Serge Bec dans la collection Messatges : Miegterrana (1957), Memòria de la carn seguit de Auba (1960)

Jean-Claude Forêt

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Jean-Claude Forêt, « Serge Bec dans la collection Messatges : Miegterrana (1957), Memòria de la carn seguit de Auba (1960) », Plumas [En ligne], 3 | 2023, mis en ligne le 09 juin 2023, consulté le 28 avril 2024. URL : https://plumas.occitanica.eu/823

Dans son troisième recueil, Miegterrana, paru dans la collection Messatges en 1957, Serge Bec achève de mettre en place son art poétique (un lyrisme qui s’exprime en vers libres, un jaillissement continu d’images, une liberté d’écriture qui doit beaucoup au surréalisme) et la thématique qui constitue la matière même de sa poésie (l’amour de la femme et du pays, en l’occurrence Anna / Anne et la Provence, notamment le Lubéron natal).Trois ans plus tard, paraît Memòria de la carn, seguit de Auba, au retour de deux ans de guerre en Algérie. Ce ne sont pas à proprement parler des poèmes de guerre, mais des poèmes d’absence, dédiés à Anne, exprimant le manque que ressent le poète-soldat pour elle et pour son pays, notamment Aix-en-Provence et Marseille, la ville de la séparation. Auba célèbre le bonheur des retrouvailles défiintives.

Dins son tresen recuèlh, Miegterrana, paregut dins la colleccionMessatges en 1957, Sèrgi Bec acaba d’engimbrar son art poetica (un lirisme que s’exprimís en vèrses liures, un regiscle d’images de contunh, una libertat d’escritura que deu fòrça al surrealisme) e la tematica que constituís la quita matèria de sa poesia (l’amor de la femna e del país, en l’escasença Anna e la Provença, mai que mai lo Leberon natiu).Tres ans mai tard, pareis Memòria de la carn, seguit de Auba, al retorn de dos ans de guèrra en Argeria. Son pas exactament de poèmas de guèrra, mas de poèmas d’abséncia, dedicats a Anna, exprimissent la manca que ressent lo poèta-soldat per ela e son país, en particular Ais de Provença e Marselha, vila de la separacion. Auba festeja lo bonaür de la retrobada definitiva.

In his third collection, Miegterrana (Mediterranean), published in Messatges in 1957, Serge Bec completes the setting up of his poetic art (lyricism which speaks through free verse, unceasing bursts of images, freedom of writing which borrows its inspiration from surrealism) and the theme which makes up the very core of his poetry (love of the woman and of the land, in this case Anna, and Provence, particularly his native Lubéron / Leberon). Three years later, Memòria de la carn (Memory of the Flesh) appeared, followed by Auba (Dawn), on his return to the region after two years of war in Algeria. These later volumes are not exactly poems of war, but poems of absence, dedicated to Anna and expressing how the poet-soldier missed her and his land, especially Aix-en-Provence and Marseille, the locus of separation. Auba celebrates the happiness of their definitive reunion.

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© CIRDOC - Institut occitan de cultura

Le troisième recueil publié de Serge Bec, Miegterrana, paraît avec traduction française, épigraphes de Pèire Vidal (au nombre de trois) et préface de Pierre Pessemesse, dans la collection Messatges de l'IEO, dont il est le 23e cahier. La même année 1957, Serge Bec vient aussi de publier son deuxième recueil, Cants de l’èstre fòu, qui remporte le prix Théodore Aubanel. Miegterrana comporte huit poèmes, dont le premier, donnant son titre au recueil entier, évoque une Méditerranée nocturne en cinq images : fleurs de rocaille, lune de mer, nuit sur le port, coquillages et clapotis, tristesse maritime. Mer nocturne en mode mineur, qui rappelle le ton élégiaque d'Aubanel ou même de Pierre-Jean Toulet :

Miegterrana
pantais pantais dau cant vièlh
onte mòron li nuechs tristas
pròchi di barcarés vièlhs
la nuech quora siam tristes

Méditerranée
rêve rêve au chant vieux
ont meurent les nuits tristes
là-bas près des ports vieux
là-bas quand on est triste.

