Bernard Lesfargues poète entre deux langues : doublement poète et son propre traducteur

Philippe Gardy

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Philippe Gardy, « Bernard Lesfargues poète entre deux langues : doublement poète et son propre traducteur », Plumas [En ligne], 4 | 2024, mis en ligne le 08 janvier 2024, consulté le 28 avril 2024. URL : https://plumas.occitanica.eu/1107

Poète et traducteur, ou bien : traducteur et poète. Bernard Lesfargues fut l’un et l’autre, indissolublement. Car il ne fut pas l’un à côté de l’autre, ni l’un après l’autre, mais l’un dans l’autre. Poète en occitan, il s’est, sauf rares exceptions, traduit lui-même en français. Et parfois retraduit, le temps ayant passé. En outre, et surtout, il a placé sa poésie, depuis ses débuts, en français puis, presque simultanément, en occitan, sous le signe de la traduction, de l’échange, sous les feux de la transcendance et, d’abord, de l’événement sans cesse renouvelé dans lequel celle-ci se fonde et s’incarne, sans relâche : la Pentecôte, ce moment où les langues se mesurent, se confondent, et, dans un seul et même mouvement, se séparent avant de fusionner à nouveau de leur propre destruction réciproque.

Poèta e traductor, o ben : traductor e poèta. Bernat Lesfargas foguèt l’un e l’autre, sensa separacion. Car foguèt pas l’un a costat de l’autre, tanpauc l’un après l’autre, mai l’un dins l’autre. Poèta en occitan, s’es, levat dins d’excepcions raras, tradusit eu meteis en francés. E de còps retradusit, aguent passat lo temps. En mai, e subretot, placèt sa poesia, dempuèi sei debutas, en francés puèi, quasi d’un biais simultanèu, en occitan, dessota lo signe de la revirada, de l’escambi, dessota lei fuecs de la transcendéncia e, primier, de l’eveniment sempre renovelat dins loquau aquela se fond e s’incarna, sensa relambi : Pentecòsta, aqueu moment ont lei lengas se mesuran, se confondon, e, dins un sol e meteis movement, se separan avant de fusionar tornamai dins lor quita destruccion recipròca.

Poet and translator, or translator and poet. Bernard Lesfargues was both, indissolubly. For he was not one beside the other, nor one after the other, but one in the other. A poet in Occitan, he translated himself into French, with rare exceptions. And sometimes re-translated, as time passed. Moreover, and above all, he has placed his poetry, from the beginning, in French and then, almost simultaneously, in Occitan, under the sign of translation, of exchange, under the spotlight of transcendence and, first of all, of the constantly renewed event in which this is founded and embodied, without respite: Pentecost, that moment when languages measure themselves, merge, and, in one and the same movement, separate before merging again from their own reciprocal destruction.

Je dédie ces pages à la mémoire d’Annie Delperrier, incomparable animatrice, à Bergerac, des Amis de la Poésie et de la belle collection « Le Poémier de Plein Vent », où furent également publiés, outre l’anthologie Pentecôte, dont il sera question plus loin, deux autres précieux recueils de Lesfargues, Finie la fête (n° 69, s. d.) et Et ego… (n° 139, 2012). Les citations de textes en occitan, langue et choix graphiques, ont été conservées telles quelles.

Bernard Lesfargues, dans la langue des siens, l’occitan du Périgord, encore languedocien et déjà limousin, fut tout au long de son existence, poète, comme il fut aussi, très vite, traducteur. Traducteur des autres, en espagnol et en catalan, mais aussi traducteur de soi-même, autotraducteur, ou encore passeur de ses propres mots, la plupart du temps mais pas toujours.

Bernard Lesfargues dans son bureau à Église-Neuve-d’Issac, archives familiales

Bernard Lesfargues dans son bureau à Église-Neuve-d’Issac, archives familiales

Traducteur, Lesfargues n’a guère traduit qu’en français prosateurs et, plus rarement, poètes. Je ne connais pas de lui de traductions en occitan qui aient été publiées (ou si peu ?). L’occitan, pour lui, a été, continûment, langue du poème. Mais pas seulement : pour en rester dans le domaine de l’écriture, le plus facilement cernable dans son cas comme dans plus d’un autre, il fut aussi dans cette langue un prosateur, essentiellement dans le domaine de la critique (littéraire surtout). Pendant toute une période, il fit partie des voix critiques présentes dans la principale revue littéraire d’expression volontairement panoccitane, Oc. Il y traita de littérature d’oc, comme il se doit, mais aussi, essentiellement, de littérature catalane, l’une de ses deux langues élues dans son activité jamais délaissée au fil des années de traducteur.

