« C’est toujours une question :
l’occitan va-t-il finalement l’emporter dans son pays naturel ? »
Entretien avec Bernard et Michèle Lesfargues

Vít Pokorný

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Vít Pokorný, « « C’est toujours une question :
l’occitan va-t-il finalement l’emporter dans son pays naturel ? »
Entretien avec Bernard et Michèle Lesfargues », Plumas [En ligne], 4 | 2024, mis en ligne le 08 janvier 2024, consulté le 07 octobre 2024. URL : https://plumas.occitanica.eu/1035

Cet entretien a été réalisé à Eglise-Neuve d’Issac le 12 octobre 2012. Il a été publié, traduit en langue tchèque, sous l’intitulé « Není jisté, jestli okcitánština na vlastním území přežije. Rozhovor s Bernardem a Michèle Lesfarguesovými » dans la revue PLAV (Praha) 5/6, 2013, en ligne, https://www.svetovka.cz/2013/05/05-2013-rozhovor/

Bernard Lesfargues, archives familiales

Bernard Lesfargues, archives familiales

Vít Pokorný : Pour commencer, je voudrais vous demander ce qu’est l’occitan1. Tandis que certains experts déclarent que plusieurs dialectes constituent une seule langue occitane, d’autres affirment qu’il s’agit d’un groupe de langues. Comment pourrait-on définir l’occitan, d’après vous ?

Bernard Lesfargues : Pour les occitanistes, l’occitan est une langue comme l’italien ou le roumain. Jusqu’au XVe siècle, l’occitan constitue un bloc au même titre que le castillan, le basque, l’italien et le francoprovençal. Aujourd’hui, la situation de l’occitan n’est pas si évidente. Depuis le XVe siècle, on a de plus en plus admis des mots français dans l’occitan et, dans les villes, on a parlé de plus en plus français. Cette tendance s’est accélérée au XVIe siècle.

Ce qu’on appelle « occitan » est une langue qu’on peut parler à Bordeaux, à Montpellier ou à Nice. Il faut savoir qu’il y a une rupture entre les variétés de l’occitan qui s’est accentuée de siècle en siècle. Au milieu du XIXe siècle, l’occitan s’est divisé en ce que les gens appellent des « patois ». Ce sont quand même des fragments de l’occitan. L’occitan écrit est à l’heure actuelle presque une langue un peu savante, ce qui fait qu’il n’y pas un occitan, mais des occitans qui sont plus ou moins proches les uns des autres, comme les îles. Cela me fait penser à un livre de Philippe Gardy qui dit : « la poésie occitane, c’est un archipel2 ».

VP : Est-ce que cela signifie que les dialectes de l’occitan ne sont plus intercompréhensibles ?

BL : La question importante, c’est que les locuteurs de différents dialectes de l’occitan se comprennent. Autour de nous, il y a toujours, Dieu merci, des gens qui parlent occitan naturellement. Ils savent le parler local, mais ils ne savent pas que ce parler local, avec quelques variantes seulement, est parlé dans le Sud de la France et un petit peu même en Espagne et en Italie. Pourtant, passer de l’occitan parlé en Périgord à l’occitan normalisé, l’intercompréhension est très facile. Ma mère est un bon exemple : elle parlait l’occitan local et, après avoir suivi quelques cours, elle a échangé avec des amis qui parlaient en dialecte gascon ou en dialecte provençal.

VP : Pourquoi les locuteurs du provençal déclarent-ils qu’il s'agit d’une langue à part ? Est-ce qu’il y a un enjeu politique ?

BL : Bien sûr. L’occitan écrit suivant les normes anciennes qui remontent au Moyen Âge est senti comme plus un occitan de gauche, alors que le dialecte provençal est senti comme de droite. Mistral et ses amis et collègues étaient pour la plupart de droite.

Michèle Lesfargues : Et puis, les Provençaux sont conservateurs aussi. Ils refusent la graphie de l’occitan qui permet à tous les dialectes d’avoir la même écriture, mais avec une prononciation un peu différente selon les dialectes. Cette graphie est un facteur d’unité dans toute l’Occitanie où chacun continue à parler sa langue comme il l’entend. Pratiquement tout le monde l’accepte, à part certains Provençaux.

