Introduction
L’objectif de notre article est d’ajouter des perspectives nouvelles au regard sociolinguistique qui a caractérisé notre thèse de doctorat sur laquelle il s’appuie, La construction des identités carcérales dans le discours des prisonniers. Approche comparée français et roumain, soutenue, en 2015, à l’Université de Bourgogne, et de nous pencher sur les « paroles de détenus » (Charaudeau 2009, 23) dans une optique qui se rapproche d’une représentation littéraire du sujet. Nous nous proposons donc d’explorer le monde de la prison, un terrain « des désaccords et des contraintes » (Aristote 1980 [autour de 335 av JC], 43) à travers les mots propres des prisonniers, qui constituent tout autant un moyen d’expression de leurs sentiments qu’un outil de reconstruction de leur identité emmurée.
Un corpus valorisé
Pour développer une recherche pertinente pendant nos études doctorales, nous avons fait appel à une méthode qui nous permette l’accès à des données authentiques ainsi que la reconstruction de la biographie linguistique et sociale de nos répondants. Afin d’avoir une perspective élargie des idées poursuivies ici même, il faut préciser ce que nous entendons par Biographie linguistique : cette réalité renvoie à la description des expériences linguistiques et culturelles vécues par le détenu, en tant que sujet parlant et acteur social, dans un cadre institutionnel privatif de liberté. Étant donné que le système de détention roumain ne permet pas les enregistrements, nous avons conçu un questionnaire à questions ouvertes (distribué à 100 détenus français et roumains1), ce qui nous a permis d’arriver à des détails représentatifs du vécu carcéral. Les questions se concentrent progressivement sur cinq thèmes : présentation individuelle du détenu, milieu de détention, activités en prison, construction des relations intra carcérales et degré de conservation des relations extra carcérales. Les répondants ont donc été suivis dans le cadre de la prison considérée comme « institution totale » (Goffman 1968, 41), et de la cellule, envisagée comme « territoire situationnel » (Goffman 1973, 28). La présente contribution s’appuie, en grande mesure, sur les documents constitués pendant la période mentionnée.
Une sous-culture carcérale, quelques axes
Notre sujet découle d’une question : qu’est-ce que le terme de sous-culture carcérale peut représenter ? Notre argumentation se concentrera sur les prémisses de cette sous-culture. Il convient d’abord de préciser que sa manifestation a comme point de départ la négation des normes de la culture commune par certains acteurs sociaux à laquelle s’ajoute une survalorisation du monde carcéral. Cette survalorisation vient des récits des anciens détenus qui présentent leurs vies à l’intérieur des murs comme synonymes de réussites, de contacts et d’avancements personnels. Bien entendu, cette présentation idéalisée du monde carcéral peut laisser une certaine impression aux yeux de personnes “fragiles”. Nous soutenons dans cette optique l’idée selon laquelle, tout comme dans le cas de l’évolution des relations sociales, la dominance de l’espace physique, voire le périmètre de la prison, constitue un facteur déclencheur pour le développement de la sous-culture en question. Cet élément central du quotidien du prisonnier nous permet de découvrir les axes de la sous-culture de prison.
Pistes de compréhension de la sous-culture carcérale
Nous n’essaierons pas ici d’identifier les éventuelles connotations négatives souvent associées à cette sous-culture, nous mettrons simplement en relief les habitudes et les comportements développés dans le milieu carcéral qui la constituent. Transmis de détenu à détenu et enrichis suite à la migration permanente des prisonniers d’un pénitencier à l’autre, les habitudes et les comportements définissent, d’une part, une sous-culture commune à tous les pénitenciers d’un pays et, d’autre part, une sous-culture individuelle, propre à chaque établissement pénitentiaire. Dans le cas des répondants constituant notre échantillon, les comportements se concrétisent le plus souvent dans des activités d’échange d’objets et de produits, cette pratique étant nécessaire en vue d’utilisation des biens en question ou de leur monétisation :
Quand2 l’une de nous a de l’argent, elle en prend pour l’autre aussi (fait des courses), nous faisons l’une pour l’autre des travaux rémunérés (par exemple, tricoter des chandails en laine, etc.)3 ;
La meilleure methode c’est le troc il faut avoire une chose que l’autre convoitise et lui proposer l’échange cela marche beaucoup comme sa en prison. (détenu Français MA Dijon, 38 ans, 36 mois de peine, 10 mois purgés).4
Nous offrons ces deux témoignages afin de permettre aux lecteurs de se faire une idée de la manifestation des différentes formes de socialisation en prison, dont le soubassement se constitue grâce à la cohésion et à la solidarité entre les membres de la communauté, tout en jetant, en même temps, un regard sur les pratiques contribuant à la construction du quotidien carcéral.
