Littérature occitane contemporaine et autotraduction.
Une évidence… souvent occultée

La traduction est l’un des paramètres qui permettent d’évaluer le degré d’autonomie d’une littérature, et par là-même aussi, généralement, celui de la langue dans laquelle elle est produite (Calvet & Calvet, 2017). L’Index Translationum de l’Unesco permet de voir qu’en termes de volumes traduits, certaines langues-cultures se trouvent à un point d’équilibre en tant que « langue source » et « langue cible » (comme le français, le russe ou l’italien), que d’autres sont davantage « source » à destination d’autres langues (tout particulièrement l’anglais, qui ‘s’exporte’ 7 fois et demi plus qu’il n’‘importe’), et que d’autres enfin sont davantage « cible » à partir d’autres langues (l’allemand, l’espagnol ou le catalan). C’est là indéniablement, soit un signe de domination (pour l’anglais, en tant que « source »), soit de dépendance, comme « cibles » (pour l’allemand, l’espagnol ou le catalan – la première des langues non-étatiques à figurer). Autant dire que l’occitan se situe dans les profondeurs de ce classement quantitatif.

Par ailleurs, en bonne disciple du sociologue béarnais Bourdieu, Pascale Casanova (2002) a été à l’origine de deux notions également précieuses, à savoir, la « traduction-accumulation » et la « traduction-consécration ». La première est regardée comme une accumulation de capital culturel à partir d’autres cultures auxquelles on accède ainsi directement, sans avoir recours à une langue tierce. La seconde permet aux auteurs de langues-cultures de moindre diffusion et/ou prestige, d’accéder à un lectorat plus ample, et souvent aussi à un plus haut degré de reconnaissance/notoriété. Dans ce cas, un nombre élevé de titres traduits en « accumulation » est ambivalent : il peut être regardé comme le signe d’un déficit d’œuvres mais aussi comme une tentative de s’autonomiser en pourvoyant ses lecteurs. En revanche, la « consécration » indique bien une infériorité, non pas nécessairement qualitative, mais bien de diffusion et de considération… de la langue, de la littérature, et partant, des auteurs.

La littérature occitane contemporaine pourrait être considérée au prisme de ces approches complémentaires de la traduction. Un ou des numéro(s) de Plumas pourraient – et sans aucun doute, devraient – s’y intéresser à l’avenir. Pour l’heure, c’est l’autotraduction, forme particulière de la traduction dans laquelle l’auteur et le traducteur sont une seule et même personne (Grutman, 2009 ; Ferraro & Grutman, 2016), qui retiendra notre attention. On distinguera donc cette traduction, dite « autographe », de celle qui est la plus largement connue et répandue, qu’on dénommera alors « allographe ». Dans le cas qui nous occupe, on s’interrogera sur les motifs susceptibles de pousser un auteur à endosser aussi le rôle du traducteur, et dans ce cas, à devenir un « traducteur privilégié » (Tanqueiro, 2002).

Être autotraducteur présuppose une compétence bilingue portée à un haut degré. Elle est l’apanage de ceux qui, élevés dans deux langues (ou plus), sont considérés comme ‘de parfaits bilingues’ selon la vox populi, ou plus exactement, des bilingues ‘équilibrés’ ou ‘symétriques’, qui ne sont pas légion. Le cas emblématique est celui de Julien/Julian Green, qui s’en est remarquablement expliqué dans Le langage et son double (Green, 1987). La traduction peut revêtir alors la dimension de jeu, de pari, et le plus souvent elle permet de tirer parti, professionnellement et financièrement, d’aptitudes remarquables. Cet aspect est celui auquel on s’en tient en général, en omettant – intentionnellement ou non – une deuxième entrée, qui est celle de l’inégalité de fait des langues-cultures entre elles, sous le régime de la diglossie – si bien qu’il est alors possible d’esquisser un parallèle entre sociolinguistique et autotraductologie (Lagarde, 2015). Au fond, d’envisager qu’il peut y avoir (et qu’existe) une autotraduction « contrainte » (Lagarde, 2016) par le statut subalterne de la langue et de la culture et par contrecoup de l’auteur, à qui sa compétence bilingue offre en quelque sorte une séance de rattrapage avec celle qu’il n’a pas choisi comme langue d’écriture, mais qui est socialement mieux lotie.

