Dans son étude sur le théâtre religieux en Dauphiné et en Savoie du XVIe au XVIIIe siècle, Jacques Chocheyras (1971 ; 1975) distingue deux foyers principaux. Le premier se situe en Bas-Dauphiné (Valentinois, Diois et environs de Grenoble). Il s’agit d’un théâtre urbain francophone, qui coexiste avec un théâtre profane. Ce premier foyer, actif au XVe et au début du XVIe siècle n’a pas de lien direct avec le second foyer constitué par les escartons1 de Briançon et d’Oulx, la Maurienne et la moyenne Vallée de Suse.2
Dans ce deuxième foyer on a affaire à un théâtre essentiellement rural. Alors que dans le Valentinois on a un théâtre professionnel à entrée payante, il s’agit ici d’un théâtre amateur dans lequel les rôles sont tenus par les habitants, et à entrée gratuite. Ce deuxième foyer doit être divisé en quatre zones :
1. L’ancien escarton de Briançon (Dauphiné). La langue vernaculaire y est l’occitan et la langue véhiculaire, le français à partir du milieu du XVIe siècle. Le théâtre religieux y est particulièrement actif à la fin du XVe et au début du XVIe siècle, la langue des représentations est l’occitan.
2. La Maurienne qui fait partie du duché de Savoie puis de l’État de Piémont-Savoie (qui devient Royaume de Sardaigne à partir de 1714) ; elle deviendra française en 1860. La langue vernaculaire y est le francoprovençal et la langue véhiculaire le français. Le théâtre religieux y est actif entre 1550 et 1650. La langue des représentations est le français.
3. Haute Vallée de Suse : il s’agit de l’ancien escarton d’Oulx cédé à l’État de Piémont-Savoie en 1713. La langue vernaculaire y est l'occitan, le français y restera langue véhiculaire jusqu’à la fin du XIXe siècle. Le théâtre religieux y est particulièrement actif aux XVIIe et XVIIIe siècles (mais quelques représentations sont attestées aux XVIe et au XIXe siècles). Les textes conservés, qui datent du XVIIIe siècle, sont en français.
4. Moyenne Vallée de Suse : elle est constituée par l’ancien Marquisat de Suse. Marche savoyarde en Piémont depuis le XIIe siècle, Suse n’a été érigée en évêché qu’au XVIIIe siècle et dépend jusque-là de l’évêché de Maurienne. La langue vernaculaire y est le francoprovençal et la langue véhiculaire, le français, jusqu’au XIXe siècle ; sauf à Suse-même, où on parle le piémontais et on écrit l’italien depuis au moins le XVIIIe siècle. Ce théâtre est actif du XVIIe au début du XIXe siècle. La langue des représentations est le français.
Ces drames religieux n’étaient pas seulement des divertissements édifiants mais aussi des actes de dévotion qui engageaient toute la communauté. Ils étaient accompagnés de processions et d’offices religieux et faisaient souvent suite à un vœu propitiatoire destiné à éloigner certaines calamités. Les représentations nécessitaient un grand nombre d’acteurs et des moyens importants, dont le financement était assuré soit par une taxe prélevée sur les habitants soit par les contributions versées par les acteurs (on payait pour tenir un rôle et plus le rôle était prestigieux, plus la contribution était chère) :
Le nombre des acteurs était immense. Empereurs, magistrats romains, évêques chrétiens, hommes et femmes de tous les états, anges et diables… Une commune entière se vouait par dévotion à donner ce spectacle. Elle abattait une portion de forêt pour construire le théâtre qui était une vaste scène en plein air, au pied d’un plan incliné… Il est permis de penser que durant ces longues représentations les auditeurs s’ennuyaient quelquefois. Pour les distraire, on faisait paraître un fol ou bouffon qui avait le privilège de déclamer des facéties grossières et même obscènes. (des Ambrois, 1872)
On représentait aussi des farces. La plus importante était “l'Abbaye de Malgovert” (des Ambrois, 1901)
Dans la tradition française on a pris l’habitude de désigner les drames religieux médiévaux par le terme mystère (< ministerium ‘ministère’). En fait ces drames se présentent souvent sous forme de dilogie, c’est à dire sous forme de deux pièces distinctes appelées « journées », la première racontant le « ministère » du saint, la deuxième faisant le récit de sa passion. Le mot mystère n’est pas attesté dans les textes occitans qui s’intitulent le plus souvent Historia (en latin) ou Istorio (en occitan).
