Dans les années 90, le Théâtre Niçois de Francis Gag cherche une nouvelle impulsion suite à la disparition en 1988 de son créateur, par ailleurs seul auteur des pièces jouées, et qui occupait le rôle principal dans la distribution lors des différentes représentations. Il s’agit alors pour la troupe d’imaginer une nouvelle direction qui attirerait à nouveau le public dans les salles ainsi que de nouvelles créations qui permettraient de dépasser celles historiquement élaborées autour de Francis Gag. La troupe est alors en perte de vitesse. Pendant une petite décennie, celles des années 90, elle remonte des classiques écrits par son fondateur, mais le public, nostalgique de l’omniprésence de Francis Gag à laquelle il était habitué, se fait de plus en plus rare. Se pose alors la question paradoxale de la continuité et du renouvellement. Dans cette recherche d’un nouvel élan, le poète Jan-Luc Sauvaigo propose à Pierre-Louis Gag, le fils de Francis, une pièce déjà pensée dix ans plus tôt, au début des années 80 avec son ami, qu’il considère comme son frère, Gui Pelhon, le frère du poète Alan (1946-1994). Gui Pelhon (décédé en 1985) et Jan-Luc Sauvaigo s’étaient déjà amusés à traduire en nissard les noms des personnages de la pièce Volpone, grand classique de Ben Jonson de la période du théâtre élisabéthain et plus précisément jacobéen. Après le décès de Gui Pelhon, Sauvaigo achève l’écriture de la pièce et c’est en 1998 qu’il la propose à la troupe du Théâtre Niçois de Francis Gag sous le titre L’Or d’en Mascoinat1. Longtemps demeuré dans les tiroirs, l’or avait ainsi trouvé une occasion de briller. Cette pièce à 14 personnages sera mise en scène et jouée au cours de deux sessions de spectacles, l’une en septembre 1999 et l’autre en octobre 2004.
Affiches des représentations de 1999 et 2004 au théâtre Francis Gag
Bien sûr, l’origine de L’Or d’en Mascoinat remonte au Volpone de Ben Jonson de 1606, une pièce en vers. Mais ce sont davantage ses réécritures en prose de Stefan Zweig en 19252 puis de Jules Romains en 19283 ainsi que l’adaptation cinématographique de Maurice Tourneur (1941)4 qui ont inspiré Sauvaigo pour l’écriture de ce qui demeure à ce jour sa seule création théâtrale. Il s’agit donc d’une comédie satirique à dimension sociale qui, par son sujet, est intemporelle. L’action se situe à Nice en 1497. Nous retrouvons les notables de la cité, le juge, l’usurier, le commerçant et l’avocat qui font emprisonner un armateur génois pour créances non honorées. Ce dernier, aidé d’un marginal compagnon de geôle, entreprend de se venger : les fièvres sévissant en ville, il feint d’être mourant afin que Corpatàs l’usurier, Porquet le commerçant drapier et Papagau l’avocat se précipitent à son chevet dans l’espoir de s’approprier l’héritage. Volpin, l’armateur génois, va user de tous les vices pour contrecarrer leurs plans et accroître sa fortune personnelle qui s’avèrera de toute évidence fort mal acquise.
Caractéristiques du théâtre de Sauvaigo
Construction de la pièce
Sauvaigo conserve le cadre de la comédie classique établi par Ben Jonson. L’or d’en Mascoinat est une pièce en cinq actes auxquels s’ajoute un dernier tableau. Dans sa construction, on peut observer une symétrie quant aux lieux où se déroule la scène entre les différents actes et le dernier tableau. La pièce s’ouvre dans l’obscurité d’une geôle (acte I) et s’achève la nuit dans une rue mal éclairée (dernier tableau). L’obscurité encadre ainsi le déroulé de l’histoire alors que la lumière des actes II, III, IV et V vient éclairer des traits psychologiques et des vices tels la cupidité et l’avarice. La société représentée passe donc de l’obscurité à l’obscurité par cette corrélation du décor entre l’acte I et le dernier tableau. Au centre de la pièce, l’acte III se déroule dans la rue Mascouinat de Nice ce qui explique en partie le titre de la pièce. Encadrant cet acte III, les actes II, IV et V ont pour décor l’intérieur du palais de Volpin. Cette mise en scène des lieux relève plus ou moins d’une construction à l’opposé de celle qui avait été voulue par Ben Jonson. Dans Volpone, seuls les actes I et V se déroulent en intérieur alors que les actes II, III et IV ont pour cadre différentes rues et places de Venise. Chez Sauvaigo, l’accent est davantage mis sur l’intérieur et sur l’obscurité.
Concernant le temps, Sauvaigo rompt également avec la version initiale : l’histoire court sur trois jours au moment de Carnaval 1497 alors qu’elle se concentre sur la seule journée du 26 février 1606 pour la pièce de Jonson. Seule l’unité d’action, à savoir la lutte pour l’héritage de Volpin, est conservée. La construction de l’action est très classique. Les trois prétendants à l’héritage entrent en scène et se succèdent quasiment toujours dans le même ordre. Dans l’acte II, moment essentiel pour la mise en place du stratagème de Volpin, le rythme est donné par les trois entretiens bilatéraux que sont celui de Peolhet avec Papagau, puis de Peolhet avec Porquet et enfin de Peolhet avec Corpatàs.