Le monolinguisme est un mythe. Aussi, l’autotraduction peut-elle être considérée comme une pratique à la fois multimillénaire et universelle, à l’instar de la traduction (Santoyo, 2005, 2013 ; Gentes, 2019 ; Grutman & Spoturno, 2022). Mais, après avoir partagé le procédé avec l’autotraduction religieuse, juridique, scientifique et technique, ce n’est que plus tardivement, à la Renaissance (Hockenson & Munson, 2007) – et en fait à chaque « renaissance » (Lagarde 2023b) – que l’autotraduction littéraire s’est développée. En pays d’oc, il semble bien que ce soit, bien plus tard, Frédéric Mistral qui l’institue en poésie avec sa traduction de Mirèio (Mistral, 1859-1860), et qu’en prose ce soit ce même Mistral avec Memòri e raconte (1906), précédant Joseph d’Arbaud avec celle de sa Bèstio dóu Vacarés (d’Arbaud, 1926).

Sur ce qui pousse un auteur à s’autotraduire, la Bibliography Autotraduzione / autotraducción / self–translation en ligne fournit maints exemples, d’études certes, mais aussi à partir d’entretiens (section « Self-translators on Self-translation »). Eva Gentes en a traité dans un article intitulé « … et ainsi j’ai décidé de m’autotraduire » (Gentes, 2016). Jean-Claude Forêt s’est penché sur cette problématique du point de vue de l’occitan (Forêt, 2015), où c’est une pratique très largement répandue eu égard à sa dépendance du français. Elle habite de manière récurrente les études de Philippe Gardy pour ce qui relève des processus créatifs de transfert (2009, 2011, 2017, 2023).

La question se pose en effet d’une simultanéité d’écriture des textes dans les deux langues, susceptible d’influer sur l’élaboration des textes, ou du fait que l’autotraduction se voie différée. De même intervient la problématique du choix entre la littéralité et celle d’un certain maintien des marques d’étrangeté : alors que Eco (2007) penche pour un accès large et facilité, Berman (1984) puis Venuti (2015, 2018) soulignent la nécessité de conserver les particularités de chaque langue-culture et n’y voient rien moins que la clé de la sauvegarde de la diversité du monde.

Parce que, chez les minoritaires et minorés, si traduire, c’est, selon l’adage, trahir, s’autotraduire pourrait l’être doublement. La question idéologique du passage d’un champ littéraire à un autre, envisagée par Lagarde (2016, 2017, 2023a), est tout sauf anodine. De même, la question de l’autorité de l’autotraduction s’avère elle aussi complexe : pour des motifs divers, au lieu d’être « transparente », elle est « opaque » (Dasilva, 2011), dans la mesure où elle n’est pas toujours revendiquée par son auteur, pas plus qu’elle n’est parfois mise en avant par l’éditeur. À cet égard, il est intéressant de se pencher sur les expériences et stratégies éditoriales, entre autres, de la publication des deux textes, consécutive ou en regard.

À travers ces différentes lignes de réflexion, auxquelles on se référera, se dégagent les questions essentielles auxquelles tenteront de répondre les contributeurs à ce dossier sur l’autotraduction : pourquoi ? (les motivations), comment ? (les formes adoptées) et pour quoi ? (les buts poursuivis par les autotraducteurs). Elles se verront déclinées selon deux types de modalités : les études critiques et les témoignages, d’une part, puisque l’autoanalyse et le regard extérieur s’enrichissent mutuellement. Et d’autre part, le genre littéraire : poésie et la prose supposent des contraintes tellement différentes que nous avons envisagé d’aborder la problématique commune selon cette dernière dichotomie.