Les textes étaient, à des degrés divers, remaniés, arrangés, réécrits ou adaptés à l’occasion de chaque représentation, sans que pour autant le rédacteur cherche à faire œuvre originale3. Sur une quinzaine de drames religieux dont la représentation dans les environs de Briançon à la fin du XVe ou au début du XVIe siècle, est attestée par des archives ou, dans un cas, par une inscription lapidaire (Sibille 2007, 23 ; 2003, 17), sept textes sont parvenus jusqu’à nous ; il faut y ajouter le Mystère des Rameaux composé à Embrun vers 1529 mais jamais représenté :
– Le Mystère de saint Antoine. Le manuscrit daté de 1503 fut découvert en 1881 dans les archives de la commune de Névache. Plusieurs représentations ont eu lieu à Névache au cours du XVIe siècle, ainsi qu’en témoignent l’état du manuscrit et les nombreuses additions et modifications qu’il comporte. La première de ces représentations a dû avoir lieu peu de temps après la copie du manuscrit, en 1503.
– La Moralité de saint Eustache. Le manuscrit nous apprend qu’elle fut représentée en juin 1504 sous la direction de Bernard Chancel : Ber. Chancelli capellanus Podii Sancti Andree qui déclare également :... reaptavi dictum librum sancti Heustacii. Le manuscrit, de la fin du XVe siècle, ne porte pas de date, il fut découvert en 1881 dans les archives de la commune de Puy-Saint-André.
– L’Istoria Petri e Pauli, a dû être représentée à Puy-Saint-Pierre au début du XVIe siècle, le manuscrit y ayant été conservé. Ce manuscrit, d’une écriture de la fin du XVe siècle, ne porte pas de date. La dernière révision est sans doute postérieure à l’Histoire de saint Antoine et à la Moralité de saint Eustache (Chocheyras 1975, 92). Il fut découvert en 1865 dans les archives de la commune de Puy-Saint-Pierre. Le manuscrit comprend deux journées.
– L’Istorio de sanct Poncz fut représentée en 1503 à Puy-Saint-Pierre (peut-être dans le hameau de Puy-Richard appelé également Puy-Saint-Pons). J. Chocheyras (1975, 92-95) pense qu’une version antérieure provençale a dû être représentée à la cour du roi René entre 1464 et 1480. Le manuscrit, d’une écriture de la fin du XVe siècle ne porte pas de date. Il fut découvert en 1865 dans les archives de la commune de Puy-Saint-Pierre, il comprend deux journées.
– La Passion de saint André (ou Mystère de saint André) fut représentée le 20 juin 1512 ou 1513 à Puy-Saint-André, tout près de Briançon. Le manuscrit a été commencé le 29 janvier 1512 et terminé le 20 avril 15124. Il fut découvert en 1878 dans les archives de la commune. L’auteur, Marcellin Richard se présente comme « chapelain émérite » (capellanus meritus). La mise en scène de la représentation mentionnée ci-dessus fut assurée par Bernard Chancel, vicaire de la paroisse (capellanus et vicarius prefactus) qui écrivit également une deuxième version du prologue et de la scène d’introduction. Le manuscrit porte le titre de Liber secundus sancti Andree, ce qui laisse supposer qu’il a dû exister une première journée, dont on n’a aucune trace.