On trouva plus rarement son nom dans d’autres publications occitanes, y compris dans celles qu’il suivit attentivement, depuis leurs premiers commencements, et qu’il accompagna avec intérêt et ferveur. Je pense en particulier à la revue Jorn1, dont les débuts, autour de lui et de son compère Jean-Marie Auzias, furent à plus d’un titre lyonnais (Lyon était la ville où, comme Auzias, il habitait encore, depuis de longues années, avant qu’il la quitte pour le village familial périgourdin d’Église Neuve d’Issac, entre Mussidan et Bergerac).

Tout cela fait que si on laisse de côté ses nombreuses traductions en français d’auteurs ibériques, c’est en parcourant le développement de son œuvre poétique que l’on peut appréhender, entre la fin des années 1940 et 2018, l’année de sa disparition, le versant proprement littéraire des activités créatrices de Lesfargues, « entre deux langues ». Un développement en pointillé, comme Lesfargues lui-même, à plusieurs reprises, l’avait reconnu et même, jusqu’à un certain point revendiqué. Il suffit pour s’en convaincre de relire, par exemple, ce qu’il répondait à Jean Larzac et Yves Rouquette dans la revue Viure en 1966. Le premier, dans un précédent numéro de la même revue2 (Larzac 1965, 3), lui avait, amicalement il s’entend, reproché de s’être tu comme écrivain et poète pendant trop longtemps : « Ara nos cal ben constatar que Max Roqueta se calèt vint ans, Bayle trenta quatre, Allier sètze, Lesfargas tretze3 »… Treize années, donc, entre le premier recueil de Lesfargues, Cap de l’aiga, et le deuxième, Còr prendre. Còr prendre dont Yves Rouquette avait, dans le même numéro de Viure encore, publié une recension à la fois laudative et assez sévèrement critique : « Bernat Lesfargas escriu pas pro. A pròva aquel Còr prendre ont, per arribar a barrar un recuèlh pichonèl, es obligat de publicar de causas coma ‟Mos pinhièrs” o ‟Lo cant de la viena” qu’es normal de los trapar dins los tiradors d’un vertadièr poèta mas de segur pas enlòc mai… E tretze ans separan pr’aquò los 15 poèmas de Cap de l’aiga dels 18 poèmas de Còr prendre ! Dètz-e-uòch poèmas, bons o marrits, en tretze ans4… » (Ives Roqueta 1966, 39).

À ces remarques5 Lesfargues, donc, répliquait assez longuement dans le numéro 7 de Viure. Le ton général de son intervention était plutôt celui d’une certaine résignation quant à une situation qu’il estimait globalement négative, aussi bien en ce qui concernait la situation de la langue elle-même et de ses usages que celle des écrivains, sans véritables débouchés éditoriaux dans des délais raisonnables et par cela même peu encouragés à poursuivre leur œuvre6. Il qualifie dans ce texte la vie littéraire d’oc d’« estringada ». « De tant rarefiada coma es, se’n manca pas de gaire que siá nula. Vivem dins la luna. Defauta l’oxigen. Un vent fred amb de bofaradas ponhentas7 ».

Plus tard, beaucoup plus tard, en 2014, à l’occasion de la sortie d’un recueil de poèmes, Lesfargues est revenu, autrement et dans des circonstances bien différentes, sur son itinéraire de poète, et de poète d’oc. Il s’agit de la postface à un court ensemble de textes en français, Odes et autres poèmes, publié par la maison d’édition qu’il avait autrefois fondée et animée de longues années durant, Fédérop, alors reprise en charge depuis quelques années déjà en Périgord par Bernadette Paringaux, hispanisante comme lui, et l’angliciste Jean-Paul Blot. Le début de ce texte mérite d’être reproduit :

Si j’ai réclamé, parfois à grands cris, que l’occitan soit en dignité l’égal de français ; si j’ai reproché à beaucoup d’écrivains de cracher sur le parler qu’ils tenaient de leurs parents, mais qu’ils méprisaient et traitaient de patois, je n’ai jamais cessé de dire que le français est une très belle langue, une langue qui se prêtait moins que ses voisines à l’écriture poétique. C’est précisément à cause de ce handicap initial qu’elle a pu engendrer des Villon, des Racine, des Hugo, des Baudelaire, des Aragon…

Pourquoi ne pas rappeler que mon premier recueil était entièrement écrit en français (Premiers Poèmes, 1947). Mais le français se portait bien. Il n’avait pas besoin de moi ni de mes poèmes pour le défendre et l’illustrer. C'est ainsi que je décidai de ne plus écrire de poèmes qu’en occitan, et mon deuxième recueil, aussi mince que le premier, s’appelait Cap de l'aiga, en 1952.