Les contributions pourront être rédigées indifféremment en occitan-langue d’oc ou en français. Vous trouverez toutes les informations quant aux normes de la revue sur le site de Plumas : https://plumas.occitanica.eu/107

Calendrier : Les articles sont à envoyer avant le 15 janvier 2025, un premier numéro sur l’autotraduction est prévu pour une publication en mars 2025.

Responsables du dossier : Philippe Gardy et Christian Lagarde.
Les propositions de contributions sont à adresser à : chrislag09@gmail.com et philippe.gardy@wanadoo.fr

Arbaud (d’), Joseph. 1926. La Bèstio dóu Vacarés (français-occitan). La bête du Vaccarès. Paris : Bernard Grasset. Plusieurs rééditions, en particulier dans la collection de poche du même éditeur, Les Cahiers rouges”.

Berman, Antoine. 1984. L’Épreuve de l’étranger : culture et traduction dans l’Allemagne romantique. Paris : Gallimard.

Calvet, Alain & Calvet, Louis-Jean. 2017. Baromètre des langues dans le monde 2017 https://www.culture.gouv.fr/Thematiques/Langue-francaise-et-langues-de-France/Agir-pour-les-langues/Innover-dans-le-domaine-des-langues-et-du-numerique/Soutenir-et-encourager-la-diversite-linguistique-dans-le-domaine-numerique/Barometre-des-langues-dans-le-monde-2017

Bouvier, Jean-Claude. 1999. “Les traductions françaises de Frédéric Mistralˮ, in La France latine, revue d’études d’oc, Actes du colloque La poésie de langue d’oc des troubadours à Mistral (17-19 décembre 1998), nouvelle série, n° 129, Paris, Université de Paris IV, 261-276.

Casanova, Pascale. 2002. Consécration et accumulation de capital littéraire. La traduction comme échange inégal”, Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 144 (3), 7-20.

Dasilva, Xosé Manuel. 2011. “La autotraducción transparente y la autotraducción opaca” in Xosé Manuel Dasilva & Helena Tanqueiro (eds.), Aproximaciones a la autotraducción, Vigo, Editorial Academia del Hispanismo, 45–68.

Eco, Umberto. [2000] 2007. Dire presque la même chose. Paris : Grasset.

Ferraro, Alessandra & Rainier Grutman (eds.), 2016, L’autotraduction littéraire : perspectives théoriques, Paris, Classiques Garnier.

Forêt, Joan-Claudi. 2015. “L’auteur occitan et son double.” Glottopol, 25, 136-150 http://glottopol.univ-rouen.fr/telecharger/numero_25/gpl25_09foret.pdf

Gardy, Philippe. 2009. L’ombre de l’occitan : des romanciers français à l’épreuve d’une autre langue. Rennes : Presses universitaires de Rennes.

Gardy, Philippe. 2010. René Nelli, la recherche du poème parfait. Carcassonne : Garae Hésiode.

Gardy, Philippe. 2017. L’arbre et la spirale : Robert Lafont polygraphe : essai. Valence-d’Albigeois : Vent terral.

Gardy, Philippe. 2023. “Bernard Lesfargues poète entre deux langues : doublement poète et son propre traducteur”. Plumas, 4. https://plumas.occitanica.eu/1107

Gentes, Eva. 2016. “‘… et ainsi j’ai décidé de me traduire’. Les moments déclencheurs dans la vie littéraire des autotraducteurs.” in Alessandra Ferraro & Rainier Grutman (eds.), L’autotraduction littéraire: perspectives théoriques. Paris: Classiques Garnier, 85–10.

Gentes, Eva. 2019. “L’auto-traductologie: émergence d’un champ de recherches.” in Anna Lushenkova Foscolo & Malgorzata Smorag-Goldberg (eds.), Plurilinguisme et autotraduction. Langue perdue, langue 'sauvée'. Paris : Eur’Orbem, 235–256

Gentes, Eva (ed.). 2023. Bibliography Autotraduzione / autotraducción / self–translation (XLII edition: Feb 2023) https://self-translation.blogspot.com/

Green, Julien/Julian. 1987. Le langage et son double. Paris : Seuil.