Cette Méditerranée éponyme, quelque peu inattendue par son caractère nocturne, contraste avec les autres poèmes solaires et terrestres. Le second, par exemple, « Lo tipe qu’es solet... » [Le type qui est seul] est un hymne au paysan provençal éternel et mythique, pacifique et rugueux, fécond et nourricier, avatar humain de l'olivier.

Le recueil reprend trois poèmes des Graio Negro, le premier recueil de Serge Bec (1954), comme s'il voulait homologuer au détriment des autres ces trois pièces inaugurales : « Començament » est le portrait d'une Vénus provençale, sensuelle et « aubanellienne ». Le poète l'a inséré ici, comme pour mettre un nom à cet idéal féminin, qui marque l'origine du monde et d'une œuvre. « La vielha-dança », traduit par « Mirage », évoque en termes explicites le coït du poète avec la terre, fantasme désormais récurrent chez Serge Bec :

nus abocat sus la gravilha
ai vougut traucar la terra femelenca
amor esterle de luchaire enrabiat […]
me siáu encigalat de l'amor de la terra

nu bouche à bouche avec la graville
j’ai voulu trouer la terre comme une femme
amour stérile de lutteur enragé [...]
je me suis enivré de l’amour de la terre

« Es lòng lo camin de la crotz » (Il est long le chemin de la croix) reprend le poème original, la fable d'un oiseau aux yeux crevés prisonnier de sa cage, en l'augmentant d'un hymne à la vie et à la liberté, revendication agressive d'une plénitude de vie :

Borgés
mi dets tancats dins li traucs de la frema
t'esclaparàn
e l'eternitat serà encara jova
Ò solèu solèu siás aquí pèr la vida

Bourgeois
mes doigts enfoncés dans les trous de la femme
te tueront
et l’éternité sera encore jeunesse
Ô soleil soleil tu es là pour la vie

Cependant le cœur du recueil est formé de deux longues suites poétiques. La première évoque le pays dans son titre même, « Cants dau Leberon », et comporte six poèmes. Ils décrivent un pays biblique, où le temps s'abolit dans l'éternel retour des rites de transhumance :

L'erba biblica tuba una darriera fes
an despestelat la chorma di bèstias blancas
e lo belament mesclat de la vida
se'n va conquistar la tepa rocassosa
e li foits petan dins la poussa de la terra

L’herbe biblique fume une dernière fois
ils ont libéré la troupe des bêtes blanches
et le bêlement mêlé de la vie
s’en va conquérir l’herbe rocailleuse
et les fouets claquent dans la poussière de la terre

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© CIRDOC - Institut occitan de cultura (fonds Lafont)

Le poète s'adresse à un tu féminin, « la frema inevitabla » (la femme inévitable), « Amiga de la valenga clara » (Amie de la vallée claire), qu'il associe à la terre dans un fantasme de fusion panique :

Malastre me sènte clafit d'un Èstre unic
e me fonde amé lo mond
en oblidant ton pas.

Malheur je me sens plein d’un Être unique
et je me fonds avec le monde
en oubliant ton pas

La seconde suite poétique, « Sus li flors de ta carn... » (Sur les fleurs de ta chair) contient quatre poèmes. C'est la première grande œuvre dédiée à Anne, confondue une fois de plus avec la nature : avec ses fleurs (galantina/ancolie, maneta/orchis noir, tòra/aconit), avec la mer et ses algues, avec l'herbe (tepa) de la nuit et les étoiles, avec la vie et le soleil.

Dans ce troisième recueil, tous les éléments poétiques de Serge Bec sont définitivement en place : la femme désormais nommée qui l'accompagnera au-delà de la mort, le pays dont elle donne la clé au poète comme la Béatrice de Dante ou la Laure de Pétrarque, le jòi exalté qui s'exprime en torrents d'images oniriques, parfois agressives, même pendant les moments de plénitude heureuse. Et pourtant chaque recueil à venir sera différent du précédent par sa mise en ordre des thèmes, sous la pression de l'événement, de la guerre ou du malheur.

