme le souffre]. La stance 628 illustre parfaitement cette idée, car la prison est « un tau crouton tout embugat d'orduro, / Vonte lou jourt non fende la sournuro » [Un tel caveau tout envahi d’ordures / Où le jour ne peut fendre l’obscurité]. Bellaud ne voit rien, il est dans une nuit totale puisque aucun rayon de soleil ne peut parvenir jusqu’à lui, mais l’image du tas d’immondices sollicite l’odorat, créant un inconfort supplémentaire. La puanteur revient à de multiples reprises comme au vers 4 de la stance 38 : « De cent pudours non ly leissar souffracho » [Ne le faire souffrir de cent puanteurs].
L’image des enfers revêt peut-être une dimension moins savante que populaire, n’y aurait-il pas dans cette catabase un passage par le monde souterrain des cycles païens carnavalesques ? Il y a un autre monde, sous terre, qui correspond aux esprits, ceux qui y passent, qui en font l’expérience, en portent la marque physique. De là viennent les rites de Carnaval où l’on noircit les visages, où l’on salit les vêtements avec de la graisse, de la suie, de la lie de vin (une marque visible et odorante). L’expérience carcérale est alors une expérience extrême, le condamné côtoie l’autre territoire : celui de la mort. Le vers 5 de la première stance du Don-Don révèle la dimension physique de l’incarcération qui est comparée à une véritable crise de fièvre quarte : « Que tremoular d'uno febre cartano29, / Fa tout subit la gent à tout prepaus » [Qui fait subitement, à tout propos, / Trembler les gens d'une fièvre quarte]. Cette fièvre bien connue des contemporains de Bellaud est une image concrète de la souffrance corporelle, elle évoque un dérèglement total des sens, une perte de repère qui conduit souvent au décès. Le prisonnier est, tel un malade, saisi de tremblements, perclus et fiévreux, en souffrance totale. C’est ici que le verbe « trancir » trouve tout son sens, Bellaud l’utilise à bon escient, il s’agit bien d’une souffrance qui joue avec les limites du corps et risque, à tout moment, d’emporter le malheureux, citons les vers 1 et 2 de la stance 7 : « L'astre traidour maleiroux non lou guido, / Dins la preson, per y trancir sa vido » [Le malheureux destin ne le conduit pas / En prison pour y transir sa vie]. Dans cette « extrémité » de l’expérience sensible le corps, la peau, le sens du toucher, entrent en jeu. Le prisonnier vit comme un chien sur la paille : « viou coum’un chin sus la paillo estendut30 », il ressent sur toute la surface de son corps la présence de la vermine et des rats31 : « Ny may sentit l'importuno vermino / Nieros, pevoulx, simis, et simillons, / De rats, rattons, rattos et ratonnaillo » [Ni non plus ressenti l’importune vermine / Puces, poux, petites et grosses punaises, / Rats, ratons, rates et ratonnaille]. L’accumulation de noms d’insectes et la variation sur les noms des rats renforce la sensation de gêne occasionnée tout en créant un certain décalage ironique inattendu, car même lorsqu’il s’agit d’évoquer la gravité de sa situation le poète garde une distance, il provoque un rire salvateur. Mais la marque corporelle est surtout mise en avant par l’évocation de la torture. La référence à « l’estiro » qui revient tout au long du texte rythme le poème, rappelant, sans cesse, que l’expérience carcérale est aussi une atteinte à l’intégrité physique. Cette douleur, ces tourments sont particulièrement bien illustrés par le verbe « tourtouyrar » qui évoque la torture mais aussi les contorsions, les enroulements… citons les vers 5 et 6 de la stance 74 : « Et si n’a pou qu’un sargent plen d’autragy, / Per non parlar ly tourtouyre las mans » [Et, de surcroît, il n’a pas peur qu’un sergent plein d’outrage, / Parce qu’il ne parle pas, lui torde et retourne les mains]. Il s’agit bien de cette souffrance de « l’étire » où l’on frappe, tord, tend les membres du prisonnier. Tout conduit finalement à contraindre le corps. Le procès lui-même est comparé à un véritable combat et lorsque la sentence tombe ou que les magistrats finissent par confondre l’accusé, Louis Bellaud parle d’un « esquich32 », donc d’un coup fatal porté au condamné (le terme esquich possède d’ailleurs aussi un sens obscène, voir le lexique du provençal de l’époque baroque de Vernet 1996).