– L’Histoire de la translation de saint Martin fut représentée à Saint-Martin-de-Queyrières, la date précise de la représentation (ou des représentations) n’est pas connue. Le manuscrit, d’une écriture de la fin du XVe siècle, et d’une seule main, n’est pas daté. Il fut découvert au début du XXe siècle dans les archives de la commune de Saint-Martin-de-Queyrières.
– L’Histoire de saint Barthelemy fut sans doute représenté à La Salle à une date indéterminée. Il existe à La Salle une Chapelle Saint-Barthélemy, un lieu-dit Saint-Barthélemy et, bien que l’église paroissiale reconstruite en 1545 soit dédiée à saint Marcellin, la fête votive est célébrée le 24 août, fête de saint Barthélemy (Chocheyras 1975, 108). Il ne subsiste du manuscrit qu’un fragment non daté de 1600 vers. Le texte original devait comporter environ 5000 vers répartis en deux journées (Fiat 1932, 311). Le papier est de la fin du XVe siècle. Il fut découvert à La Salle le 22 juin 1913 « dans une vieille cheminée » (Chocheyras 1975, 36).
– Le Mystère des Rameaux. Écrite par un Carme qui prêcha à Embrun en 1529, cette œuvre est une adaptation de la Passion du fatiste angevin Jean Michel (Henrard 1998, 571) ; elle ne fut pas représentée, comme nous l’apprend le scribe qui la copia en 1531 : Et quia, licet sensus sit laudabilis actamen factura nichil valet, [...], non fuit luzus5. Le manuscrit, daté de 1531, fut découvert en 1928 au Château d’Uriage (Isère).
1. Principales caractéristiques de la langue des Mystères alpins
La langue des Mystères alpins se caractérise par un certain nombre de traits qui permettent de la localiser. Nous énumérons ci-dessous quelques-uns de ces traits en partant des plus généraux pour finir par les plus locaux :
– Chute de g latin intervocalique : ligare > liar ; a(u)gustus > aost. Ce trait est général en nord-occitan et largement majoritaire en occitan méridional, y compris en gascon ; /g/ intervocalique ne se maintient que dans l’Aude, l’ouest de l’Hérault, la Lozère, et sporadiquement en Ariège, Tarn, Tarn-et-Garonne, sud-Aveyron (ALF cartes 47 août, 767 lier)
– Palatalisation de ca et ga latins en, respectivement, [ʧa] et [ʤa] : vacca > vacha ‘vache’ ; gallu > jal ‘coq’. Ce trait est partagé par l’ensemble des variétés habituellement caractérisées comme « nord-occitanes ».
– Chute de d intervocalique latin : sudare > suar ‘suer’; audire > ouvir [ɔu̯vꞌir] ‘entendre’. Ce trait est également caractéristique des variétés nord-occitane ; en occitan méridional d intervocalique aboutit à /z/ : susar [suzꞌa], ausir [au̯zꞌi].
– Inflexion de [ai̯] en [ei̯] en de [au̯] [ou̯] en position atone : auso [ꞌau̯zɔ] ‘il ose’, ousar [ou̯zꞌar] ‘oser’ ; laysso [lꞌai̯sɔ] ‘il laisse’, leyssar [lei̯sꞌar] ‘laisser’. Ce trait est partagé avec le provençal et l’auvergnat.