On cite parfois ce passage très enlevé en s’arrêtant là. Mais immédiatement après Lesfargues se rattrape, car il n’ignore pas que ses lecteurs (plus nombreux qu’il l’imagine) sont informés du fait qu’il a continué d’écrire aussi des poèmes en français après Cap de l’aiga. Ce qu’il admet alors très volontiers, évoquant les multiples manuscrits qui sommeillent dans ses tiroirs, puis expliquant que quand un premier vers lui vient en français, c’est dans cette langue qu’il écrit son poème ; et qu’il en va de même pour l’occitan quand c’est cette langue qui fait naître le commencement de quelque chose. « Le français et l’occitan disent souvent la même chose, mais la disent différemment ». En outre, Lesfargues affirme accompagner toujours la version occitane d’un poème « donné » dans cette langue d’une version française. On en tirera, avec prudence, la conclusion qu’il écrit, sinon entre deux langues, en tout cas avec l’une et l’autre en miroir plus ou moins déformant.

Sauf exceptions, la plupart du temps provisoires (quand un poème est publié dans une revue qui n’accepte que l’occitan8), à peu près tous les poèmes dans cette langue de Lesfargues ont été traduits par lui-même en français. La seule exception notable concerne Còr prendre, publié par les soins du jury du prix Jaufré Rudel, récompense que ce recueil avait obtenue : c’est son ami Jean-Marie Auzias, lui-même poète, qui s’était chargé de faire passer les textes d’une langue à l’autre9.

On peut dire, à cet égard, que l’écriture poétique de Lesfargues s’apparente à diverses situations auxquelles elle ne se rattache pas totalement, mais qui la nourrissent et l’orientent. La pratique ininterrompue de la traduction, comme attitude devant la langue et par rapport à la littérature, est sans doute la composante centrale de cette position plutôt originale. Une originalité que vient renforcer, probablement, l’identification plutôt singulière du poète en son temps, et plus encore à ses débuts, naviguant pour l’essentiel, mais pas uniquement, entre occitan (« patois »), catalan, espagnol et français. Quand, entre ses Premiers poèmes (1947) et Cap de l’aiga (1952), Lesfargues changeait de langue « première » dans son écriture poétique, il délimitait dans ces deux minces recueils, « minces » pour reprendre la juste caractérisation du second par Yves Rouquette, un espace d’écriture (ou de voix) auquel, en gros, il resta fidèle, en substance, tout au long de son itinéraire, sous le signe (comme on parlerait d’un signe astral) de la traduction. Cap de l’aiga donne à lire l’occitan et le français en vis-à-vis, et cet apparentement n’est pas, dès alors, une simple règle héritée du siècle précédent (Frédéric Mistral, Théodore Aubanel) ou de ses maîtres des générations immédiatement antérieures (René Nelli10, Max Rouquette), mais une source profondément ancrée en lui, une origine véritable et jamais abandonnée. Rien n’indique dans ce recueil inaugural en occitan que la version française est de l’auteur, mais si tel n’était pas le cas, on peut penser que le nom du traducteur aurait été indiqué. Si bien que l’auteur mentionné sur la première page de couverture (Bernart Lesfargues) est très probablement celui des deux textes proposés aux lecteurs. Le fait que le livre soit placé sous le patronage de « St. Joan de la Crotz » et que le nom du grand mystique espagnol du XVIe siècle (Juan de la Cruz, Jean de la Croix en français) soit traduit en occitan et que la citation placée en exergue soit donnée d’abord en occitan, puis après seulement dans sa langue d’origine, tout cela n’est pas anodin : « Que sabi ben la font que sorgenta e que riva encara faga nuech » précède « Que bien sé yo la fuente que mana y corre aunque es de noche ». Ce mélange des langues illustre et incarne le chemin désormais emprunté par le poète. Un équilibre entre français et occitan, que la coprésence de l’espagnol et, en filigrane, du catalan, enrichissent et renforcent.