Les images se succèdent et donnent de la force à un texte qui se veut être une dénonciation des errances de la Justice, tout comme l’Enfer de Marot, mais de façon bien plus concrète, directe. Les longueurs de la chicane judiciaire y sont présentes mais elles ne prennent pas le dessus sur la description vive et répétée des souffrances endurées par le détenu. Il s’agit là certainement de l’originalité de l’œuvre bellaudine qui trouve son propre souffle et, tout en s’y référant explicitement, arrive à s’éloigner de son modèle. Cette chicane est elle aussi éprouvée, subie physiquement par les cinq sens du poète, elle est comparée à une navigation en pleine tempête, reprenant l’image pétrarquisante de la nef ballottée33. Mais c’est lorsqu’il met en avant le goût, la saveur, que Bellaud trouve des échos plus personnels : le poète provençal (le cas est éloquent dans les Obros et Rimos et les Passatens) excelle dans l’usage des métaphores culinaires. Ainsi l’interminable procédure judiciaire est-elle assimilée à une recette de cuisine bien particulière aux vers 4, 5 et 6 de la stance 44 : « Coum’un coulis d’un cappon, ou gallino, / So qu’aves fach passon per l’estamino / Et navegas au gouffre de l’azard » [Comme un coulis de chapon ou de poule, / Vos faits et gestes sont passés au tamis, / Et vous naviguez au gouffre du hasard]. Il est ici question du coulis de chapon ou de poule qui est obtenu en passant le jus de cuisson et la chair de la volaille (broyée au mortier) au tamis. Odeur et saveur sont donc clairement mises en avant, créant un effet poétique contradictoire : l’agréable fumet de la préparation contraste clairement avec la souffrance du détenu brisé par la longueur du procès. Citons également la stance 76 :
Et n’a vist tant de brouillassarios,
Tant d’embarras, tant de chiquanerios,
De tradimens, et tant de faux semblans,
Tant de doulours, qu’aquest Infert tirasso,
Que coumo lard en sartan nous fricasso,
Que la prezon fa gitar de peous blans.
Et il n’a vu tant d’embrouilles,
Tant d’embarras, tant de chicaneries,
De trahisons, et tant de faux-semblants,
Tant de douleurs, que cet Enfer tirasse,
Que comme lard en poêle il nous fricasse,
Ah, la prison fait pousser les cheveux blancs.
Ce lard dans la poêle est une image que l’on retrouve dans les Obros et Rimos à propos d’un tourment amoureux34. Dans cette stance l’ensemble des souffrances infligées au prisonnier sont ajoutées, les unes aux autres, tels des ingrédients que l’on mélange et sont ensuite préparés à la poêle. L’alléchante saveur du lard qui fond sur le feu s’oppose à ce mixage de douleurs. Le terme de « brouillassarios » renvoie tout autant aux dissensions éprouvantes qui animent le procès qu’à l’action de brouiller, de hacher des aliments : ce que traduit parfaitement le verbe « fricassar » dans le cinquième vers. Il y a bien une saveur, une odeur, mais c’est avant tout la préparation, la recette culinaire qui est porteuse de sens. Les douleurs du détenu sont lentement cuites à la poêle, minutieusement passées à l’étamine, il en découle un véritable concentré de souffrances, de misères et de calamités (pour renvoyer au sous-titre du Don-Don).
Bellaud joue sur les contrastes, il crée ainsi du relief : face à ces images culinaires il déploie une poésie de la soif et de la faim. La « sentido » est aussi une expérience du manque comme l’indique si bien le premier vers de la stance 13 : « N’a de prezon esprouvat la famino » [De la prison, il n’a pas éprouvé la famine]. La Mythologie fournit ici un cadre approprié avec la figure de Tantale, l’éternel assoiffé qui clôture la série de références antiques de la stance 8 :
Et si n'a pou que la peno infernallo
De Ziziphon, ly tombe sus l'espallo :
Ny d'Ixion lou tourment enroudat,
Ny qu'un auctour ly rouïgue la trippaillo,
Ny dau tirar de la crudo biraillo,
Ny de la set de Tantal l'assedat.
Et il n'a pas peur non plus que la peine infernale
De Sizyphon ne lui tombe sur les épaules,
Ni du tourment d’Ixion sur la roue,
Ni qu'un vautour ne lui ronge la tripaille,
Ni de la torture de la cruelle sbiraille,
Ni de la soif de Tantale l'assoiffé.