L’ordre et le déroulé de ces trois entretiens sont assez semblables entre la pièce de Ben Jonson et celle de Jan-Luc Sauvaigo : c’est toujours l’avocat qui se présente en premier, Voltore dans Volpone et Papagau dans l’Or d’en Mascoinat. Les deux personnages s’entretiennent avec le serviteur-parasite, nommé Mosca chez Jonson et appelé Peolhet chez Sauvaigo. Ils parviennent à échanger avec Volpone ou Volpin qui feint d’être malade et lui remettent, dans les deux créations, une pièce d’argenterie en gage d’une supposée estime. Dans les deux pièces, ils sont interrompus par l’arrivée d’un autre prétendant et sortent en toute discrétion pour ne pas être vus par ce concurrent.
À ce premier échange succède celui entre Porquet le commerçant et Peolhet. À l’instar du deuxième échange dans la pièce de Ben Jonson, le deuxième prétendant ne peut s’entretenir directement avec le noble car celui-ci feint de dormir. Dans les deux pièces, le deuxième prétendant se présente muni d’une drogue censée abréger les souffrances du maître afin qu’il succombe plus rapidement. Sauvaigo se démarque juste de Jonson en faisant réveiller le malade lorsque Porquet lui remet un présent.
Enfin, c’est au tour de Corpatàs, vieil usurier, de se présenter. Là aussi, dans les deux pièces, l’évolution de la discussion est organisée de manière semblable. Le vieillard s’enquiert tout d’abord de l’état de santé du malade en espérant le pire, ce à quoi succède une discussion sur le nom de l’héritier qui n’est, stratagème oblige, toujours pas connu. C’est enfin par une teinte grotesque que ce dernier entretien s’achève avec l’énumération par le serviteur des différents cadeaux déjà offerts par les autres prétendants dans le seul but d’inciter son interlocuteur du moment à se montrer plus généreux.
Ce moment de la pièce où se succèdent auprès du mourant les trois personnages qui convoitent son héritage est donc central. L’ordre de ces trois entretiens crée une symétrie dans le jeu des entrées en scène que nous retrouvons tout au long de la pièce. Il dévoile une cupidité assumée par les prétendants et permet de comprendre les tenants et les aboutissants du stratagème orchestré par Peolhet le serviteur et Volpin son maître.
Un théâtre dans le théâtre
Ce stratagème justement élaboré dans le palais de Volpin crée un théâtre par un effet de mise en abyme, la chambre de l’armateur génois apparaissant comme une scène dans la scène. C’est en effet là que le noble joue sa comédie du malade imaginaire aidé par son serviteur, au détriment de tous les autres personnages. Ce théâtre dans le théâtre se décèle cependant à deux niveaux différents bien que liés entre eux :
- Il y a donc tout d’abord ce stratagème grotesque où Volpin et son serviteur Peolhet imaginent et mettent en scène une soi-disant agonie du noble pour attirer dans leur piège les trois prétendants.
II, 1
Peolhet
Dau segur… Mas, cresi ben de lu audir montar…
Volpin - Ben, ben ! Alora, li vau… asperi en la mieu chambra… Tu, fas cen qu’avem decidat…
[Bien sûr… Mais, je crois bien les entendre monter…/ Volpin- Très bien ! Alors j’y vais… j’attends dans ma chambre… Toi, fais ce que nous avons convenu…]
Certaines répliques entre eux s’apparentent à un véritable cours de théâtre où le professeur félicite et encourage son élève :
II, 5
Volpin (à Peolhet5)
Peolhet !... ben, ben, fas de progrès ! E cu es lo seguent ?
[Peolhet! ...Très bien, tu fais des progrès ! Et qui est le suivant ?]
II, 9
Volpin (à Peolhet)
Peolhet, lo mieu escolan, siás un pèis ! Aüra qu’avem ganhat la jornada, ven’amb ieu, anam portar lo brinde e beure en aquelu tabalòris ! Ah, non mi siáu jamai sentit tant alègre coma ancuèi ! Vorii que lu autres mi veguesson… mas son pas estat pron castigats… cauria li secar encar demai !
Peolhet, mon apprenti, tu es un as ! A présent que nous avons réussi la journée, viens avec moi, nous allons trinquer et boire à ces niais ! je ne me suis jamais senti si joyeux qu’aujourd’hui ! J’aimerais tant que les autres me voient… mais ils n’ont pas été suffisamment châtiés... Il faudrait les bousculer davantage !]
Les paroles de Volpin imitent la présentation du déroulement de l’intrigue que pourrait faire l’auteur au public :
II, 4
Volpin (à Peolhet)
alora ancuèi aneràs bofar per carriera…e fins a Sant-Miqueu e en Casteu tanben… que la febre mi rolha e que lo mieu testament es fach… veiràs lu tres capons, coma li coneissi, si creseràn de tocar l’eritatge…van s’abrivar aicí e seràn ben pessugats de mi veire galhard !
[alors aujourd’hui tu iras crier dans la rue…et jusqu’à Saint Michel et au Château aussi… que la fièvre me ronge et que mon testament est rédigé… tu verras les trois vauriens, comme je les connais, qui penseront toucher l’héritage…ils vont rappliquer ici et seront bien surpris de me vois gaillard !]
Parfois, le public est confronté à deux lectures antagoniques de cette histoire enchâssée dans l’histoire principale et apparaissent alors directement dans les propos de Peolhet les réflexions sur sa conception du jeu et dans lequel il n’y aurait plus de limites :
II, 4
Peolhet (à Volpin)
Ieu, siguessi l’ome l’òme lo mai ric de Nissa, que toi lo si creson malaut, n’en aprofiterii de mai…… e vos, mi parlatz d’aquela vendèta da fifi, d’amolet ! Ieu, mi paguerii un teatre de piatas, a la talha d’aquela societat nissardassa… e siáu ieu que farii balar lu palhassos.