Robert Lafont, dans deux de ses chroniques des Cahiers du Sud, parues en 1957 et 1959, rend compte respectivement, dans l'ordre inverse de leur parution, de Memòria de la carn et des Cants de l'èstre fòu. Il salue en eux « l'exigence morale rigoureuse du surréalisme » et « cette faim courageuse de liberté totale ». À cette exigence ni à cette faim, Serge Bec ne dérogera pas.

Le malheur fait irruption dans la vie du poète et brise l'harmonie célébrée dans Miegterrana. C'est précisément la Méditerranée qui va séparer le poète de son amante et de son pays, comme si les poèmes précédents qui chantaient l'amour et la paix avaient pressenti ce malheur. Serge Bec est appelé comme soldat en Algérie, où il reste plus de deux ans. Memòria de la carn, seguit de Auba, publié dans Messatges en 1960 (n° 27) procède de cet épisode douloureux. Son écriture est datée, sur le frontispice, des années 1958-1959. Le recueil contient cinq poèmes écrits en Algérie, plus un sixième composé à son retour, nettement dissocié des autres dans le titre même, comme si la « mémoire de la chair » ne concernait que l'autre rive de la mer. Dans cette période algérienne, le jeune poète de vingt-cinq ans n'écrit pas seulement les six poèmes de ce recueil dédié à Anne. Il en écrit sept autres encore, dont six sont publiés dans Action poétique, entre 1958 et 1962, et qu'il rassemblera vingt ans après dans la deuxième partie intitulée Poèmas argerians, de Cronicas dau rèire-jorn.

La guerre d'Algérie a donc inspiré 13 poèmes à Serge Bec, mais de deux façons très différentes. Les poèmes de Memòria de la carn ne sont pas à proprement parler des poèmes de guerre. La guerre n'est pas décrite, très peu évoquée, nommée trois ou quatre fois. L'Algérie est encore moins présente. Ce sont des poèmes de l'absence et du manque. Le poème ne sert pas ici à décrire le présent, mais au contraire à gommer la réalité, à susciter le passé et l'absente, à dire la torture que leur disparition provoque. Le titre Memòria de la carn est explicite à ce sujet. Ce sont des poèmes de la mémoire.

Le poète revient sans cesse, de façon obsessionnelle, sur les deux villes qui ont marqué la séparation : Aix, moment de bonheur, en tout cas de retrouvailles momentanées et de connivence charnelle avant la déchirure ; Marseille, lieu de l'embarquement et des adieux. Le premier poème, « Romance d'Anne l'amour », comporte cinq parties, la première et la dernière étant composées d'heptasyllabes. Le mètre choisi et la forme invoquée, celle de la romance, font bien sûr allusion à Lorca, dont on retrouve la même liberté d'image et le même ton de simplicité populaire. Dans la cinquième partie, revient comme un refrain le vers « Anna l'Amor a Marselha », comme si ces trois mots associés constituaient désormais le seul viatique du soldat-poète et le cri de sa chair dépossédée. Cette très belle romance en cinq parties est précédée significativement d'une épigraphe tirée d'Òda a Marselha de Robert Lafont : « Es lo temps dau desir, es lo temps de Marselha. » Marseille, ville du désir. Òda a Marselha fait partie du recueil Dire publié dans Messatges en 1957. Le poème est d'inspiration nettement surréaliste et il a eu beaucoup d'influence sur l'écriture poétique occitane qu'il a contribué à libérer. Un certain nombre de poètes, en tout cas, s'en réclameront. Citons-en seulement quatre vers : « Ròsa d'auras molin di mars / liura una femna clavelada / i quatre alas de son desir / anuech vira sus Marselha. » (Rose des vents moulin des mers / libre une femme clouée / aux quatre ailes de son désir / cette nuit tourne sur Marseille.)