– Traitement particulier de la série des occlusives sourdes latines p, t, c [k], intervocaliques ou intervocaliques devenues finales (finales romanes), caractéristique de l’aire dialectale vivaro-alpine, qui ne correspond ni à celui des autres dialectes occitans, ni à celui du français et du francoprovençal, ce qu’illustre le tableau suivant :
Latin |
lupu |
lupa |
amatu |
amata |
jocu |
*jocare |
Occ. “général” |
lop |
loba |
aimat |
aimada |
jòc |
jogar |
Occ. viv.-alpin |
lop |
loba |
aimà |
aimaa |
jòc |
joar |
Français |
lou(f) ou leu(f) 6 |
louve |
aimé |
aimée |
jeu |
jouer |
– Première 1ère personne du présent de l’indicatif en -[u] (graphié -o ou -ou) ou en [uk] (graphié -oc ou -ouc) dans des proportions variables suivant les textes de (de 100% de -oc dans Saint André à 0% dans Saint Antoine)
– Les finales latines -atum et -ata, aboutissent uniformément à -á [a], ce qui a pour conséquence que les participes passés de la 1ère conjugaison sont épicènes : chantá ‘chanté(e)’, chantás ‘chanté(e). En revanche, les participes des 2ème et 3ème conjugaisons on des formes distinctes pour le masculin et le féminin : vengú, vengús, venguo, venguas ou venguos ; sentí, sentís, sentio, sentias ou sentios. Dans les parlers alpins plus méridionaux le traitement de -ata est différent et les participes de la 1ère conjugaison possèdent une forme féminine distincte du masculin : masc. [ʧantꞌa], fém : [ʧant'aja], [ʧant'ajɔ], [ʧant'aw]...
– Futur en -e: chantaréy, chantarés, chantarén, chantarés, chantarén. La 2ème et la 3ème conjugaisons présentent le plus souvent les radicaux canoniques : type sentir-, vendr- mais aussi, sporadiquement des radicaux analogiques de la 1ère conjugaison : sentarey ‘je sentirai’ ; vendarey ‘je vendrai’ qui se retrouvent dans les parlers actuels de la zone, notamment à Cervières (Roux 1964) et dans certaines vallées occitanes d’Italie (Sibille 2019a).
– Passage de [rn] final à [rt] diurnu > jort ; furnu > furt. De nos jours ce trait se limite à certains parlers alpins mais au XVIe siècle il était également présent en Provence méridionale. Certains parles alpins des vallées occitanophones d’Italie on maintenu la finale [rn] (cf. Bruna Rosso 1980, Pons et Genre 1997, Martin 2020).
– Chute de i [j] et di [dj] intervocaliques latins maiore > maor > mòur [mɔw] ‘majeur’ ; *baptidiare > batear ‘baptiser’.
– Les groupes protoromans [njt] < nct / nit / nic, aboutissent souvent à [j] : bonitate > boytá ‘bonté’ ; punctu > poyt ‘point’ ; canonicu > canoyge ‘chanoine ; bonitatosu > boytoús ‘plein de bonté’. P. Nauton (1974, 69-70 et carte 13, p. 298) signale un phénomène analogue en Velay. On trouve aussi des graphies telles que boyntá, point.
– Présence à la 3ème personne du singulier d’un pronom sujet dit “neutre” : la (plus rarement lo), qui renvoie à un sujet indéterminé ou phrastique ; il équivaut à la fois au il “impersonnel” (explétif) et au ce/ça indéterminé du français : La non eys versemblable ‘Ce n’est pas vraisemblable’ ; La nous valrio ben mielh fuýr ‘Il nous faudrait bien mieux fuir’ ; La me semblo que sario bon... ‘Il me semble qu’il serait bon...’ ; Lo es veritá ‘C’est la vérité’. Ce pronom est homophone de la ‘la’ clitique objet fém. sing. ; dans La la conventa interrogar (St. Antoine, v. 1795) ‘Il convient de l’interroger [elle]’, le premier la est le pronom sujet neutre, le second le pronom clitique accusatif féminin singulier. Ce type de construction a un emploi plus large qu’en français, comme le montrent les phrases suivantes, intraduisibles littéralement : Car la es perdú tot lo monds ‘Car tout le monde est perdu’ ; Car la ho vòl rason ‘Car la raison le veut’ ; You say ben que la se monto / lous seos bens como los meos ‘Je sais bien que ses biens ont la même valeur que les miens’.