La poésie de prison. Caractéristiques
Par rapport à l’ensemble du corpus recueilli, la poésie de prison représente le patrimoine de la population gardée et du milieu de réclusion, les vers se concentrent sur la description de tous les aspects de la vie carcérale. Les paroles des prisonniers s’orientent dans ce cas contre la société extra-carcérale, qui cultive des valeurs distinctes de la société commune, et contre les collègues de détention qui ne partagent pas les valeurs du groupe / de la communauté. Les vers et les chansons de prison présentent la triple réalité de la personne détenue : la réalité intime antérieure de l’individu, retrouvée, grâce au souvenir intime, dans l’univers de la maison qu’il a quittée et qu’il espère regagner un jour, sa réalité sociale précédente, concrétisée par le lieu de travail, les amis ou le milieu scolaire et le parcours carcéral, concrétisé par le vécu de la réalité spécifique au milieu de réclusion. Pour ce qui est de cette dernière, nous la retrouvons dans l’existence des créations qui placent les détenus sous une lumière héroïque, les idéalisant systématiquement, en condamnant en revanche le milieu privatif de liberté, le personnel de la prison et l’appareil de la justice.
Dans la grande majorité des situations, pour des raisons matérielles ou qui tiennent aux rigueurs d’organisation de l’établissement pénitentiaire, les prisonniers renoncent à écrire leurs créations, les vers transmis de détenu à détenu manifestant ainsi un caractère éminemment oral, collectif et relativement instable au niveau du contenu. En même temps, la lecture analytique de ces poèmes nous permet d’observer une source d’inspiration commune et ce à l’aide d’un certain nombre de vers identiques, ou enregistrant de faibles variations, parmi des créations appartenant à des auteurs différents. Il y a des pistes d’explication pour mieux comprendre cette réalité. Les situations où un détenu purge sa peine, du début à la fin, dans un seul établissement pénitentiaire sont rarissimes. Les changements de milieu provoquent aussi le « voyage » des créations qui, après un certain temps, font partie du répertoire de plusieurs prisons. Les exemples que nous pensons étudier ici ne sont pas extraits des questionnaires mentionnés antérieurement, mais constituent le résultat de la correspondance que nous avons mise en œuvre avec nos répondants.
Dans son ensemble, le corpus constitué pendant nos études doctorales se concentre sur le regard critique des détenus à l’adresse de la société extra carcérale. En ce qui concerne les vers que nous interrogeons ici, la thématique s’avère beaucoup plus large, permettant ainsi une double perspective d’analyse. Nous proposons d’étudier le côté linguistique qui appelle la compréhension du sujet parlant détenu, de sa manière d’exprimer son statut ainsi que de montrer sa « face » (Goffman 1968, 15) au sein de la communauté carcérale et nous nous pencherons aussi sur le caractère littéraire des textes. Cette nouvelle optique nous permet de multiplier les regards relatifs aux émotions exprimées par les auteurs ainsi que d’arriver au discours qui matérialise ces sentiments.
En règle générale, durant notre correspondance, les répondants de nationalité française ont manifesté un certain recul lié à la nationalité roumaine du chercheur, fait qui a conduit certains de leurs écrits à relever une variété moins importante d’émotions par rapport aux répondants roumains. Largement valorisée par ces derniers, la poésie de prison représente pour eux la création artistique définissant la sous-culture carcérale, représentant à la fois le patrimoine de la population détenue et du milieu de réclusion, qui se concentre sur la description de tous les aspects de la vie au-delà des murs. Les poèmes choisis pour la présente contribution seront analysés, comme précisé plus haut, dans une perspective double, linguistique et littéraire, ce qui nous permettra d’enrichir de sens les émotions libérées par les détenus-poètes.
Thèmes explorés par la poésie de prison
Tout en partant du thème central de la remise en question de la société extra carcérale, que nous avons identifié dans la plupart des témoignages de nos collaborateurs, nous émettons l’hypothèse que la littérature carcérale ne cherche pas se donner une source d’inspiration à l’extérieur des murs de la prison, mais choisit de creuser à l’intérieur des rapports sociaux des reclus, ce qui nous laisse ainsi la possibilité de nous rapprocher de l’opinion de Gisèle Sapiro : « La littérature s'intéresse à la vie sociale, qu'elle peint sous différents aspects » (2014, 9). Les vers créés par les personnes privées de liberté impriment la voix des reclus en oscillant entre l’éloignement et le rapprochement face aux valeurs du nouveau groupe social (voire de la communauté carcérale dans son ensemble). Pour explorer ces thèmes, nous présenterons chaque poème pris dans son ensemble et ce dans ses caractères spécifiques - description de la réalité de l’individu, confession ou dialogue imaginaire de l’auteur.
Voleurs arnaqueurs
C’est toujours vous les mouchards
Arrêtez d’arnaquer
Et de moucharder.