Par ailleurs la quatrième partie de cette romance retrouve des accents des Poèmes à Lou d'Apollinaire : « Si je mourais là-bas sur le front de l'armée / Tu pleurerais un jour ô Lou ma bien aimée » :

Quora morirai
Dins lo bèu païs mieu de Provènça
Me rapelarai
Primier jorn de l'annada sèmpre respelissènta
Primier jorn de la vida
Ont te coneguère ont t'amère

Quand je mourrai
Dans mon beau pays de Provence
Je me rappellerai
Premier jour de l’année toujours renaissante
Premier jour de la vie
Où je te connus où je t’aimai (« Romança d’Anna l’Amor », IV, p. 11)

L'image du départ en bateau depuis Marseille envahit tout le recueil, puisqu'elle constitue l'ultime souvenir de la présence de l'aimée, dont il faudra se nourrir désormais, comme dans le troisième poème :

Te laissère mon amor a la debuta de la mar
Te laissères mon amor i labras de Marselha
Partiguère amb li sòmis de ti belòrias
Sus l'estèu de nòstre amor crucificats…

Je te laissai mon amour au début de la mer
Je te laissai mon amour aux lèvres de Marseille
Je partis avec les rêves de ta beauté
Sur l’écueil de notre amour crucifiés… (« Te laissère mon Amor... », p. 21)

Il faudra se nourrir de promesses et d'images simples, l'une des plus belles étant l'image d'Anne attendant en pleurs sous l'ombre tutélaire des vieux oliviers, femna e país :

De l'autra man de Miegterrana
Una dròlla amarèla que sa maire li diguèt Anna
Plora is oliviers d'ombra anciana
Es l'ora di promesas
E te promete d'èstre lo fidèu
Es l'ora dau bram de la consciéncia
Demèst lo borbolh de la guerra
E te promete de bramar !

De l’autre côté de la Méditerranée
Une fille amoureuse que sa mère appela Anne
Pleure aux oliviers d’ombre ancienne
C’est l’heure des promesses
Et je te promets d’être le fidèle
C’est l’heure du cri de la conscience
Parmi le bourbier de la guerre
Et je te promets de crier ! (« L’ombra anciana », p. 27)

La poésie de Serge Bec atteint dans ce poème l'un de ses sommets, par la parfaite coïncidence entre le drame biographique et la maîtrise de l'écriture, entre la sincérité et la rhétorique.

Souvent cité également, le poème final « Auba » achève le recueil par le retour et s'achève lui-même par cette déclaration d'amour, qui est aussi une action de grâce, un hymne à la vie et un chant d'espoir :

Siás ma femna. Ma femna pèr uei
E pèr deman. Siás ma femna pèr la nuech
E pèr l'auba qu'alarga sis uelhs
Ma femna dau començament
A la fin dau tèmps. Ma femna.

Tu es ma femme. Ma femme pour aujourd’hui
Et pour demain. Tu es ma femme pour la nuit
Et pour l’aube qui agrandit ses yeux
Ma femme du commencement
À la fin du temps. Ma femme. (« Auba », p. 53)

Les poètes, on le voit ici, connaissent parfois des moments de grâce par la seule rhétorique de l'énumération. Robert Lafont l'avait bien compris, écrivant dans les Cahiers du Sud en 1960 (n° 358) : « Le danger qui menace Serge Bec est peut-être d'en rester là où il est arrivé. Certaines facilités de style semblent indiquer que sa poésie ne peut que se répéter. N'est-elle pas née sous le signe de la conquête, du mouvement ? ». Mais Serge Bec saura renouveler son écriture tout en restant fidèle à ce qui la fonde : un déferlement inépuisable d’images pour dire les deux instances de son univers, la femme et le pays.

Li Graio Negro / Les Corneilles noires, amb Pèire Pessamessa, Les Presses Universelles, 1954.

Cant de l'Èstre fòu / Chants de l'Être fou, L'Ase Negre, 1957. Prèmi Théodore Aubanel.

Cronicas dau rèire-jorn / Chroniques à contre-jour, Vent Terral, 1978. https://vent-terral.com/produit/cronicas-dau-reire-jorn/

Òbra poetica (Œuvre poétique 1954-1960), Montpeyroux, Jorn, 2012.

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Jean-Claude Forêt

Chercheur associé, Univ Paul Valéry Montpellier 3, ReSO EA 4582, F34000, Montpellier, France

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