[Moi, si j’étais l’homme le plus riche de Nice et que tout le monde me pensait malade, j’en profiterais davantage… et vous, vous me parlez de cette vengeance misérable, d’aiguiseur ! Moi, je me paierais un théâtre de marionnettes, aux dimensions de cette société nissardasse… et c’est moi qui ferais danser les palhassos]
À travers cette tirade, Peolhet se présente, à l’insu de son maître, comme un véritable metteur en scène. Il se sert de l’histoire dans l’histoire pour concevoir lui aussi son propre scénario. Ce faisant, il introduit dans la pièce un troisième niveau théâtral et devient ainsi le véritable écrivain de cette comédie ce qui fait de lui le seul détenteur des clés de toutes les énigmes et de toutes les intrigues. Au sein du drame pensé par Volpin, Peolhet écrit également le sien et s’impose de ce fait comme quatrième prétendant à l’héritage de son maître. Cette dramaturgie à triple niveau fait de lui un adjuvant-opposant. Dans cette optique, il orchestre avec précision certaines entrées et sorties de scène qui se font la plupart du temps sans concertation avec son serviteur :
III, 6
Peolhet (à Leonin)
Anèm, li a milhor da faire…Escota… d’aquí doi oras de temps, ti troveràs au palatz de Volpin…pas denant, nevèr ?! Corpatàs li serà amb au testament… e ieu, ti farai entrar en aquesto moment… Mas sauperàs estar calme ?
[Allons il y a mieux à faire… Écoute… d’ici deux heures, tu iras au palais de Volpin, pas avant n’est-ce pas ? Corpatàs y sera avec le testament… et moi, je te ferai entrer à ce moment-là… Mais il te faudra rester calme ?]
Un dénouement constamment annoncé
Cette construction en abyme où la dramaturgie évolue au gré des entretiens entre le Maître et son serviteur, n’a qu’une finalité pour Peolhet : accroître sa propre richesse. Il finira par rafler l’héritage, au prix d’une habileté à toute épreuve et d’un sens de l’anticipation qui confirmera son statut de premier metteur en scène. Cette pièce illustre à plusieurs reprises le proverbe « bien mal acquis ne profite jamais » qui en constitue la seule morale et anticipe le dénouement. La fin qui se profile, celle de la fortune accumulée frauduleusement par le noble qui profitera au seul serviteur est constamment rappelée tout au long de la pièce :
I, 1
Peolhet (à Volpin lorsqu’ils sont encore en prison)
hé,hé, as rason ! aspera d’èstre pron ric per mi sortir d’aquì. Sobretot, aspera d’èstre ben, ben, ben ricàs…ensinda, au manco, serai segur de non li tornar tròp vito.
[hé, hé, tu as raison! Attends d’être suffisament riche pour me sortir d’ici. Surtout, attends d’être très très riche...ainsi, je serai sûr de ne pas y revenir trop vite.]
II, 2
Corpatàs
Es ver… mas per qu mal aquista…
[C’est vrai que pour qui acquiert mal]
Peolhet
N’i a totjorn un autre que ben acaba… (ils sortent les derniers en riant.)
[Il y en a toujours un qui dépense bien…]
II, 4
Volpin (à Peolhet)
ah, se pòdi èstre segur… que l’òr estesse dins la mieu caissa, alora… que bèla menchonada !! (après réflexion.)6 Alora… m’estau malaut… pèjo, m’en vau en champanèla… hé, hé e lo nom dau mieu eritièr non es escrich… ai pas de frema, ni familha, cu eriterà la fortuna de Volpin ?
[ah, si je peux m’assurer… que l’or demeure dans ma caisse, alors… quelle belle blague !! (après réflexion). Alors, je continue à faire le malade… pire, je décline… hé, hé et le nom de mon héritier n’est pas écrit… je n’ai pas d’épouse ni de famille, qui héritera de la fortune de Volpin ?]
II, 6
Peolhet (à Corpatàs)
Paciença ! Cu va plan, va pas totjorn san e cu s’abriva, non es segur d’arribar lo promièr !
[Peolhet (à Corpatàs)
Patience ! Qui va doucement, ne va pas toujours sainement et qui s’élance n’est pas sûr d’arriver premier !]
II, 9
Peolhet (à part)
Ah, es bèla que passada la solidarietat d’en galera ! Mas va ben, lo varlet non fa d’esposc… es pas ric mas a de nas ! « Au mai monta la monina, au mai si vètz la coa »… e lo Segurin troverà segurament lo prèmi dei sieu qualitats…
[Ah, elle est belle la solidarité née en prison ! Mais tout va bien, le valet ne fait que du vent... il n’est pas riche mais a du flair! « plus la gueunon grimpe plus on lui voit la queue »... et Ségurin trouvera sûrement la récompense à ses qualités...]
À travers ces cinq répliques de l’acte II, sont annoncés aussi bien l’accroissement de la richesse bien mal acquise de Volpin, qui sûrement profitera à quelqu’un d’autre que le jeu personnel de Peolhet qui devancera tous ses concurrents au moment du dénouement.
Entre nissardité et universalité
Cette pièce intemporelle traite un thème qui traverse les âges du théâtre, du baroque au romantisme, en passant par le drame bourgeois. Avec L’Or d’en Mascoinat, Sauvaigo nous livre toutefois une création qui oscille entre universalité et nissardité. C’est un théâtre qui peut voyager mais reste tout de même ancré sur Nice.