Réfléchissez un instant
Vous apprendrez
Que c’est pas bien
Ce que vous faites
C’est une honte.5
Comme pour un nombre réduit de poèmes de notre corpus, celui-ci commence par un titre, le poète manifestant dès ces premiers mots une attitude de condamnation quant à ses codétenus. Le discours poétique poursuit dans la même tonalité grâce aux premiers vers, par une catégorisation des personnes détenues. L’auteur utilise deux noms communs, appartenant au discours de la prison, « arnaqueurs » et « mouchards », en mettant en avant leur sens péjoratif. Cette catégorisation n’est pas faite au hasard, le monde carcéral étant un milieu hiérarchisant, les relations s’y manifestent en fonction du statut que le concerné est capable de construire au sein du groupe / de la communauté. De cette façon, le détenu-poète se propose de mettre en exergue, dans un premier temps, la manifestation du rejet et de la prise de distance qu’il montre par rapport à sa réalité actuelle. Dans ces vers, nous identifions donc, pour la première fois, l’opposition je/vous où le je (à comprendre, l’auteur des vers) assume le rôle de « témoin » (Blanchet 2012, 25) de la vie de prison, sans se proposer de nous faire savoir qu’il en ferait volontairement partie. Le discours poétique reste acide, la suite des vers contenant des verbes utilisés à la 2ème personne du pluriel (« arrêtez », « réfléchissez », « apprendrez ») qui inventorient autant d’étapes permettant à la personne gardée l’accès à sa propre reconstruction : la prise de conscience de sa nouvelle condition, la formulation de questions là-dessus et, finalement, le pas en avant / le passage à l’acte vers la découverte de son nouveau moi. Pour renforcer ces idées, nous en venons à affirmer que les deux verbes à l’impératif (« arrêtez », « réfléchissez ») privilégient l’idée selon laquelle c’est grâce à sa capacité de s’interroger sur lui-même que l’être humain devient capable de se situer au-dessus d’une réalité qu’il ne considère pas comme lui appartenant.
Les trois derniers vers du poème soumis à notre analyse montrent le détenu assumant le rôle de juge, par l’usage des phrases sans équivoque (…c’est pas bien /…/ C’est une honte). Le terme de « juge » n’est pas à comprendre au sens d’une personne en lien professionnel avec l’application de la loi, mais au sens de maturation, d’un individu qui a accumulé une certaine expérience de vie, il représente le détenu qui, après avoir passé une longue période en prison, arrive à faire une vraie distinction entre le bien et le mal.
Il est à remarquer que les verbes au présent sont dominants dans les vers du poème que nous venons de commenter (« c’est pas », « vous faites », « c’est »), ce choix du détenu-poète suggérant de surcroît la rupture temporelle que la prison génère dans la vie du reclus. Nous nous retrouvons devant un tableau statique dont le cadre est représenté par les murs de la prison. C’est un contexte où le temps s’arrête, le passé relié à la famille et au vécu pré-carcéral étant annulé par le quotidien du reclus, tout comme l’avenir que la personne gardée aurait voulu à un moment donné projeter, mais qui n’arrive plus à prendre naissance. Le dernier vers du poème, qui marque le jugement émis par le détenu-créateur, fonctionne non seulement comme une conclusion, mais aussi comme une compréhension de la fin d’une vie marquée par le renoncement aux valeurs, la personne concernée remettant en question les coordonnées autour desquelles la communauté carcérale construit son quotidien.
Pourquoi ?
Pourquoi suis-je humain et réfléchis ?
Pourquoi vis-je encore dans ce monde ?
-Pourquoi-
Même les animaux sont meilleurs que moi
Bien que…dépourvus de parole
Et pourtant,
S’entendent mieux
Heure après heure
Minute après minute…
Je vais me battre contre vous
Pour ma liberté 6
Ce poème, de dimensions relativement plus importantes que le premier, mais contenant des vers de mesure extrêmement variable, marque une évolution importante du discours poétique. Les mots ne s’orientent plus vers d’autres personnes détenues, mais sur le poète lui-même qui se concentre sur un thème jamais rencontré dans les autres créations recueillies chez nos collaborateurs : la condition humaine. Dès le titre, qui se constitue en une interrogation lancée par la voix de l’auteur, mais devenue commune à tous les détenus, nous sommes confrontés à des questions sur le sens de l’existence de l’individu. L’auteur se propose de nous orienter vers des pistes de sa propre reconstruction. Il nous décrit, tout d’abord, les premières touches d’un tableau du moi-détenu, en tant qu’être humain, capable de réflexion : « Pourquoi suis-je humain et réfléchis ? ». Dans cette optique, par une question dont le destinataire ne nous est en rien indiqué, la personne détenue n’incarne pas seulement une forme de vie d’un individu momentanément privé de liberté, mais devient quelqu’un capable de dépasser, grâce à la pensée, les limites de ce cadre sombre et d’éterniser ainsi son existence. Ces précisions faites, les détenus devenus, pendant un moment, créateurs, deviennent les porte-parole de « la condition humaine », pour reprendre ici le titre d’un fameux roman d’André Malraux (1933).