VP : Depuis quand peut-on dater la culture occitane ?

BL : L’occitan apparaît pour la première fois avec ce qu’on appelle les Serments de Strasbourg. Le français utilisé dans les Serments de Strasbourg est un français qui ressemble plus à l’ancien occitan qu’à l’ancien français. L’occitan était alors la première langue de l’Europe de l’Ouest qui était non seulement parlée, mais aussi écrite.

La grande époque de l’occitan, c’est la poésie des troubadours, c’est-à-dire essentiellement la poésie des XIIe et XIIIe siècle, mais on l’utilise également aux XIVe et XVe siècle. Avec les troubadours, l’occitan est devenu très prestigieux. Les troubadours avaient beaucoup d’influence en Castille, où ils étaient en contact avec la poésie arabe, en Galice, qui a une poésie post-troubadouresque extrêmement intéressante, en Aragon, en Catalogne, en Italie, en Sicile, en Grande-Bretagne et en Allemagne. Les poètes et la noblesse de ces pays-là maîtrisaient l’occitan. Les trois plus anciens sonnets connus datent du XIIIe et ce sont des sonnets occitans écrits par des Siciliens (Pierre Bec, Pour un autre soleil, Paradigme édition, 2000).

VP : Pour quelle raison ce prestige a-t-il disparu ?

BL : Parce que, entre autres, certains ont fait l'amalgame avec les hérésies cathare et vaudoise. À partir de la fin du XIIIe siècle, il est devenu déplaisant pour les Français que l'on continue à parler et surtout à écrire en occitan. À partir de la fin du XIIIe ou du début du XIVe siècle, on a continué à écrire en occitan, mais obligatoirement des pièces religieuses : là où les troubadours fêtaient leurs dames, les évêques d'Occitanie obligeaient les poètes à adresser leurs louanges à la Vierge Marie.

En 1539, l'ordonnance de Villers-Cotterêts a interdit l’emploi du latin dans les jugements civils. Mais, en fait, cette ordonnance a été prise par les gens comme une interdiction de toute autre langue que le français. Alors, on n'a pas interdit formellement d'écrire en occitan, mais on procédait comme si c’était interdit. L'occitan devenait de plus en plus une langue des paysans, mais ne l’était pas encore exclusivement au XIXe siècle. Dans un certain nombre de villes en Provence, on a parlé et écrit en occitan dans tous les domaines possibles (économique, civique…) jusqu’à la Révolution. Plus tard, depuis les années 1880, l’école obligatoire laïque de Jules Ferry a obligé les enfants à parler français.

Au début du XXe siècle, la première guerre mondiale a beaucoup marqué l’emploi des langues régionales. Pendant quatre ans, tous les Français qui ont été dans les tranchées étaient obligés de parler français parce qu’ils recevaient les ordres en français et ils ne pouvaient répondre qu’en français. On a le triste exemple du breton, du corse et du limousin : ces trois régions de France ont le plus de morts dans la guerre. Et effectivement, il y a eu quelques Corses et quelques Bretons qui ont été fusillés parce qu’ils n’avaient pas obéi aux ordres. En fait, ils n’avaient pas compris ce qu’on leur demandait de faire parce qu’ils ne connaissaient pas bien le français. On considérait même que les Bretons étaient alliés des Allemands parce que, pour dire « oui », on dit « ja » aussi bien en breton qu’en allemand.

VP : Vous avez déjà mentionné quelques raisons pour lesquelles l’emploi de l’occitan a diminué pendant les siècles derniers. Mais au XXe siècle, on assiste à une rupture brutale : l’occitan a cessé d'être transmis de génération en génération. Comment peut-on expliquer ce changement ?

BL : Il y a toujours eu un problème de sociabilité. Cela signifie que les parents dont la langue maternelle est l’occitan ne parlent, en général, à leurs enfants qu'en français parce qu’on croit que seulement le français est important. Donc on parle français aux enfants pour leur rendre service, ce qui est une contrevérité absolue parce que cela ne rendra jamais service à personne d'abandonner sa propre langue.