Le titre Cap de l’aiga n’est pas traduit. On le rendit par la suite en français par Mère des eaux, mais d’autres versions circulèrent aussi. Lesfargues, qui n’avait jamais refusé cette traduction, expliqua plus tard à plusieurs reprises l’origine d’un titre dont la beauté revêtait pour ses lecteurs quelque chose de mystérieux et probablement de très personnel. Très détaillée est celle qui figure dans une note (p. 53) de la plaquette anthologique conçue et publiée en juillet 1993 par Joël Cornuault11, alors libraire et éditeur bergeracois à l’enseigne de La Brèche. Il s’agit de

la forme languedocienne du limousin ‟Chap de l’aiga”. Francisé de longue date en Chadelaygue, c’est un lieu-dit de la commune de Saint-Jean-d’Eyraud ; comme le nom l’indique (‟tête de l’eau”), l’Eyraud y prend sa source. Ce merveilleux toponyme est aujourd’hui déshonoré par un panneau où se lit Chadeleige. À quand Chat de neige ? ou Chasseneige ?

Ce pourrait être une anecdote, mais non : cette source décidément maltraitée n’est pas seulement, ce qui serait déjà beaucoup, un lieu chargé d’une forte valeur symbolique et personnelle ; c’est aussi, là où, peu ou prou, se rejoignent deux parlers de la langue d’oc, le languedocien et le limousin, celui où les mots du poète ont puisé leur poids de sens et leur singularité. On rejoint ici les grands récits mythiques des origines de la poésie, par exemple celui de la source Hippocrène, sur les flancs du mont Hélicon et celui du cheval ailé Pégase, qui la fit jaillir d’un seul coup de sabot. Et c’est aussi le lieu où les deux langues du poète Lesfargues s’apparient, sous le regard de l’espagnol12, autre langue élue : outre le mystique et poète de la noche oscura, Juan de la Cruz, se profilent notamment dans le recueil de 1952 le Quichotte de Cervantès (« Çò que l’aiga jonjoneja », p. 20-29) ou la nuit et l’eau noires de Ségovie (« Recòrd de Segovia », p. 20-21).

Traduire a été la grande entreprise littéraire qui a accompagné sans relâche Lesfargues depuis les années 1950, avec un surcroît d’activité quand son départ à la retraite de l’enseignement lui a laissé davantage de temps disponible pour s’y consacrer13. Son écriture poétique s’est développée parallèlement à cette pratique de la traduction : pour lui traduire et écrire ne font qu’un14, en tout cas c’est ce qu’il a suggéré dans l’entretien de 2009. Cette assimilation n’est pas en soi très originale, mais le fait que chez lui traduire et écrire entre deux langues et de l’une à l’autre ait constitué une autre forme de la traduction représente une singularité qui semble avoir été essentielle aussi bien dans sa formation initiale que par la suite. Écrire le poème, ce fut pour Lesfargues passer régulièrement d’un idiome à l’autre, et se situer naturellement dans ce passage riche d’expériences et de découvertes.

Ce placement du poème dans le temps de l’échange entre les langues est sans doute à mettre en rapport avec le fait que l’écriture, chez Lesfargues, a très tôt été, et cela ne s’est jamais démenti, au contraire, une affaire de circonstance, dans le sens où pour lui toute circonstance, fût-elle à l’origine assez anodine, est un événement, une sorte de révélation qui est susceptible de mettre en mouvement la parole. Dans les dernières lignes de la postface de ses Odes, Lesfargues souligne combien le poème tel qu’il le conçoit est fait pour être dit à voix haute, et par là pour être entendu et reçu dans ce qui fait son harmonie. Pour que le poème tombe, littéralement, sur son lecteur et auditeur, il doit d’abord être tombé sur le poète, comme une manière de révélation. Une parole jaillie de l’instant, et le prolongeant, dans un élan qui va de la plainte au cri, de l’apostrophe au murmure, portée par l’élan premier de l’événement qui l’a suscité.

Yves Rouquette, dans la préface d’un bref mais décisif choix de poèmes de Lesfargues, affirmait en 1999 que

la foi qui monte de ce cœur dévasté est proprement colloquiale. Le ton est celui de la conversation à deux où chacun est l’égal de l’autre, humblement, fièrement, en quête de signes, en attente d’un au-delà improbable et pourtant déjà pressenti ou éprouvé dans quelques instants de pure joie ou de grande émotion, dès lors devenu nécessaire15.

Foi colloquiale, assurément. Et colloque du poème, oserai-je ajouter. Poème dont la parole surgit de l’événement inopinément survenu, et de cette émotion, dans tous les sens du terme, se prolonge, se raconte, parfois se démultiplie et se « traduit » dans la langue qui l’a fait naître et vivre. Bernard Manciet, qui fut au nombre des amitiés que Lesfargues cultiva pendant ses années d’étudiant à Paris, avait déjà cerné de belle manière, dans le bref mais percutant compte rendu de Cap de l’aiga qu’il donna dans la revue Oc en 1953, la force et la manière poétique de son contemporain :

Dens los capitets, au portau de nòstas glèisas romanas, lo poèta que canta au miei de las brancas e de las aigas enviroladas. Bernat Crestian canta lo que cerca, lo que l’atén i a pausa. Aqueth qu’es l’amic de l’amor camina dab eth lo ser, oelhèr de las estelas, camina capvath las vièlhas pèiras, los dragons, los senhors tapoats, camina com a Emaüs16.