Par la suite, le monde animal mis en lien avec celui des humains s’insère dans les vers, sans toutefois nous offrir l’image concrète d’un animal quelconque, mais pour nous dévoiler, grâce à cette métaphore, toute une série de symboles. La phrase « Même les animaux sont meilleurs que moi » se montre très riche de sens et met en relief, dans sa première interprétation, une antithèse entre le détenu, dont les actes sont limités par les murs d’une institution totalisante, et l’animal, symbole de la liberté. Une deuxième interprétation nous offre une attitude presque religieuse que le détenu-poète manifeste par une comparaison avec l’animal, dans une perspective d’humilité, par l’emploi de l’épithète « meilleurs ». L’usage de l’adverbe « pourtant » en début de vers établit également un parallèle, à partir du caractère social des deux espèces, entre le monde humain et celui des animaux, les deux réalités construites autour de l’entente, dans le cas des animaux (« S’entendent mieux »), et autour du conflit, que l’on déduit grâce au milieu de réclusion, pour ce qui est des humains.
La dernière partie du poème aborde la temporalité. Si nous avons parlé supra d’une distinction nette, voire d’une coupure, entre le passé, le présent et le futur, dans le cas du poème « Pourquoi ? », il s’agit d’une fragmentation du présent, grâce aux syntagmes « heure après heure », « minute après minute ». Cette nouvelle représentation du temps nous indique une certaine limitation au niveau de la perspective que le monde carcéral exerce sur l’individu. Pourtant, ce facteur contraignant, qui ne peut pas être contrôlé par le détenu en tant qu’acteur social et auteur des vers, n’arrive pas à annuler complètement l’esprit humain. C’est un contexte qui, au contraire, devient un prétexte et permet à l’auteur d’utiliser, pour la première fois, un verbe à la 1ère personne, au futur, afin de se montrer capable d’assumer un acte : « je vais me battre ». Projetée dans le futur, cette idée de passage à l’acte souligne encore une fois la distinction je/vous, une délimitation du poète par rapport au milieu de réclusion et face aux comportements de ses collègues de détention, dont la passivité n’est pas mentionnée, mais sous-entendue. Ces traces de projection de l’avenir laissent entrevoir une idée de la personnalité et du degré d’appartenance du personnage à lui-même, en parlant de « ma liberté » et non pas d’une liberté commune. Il y a donc une distinction que nous n’avons pas explorée jusqu’à présent : le milieu carcéral, constituant un milieu qui ne permet pas le développement de la perspective, nous offre quand même une trace qui permet de comprendre le fait que la porte fermée derrière les pas des personnes gardées représente la fin d’une réalité et le début d’une autre, mais ne conclut pas la vie d’un individu.
Les voleurs
Qu’en pensez-vous frangins?
Nous sommes tous ici menottés.
Nous rions sans applaudir
Vous ne valez aucun sou
Vous, tigres, et lions
Le cloaque des malfrats
Je reprends le chemin
Vers ma maison sans âme
Et moi, vieux, je la retrouve
L’âme pleine de douleur et de haine
La retrouver….
Pour la dernière fois.7
Nous nous retrouvons de nouveau devant une poésie qui commence par une phrase interrogative. Cette fois-ci, la nouveauté est à remarquer grâce à la variété des modes de l'énonciation, le poète s'inventant donc des interlocuteurs pour lutter contre la solitude et pour donner un esprit nouveau à son discours. Voilà donc un dialogue que le détenu lance auprès de ses collègues de détention. C’est une séquence qui lui permet une libération de l’expression afin de soumettre à la compréhension du lecteur plusieurs idées. Le premier vers (« Que pensez-vous frangins? ») constitue une interrogation qui nous donne la possibilité de saisir une autre nuance du pronom personnel : la manière de s’exprimer de l’auteur ne nous situe plus dans la prise de distance par rapport au milieu et à l’entourage, mais se concentre sur l’idée de vous en tant que partenaires de discussion. Nous avons donc l’impression que des « tours de parole » (Kebrat-Orecchioni 1994, 15) vont émerger. Cette idée de partenariat est renforcée par le nom « frangins », mot prenant un sens mélioratif spécifique dans le discours carcéral, qui marque d’une certaine manière l’idée de rapprochement du poète par rapport à ses codétenus. En utilisant la première personne du pluriel à côté du nom « frangins » l’auteur laisse entendre que la vie carcérale peut devenir une réalité épisodique et / ou permanente dans la vie de l’individu, d’où un très court moment de transition du pluriel vers le singulier.