2. Variation linguistique interne au corpus
Bien que les manuscrits aient tous été retrouvés dans les environs de Briançon, et que les différentes représentations attestées aient eu lieu dans cette zone, d’un point de vue linguistique, il convient de distinguer les Mystères rédigés en « dialecte briançonnais » de ceux rédigés en « dialecte embrunais » (voir Chocheyras 1975, 92, 95, 113 ; Guillaume 1884, xx ; Moutier 1884, 162). Cette distinction peut se fonder sur deux critères principaux : la présence ou l’absence d’une alternance vocalique entre le singulier et le pluriel des noms féminins issus de la 1ère déclinaison latine : vacca > vacho/vachas vs vacho/vachos ‘vache/vaches’ et la personne 3sg du prétérit en -è ou en -èc, formes que l’on retrouve dans les parlers modernes7. Pour aller plus loin et pour vérifier si cette distinction est pertinente nous y avons ajouté 13 autres phénomènes de variation interne au corpus puis nous avons examiné leur distribution entre les différents textes. Les 15 traits étudiés sont les suivants :
1) Flexion casuelle de l’article défini féminin singulier : cas sujet li, cas régime la.
2) Présence d’un « cas attribut ». Dans certains texte, la marque -s du cas sujet masculin singulier est souvent conservée comme marque de l’attribut du sujet alors même qu’elle n’est plus employée comme marque du sujet lui-même : Davant que lo jort sio passás ‘avant que le jour ne soit passé ; El eys fòrt mal contens. ‘Il est fort mécontent’.8
3) Flexion casuelle de l’article défini masculin pluriel : cas sujet li, cas régime lo(u)s. Dans certains textes cette flexion est totalement fonctionnelle et régulière (pas d’exceptions) et le substantif qui suit li ne prend jamais -s ; dans d’autres textes elle est totalement absente.
4) Pronom sujet fém. 3sg et masc. 3pl. Dans certains textes le pronom sujet de la personne 3sg féminine et 3pl masculine sont homophones et prennent la forme illi. D’autres textes ont elo pour la 3sg fém. et ellous pour la 3pl masc.
5) La troisième personne du singulier du prétérit est en -è dans certains textes, en -èc dans d’autres : chantè vs chantèc ‘il chanta’.
6) Présence sporadique de redoublements de voyelles toniques laissant supposer la présence de voyelles longues devant -s : perduus ‘perdus’, booc ‘bois’, praas ‘prés’, marciis ‘merci’, aprees ≈ apreys ‘appris’, signe peut-être que le -s était déjà tombé, alors qu’il était maintenu graphiquement, comme pour les pluriels atones où la solution par redoublement de la voyelle n’est pas possible.
7) La personne 3sg du présent de èsser ‘être’ est tantôt es, tantôt eys.
8) Pluriel des noms féminins issus de la 1ère déclinaison latine : la vacho, pl. las vachas vs la vacho, pl. las vachos (voir ci-dessus).
9) Pluriels des noms et adj. terminés par [s]. Dans certains textes, les noms terminés pas /s/ sont invariables, dans d’autres ils possèdent un pluriel syllabique en -es : sing. et pl. mes ‘mois’, gròs ‘gros’ vs sing. mes, gròs, pl. meses, gròsses.
10) Prétérit périphrastique de type [présent de anar] + [infinitif] : le prétérit périphrastique est fréquent dans certains textes, rare dans d’autres.
11) Personne 3pl de l’imparfait de l’indicatif et du conditionnel de verbes des 2ème et 3ème conjugaisons en -ian dans certains textes, en -ion dans d’autres : volian vs volion ‘ils voulaient ; volrian vs volrion ‘ils voudraient’.
12) Le lexème signifiant ‘maintenant’ à la forme (h)euro dans certains textes, eyro dans d’autres.9
13) Le groupe latin esc aboutit selon les textes, à eych [ejʧ] ou à eyss [ejs] : scapare > eychapar vs eyssapar / *skina > eychino vs eyssino.
14) Le lexème signifiant ‘meilleur’ à la forme mielh dans certains textes, mieys dans d’autres.
15) intus aboutit à ins ‘dans, dedans’ dans certains textes, à ens dans d’autres.