Mes parents avaient reçu l’occitan de leurs parents. Dans leur jeunesse, on parlait essentiellement occitan. Encore quand j’avais autour de vingt ans, j’ai passé des semaines entières à Église-Neuve-d’Issac et je n’entendais presque pas parler français.

Mais à un certain moment, au niveau de la génération de ma mère, on en est arrivé à parler en français aux enfants. Ma mère, par exemple, ne m’a pas transmis l’occitan. En fait, elle m’en a appris beaucoup, mais c’est moi qui suis allé chercher ce langage que j’ai entendu dans toutes les familles. À la fin de sa vie, ma mère est devenue une militante occitane très décidée, et nous nous écrivions en occitan.

ML : Rares sont les familles où on parle l’occitan aujourd'hui. Il y a au moins une génération qui est perdue. Alors, dans une même famille, tout le monde ne parle pas occitan.

L'occitan a été abandonné dans les villes avant d’être abandonné à la campagne, alors il a été considéré depuis déjà un certain nombre d’années comme une langue des paysans qui ne savent ni lire, ni écrire et qui ne savent même pas parler français. Dans les générations actuelles même les personnes qui parlent encore occitan dans les campagnes ne l’ont pas appris à l’école, donc ils ne savent ni lire ni écrire en occitan.

VP : Cependant, on a vécu une certaine renaissance de la culture occitane il y a à peu près quarante ans. Michèle, pourriez-vous décrire l’atmosphère de ces années-là ?

ML : Dans mes souvenirs, il y a eu des moments très, très forts. Tout de suite après 68, on a vu apparaître des chanteurs occitans qui ont abandonné presque leur métier pour chanter une chanson très engagée. Ils chantaient parfois des chants traditionnels, mais beaucoup d’appels au peuple : « Réveillez-vous ! On vous a caché votre histoire. Votre histoire, à l’école, on ne vous l’a pas apprise ». Il y a eu des chanteurs qui ont eu un succès extraordinaire et qui n’ont pas chanté seulement en Occitanie. Des groupes de théâtre se sont créés, qui donnaient des pièces dans les rues et qui étaient également engagés politiquement par rapport à l’Occitanie.

Pour moi, cela a été une époque extraordinaire de réveil, de prise de conscience, de pédagogie même par rapport au gens. C'est la jeunesse qui a été engagée dans le mouvement, pas des vieux barbus ! Je crois que c’est un peu retombé.

VP : On voit que la pédagogie est une chose cruciale dans le renouveau de la culture occitane. Bernard, vous avez été enseignant pendant à peu près trente ans. Comment vous êtes-vous investi dans l'enseignement pour que l’occitan puisse revivre ?

BL : Une chose importante, c'est l’enseignement de l’occitan. J’ai créé deux heures d’occitan par semaine à Lyon. Les cours étaient ouverts à tout le monde : des gens de tous âges et qui venaient de partout suivaient mes cours. J’avais des lycéens de 15 ans ou 16 ans qui venaient parce qu'ils voulaient passer le baccalauréat en occitan, j’avais de vieilles personnes de plus de quatre-vingts ans qui ne venaient pas pour apprendre l’occitan, mais pour apprendre à lire et écrire en occitan.

Pourtant, ce n’est pas l’occitan qu’il faut enseigner. Ce sont les mathématiques ou l’histoire qu’il faut enseigner en occitan. On peut comparer la situation de l’occitan avec celle du catalan. Si l’enfant né en Catalogne va à l’école enfantine à l’âge de deux ou trois ans, l’école enfantine est en catalan. Si cet enfant arrive à passer son baccalauréat, il passe son baccalauréat en catalan. Si cet enfant entre à l’université, on lui parlera catalan. Il me semble que si on enseignait tout en occitan, la partie serait gagnée.

VP : On sait qu'en Catalogne, le catalan est largement utilisé dans la communication quotidienne. Est-ce que vous pouvez le comparer avec l’emploi actuel de l’occitan en France ?

BL : Je me rappelle qu’en Catalogne, j’ai souvent entendu le catalan dans les rues. Je me souviens d’un homme qui exigeait qu’une jeune fille catalane lui réponde en catalan, pas en espagnol. En France, il est absolument impossible que j’aille chez mes voisins et exige qu’on ne parle pas français, mais occitan, notre propre langue.