Sans que les vers ne nous offrent les suites du dialogue entre l’auteur et ses collègues de détention, le poème réaffirme, par l’usage de la 1ère personne du pluriel « nous sommes », l’idée d’appartenance à un milieu de vie institutionnalisé et institutionnalisant, ainsi que le statut des personnes gardées, soulignés par l’épithète « menottés ». Aucun mot jusqu’ici n’avait annoncé concrètement l’idée d’enfermement. Après l’épithète en question, le discours poétique se construit autour de l’idée d’univers privatif de liberté. Le vers « Nous sommes tous ici menottés », pris dans son ensemble, fonctionne comme une présentation réaliste des faits et souligne l’encadrement du poète dans la triade je-nous-la prison.
L’image du monde en tant que spectacle s’imprègne de certaines traces renvoyant au monde du cirque et apparait de manière inédite, grâce à l’image auditive « rions sans applaudir ». Cette image souligne l’idée mentionnée plus haut avec, au centre, les reclus visualisés à l’écart de ce spectacle.
Au fur et à mesure que nous avançons dans la lecture du texte, d’autres idées enrichissent le discours poétique. Nous parlons ici des pistes de compréhension qui annulent le possible postulat du détenu « spectateur désintéressé » (Husserl 1994, 79-80). L’idée de temps est dissimulée derrière une très belle métaphore, « tigres et lions », qui renvoie à tout ce que le monde sauvage abrite de plus fort, de plus imposant. Image visuelle symbolisant la liberté, la force et la beauté, les noms désignant le monde animal renvoient à l’influence que la prison peut avoir sur l’être humain. Nous sommes ici dans l’idée d’un début de vie des jeunes hommes devenus reclus qui, de manière imperceptible, laisse le lecteur entrevoir le temps de la vieillesse. Dans ces vers, nous identifions quelque chose de l’esprit de François Villon écrivant « En l’an trentième de mon âge » (1992 [1461], 80), illustré par des mots qui nous rapprochent de l’idée que l’âge respectable d’un individu et ses valeurs bien cimentées ne coïncident pas avec le début d’une expérience carcérale. Les vers nous placent donc dans une transgression du présent au futur. Toutefois, ce monde décrit de manière presque paisible enregistre une faille, l’auteur se démarquant de nouveau de la réalité carcérale. La voix de ce dernier accumule de nouveau des accents péjoratifs, l’usage du nom « cloaque » qui suit la phrase « Vous ne valez aucun sou » nous conduit vers l’idée que pour le détenu-poète le monde de la prison accueille seulement des gens de condition douteuse, ce qui marque ainsi de manière définitive le passage du collectif vers l’individuel.
La dernière partie du poème se construit autour de la métaphore de la route, élément inédit pour de telles créations. Plusieurs éclaircissements sont nécessaires pour arriver à une compréhension complète du thème. Pendant des siècles, en littérature et dans la culture des peuples, l’iimage de la route a représenté le devenir du personnage qui, dans la plupart des cas, est un jeune homme. Le chemin à parcourir, qui aura donc un rôle initiatique, n’est jamais sans obstacles, l’accumulation des expériences de vie se réalisant une fois ces problèmes dépassés. La route que le détenu pense refaire, après avoir purgé sa peine, est semblable à celle que les personnages des contes de fée font pour prendre la place de leur père âgé, à la tête du royaume, ou pour sauver une jeune fille captive aux mains de personnages négatifs. En offrant notre compréhension de la notion de mythe, nous nous rapprochons de la perspective d’Yves Chevrel qui souligne l’essence d’un mythe comme étant « une configuration narrative symbolique » (1997, 62). Dans le cas d’une œuvre lyrique, le mythe perd bien évidemment de son caractère narratif, mais il augmente toutefois sa dimension symbolique par la reprise intertextuelle.
Nous donnons l’exemple d’une telle histoire que la littérature roumaine a rendue célèbre grâce au mythe constituant son soubassement, Jeunesse sans vieillesse et vie sans mort, conte de fée écrit par Petre Ispirescu8 et revalorisé, dans une perspective moderne, par Mircea Eliade.9
Le sujet de ce conte de fées pourrait être résumé ainsi : un fils d’empereur voit le jour et arrête de pleurer quand son père lui fait la promesse de rester jeune à jamais et ne pas connaître la mort. À 15 ans, le jour de son anniversaire, il se rend compte que, malgré l’amour que son père lui porte, il ne tiendra jamais sa promesse, car c'est là chose impossible pour les humains ordinaires, ce dernier quitte alors le palais de son enfance pour atteindre son idéal. Après une longue route et de nombreux obstacles, il découvre le monde qui lui offre ce qu’il désire. Il y vit pendant un temps, connait la jeunesse permanente, mais, à un moment donné, le cœur lui dicte de retourner voir sa famille. Le chemin du retour lui apprend que des centaines d’années se sont écoulées depuis son départ, et le monde qui se révèle progressivement lui est totalement inconnu. Au fur et à mesure qu’il avance, les signes de la vieillesse s’installent : des cheveux blancs, une barbe blanche et de plus en plus longue, les pas qui ralentissent… Son chemin prend fin, il arrive au palais de ses parents, morts depuis très longtemps, et y connait, à son tour, sa propre fin.