La répartition de ces différents traits dans les différents textes est synthétisée dans le tableau ci-dessous. Il faut le lire de la façon suivante :
Lorsqu’un seul trait est mentionné dans la première colonne : si le trait est présent dans le texte (réponse OUI) la case correspondante est en grisé, s’il est absent, elle est en pointillé.
Lorsque la première colonne présente une alternative entre deux formes : si c’est la 1ère forme citée qui est présente dans le texte, la case correspondante est en grisé, si c’est la 2ème, elle est en pointillé.
Lorsque les deux formes sont présentes ou que la forme mentionnée est tantôt présente tantôt absente, la case correspondante est en partie en grisé et en partie en pointillé dans des proportions qui reflètent approximativement les fréquences respective des deux traits mentionnés ou l’absence ou la présence du trait considéré.
Dans le cas où aucune occurrence du trait considéré n’est présente dans le texte, la case correspondante est blanche.
En ce qui concerne l’Istorio de sanct Poncz, nous avons traité séparément d’une part le texte proprement dit, d’autre part le prologue et les interpolations qui, outre qu’ils sont rédigés d’une main différente comportent des différences linguistiques avec le texte proprement dit, qui apparaissent d’emblée évidentes.
Ce tableau montre que les textes étudiés se répartissent clairement entre deux variétés linguistiques distinctes, une variété correspondant à la variété autochtone briançonnaise et une variété comportant des traits légèrement plus méridionaux, que l’on peut raisonnablement qualifier “d’embrunaise” (on sait d’ailleurs que le Mystère de Rameaux fut composé à Embrun). À l’intérieur du groupe briançonnais, les différences entre les systèmes de flexion nominale (traits 1 à 4) sont sans doute révélatrices de différences chronologiques, St Antoine et St Eustache étant plus archaïsants, donc plus anciens que St André. Le texte du fragment de St Barthélemy qui ne contient aucune trace de flexion casuelle et présente une graphie très irrégulière, souvent aberrante et parfois francisant, est très probablement plus tardif que St André.
3. Corrections et interpolations dans l’Histoire de saint Antoine
Le texte de l’Histoire de saint Antoine a été copié à Névache en 1503. Le manuscrit, qui a servi tout pendant tout le XVIe siècle pour des représentations a fait l’objet, tout au long de ce siècle, d’un certain nombre de corrections et interpolations10. La plupart de ces additions reflètent l’évolution de la langue et de la situation sociolinguistique mais aussi de la situation religieuse.
3.1 Corrections dues à l’évolution de la langue indépendamment de l’influence du français.
– Les articles contractés al ‘au’ et dal ‘du’ sont corrigés en au et dou. En revanche /l/ des autres lexèmes terminés par une voyelle suivie de /l/, tels que clavel ou chaval ne se vocalise pas, ce qui est également le cas dans les parlers actuels des anciens escartons de Briançon et d’Oulx.
– La finale -rn est remplacée -rt : enfern > enfert : ce stade d’évolution ne se rencontre aujourd’hui que dans certains parlers alpins mais au XVIe siècle elle concerne également le provençal.
– Un e prosthétique est ajouté à l’initiale des mots issu d’un étymon commeçan par sp, st, sc :
scotar > escotar ‘écouter’ ; stusar > estusar ‘éternuer’
– Les traces de flexion casuelle sont supprimées :
E l’ufici saré comensás > E l’ufici saré comensá.
De que s’alegrant li compagnon > De que s’alegrant los compagnons.
illi fariant > ellos fariant.
Ant tuch consentí > Ant tous consentí.
– L’article est ajouté dans des énoncés où il était omis :
Et faren reverencio > Et faren la reverencio.
Vos sé ome valent > Vos sé un ome valent
– Les adjectifs et pronoms épicènes référant à un nom féminin sont remplacés par des formes recevant la marque du féminin :
grand devocion > grando devocio.
ya soy content > ya soy contento.
laqual m’es comeso > laqualo m’es comeso.