Nous touchons là un aspect essentiel du Don-Don : cet enchaînement de 546 vers est un bouleversement des sens, une expérience vécue à travers les sons, les images, la peau, l’odeur, les saveurs, mais il est aussi en contre-pied un témoignage de la privation, de l’absence. Les cinq sens sont en alerte parce qu’ils n’accèdent plus à la diversité sensuelle du monde. Au fond de l’enfer carcéral, Bellaud n’entend plus qu’un seul et même son, celui de la cloche, il ne voit plus qu’une seule et même obscurité, celle de sa cellule, il ne ressent plus que souffrances et angoisses, il est exclu des mille variations de lumières, de sons, d’odeurs et de saveurs qui composent la mosaïque d’une vie libre. Le Don-Don est d’ailleurs construit sur une opposition première, essentielle, traduite par une structure grammaticale négative35 : « O trop heuroux l'home que de sa vido / N'a de prezon jamais agut sentido » [Oh, trop heureux l’homme qui de sa vie / N’a jamais ressenti les souffrances de la prison]. Les 91 stances reprennent le schéma des Epodes du latin Horace, évoquant ainsi le non-prisonnier, le double opposé du poète mis aux fers. Il y a la « sentido » mais il y a aussi la non-sentido comme il y a dans les Obros et Rimos (sonnet XXXVI, vers 1 et 2) ce souhait de non-vie, ce refus même d’une venue au monde : « Que non m’a de son dail la Parquo Fillandriero / Dins l’estuch maternau mon vioure destramat » [Pourquoi ne m’a-t-elle pas de sa faux, la Parque filandière / Dans l’étui maternel rompu le fil de ma vie ?]. Dans le même sonnet, l’écho au Don-Don Infernal est tout à fait éloquent : souffrances et plaisirs vont de pair continuellement, intimement liés à l’expérience sensuelle que constitue toute existence (vers 11-12) : « Ni l’amour femellan non auriou esprouvat, / Ni tan pau de preson la fouorto clavadisso » [Ni l’amour des femmes je n’aurais éprouvé / Ni non plus le fort bruit du verrou de la prison]. Nous revenons donc au bruit, à la sonorité de la porte qui se referme.
À propos de la poésie d’Agrippa D’Aubigné, Henri Weber, dans son ouvrage qui fit date La création poétique au XVIe siècle en France, évoque « le concert des cinq sens ». Nous reprenons volontiers cette formule à notre compte. En tentant de repérer dans le long poème du Don-Don la présence et le rôle que peuvent jouer l’ouïe, la vue, le toucher, l’odorat et le goût, nous constatons finalement qu’il est vain de vouloir identifier l’importance de tel ou tel sens, toute comparaison nous menant à un entrelacement, un lien étroit qui relie chaque expérience sensorielle. Si le son paraît envahir littéralement l’œuvre avec ce « triple bruit » du « tintemarre DON-DONIQUE », il y a, nous venons de le décrire, une variété de sens derrière cette « sentido » apparaissant dès le second vers de la première stance. La « sentido » est sonore, visuelle, odorante et gustative ; elle est tout autant profusion de sensations que cruelle épreuve du manque. L’incarcération est une torture, une contrainte du corps qui s’exprime à travers une multitude d’images et d’inventions poétiques tentant de dire la contorsion, l’étirement, le démembrement, l’enfouissement, l’oubli et le silence tout comme l’agitation et le tourment perpétuel. Le déroulement des 91 sizains résonne comme le son métallique de la cloche ou les allées et venues des magistrats dans les couloirs sombres, les cris des suppliciés soumis à la question, il rend également compte des rongements des rats, des démangeaisons causées par la vermine, du froid qui s’insinue à travers la peau, des longues et lentes procédures judiciaires qui n’en finissent jamais. Mais le poème, ne l’oublions pas, est un contre discours, il évoque l’expérience carcérale tout en l’éloignant grâce à la structure négative qui le sous-tend. L’expérience carcérale de Louis Bellaud constitue la face sombre de sa vie, elle synthétise toutes les sensations négatives, toutes les souffrances ressenties, comme le tourment amoureux, chez nombre de poètes de son temps, peut concentrer les douleurs de vivre en ce seizième siècle (violence, maladies, faim, pénibilité du travail). La prison est « sentido », elle est vécue dans le corps, mais seule la poésie, seule la voix permettent de transcrire et de dépasser cette épreuve. Le Don-Don Infernal explore ainsi le déséquilibre des sens, le gouffre du manque, il va au bout du tourment, pour mieux tenter de le refouler et ouvrir une autre porte, opposée. La porte qui donne sur la lumière et la fabuleuse variété des sonnets composant son dernier et ultime recueil : Lous Passatens [les Passetemps]. Une œuvre où les cinq sens, libérés de toute contrainte, explosent et explorent aussi (mais de manière différente) la palette variée de la « sentido ».