Et Manciet ajoutait un peu plus loin : « La poesia, aqueth aquí, qu’es son estat de gràcia ».

L’acte poétique, comme celui de traduire littérairement, revient à transformer un texte en un autre texte, donc à faire apparaître ce qui n’était pas auparavant, au cours d’une opération qui offre davantage que des similitudes avec la Pentecôte chrétienne, quand les premiers disciples de Jésus, selon les Actes des Apôtres, reçurent l’Esprit saint, en l’espèce des langues de feu, et purent de la sorte s’exprimer dans d’autres idiomes que le leur propre. L’anthologie proposée par Yves Rouquette s’intitule justement Pentecôte, reprenant le titre d’un poème en français de Lesfargues qui ouvre le recueil, et que l’on retrouvera par la suite dans la dernière partie de La brasa e lo fuòc brandal17:

Contre une brève éternité, quelle démence
de souffler sur cette braise pour s’y brûler

Poème qui fait écho, en deçà du titre du grand livre de 2001, tout de braise et de feu, à celui qui venait refermer le premier livre de poèmes en occitan de Lesfargues, Cap de l’aiga : « Un angèl, òc-plan ». Yves Rouquette, tout naturellement, a placé ce poème prémonitoire immédiatement après « Pentecôte » :

Pasmens, un angèl me venguèt veire,
esbleugissent
e las pòtas me netegèt amb una brasa.
Dison que lo cal sonar Isàias,
d’autres dison la Poesia
18

Et Lesfargues, de son côté, a voulu qu’une représentation de cette scène majeure illumine la première page de couverture de La brasa e lo fuòc brandal. Ce titre, d’ailleurs, est, non pas intraduisible, mais difficile à restituer en français depuis l’occitan. Mistral, un poète que Lesfargues a plus d’une fois cité en exergue de ses poèmes19, indique dans son dictionnaire provençal-français, le Trésor du Félibrige, à l’article « Brandant », que la forme brandal est toulousaine, et précise : « Fioc brandal ou tout court brandal, feu flambant, incendie, en Toulousain ». La citation qui suit cette glose est tirée des œuvres de l’écrivain audois Achille Mir (1882-1901), mais avec la forme brandant : « À l’entour d’un boun foc brandant jusqu’al cremal20 ». Pourtant, le poète ne me semble pas avoir hésité quand il s’est agi pour lui de formuler en français la version occitane originelle du titre de cet épais recueil21. La braise et les flammes, à ce que je peux en savoir dans mon souvenir22, n’a pas suscité de discussions. Probablement parce que l’expression les flammes, bien que n’ayant pas vraiment le même profil sonore que fuòc brandal, ni d’ailleurs la même structure syntaxique, renvoie, par l’image immédiatement suggérée, à la Pentecôte chrétienne et aux significations « en langues » de mots et de feu qui s’y attachent.

1 Jorn (Poesia / Critica), quatorze numéros publiés entre 1980 et 1986, sous la direction de Roseline Roche.

2 Dans cet article, qui reprenait pour partie en occitan le texte d’une chronique « Lettres d’Oc » publiée parallèlement dans la grande revue

3 Il nous faut bien constater que Max Rouquette s’est tu vingt ans, Bayle trente-quatre, Allier seize, Lesfargues treize.

4 Bernard Lesfargues n’écrit pas assez ; La preuve : ce Prendre cœur dans lequel, pour parvenir à terminer un tout petit recueil il a été contraint de

5 Il répliqua aux critiques d’Yves Rouquette d’une autre façon, et bien plus tard : dans son recueil récapitulatif La brasa e lo fuòc brandal / La

6 Une intervention du poète Serge Bec, dans ce dossier, était intitulée « Siáu mòrt » (p. 4-5). Elle suscita, souvenir personnel, des réactions assez

7 D’étriquée, si raréfiée qu’il s’en faut de peu qu’elle soit nulle. Nous vivons sur la lune. L’oxygène nous fait défaut. Un vent froid avec des

8 Oc, Viure, Lo Gai Saber, Le Bournat par exemple.

9 Le nom d’Auzias n’apparaît plus dans le recueil La brasa e lo fuòc brandal, où, on l’a vu, les poèmes de Còr prendre ont été distribués dans