L’universalité de la pièce
Nous sommes en présence d’une comédie satirique. Cette pièce fait triompher le plus marginal et le plus opportuniste des personnages, dépourvu de toute morale. L’universalité est essentiellement fondée sur la satire, en premier lieu la satire du monde judiciaire. La justice que l’auteur présente comme arbitraire, sans aucun code établi, sans aucune référence aux lois ne joue aucunement le rôle qu’elle devrait jouer. Dès le début de la pièce, le recours au burlesque permet au Juge de justifier sa décision de faire sortir Peolhet de prison, ce qui fera de lui le serviteur de Volpin. S’adressant à Volpin pour évoquer le cas de Peolhet, il dit :
I, 3
Juge
La vòstra magnimitat vos onora, Messèr Volpin ! Lo coneissi aqueu capon ; pilhatz lo; es pas marrit pelandron mas preferissi que lo governessiatz vos ; es ver, l’avem totjorn en càrcer que n’embarassa… e costa pebre a la Comuna pi, coma a la Justícia de Monsenhor de Savòia !
[Votre magnanimité vous honore, Monsieur Volpin ! Je le connais ce vaurien : prenez-le, il n’est pas mauvais bougre mais je préfère que vous le gériez vous, c’est vrai, nous l’avons toujours en prison et il nous encombre... et tout ceci coûte cher à la Ville comme à la Justice de Monseigneur de Savoie !]
Par ailleurs, Volpin agresse sexuellement Aucelina avec le consentement de son mari Pourquet. Leonin Galin, ancien fiancé d’Aucelina, arrive à temps pour mettre un terme à cette agression. Dans cette histoire, Leonin Galin est la seule personne dotée d’une morale et apparaît comme le sauveur de la victime. Contre toute attente, par un verdict totalement burlesque là aussi, le Juge réprimande Leonin, et acquitte l’agresseur.
IV, 6
Juge
Lo Tribunal excepcional, estent que lo planh a l’encòntra de Volpin, Ginoés, apontelat dai dichs d’un testimòni solet, contrari emb’ai autres presentats… estent que la dama concernada non si planh…da minga malonestat da parte de Volpin… que l’espós non la ten en sospect… d’autra part, estent l’invaliditat de l’accusat… n’en sembla lògico de dubitar de l’acusacion de violença lúbrica… estent finalament que lu testimònis unànimos, comprés l’oncle de l’acusator, laudan lu meritis de l’acusat… deciditz : l’acusat es remandat dai fins dau planh. E quant a vos, capitani Galin, pilhàtz garda a l’avenir, de non portar mai d’acusacion laugièra a l’encòntra de gent onorable… acusacion que poriavatz ben èstre forçat n’en resarcir lo dam portat au vòstre pròssimo !
[Le Tribunal exceptionnel, considérant que la plainte à l’encontre de Volpin, Génois, appuyé par les propos d’un seul témoin, contraire aux autres présentés… considérant que la dame concernée ne se plaint… d’aucune malhonnêteté commise par Volpin… que l’époux ne la suspecte de rien… d’autre part, considérant l’invalidité du suspect… il nous semble logique de douter de l’accusation de violence lubrique… considérant finalement que les témoins, unanimes, y compris l’oncle de l’accusateur, louent les mérites de l’accusé… décide : l’accusé est acquitté. Et quant à vous, capitaine Galin, gardez-vous à l’avenir de porter d’autres accusations mensongères à l’encontre d’honorables gens… accusation qui pourrait bien se retourner contre vous !]
Sur cette affaire, le Juge n’exerce point dans un tribunal mais va jusqu’à se rendre au domicile de l’accusé pour rendre justice. Nous l’avons dit, cette pièce se déroule à la période de Carnaval. C’est justement à un renversement des valeurs que nous assistons avec un accusé qui orchestre son propre procès dans un tribunal qui n’est rien d’autre que sa propre maison. Son amitié avec le Juge va à l’encontre de l’impartialité qui devrait être celle du monde judiciaire :
IV, 5
Peolhet
lo sinhor Volpin es ja mièg muòrt…pòu pas caminar ! es ciutadin de la Repùblica de Génoa, e amic amb lo Jutge-màger…Fètz lo sonar, Sargent, plèti !
Pitolàs
Ah, coneisse lo Jutge… (A Pitolet e Pitolin.) Vautres, anatz querre Don Ligoban… ben respectuosament, né! Diàs li ben qu’es requist per un cas excepcional !
Volpin
Ah non, non, non ! Puòdi pas li anar! Mi van tormentar! Peolhet sauva mi !
Peolhet
Hé, podètz pas bolegar, nevèr ? Bah, un plaid es coma un juèc de dados ! S’avètz la man segura, podètz encara tot rabaiar !
[Peolhet
le Sieur Volpin est à moitié mort… il ne peut plus marcher ! Il est citoyen de la République de Gênes et ami avec le Grand-Juge… Faites-le venir s’il vous plaît Sergent !
Pitolàs
Ah, il connaît le Juge… (à Pitolet et Pitolin) Vous-autres, allez chercher Don Ligouban, bien respectueusement, né ! Dites-lui bien que nous l’attendons pour un cas exceptionnel !
Volpin
Ah non non non, je ne peux y aller. Ils vont me chercher querelle ! Peolhet sauve moi !
Peolhet
Hé, vous ne pouvez pas bouger n’est-ce pas ? Une plaidoirie c’est comme le jeu de dés, si vous avez la main sûre, vous pouvez encore tout amasser !]
Ce renversement des valeurs apparaît aussi au détour de simples répliques lorsque, par exemple, l’avocat Papagau regrette que « les Juges soient chers » (IV,5). Il se manifeste par le comique de situation quand les gardes de la ville sont surpris à l’auberge où, disent-ils, ils surveillent des individus suspects (IV,6).