Grutman, Rainier. 2009. “Self–translation” in Mona Baker & Gabriela Saldanha (eds.), Routledge Encyclopedia of Translation Studies, London & New York Routledge, 257–260.

Grutman, Rainier & Spoturno, María Laura. 2022. “Veinte años de estudios sobre la autotraducción: una entrevista con el profesor Julio-César Santoyo” in Rainier Grutman, & María Laura Spoturno (eds), Autotraducción, América Latina y la diáspora latina, Mutatis Mutandis. Revista latinoamericana de traducción, 15(1), 227-239 https://doi.org/10.17533/udea.mut.v15n1a13>

Hokenson, Jan Walsh & Munson, Marcella. 2007. The Bilingual Text: History and Theory of Literary Self–Translation, Manchester, St. Jerome Publishing.

Lagarde, Christian (dir.) 2015. L’autotraduction : une perspective sociolinguistique, Glottopol, 25, janvier 2015, http://glottopol.univ-rouen.fr/numero_25.html

Lagarde, Christian. 2016. “L’autotraduction, exercice contraint ? Entre sociolinguistique et sociologie de la littérature.” in Alessandra Ferraro & Rainier Grutman (eds.), L’autotraduction littéraire : perspectives théoriques, Paris, Classiques Garnier, 21–37.

Lagarde, Christian. 2017. “The Three Powers of Self-Translating or Not Self-Translating: The Case of Contemporary Occitan Literature (1950–1980)”, in Olga Castro, Sergi Mainer & Svetlana Page (eds.), Self-Translation and Power: Negotiating Identities in European Multilingual Contexts, London, Palgrave Macmillan, 51-70.

Lagarde, Christian. 2023a. “Formas y significados del no traducir(se)” in Olga Anokhina & Aurélie Arcocha (éds.), Creación, traducción y autotraducción, Madrid, Vervuert/Iberoamericana, 159-170.

Lagarde, Christian. 2023b. “La autotraducción: un proceso que no cesa”, in Francisco Lafarga & Luis Pegenaute (éds.), Planteamientos historiográficos sobre la traducción en el ámbito hispánico, Kassel, Reichenberger, 2023, 193-214.

Mistral, Frédéric. 1859. Mirèio, pouèmo prouvençau de Frederi Mistral. Avec la traduction littérale en regard. Avignon : J. Roumanille ; 1860. Mirèio…Mireille... de Frédéric Mistral, avec la trad. Littérale. Paris : Charpentier.

Mistral, Frédéric. 1906. Mémoires et récits. in Annales politiques et littéraires ; Moun espelido. Memòri e raconte, Paris, Plon (trois versions : française, provençale et bilingue).

Santoyo, Julio-César. 2005. “Autotraducciones: Una perspectiva histórica” Meta, 50(3), 858-867. http://www.erudit.org/revue/meta/2005/v50/n3/011601ar.pdf

Santoyo, Julio-César. 2013. “Esbozo de una historia de la autotraducción”. in Christian Lagarde & Helena Tanqueiro (eds.), L’Autotraduction aux frontières de la langue et de la culture, Limoges, Lambert-Lucas, 23–36.

Tanqueiro, Helena. 2002. Autotradução: Autoridade, privilégio e modelo. PhD thesis, Universidad Autónoma de Barcelona. http://www.tdx.cesca.es/TDX– 1030103–182232/index_cs.html

Unesco. Index Translationum. https://www.unesco.org/xtrans/bsstatlist.aspx?lg=1

Venuti, Lawrence. 1995. The Translator’s Invisibility: A History of Translation. London, New York : Routledge.

Venuti, Lawrence. 1998. The Scandals of Translation: Towards an Ethics of Difference. London, New York : Routledge.