10 Au contraire de Max Rouquette, René Nelli écrivit également, toute sa vie durant, des poèmes, en occitan, mais aussi en français, se traduisant d’

11 Lesfargues 1993.

12 Dans La brasa e lo fuòc brandal, un texte en prose (mais prose est ici poème) a été écrit directement en espagnol et traduit en français : « Carta

13 Il insiste sur ce point dans l’entretien qu’il a accordé à Blandine (seul le prénom est mentionné) sur ses activités de traducteur littéraire en

14 Il répondait en 2009 à une question sur ce sujet : « On ne pense pas assez que le traducteur est un écrivain à part entière ». Et encore, se

15 Lesfargues 1999, p. 6.

16 Dans les chapiteaux, sur les portails de nos églises romanes, le poète chante au milieu des branches et des eaux mêlées. Bernard le Chrétien chante

17 Cette partie, ou ce recueil dans le recueil, s’intitule Les mots te sont des pièges. « Pentecôte » s’y trouve en page 204.

18 « Un ange, pourtant, m’a visité / étincelant, / et il m’a nettoyé les lèvres d’une braise. / On dit qu’il faut le nommer Isaïe / d’autres le

19 Dans la partie Ni cort ni costier de La brasa e lo fuòc brandal, ce sont deux vers de Mistral, pris dans son grand recueil Lis Isclo d’Or qui

20 Dans son dictionnaire occitan-français, Louis Alibert glose fòc brandal, donné également comme « toulousain », par « feu qui jette une grande

21 « Épais », bien sûr, par rapport à la minceur remarquée par Yves Rouquette à propos de Cap de l’aiga et de Còr prendre.

22 L’idée de constituer ce recueil était mienne au départ, et Bernard Lesfargues accepta volontiers cette proposition faite au nom des éditions Jorn.

Bernard Lesfargues

Lesfargues, Bernard, « Primauba parisenca », L’Ase negre, n° 3, 1er mai 1946, n. p. (reproduction photographique dans Philippe Gardy, « L’Ase Negre avant L’Ase Negre (mars-juin 1946) : un chaînon manquant ? », Lengas [En ligne], 81 | 2017, mis en ligne le 20 mars 2017, consulté le 28 septembre 2022. URL : http://journals.openedition.org/lengas/1192 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lengas.1192

Lesfargues, Bernard, Cap de l’aiga, poemas de Bernart Lesfargues, Toulouse, Revue Oc et Institut d’Études occitanes (coll. Messatges, n° 12), juin 1952, 36 p.

Lesfargues, Bernard, Còr prendre, poemas en lenga d’òc, amb revirada francesa de Jean-Marie Auzias, Bordeaux, Escole Jaufré Rudel, 1965, 56 p.

Lesfargues, Bernard, « Far petar las estructuras de l’estat nacional francés… », Viure, n°7, automne 1967, p. 26-27.

Lesfargues, Bernard, « Tu, Ròse, diga-li » ; « L’òme qu’aviá viscut » [deux « poèmas de mai »], Viure, n° 13, 1er d’agost de 1968, p. 10-12.

Lesfargues, Bernard, Ni cort ni costier. Poëmas de Bernat Lesfargas, s. l., 4 Vertats, 1970, 36 p.

Lesfargues, Bernard, Bergerac et autres lieux. Poèmes de Bernard Lesfargues / Brageirac e autres luòcs. Poemas de Bernat Lesfargas, Bergerac, Librairie La Brèche, juillet 1993, 56 p.

Lesfargues, Bernard, Pentecôte, textes présentés et choisis par Yves Rouquette, Bergerac, Les Amis de la poésie (coll. « Le Poémier de Plein Vent », n° 24) ; 1999, 44 p.

Lesfargues, Bernard, La brasa e lo fuòc brandal / La braise et les flammes, poësia [in]completa, 1945-2000, Montpeyroux, Jorn, 2001, 232 p.

Lesfargues, Bernard, Entretien avec Bernard Lesfargues, lundi 29 juin 2009, Tradabordo, Plateforme communautaire et participative de traduction espagnol / français - Université Paris Nanterre http://tradabordo.blogspot.com/2009/06/entretien-avec-bernard-lesfargues.html?m=0

Lesfargues, Bernard, Odes et autres poèmes, Gardonne, Fédérop (coll. Paul Froment, n°58), 2014, 50 p.

Lesfargues, Bernard, Pour de vrai. Fragments de vie et réflexions. Préface de Joan Ganhaire, Coux-et-Bigaroque-Mouzens, Les Éditions du Perce-Oreille, 2022, 268 p.