Au-delà de celle du monde judiciaire, cette comédie est plus généralement une satire de la société. Pour cela, le cynisme, la cupidité, la vanité, l’avarice, l’orgueil constituent les principaux traits de la psychologie des personnages. Tous les personnages principaux sont des notables, seul Peolhet appartient au menu peuple. Il est amusant de remarquer que lorsque ce dernier décrit la cupidité des autres, c’est pourtant la sienne qu’il est en train d’évoquer :
II, 4
Peolhet
Non, non, non, l’oudor, basta lo perfum de l’aur, l’argent, ren que de lo nasear… e toi, toi eritan l’aparença, calinhan lu pantais, estirassan lo cuòl e la testa li vira ! Li fremas s’estraissinan fins au tieu lièch, lu merchands ti puòrjon tot a jaba e lu poëtas ti fan de laudas per la posteritat ! Es aquò la magia de l’òr !
[Non, non, non, l’odeur, juste le parfum de l’or, l’argent, rien que de le renifler… et tous, tous héritent de l’apparence, embrassent les rêves, étirent le cou et perdent la raison ! Les femmes accourent jusqu’à ton lit, les marchands te fournissent tout gratuitement et les poètes te font des louanges pour la postérité ! C’est cela la magie de l’or !]
Au détour d’une discussion avec Peolhet, Volpin dénonce clairement ce que le genre humain fait de pire. Il y a là de la part de Sauvaigo une volonté de clarifier les intentions de sa pièce et de ce qu’elle dénonce :
II, 9
Volpin
Pura, m’a caugut venir en aqueu païs per m’enavisar de l’avilissament de l’umanitat ! aqueli gens d’aquì son au sota-suòl dau génere uman ! Escaronhas !
[Il m’a cependant fallu venir dans ce pays pour constater l’avilissement de l’humanité ! Ces gens sont au sous-sol du genre humain ! Charognes !]
Lorsque les trois notables se succèdent dans le palais de Volpin afin de se placer au mieux pour espérer recueillir l’héritage, la scène entre Corpatàs et Peolhet est très similaire à celle que nous pouvons observer entre Corbaccio et Mosca dans Volpone.
Volpone, Ben Jonson, I, 3 Corbaccio : Comment se porte votre patron ? […] Mosca : Il y a plutôt du pire. Corbaccio : C’est bien […] Mosca : Il a toujours la bouche ouverte et les paupières pendantes. Corbaccio : Bien. Mosca : Un engourdissement glacial raidit ses jointures et donne à sa chair une couleur de plomb. Corbaccio : C’est bien. Mosca : Son pouls est lent et faible. Corbaccio : Ces symptômes sont encore bons. Mosca : Et de son front découle une sueur froide, tandis qu’une humeur lui sort continuellement des yeux […]. Corbaccio : Excellent ! Excellent ! Je lui survivrai sûrement. Cela me rajeunit d’une vingtaine d’années. Mosca : J’allais vous chercher monsieur. Corbaccio : A-t-il fait son testament ? Que m’a-t-il donné ? |
L’Or d’en Mascoinat, Sauvaigo, II, 8 Corpatàs : Coma va ancuèi ? Peolhet : Mau, pròpi mau… Corpatàs : Alora es la fin… e lo pols ? Peolhet : Dèble… Corpatàs : Oh,… e l’alen ? Peolhet : Subla coma un tubo d’òrgue Corpatàs : Ben, ben… e lo pissum ? Peolhet : Blanca, dura, seca coma de carta-pista… Corpatàs : Excellent ! E lo sudor, caut ò freiós ? Peolhet : Gelat… Corpatàs : Òh, alora, non languisserà pas… e li mi conoissi… n’ai ja vist de rub… lo moment ven que manca l’ària ! Aï coma una pompa… e pompa… e pompa… e pompa e pi non… Pompa pas plus ! Finit ! Acabat !... E lo testament es fach au manco ? |
La satire met alors en évidence le cynisme le plus cruel des protagonistes. Pour ce faire, aussi bien Corbaccio chez Jonson que Corpatàs chez Sauvaigo questionnent le serviteur-parasite sur l’état de santé du noble qu’ils croient mauvais et se réjouissent des réponses pessimistes, en réalité des mensonges, que le serviteur leur apporte. Ils ne cachent pas leur jeu ni leurs sentiments dépourvus de toute humanité. Dans leur questionnement, Corbaccio et Corpatàs, au-delà des quatre siècles qui séparent les œuvres où ils sont mis en scène, font appel au physiologique : pouls, respiration, sueur. Pour leur servir ce qu’ils souhaitent entendre, le serviteur, Mosca chez Jonson, Peolhet chez Sauvaigo, répond par des descriptions toujours plus horribles, ceci permettant de conforter le stratagème imaginé entre le noble et le serviteur et d’alimenter l’espoir malsain des prétendants.
Une pièce qui exprime une nissardité
Cette satire de l’homme, de la justice et du pouvoir est universelle. Toutefois cette pièce tire en partie son originalité et sa spécificité de son aspect satirique appliqué à Nice. À travers un stéréotype dévalorisant, le Niçois est présenté comme malhonnête, c’est un escroc. Lors de leur conversation en cellule, Volpin et Peolhet racontent les causes de leur incarcération. Au détour de leur récit, c’est souvent la société niçoise qui devient la cible de leurs propos :
I, 1
Volpin
Se vuòs menchonar un Nissart, dia-li pura la veritat.
Peolhet
Ferma-ti, l’òme! Va-li plan emé li tieu raças, òu !... Maugrat que sigui un enfant de la còca, e que Nissa m’a sempre tengut dins la pauta, siau nissart, e content encara ! Lu capons nissarts son nòstres e li volèm castigar nautres ! […] Siás pas un assassin, nevèr ? Basta un scròc ! Siás pas lo solet, ni lo promièr… Nissa n’a fach una especialitat nacionala !
[Volpin
Si tu veux tromper un Niçois, dis-lui néanmoins la vérité.