– Les adverbes en -ment formés sur une base épicène sont modifiés :
humilment > humblament ; forment > fermament
comunalment la se dis > la se dis en commun lengage
– Les pronoms clitiques postposés au verbe son remplacés par des pronoms antéposés :
e dona-me qualque ensegno > e me donar qualque ensegno.
e farey li responsa > e hi farey reponso.
e diren li nostro rason > e li diren nostro rason.
direy vos yo > yo vos direy
portar l’en > l’ emportar
– Les déterminants possessif féminins ma, ta, sa devant voyelle, sont remplacés par mon, ton, son :
m’opunion > mon opinion.
ma entencion > mon entencion.
sa entencion > son entencion.
en sa epistola > en son epistre.
– Les formes composées des déterminants possessifs (dont l’usage n’est pas systématique) sont parfois remplacées par les formes simples :
la soa nativitá > sa nativitá.
lo seu sanc > son sanc.
la mya entencion > mon entencion.
– Certaines formes verbales sont modifiées :
fo ‘il fut’ > fusé fe ‘il fit’ > fesé
dié ! ‘dites !’ > disé plaso ‘qu’il plaise’ > placho
dic, dyo ‘je dis’ > diso irey ‘j’irai’ > anarey
presés ‘qu’il prît’ > prengués
3.2 Corrections liées à l’influence du français
D’autre corrections sont dues à l’influence croissante du français que les élites lettrées s’approprient au cours du XVIe siècle. Nous en présentons quelques exemples dans le tableau ci-dessous :
Texte de 1503 |
remplacé par |
Texte de 1503 |
remplacé par |
|
per amor de |
a causo de |
mil |
milo |
|
per tal que |
affin que |
principi |
principe |
|
sen |
entendament, volontat |
lo ver |
la veritá |
|
deosque |
puysque |
sufertar |
suportar |
|
capitol |
chapitre |
remasessá |
demeuressá |
|
se trufar |
se mocquar |
colré |
celebraré |
|
Juyos |
Juiffs |
alre |
autro chauso/choso |
|
epistola |
epistre |
costo |
auprés de |
|
ric |
riche |
beneyson |
benediction |
|
calar |
cessar |
convento |
convent |
|
agradablo |
agreablo |
lume |
lumiero |
|
se gravar |
se fachar |
treytor |
treytre |
|
ves |
fes |
pos |
mamellas |
Certains de ces francismes sont des francismes “cultivés” émanant d’un scribe déjà habitué à écrire en français, et qui n’étaient très probablement pas usités dans la langue parlée, étant donné qu’ils sont inconnus des parlers modernes ; c’est le cas de convent pour convento ‘Il convient, il faut” ; lumiero pour lume ‘lumière, lampe’ ; se mocquar pour se trufar ; fes pour ves ‘fois’. Si autro chauso/choso est possible dans les parlers actuels, alre ≈ aure y reste tout à fait usuel.
On relève également quelques vers corrigés ou interpolés, rédigés totalement ou partiellement en français :
1503 |
Interpolation ou correction |
|
v. 276 |
Ø |
Sy aujourd’huy nos fasian quelque vers |
v. 1262 |
Si fase ben, per ma fe |
Se doyria ben, pour certain |
v. 1347 |
Et sentiré son alen |
Et sa face gracieuse considereres |
v. 2103 |
Oy, segurament per ma fe |
Oy, je vous le promés |
3.3. Corrections liées à l’interdiction de jurer et d’invoquer en vain le nom de Dieu
On note également un certain nombre de corrections qui ne sont pas liées à la langue mais à l’interdiction de jurer et d’invoquer en vain le nom de Dieu.