Des images présentées ci-dessus, nous comprenons que l’évocation de la route représentant le devenir du détenu-poète est synonyme de la (re)découverte de sa place au monde et du sens de la vie en général. L’évocation simultanée des thèmes de la vieillesse et de la maison place la réalité du reclus dans une perspective idéalisée. Pour parler de la première, celle-ci ne constitue pas le moment de la vie qui arrive suite à l’accumulation d’expériences, mais suite à des expériences vécues en réclusion. Dans les vers relatifs à la prison, cette période de la vie ne montre plus l’évolution de l’être humain, mais la fin de la vie et la compréhension des vraies valeurs. Pour ce qui est de la maison, le point final de la route parcourue, le poète la représente sous un double aspect : dans une perspective matérielle, comme les murs à l’intérieur desquels on se sent à l’abri, et de façon immatérielle, représentant la famille, l’amour, les racines, l’innocence caractérisant le jeune avant que celui-ci ne connaisse l’expérience carcérale. Le motif de la maison n’est pas évoqué par hasard. Analysé dans une perspective pragmatique, il nous permet d’avoir une idée de l’identité du détenu-poète et de reconstituer son passé. Il s’agit, selon nous, d’une personne qui connait la culture populaire roumaine et ce parce que, dans cette culture, les animaux, surtout les chiens, quel que soit le nombre de maîtres qu’ils connaissent le long de leur vie, reviennent à la maison de leur premier maître avant de mourir. Voilà comment l’auteur de ces vers pense souligner la communion entre l’humain et l’animal, idée phare de la culture populaire roumaine. Dans cette forme de culture, le retour « au nid » représente une fidélité de l’individu et de l’animal par rapport aux lieux. Toujours dans la culture du peuple roumain, on ne quitte jamais pour de bon la maison de son enfance. Le vécu carcéral se prolonge donc mentalement vers la réalité intime antérieure de l’individu, réalité reconstruite autour de la maison qu’il a quittée et qu’il espère retrouver à un moment donné : « Pour la dernière fois ».
L’idée de fin de vie évoquée dans le dernier vers du poème enrichit son contenu par le ton élégiaque qui s’y déploie Si le corps du poème exprime, à un moment donné, du mépris, de l’indifférence, voilà qu’une fois la fin de vie aperçue, la tristesse remplit le cœur de l’auteur. Associé à la totalité des idées exprimées dans ce poème, le recours au mythe que l’auteur privilégie peut-être « entendu comme retour d’une transcendance, volonté de sortir du texte, d’exprimer autre chose que le texte » (Siganos 1993, 55).
Rêves perdus
J’étais en train de surveiller
La nuit de sentinelle
Je marchais l’air tout enivré
Moi et mes pensées.10
Le poème « Rêves perdus » propose au lecteur le parcours d’une confession qui, à la première analyse, semble vouloir mettre en évidence toute la sémantique du verbe rêver. Si, dans le titre, le nom au pluriel « rêves » semble évoquer les idéaux éloignés de la personne recluse et des objectifs dont la réalisation semble de plus en plus incertaine, le corps de la poésie nous place dans un cadre nocturne et nous amène vers l’idée de rêve en tant qu’état de l’être humain. Il s’agit d’une transgression de l’extérieur vers l’intérieur qui, en réalité, montre que les vers se concentrent sur l’évolution de la vie du poète-détenu du passé au présent et du moi d’avant au moi actuel.
Plusieurs plans nous sont dévoilés grâce à ces vers. Le premier d’entre eux, mis en exergue par le vers « J’étais en train de surveiller », place l’être humain dans un cadre crépusculaire dessinant un tableau dont le rôle est de recréer la solitude intérieure du détenu et son isolement par rapport au monde extérieur. Les verbes à l’imparfait (« j’étais en train de… », « je marchais ») utilisés à la 1ère personne du singulier auxquels s’ajoute le syntagme « mes pensées » (nom + adjectif possessif) viennent décrire l’existence ritualisée en prison et souligner le monde intérieur de la personne recluse, développé en opposition avec le monde carcéral, un endroit limitatif par définition. Nous voici devant le passage de l’extérieur (suggéré par une continuité et la dilatation du temps en prison et par la capacité du poète à se poser des questions) vers l’intérieur (désigné par le dédoublement du reclus - moi en tant que détenu, réduit à un objet par le monde carcéral, mais muni de pensées, d’une capacité de réflexion, propre à l’être humain).