Peolhet
Arrête-toi, l’homme ! Vas-y doucement avec tes clichés hen ! Bien que je sois un enfant de la rue, et que Nice m’ait toujours maintenu dans la boue, je suis niçois et bien content de l’être ! Les vauriens niçois nous appartiennent et nous voulons les corriger nous-mêmes ![…] Tu n’es pas un assassin n’est-ce pas ? Juste un escroc ! Tu n’es pas le seul ni le premier…Nice en a fait une spécialité nationale !]
Au-delà de la satire, le langage contribue lui aussi à « nissardiser » la pièce. Autrefois, à Nice, tout commerçant qui ne pouvait honorer ses dettes et devait par conséquent se déclarer en faillite était conduit devant le bâtiment du Sénat de Nice afin d’y être puni, en étant l’objet d’une humiliation. Déculotté, il devait alors taper son postérieur plusieurs fois sur une pierre ce qui, aux yeux de la société le rendait en quelque sorte quitte et annulait définitivement ses dettes. En Nissard, l’expression picà dòu cuòu est restée dans le langage courant pour signifier « faire faillite ». Lors du récit fait par Volpin à Peolhet à propos de ses dettes accumulées, ce dernier, dans une fausse consolation, lui rétorque :
I, 1
Peolhet
as fach un crèp, bo ! Piqueras dau cuòu sus la pèira d’escàndol, e pi pas mai… A ben li regarjar, aqueu tractament manca pas de judici, né ?!
[Tu as échoué ! Tu taperas du cul sur la pierre et puis rien de plus… À bien y regarder, ce traitement ne manque pas de bon sens, n’est-ce pas ?!]
De même, la présence de proverbes et dictons niçois dans les répliques des personnages alimente cette singularité langagière. Bien sûr, ceux-ci ont été choisis en lien avec le thème de la pièce qui fait un tableau de l’avarice, de la fraude et de la dépense. Le titre même de la pièce repose sur le dicton « L’òr d’en Mascoinat, qu ne’n vòu, se’n fa », fondé sur la mauvaise réputation qu’avait la rue Mascoinat à Nice7, une rue mal famée et essentiellement fréquentée par les contrebandiers. Au dernier tableau, c’est le dicton « a paire aquistaire, enfant acabaire » (les enfants dilapident l’héritage) qui est adapté à l’histoire de la pièce, devenant ainsi :
Dernier tableau
Volpin
Quora grincho es lo mèstre, es ladre lo garçon… e lo garçon es acabaire se lo mèstre es aquistaire !
[Lorsque le maître est avare, le garçon est mauvais… et le garçon est dépensier si le maître est acquéreur !]
Outre ces éléments de langage qui ancrent la pièce dans Nice, l’époque choisie par Sauvaigo pour situer l’histoire relève de ce qu’il nomme un âge d’or dans l’histoire de la Cité. La scène se déroule donc à Nice en 1497, moment de paix et de prospérité durant lequel se conjuguent puissance militaire, puissance politique, puissance économique et puissance culturelle. Tous les éléments de la grandeur du Comté de Nice de l’époque sont ainsi réunis pour offrir à la pièce un cadre national qui est annoncé au début de la pièce par le crieur :
La scèna si debana a Nissa en lo 1497, es a dire dau temps de l’atge d’òr nissard, Filibert II essent Duca de Savòia, son fraire Reinat, lo grand Bastard de Savòia, essent governator de Nissa. Lu pinctors Ludovic Brea e Joan Canavesio, lo matemàtico Francés Pellós, lo gabelòto Paganin Dalpozzo, l’armador Joan Galean, gentilòme e marin son toï contemporans…
[La scène se déroule à Nice en 1497, c’est à dire du temps de l’âge d’or niçois, Philibert II étant Duc de Savoie, son frère René, le grand Bâtard de Savoie, étant gouverneur de Nice. Les peintres Ludoviv Brea et Jean Canavesio, le mathématicien François Pellos, le gabeleur Paganin Dalpozzo, l’armateur Jean Galléan, gentilhomme et navigateur sont tous contemporains...]
1497 représente l’année d’accession au trône de Philibert II dans le Duché de Savoie auquel Nice appartient. En cette fin du XVe siècle, la question politique centrale est celle des institutions communales. Nice affirme sa fidélité aux Savoie qui lui donnent le 1er mai 1492 un nouveau statut communal. La ville se développe et descend peu à peu du Château. Sa vocation portuaire et commerciale s’affirme. De nouvelles élites sociales se créent et la fin du siècle fait de Nice un foyer intellectuel : Francés Pelós publie son traité de mathématique, Lo Compendion de l’Abaco, Ludovico Brea développe le premier art pictural niçois moderne.
Nous le disions au début, la genèse de cette pièce remonte à la traduction en niçois du nom des personnages de la pièce établis par Jonson. Tout nous porte à croire que cette traduction de Jan-Luc Sauvaigo et de Gui Pelhon insère la pièce dans une nissardité avouée.