ML : Ceux qui connaissent un peu l’occitan vont dire deux ou trois phrases au maximum et après reviennent au français. Et même les occitanistes ne parlent pas tous très bien occitan ; entre eux, ils parlent occitan, mais dans les réunions occitanes, il est rare que toute une réunion se tienne en occitan.

VP : C'est un fait largement connu qu’en France, la politique culturelle est très centralisée. Mais quelle est la politique culturelle et linguistique de l’Italie et de l’Espagne, en ce qui concerne la langue occitane ?

ML : En Italie et en Espagne, la politique culturelle est complètement différente. D’ailleurs, aujourd’hui encore, on parle occitan dans une petite partie de l’Espagne, dans le Val d’Aran, et l'occitan est même reconnu langue officielle en Catalogne. La Catalogne du Sud, c’est-à-dire la partie espagnole de Catalogne, a toujours soutenu la Catalogne du Nord, dite française. Et si en Catalogne l’occitan est considéré comme une langue officielle, c'est une preuve du soutien de l’occitan.

BL : Également en Italie, dans le Val d'Aoste, il y a huit ou neuf vallées qui parlent occitan et l’occitan y est reconnu langue officielle.

ML : Mais en France, l’occitan n'a aucune reconnaissance.

VP : Pourtant, le nouveau président de la République aura peut-être un peu de respect pour les langues régionales…

BL : Le président de la France, M. Hollande, a annoncé dans un discours alors qu’il était candidat, une soixantaine de mesures qui seront prises tout de suite. L’une des mesures annoncées est que les langues régionales de France seront reconnues et que la France va signer la Charte européenne des langues régionales.

ML : Mais après, il l’a oublié. Un oubli bien volontaire ! Le discours a été repris par le premier ministre et la seule chose qu’on a oubliée, c’est cette mesure-là.

VP : Mais le principal, c’est le rapport des Occitans avec leur propre culture, n’est-ce pas ?

BL : Les Occitans ne se sont pas intéressés à leur culture pendant très longtemps. Quand j’ai adhéré à l’Institut d'Études Occitanes au début de l’année 1945, nous étions moins de dix jeunes adhérents. En 1945, on voulait faire une manifestation en faveur de l’occitan et on a rassemblé vingt personnes. Même aujourd’hui, il n’y a pas assez d’Occitans qui s’intéressent vraiment à leur langue, mais il y en a infiniment plus qu’il y a 30 ou 50 ans. Les manifestations en faveur de la langue occitane rassemblent actuellement entre 15 000 et 20 000 participants.

VP : Est-ce que cela vous donne de l’espérance par rapport au futur de l’occitan ?

BL : Je suis persuadé que l’occitan, malgré les efforts qui ont été faits et malgré les succès qu’il a connus, se porte très mal. Si les parents qui savent parler occitan ne parlent pas occitan à leurs enfants, l’occitan est foutu. C'est toujours une question : l'occitan va-t-il finalement l'emporter dans son pays naturel ?

Mais bien que je dise cela, j’ai consacré ma vie, comme beaucoup d’autres, à l’enseignement en occitan, à l’écriture de l’occitan, à la poésie et à la prose en occitan. J’espère que l’occitan va revivre parce que nous sommes nombreux à le vouloir. De toute façon, quand on essaie de prédire l’avenir, on se trompe toujours.

1 Cette publication a été financièrement soutenue par l’Agence de subventions de l’Université Charles de Prague, projet numéro 227422, intitulé «

2 Bernard Lesfargues fait évidemment allusion à l’ouvrage publié par ses soins en 1992 aux éditions Fédérop, intitulé Une écriture en archipel, et

1 Cette publication a été financièrement soutenue par l’Agence de subventions de l’Université Charles de Prague, projet numéro 227422, intitulé « Bernard Lesfargues et le mouvement occitan », réalisé à la Faculté des Lettres de l’Université.

2 Bernard Lesfargues fait évidemment allusion à l’ouvrage publié par ses soins en 1992 aux éditions Fédérop, intitulé Une écriture en archipel, et sous-titré « cinquante ans de poésie occitane (1940-1990) ».

Bernard Lesfargues, archives familiales