L’adjectif épithète « enivré » souligne un état pour la naissance duquel la nuit représente un prétexte, mais sur lequel des doutes interprétatifs planent : enivré de bonheur suite à la perspective d’une sortie imminente de la prison ou enivré de chagrin à cause de l’amour qu’il vient de perdre ou qu’il pense perdre suite à une longue incarcération ? Des interprétations peuvent soutenir les deux hypothèses. Toutefois, malgré la multitude d’états d’esprit parcourus, le poète se montre connecté au monde réel, le syntagme « mes pensées » soulignant cette réalité. Dans les deux derniers vers du poème, il y a une antithèse qui se crée autour du détenu - poète ce qui nous permet de découvrir sa nature duale : un être sentimental / un être réaliste.
D’un coup, mon regard sauta
Vers les âmes endormies
Me semblant
Ailleurs.
En rêvant de leurs maisons
En dressant des plans,
En rêvant de la liberté
En ayant peut-être
Les mêmes pensées que moi.11
L’atmosphère calme, sans se montrer sereine, change brutalement, une fois manifestée une légère modification de perspective du poète, suggérée par l’adverbe « d’un coup ». L’image qui s’ouvre au regard du lecteur est panoramique. Tout en partant d’une image d’ensemble, plutôt esquissée, celle de l’extérieur de la prison, l’auteur se penche sur la présence de ses codétenus, la personnification du regard qui « sauta » désignant un geste éminemment physique, ainsi qu’un clin d’œil réflexif. Le regard du détenu-poète se charge de détails, les vers « Me semblant / Ailleurs » s’appuyant sur l’opposition ici / là-bas et soulignant deux idées : pour ce qui est de l’état de rêve, celui-ci se montre comme la seule possibilité que le reclus a de s’évader réellement du monde carcéral ; en ce qui concerne le poète, ce dernier n’est pas certain de la réalité carcérale dessinée autour de lui, ce qu’il en laisse comprendre est une façon très générale de représenter la réalité.
Le deuxième plan du discours poétique correspond à l’opposition entre l’état des collègues de détention par rapport à celui de l’auteur de ces vers. Nous commenterons un peu plus loin les éléments du discours soulignant cette confrontation. Le calme et l’apparente paix décrits dans le tableau poétique précédent sont annulés par l’usage de la locution adverbiale « d’un coup », cette dernière ayant le rôle de marqueur de la rupture entre le monde qui reste derrière le moi du poète (la prison) et le monde qui se dessine sous ses yeux. Le choc de cette rupture est atténué par l’usage du nom « âmes » au sens métonymique. De nouveau, nous faisons appel à la culture de l’auteur pour comprendre la signification du nom en question : dans la culture populaire roumaine, le nom âme utilisé au sens affectif signifie être humain.
Le renoncement progressif à l’idée de possession et le remplacement de cette dernière par l’adjectif épithète « endormies » marquent la distance qui se crée entre le monde carcéral représenté par le détenu-poète et ses codétenus. Toutefois, le côté humain de ce monde est dévoilé par l’évocation de l’état de rêve qui domine la nuit. Dans ce contexte, deux éléments unissent les codétenus : la maison, en tant qu’univers intime, perdu mais retrouvé une fois l’individu immergé dans l’état de rêve, et la liberté comme idéal et finalité de la souffrance commune.
L’idée de supposition, de subjectivité de l’analyse quant à la réalité carcérale est suggérée par l’adverbe « peut-être ». Les collègues de détention peuvent manifester leurs désirs et sont susceptibles d’avoir les mêmes rêves que l’auteur ou, au contraire, ils peuvent être éloignés de ce point de vue. Voilà, dans ce cas, une nouvelle représentation des reclus : partageant le même état de rêve, les reclus forment un seul être.
D’un coup, la paix s’en alla
On entendit le surveillant
Crier « debout »
Et les rêves s’éloignèrent.12
La présence de la réalité carcérale, comme troisième plan de ces vers, se manifeste par la disparition brutale de la paix. Rien n’annonce la rupture de l’état de rêve, tout comme rien ne prévoit une telle fin de la nuit. Seul l’adverbe « d’un coup », comme unique élément du discours poétique pour marquer le passage d’un état vers un autre, vient faire la transition de l’intérieur du moi du poète vers son extérieur, entre la fin de la nuit et la naissance du jour. En opposition avec la naissance du jour (cette répétition est volontaire) se retrouve la mort du rêve. C’est le moment où la voix du détenu-poète passe au plan secondaire afin de laisser la présence humaine, en chair et en os, dominer le tableau poétique par l’apparition du surveillant de la prison. En opposition avec ce que la prison représente au niveau du silence, cette apparition n’est pas porteuse de paix. Pour la première fois dans ce poème, une image auditive aux effets violents apparaît grâce aux verbes « s’entendit » et « crier ». Les deux verbes, dont la sonorité est progressive, annoncent l’autorité de la prison incarnée par l’image du surveillant devenu ainsi la voix de l’établissement pénitentiaire. Des êtres humains d’une partie et de l’autre de la même réalité parcourent leurs morceaux de vie : le surveillant prononçant de manière autoritaire le mot « debout » et les reclus exécutant le geste. Les émotions s’estompent au fur et à mesure, laissant à l’autorité carcérale la possibilité de s’exprimer de manière de plus en plus évidente. Nous voici donc devant un tableau qui se dessine grâce à une image de plus en plus visible, en opposition totale avec la disparition progressive de la nuit.