Texte de 1503 Remplacé par :
v. 972 Tu as grand tort, se Dyo m’ajú > Tu as grand tort, eyso ve tu
v. 979 Ya te direy, se Dyo m’ajú > Ya te direy, sus ma vertú
v. 2065 Oy per ma fe, se Dyo m’ajú > Oy en veritá sus ma vertú
v. 1262 Si fase ben, per ma fe > Se doyria ben, pour certain
v. 1793 E vos eytant ben, per ma fe > E vos eytant ben, en veritá
v. 1544 Vos juro, per nostre segnor > Car ya vos promés sus mon hounour
v. 1915 Car ya vos juro per ma fe > Car ya vos prometo per certain
Ces modifications du texte sont probablement un effet de la Contre-Réforme catholique qui, à partir de 1545, cherche à reprendre en main les consciences et à exercer un contrôle plus strict sur les fidèles.
3.4. Autres corrections
On note également un petit nombre de corrections qui ne s’expliquent ni par l’évolution “naturelle”, ni par l’influence du français, ni par de raisons religieuses :
1503 |
remplacé par |
traduction |
chel |
chal |
il faut |
empero |
tot aufort |
cependant |
eneycí ‘ainsi’ |
eycí (eytal) |
ainsi |
tirar, se tirar |
anar, s’en anar |
s’en aller |
per so |
per tant |
c’est pourquoi |
ar |
souvent supprimé |
“maintenant” |
car |
que, quant, perqué, Ø |
car |
ostal |
maison |
maison |
ufici |
uficio |
office |
servici |
servicio |
service |
fayre |
far |
faire |
ya |
yo (parfois) |
pron. sujet 1sg |
Parmi ces corrections, on note un certain nombre de remplacement de formes non autochtones – probablement dues à l’influence d’un modèle méridional lors de la rédaction initiale du texte – par des formes autochtones : c’est le cas de ostal remplacé par maison ; fayre remplacé par far ; ufici et servici remplacés par uficio et servicio11.
La forme ar qui en occitan médiéval signifie ‘maintenant’ est la plupart du temps supprimée. Cette forme a, dans le texte de 1503, une valeur de marqueur discursif et/ou de cheville, ‘maintenant’ avec son plein sens lexical étant exprimé par heuro.
La locution tot aufort – remplacée par empero ‘cependant’ – qui apparaît quatre fois dans le texte (v. 1398, 2828, 3601, 3802), n’est, à notre connaissance, attestée dans aucun autre texte et ne figure dans aucun dictionnaire de l’occitan, médiéval ou moderne.
Le remplacement de ya par yo semble aller dans le sens contraire de l’évolution de la langue. En effet, dans les parlers modernes du Briançonnais, le pronom clitique sujet de 1ère personne du singulier est a [a], dont la genèse est explicable par l’évolution suivante : EGO > /eu̯ / > /jeu̯/ > /iu̯/ > /jɔ/ > /ja/12 > /a/ (voir Sibille 2012, 411).
La forme chel ‘il faut’, remplacée par la forme chal plus répandue, est une forme rare. Les parlers actuels ont en général chal sur le versant français (escarton de Briançon) et venta (<conventa13) sur le versant italien (escartons d’Oulx et de Pragela), toutefois chel est attesté à Clavières14.
4. En guise de conclusion : réflexion sur l’interprétation scénique
Les manuscrits ne nous renseignent pas sur la façon dont le texte était interprété sur scène mais il est certain que les textes tels que nous pouvons les lire n’étaient pas forcément interprétés tout à fait littéralement. Il y a à cela une première raison : chaque rôle était recopié sur un cahier (ou rôle) qui servait de support à la mémorisation et pouvait parfois comporter des divergences (certes mineures) avec le manuscrit original, comme le montre un rôle du « Primus minister » du Mystère de saint André retrouvé par L’Abbé Guillaume (1882, 113-116). La deuxième raison – qui est déterminante – est que, les rôles étant interprétés par les habitants du lieu de représentation (dont nombre étaient probablement illettrés), chacun devait interpréter le rôle dans sa propre variété linguistique (briançonnaise), que le texte ait été rédigé en « dialecte briançonnais » ou en « dialecte embrunais ».