Volpone, Ben Jonson |
L’Or d’en Mascoinat, J-L Sauvaigo |
Le nom du personnage principal, Peolhet Segurin, illustre à lui seul cette insertion de la pièce dans la conscience collective niçoise : le nom peolh [pou] à la place du nom Mosca [mouche] de Jonson, ajoute l’idée de parasite. Par ailleurs, lorsqu’on lui adjoint le qualificatif de revengut, l’expression peolh revengut [littéralement « pou revenu »], il désigne le parvenu. C’est exactement l’histoire que va vivre Peolhet. Il est par ailleurs très probable que le patronyme de Ségurin qui lui est accolé soit un dérivé de Séguran, nom que Sauvaigo donne au peuple niçois dans son imaginaire poétique mais qui renvoie également à la maison d’édition qu’il a créée et qu’il a ainsi nommé, Lu Segurans qui apparait parfois sous l’intitulé de Stampa Segurana. L’armateur génois se prénomme Paganin. Or, cette pièce se situe dans la période que Sauvaigo appelle « l’âge d’or niçois ». Paganin est en cette fin du XVe siècle le prénom de Dalpozzo, grand commerçant de cette époque qui a notamment permis la réalisation d’un des premiers axes muletiers entre Nice et la plus grande ville du duché d’alors, Turin. De même, le neveu de Corpatàs, en quelque sorte le justicier de cette histoire, a pour nom Leonin Galin ce qui nous invite à établir une relation avec le patronyme Galléan, d’une grande famille d’armateurs niçois de la fin du Moyen-Âge sur lesquels nous reviendrons. Enfin, les sergents et gardes ont pour nom Pitolàs, Pitolet et Pitolin, ce qui constitue une métaphore choisie de leur activité, le pitol signifiant en niçois la dinde, le dindon.
Par ailleurs, dans cette œuvre théâtrale, nous retrouvons des personnages, réels ou imaginaires, familiers de l’œuvre poétique ou chansonnière de Sauvaigo.
L’univers poétique de Sauvaigo
Sauvaigo est un artiste aux multiples moyens d’expression. Si L’Or d’en Mascoinat constitue sa seule création dans le domaine théâtral, certains motifs et images familiers pour ses lecteurs font de sa pièce un prolongement de l’ensemble de son œuvre poétique, musicale ou picturale.
La marginalité
C’est avant tout la marginalité qui s’impose comme la première permanence de cet univers poétique. Les deux protagonistes, Peolhet le serviteur et Volpin l’armateur, font connaissance en prison, ce qui d’emblée différencie la relation entre eux de celle que nous pouvons observer chez les personnages de Jonson. Volpin, sans le sou, est acculé ; il n’arrive pas à honorer ses créances. Celui qui nous est présenté comme un noble armateur génois est en fait insolvable. De la même manière, Peolhet est emprisonné parce qu’il croule sous les dettes. Nous apprenons de la bouche du Juge que ses séjours en prison sont répétitifs. La relation entre ces deux personnages, essentielle quant à la dramaturgie, naît ainsi dans une geôle au milieu des rats. À lui seul, le titre de la pièce, L’Or d’en Mascoinat, contribue lui aussi à la création d’un univers marginal. Nous évoquions le dicton niçois « L’Or d’en Mascoinat, qu ne'n vòu se’n fa », qui évoque la mauvaise réputation de cette rue qui abritait des faussaires. Il n’est donc pas étonnant que dans l’imaginaire de Sauvaigo une telle histoire ait pour cadre ce coin de Nice mal famé. Au-delà du dicton, il y a bien évidemment le nom de cette rue que l’on peut retrouver dans d’autres villes de l’espace occitan et qui sous-entend la présence de mauvaises gargotes, auberges peu accueillantes. La pièce ne donne aucune information concernant l’identité de Peolhet, si ce n’est qu’il est niçois. Il n’a aucune attache, aucun proche, aucune famille mais il devient malgré tout l’usurpateur qui triomphe. Quant à Volpin, si selon ses dires il est un grand armateur génois au début de la pièce, il finit comme un moins que rien, dans l’indifférence générale, condamné à raser les murs de nuit afin de s’enfuir, caché sous son manteau. Il s’évapore ainsi dans l’anonymat le plus total ce qui le réduit à un avenir des plus sombres où la question de son identité et de son passé constituera forcément un fardeau. Cette question de l’identité revient régulièrement dans les écrits de Sauvaigo8. Dans la pièce, même le simple personnage de Canheta qui cherche à marier sa fille Girèla avec Volpin se présente en disant :
II, 3
Canheta (à peolhet)
E pi li cau dire l’autra rason : ma maire non foguèt coneissuda… ieu, siáu un enfant natural e ma filha, l’ai aguda d’un…
[Et puis il faut avouer l’autre raison: on ne sait qui est ma mère... moi je suis une enfant naturelle et ma fille, je l’ai eue d’un...]
Le lien Nice-Venise, la mer
De cet univers poétique, c’est aussi la relation entre Venise et Nice qui ressurgit dans cette pièce de théâtre. On se souvient que le recueil Faulas de Nissa, dont la rédaction s’étale sur plus de quinze ans, s’inspire en partie des Fables de Venise d’Hugo Pratt. L’idée d’offrir une vision d’une Nice plutôt méconnue, secrète voire magique, avait germé dans les motifs que Venise offre à travers les aventures de Corto Maltese. Le choix d’adaptation de cette pièce qui à l’origine se déroule également à Venise ne semble pas dû au hasard et tout laisse à penser que cette ville, cité portuaire et lagune, est une source d’inspiration pour Sauvaigo.
Et c’est bien la mer, les bateaux et la navigation qui illustrent le mieux son univers poétique que l’on retrouve dans la pièce de théâtre. Contrairement aux versions antérieures de Jonson, de Zweig ou de Romains, Sauvaigo ajoute à sa pièce un évènement qui déclenche l’ensemble de l’action : la disparition du bateau de l’armateur génois, la Santa Manza. Lors de leur rencontre en prison, Volpin raconte à Peolhet la perte de son bateau :
I, 1
Volpin (à Peolhet) :
Mas lo pèjo, es pas tant la preson que la pérdita dau mieu bateu ambé tot cen que l’i èra dintre […] La mieux bèla « Santa Manza », la nau belìssima dau Tercenal de Nissa, armada de nòu dai fraires Galean… que l’asperavi despì tres mès… devia s’en tornar dau Levant, cargada a bodre d’espécias fini, d’estòfas precioi, de seda… Ah, qué malur !