Juste après l’image auditive, une autre image prend naissance avec la personnification du réveil désigné par le verbe « s’éloignèrent ». C’est une image qui, malgré le silence qu’elle exprime, nous laisse deviner un départ progressif des rêves qui se reflète, si l’on veut, dans le réveil brutal, en opposition avec la douceur habituelle du moment en question. Dans les poèmes analysés ci-dessus, la prison est à envisager non seulement comme milieu de vie, mais aussi comme prétexte pour que les auteurs puissent exprimer leurs émotions. Être humain et milieu se retrouvent en fusion ce qui nous rapproche des mots de Paul Claudel : « Immédiatement nous sommes dedans, nous l’habitons. Nous sommes pris. Nous sommes contenus par elle. Nous en ressentons la forme sur nous comme un vêtement. » (1946, 20).
Ces analyses des créations de ces détenus-poètes nous livrent quelques jugements sur la structure de surface des poèmes. Les vers de prison se caractérisent par l’utilisation d’un langage qui dépasse les frontières du discours poétique standardisé. D’une part, les mots et les formulent reflètent pleinement le monde carcéral par les images offertes, la poésie montrant de forts traits descriptifs sans se proposer de descendre aux profondeurs des sentiments humains. D’autre part, l’usage des tropes dans le discours poétique s’avère relativement limité, les auteurs valorisant surtout l’épithète afin de donner des éléments de description et, de manière secondaire, la métaphore, pour suggérer telle ou telle idée. L’idée de rythme semble ignorée, tout comme tout ce qui concerne la prosodie. Quelques mots s’imposent aussi sur la variété et l’irrégularité de la métrique qui se rapproche de la poésie populaire roumaine. Les vers des poésies qui nous intéressent ont, avec certaines exceptions, 4, 5, 6 ou 7 syllabes.
Dans les grandes lignes, le style des auteurs se caractérise par le fait que la poésie ne part pas d’un ton neutre pour arriver à la présentation d’une certaine situation, leur manière de s’exprimer étant plutôt directe. On remarque dans cette situation un des traits de l’oralité, une sorte de transposition rapide du lecteur au cœur du thème proposé. De même, certains poèmes annoncent leur thème par le titre, certains, n’en ayant pas, nous laissent comprendre de nouveau que la poésie de prison se rapproche du style oral, un style qui est soutenu aussi par l’absence quasi-totale de la ponctuation. À part ces constats qui tiennent à la structure de surface de la création poétique, ces textes nous ont largement permis d’avoir accès à un ensemble d’émotions : haine, regret, nostalgie, espoir. C’est une œuvre réalisée par des poètes inédits qui, sans s’en rendre compte, bien évidemment, se retrouvent dans la pensée de Paul Éluard qui affirme que « les mots disent le monde et les mots disent l'homme, ce que l'homme voit et ressent, ce qui existe, ce qui a existé, ce qui existera, l'antiquité du temps, le passé, le futur de l'âge et du moment, la volonté, l'involontaire, la crainte et le désir de ce qui n'existe pas, de ce qui va exister » (1945-1953, 1132).
Conclusion
Notre contribution a traité de la poésie carcérale comme moyen pour les auteurs - détenus de décrire le milieu de réclusion et d’écrire au sujet de leur vie à l’intérieur des murs. En nous focalisant sur un corpus constitué suite à une correspondance avec les reclus, nous nous sommes donc concentrée sur l’identification des idées propres à la poésie de prison et des mots les transposant. Les vers associent le langage commun et le langage de la prison tout en nous donnant la possibilité de réaliser une lecture plurielle. Ce type de lecture nous a permis d’avoir une perspective linguistique et littéraire sur les vers en question. En même temps, l’auteur des textes a pu être envisagé sous un triple aspect : sujet parlant, acteur social, poète. Ce dernier visage du détenu-poète nous permet de saisir la voix de chacun de ses codétenus. Les créations dévoilent progressivement les facettes de la réalité pré-carcérale et carcérale et manifestent ainsi un caractère éminemment oral, instable, tout autant subjectif que collectif.