Autres

Larzac, Joan [Jean Larzac, Jean Rouquette], « Literatura. Santat o fin dels Temps ? », Viure, n° 5, prima de 1966, 2-8. Une version plus développée de ce texte avait paru peu de temps auparavant dans Les Cahiers du Sud (chronique « Lettres d'Oc »), 386, janvier-mars 1966, 142-150.

Manciet, Bernat, recension de Cap de l’aiga, Oc, n° 189, julhet de 1953, p. 59.

Roqueta, Ives [Yves Rouquette], recension de Còr prendre, Viure, n° 5, prima de 1966, p. 39.

1 Jorn (Poesia / Critica), quatorze numéros publiés entre 1980 et 1986, sous la direction de Roseline Roche.

2 Dans cet article, qui reprenait pour partie en occitan le texte d’une chronique « Lettres d’Oc » publiée parallèlement dans la grande revue culturelle marseillaise Les Cahiers du Sud, Larzac constatait que la plupart des écrivains d’oc conservaient ce qu’ils écrivaient par devers eux, par manque d’éditeurs et par conséquent, de lecteurs. Il s’interrogeait, « Bonne santé ou fin des Temps ? », bien évidemment pour susciter les réactions des premiers concernés. Réactions sollicitées ou arrivées spontanément à la rédaction de Viure.

3 Il nous faut bien constater que Max Rouquette s’est tu vingt ans, Bayle trente-quatre, Allier seize, Lesfargues treize.

4 Bernard Lesfargues n’écrit pas assez ; La preuve : ce Prendre cœur dans lequel, pour parvenir à terminer un tout petit recueil il a été contraint de publier des choses comme « Mes pins » ou « Le chant de la vielle », des textes qu’il est normal de trouver dans les tiroirs d’un vrai poète mais à coup sûr pas ailleurs… Et treize années séparent pourtant les 15 poèmes de Mère des eaux des dix-huit poèmes de Prendre cœur. Dix-huit poèmes, bon ou mauvais, en treize ans…

5 Il répliqua aux critiques d’Yves Rouquette d’une autre façon, et bien plus tard : dans son recueil récapitulatif La brasa e lo fuòc brandal / La braise et les flammes (Lesfargas 2001), où le poète reprit ses anciens recueils en les remaniant assez largement et en les complétant de nombreuses pièces nouvelles, ces deux poèmes furent maintenus : « Cant de la viena / Chant de la vielle » figure dans la première partie de Còr prendre, désormais intitulée « L’aiga vièlha » (p. 55-56), avec, toujours, la dédicace « A ma maire / À ma mère » ; tandis que « Mos pinhièrs/ Mes pins » fut intégré dans le second volet d’un nouveau double recueil recomposé à cette occasion, Vos escrivi de Brageirac suivi de E de Glèisa Nueva tanben (p. 158-159). Simple coïncidence ou choix volontaire, Lesfargues, avec Jean-Claude Dugros, a publié en 2015 en édition bilingue occitan-français un florilège sous-titré « prose et poésie occitane en Bergeracois » dont l’intitulé général est Le chant de la vielle (Gardonne, Fédérop, 260 p.)

6 Une intervention du poète Serge Bec, dans ce dossier, était intitulée « Siáu mòrt » (p. 4-5). Elle suscita, souvenir personnel, des réactions assez vives, en raison sans doute de son pessimisme radical. Serge Bec n’était pas le seul à exprimer un tel sentiment d’abandon, mais aucun n’allait aussi loin dans cette sorte de tentation du néant (dont il parvint à se départir, comme on le sait).

7 D’étriquée, si raréfiée qu’il s’en faut de peu qu’elle soit nulle. Nous vivons sur la lune. L’oxygène nous fait défaut. Un vent froid avec des bourrasques qui font mal.

8 Oc, Viure, Lo Gai Saber, Le Bournat par exemple.

9 Le nom d’Auzias n’apparaît plus dans le recueil La brasa e lo fuòc brandal, où, on l’a vu, les poèmes de Còr prendre ont été distribués dans plusieurs plus ou moins nouveaux recueils ou ensembles. Mais on doit constater que les traductions françaises de la première édition de ce recueil ont subi de nombreuses modifications, qui sont le fait du seul Bernard Lesfargues, dont le souhait était sans doute de s’approprier plus en profondeur ces poèmes et ainsi d’en accorder la voix et les rythmes à ceux des autres versions françaises de la totalité des textes contenus dans La brasa e lo fuòc brandal, un recueil qui reprend les précédents en les reformulant et les augmentant notablement, en particulier, mais pas seulement, de poèmes écrits directement en français et ne comportant aucune version occitane.

10 Au contraire de Max Rouquette, René Nelli écrivit également, toute sa vie durant, des poèmes, en occitan, mais aussi en français, se traduisant d’une langue à l’autre comme pour éprouver les capacités imaginaires de chaque idiome. Son bilinguisme poétique, très particulier, s’il peut s’apparenter sur certains points à celui cultivé par Lesfargues, semble avoir été cependant d’un autre ordre. Lesfargues était un admirateur de la poésie de Nelli, mais à ma connaissance, il n’en a pas vraiment fait part publiquement.

11 Lesfargues 1993.

12 Dans La brasa e lo fuòc brandal, un texte en prose (mais prose est ici poème) a été écrit directement en espagnol et traduit en français : « Carta tonta y desesperada / Lettre idiote et désespérée » (p. 180-181). D’autres textes comparables dorment-ils dans les tiroirs du poète ?… Ce recueil qui ponctue assez largement des dizaines d’années d’écriture est par ailleurs précédé d’une citation d’un poète espagnol de sa génération, Jaime Gil de Biedma, qui exprime précisément l’idée qu’il s’agit là d’une sorte d’autobiographie, dont la valeur pourrait être considérée comme exemplaire. Gil de Biedma (Barcelona, 1929-1990) a été traduit en français par un écrivain belge dont l’expression poétique rappelle la sienne, William Cliff (Un corps est le meilleur ami de l’homme, Le Rocher (coll. Anatolia, dirigée par Samuel Brussell, par ailleurs éditeur de Max Rouquette…), 2001).

13 Il insiste sur ce point dans l’entretien qu’il a accordé à Blandine (seul le prénom est mentionné) sur ses activités de traducteur littéraire en juin 2009 pour le blog Tradabordo de l’Université de Paris-Nanterre. On lira aussi le texte de l’allocution prononcée par Lesfargues lors de l’inauguration de la « bibliothèque des traductions » qui porte son nom à Barcelone en janvier 2015 (Lesfargues 2022, « Traduire », p. 137-142). Cet ouvrage posthume, composé de fragments autobiographiques et de réflexions buissonnières, rythmé par un choix très pertinent de photographies mémorielles, constitue une très précieuse introduction à l’œuvre « polyfacétique » de Lesfargues.

14 Il répondait en 2009 à une question sur ce sujet : « On ne pense pas assez que le traducteur est un écrivain à part entière ». Et encore, se référant à un passage célèbre de Rabelais, « Pour moi, le traducteur est un ‟dégeleur de mots” ».

15 Lesfargues 1999, p. 6.

16 Dans les chapiteaux, sur les portails de nos églises romanes, le poète chante au milieu des branches et des eaux mêlées. Bernard le Chrétien chante celui qu’il cherche, celui qui l’attend depuis longtemps. Celui qui est l’ami de l’amour chemine avec lui le soir, berger des étoiles, il chemine parmi les vieilles pierres, les dragons, les seigneurs enterrés, il chemine comme vers Emmaüs.

17 Cette partie, ou ce recueil dans le recueil, s’intitule Les mots te sont des pièges. « Pentecôte » s’y trouve en page 204.

18 « Un ange, pourtant, m’a visité / étincelant, / et il m’a nettoyé les lèvres d’une braise. / On dit qu’il faut le nommer Isaïe / d’autres le nomment Poésie ».

19 Dans la partie Ni cort ni costier de La brasa e lo fuòc brandal, ce sont deux vers de Mistral, pris dans son grand recueil Lis Isclo d’Or qui figurent en exergue et donnent aussi son titre au recueil pour partie semblable déjà publié en 1970.

20 Dans son dictionnaire occitan-français, Louis Alibert glose fòc brandal, donné également comme « toulousain », par « feu qui jette une grande flamme ».

21 « Épais », bien sûr, par rapport à la minceur remarquée par Yves Rouquette à propos de Cap de l’aiga et de Còr prendre.

22 L’idée de constituer ce recueil était mienne au départ, et Bernard Lesfargues accepta volontiers cette proposition faite au nom des éditions Jorn. Dans les quelques rencontres (une à coup sûr, deux ou trois je n’en sais plus rien) à Église-Neuve-d’Issac, destinées à discuter de ce recueil et à en envisager les dimensions (aucune limite n’avait été fixée) et le contenu, le titre en occitan n’a jamais été discuté, et pas davantage son rendu en français.

Bernard Lesfargues dans son bureau à Église-Neuve-d’Issac, archives familiales