[Mais le pire n’est pas tant la prison que la perte de mon bateau avec tout ce qu’il contenait […] Ma belle « Santa Manza », la très belle nef de l’arsenal de Nice armée de neuf par les frères Galéan… que j’attendais depuis trois mois… elle devait retourner au Levant, pleinement chargée d’épices fines, d’étoffes précieuses, de soie… ah, quel malheur !]
Cette pièce a été pensée dans les années 80, au moment où Jan-Luc Sauvaigo publie un recueil poétique que nous considérons comme son œuvre la plus aboutie, Sus la Brua [A La Limite]. Le thème de la mer y est très présent ; le poème d’ouverture s’intitule « La Nau dei Fuòls » [La Nef des Fous], allégorie d’une société en dérive qui serait regroupée sur un bateau.
Dintre la granda sala dei ritrats
Dau Casinò de la Gitada
Que la mar furioa entaca
Asperan coma una partença desperada
Traslaissan un antic encant
Una jòia que pòdon plus défendre
A la mita dau profit:
la Mòrt, professionala e irreverenta.
Lo Nàno, entre li mans
Ten una estèla luënta e canta
Una vielha balada dei quieti còlas
Mas ren non pòu li devagar d’aquel electric esper.
Alora crida lo Nàno ben fòrt
E la sieu estela mai que mai beluga.
Tu en tant
Cerques en durment
Quauqu’un per parlar e audes ren
Manco lo remon de l’espaci
Manco l’estrange sirena de la Nau dei Fòls
Que cadun aspera.
[Dans la grande salle aux portraits
Du Casino de la Jetée
Ebréché par la mer furieuse
Ils attendent comme un départ désespéré
Abandonnent une vieille fascination
Un joyau qu’ils ne peuvent plus défendre
A la maîtresse du profit :
La Mort, professionnelle et irrévérencieuse.
Le Nain tient dans ses mains
Une étoile brillante et chante
Une vieille balade des collines tranquilles
Mais rien ne peut les distraire de cet espoir électrique.
Alors il crie bien fort le nain
Et son étoile d’autant plus scintille.
Toi pendant ce temps
Tu cherches en dormant
Quelqu’un à qui parler et tu n’entends
Ni la rumeur de l’espace
Ni l’étrange sirène de la Nef des Fous
Que chacun attend.]
L’Or d’en Mascoinat a bien en commun avec la Nau dei Fuòls la dénonciation des dérives de la société. Dans la pièce, celle-ci est générée par un bateau en dérive lui aussi, qui disparaît sans qu’on ne sache trop pourquoi ni comment et qui réapparaît un peu magiquement. Et c’est bien là tout l’aspect fantasmagorique de la poésie de Sauvaigo que nous retrouvons dans la pièce de théâtre. D’ailleurs le nom choisi pour ce bateau, la Santa Manza, fait référence à un petit cargo, cimentier ou pétrolier, qui dans les années cinquante effectuait des rotations entre Nice et la Corse et que Sauvaigo a pu observer. Dans sa propre mythologie, Sauvaigo reporte sur ce bateau l’imaginaire de la mer et d’une nef en dérive. Nous retrouvons justement dans les Faulas de Nissa ce texte évocateur, sous-titré « Lo passatgin enigmático » :
Santa Manza : pòrtula, convidament au viatge, gòlfe au miegjorn de Còrsega, cargo pichin dau pòrt de Nissa, navili dei refugis, nau embriaga, nau dei fòls, embarca tot un monde de viatjaires, exiliats, aventuriers, emigrats, desportats, faidits, celèstos barronaires, una umanitat bruissenta coma l’arca de Nové, gruèlha de nuòe, enrolhada, frustada, reducha da esquifo de bòsc, laüt dau país, cremat per Sant Pèire, varatges de fòra temps agrapats ai flancs, barca coralina que devessa li paraulas, lu símbolos d’una cosmogonia mediterrànea, d’Ulís l’etèrno retorn, un jorn bensai, Penelòpa, la bèla Nissarda…
E aqueu nom misteriós que sòna coma una pagana persistença, un antic relais dau cult mitríaco e boin, que Bègo e Monte Cinto serian li signas sòmis, Santa Manza: la mansa sanctificada !9 (p. 94).
Santa Manza : portulan, invitation au voyage, golfe du midi de la Corse, petit cargo du port de Nissa, navire des refuges, bateau ivre, nef des fous, qui embarque tout un monde de voyageurs, d’exilés, d’aventuriers, d’émigrés, de déportés, de bannis, de vagabonds célestes, toute une humanité bruissante comme l’arche de Noé, coquille de noix, rouillée, usée, réduite à un frêle esquif de bois, canot du pays, brûlé à la Saint Pierre, herpes marines d’un autre temps accrochées à ses flancs, barque coralline qui déverse des mots, les symboles d’une cosmogonie méditerranéenne, d’Ulysse l’éternel retour, Pénélope, la belle Nissarde…
Et ce nom mystérieux qui sonne comme une réminiscence païenne, un écho antique du culte mithriaque et taurin, dont le Bégo et le Mont Cinto seraient les signes suprêmes, Santa Manza : la génisse sanctifiée ! (p. 202).
Par ailleurs, dans cette période du milieu des années 80, Maurice Maubert, artiste et ami de Sauvaigo, organise une exposition de toiles qui a pour thème le récit de voyageurs, immigrés, bannis, rescapés entre deux rives, entre deux mondes, qu’il intitule « La Santa Manza » et dont le sous-titre est « Lou Passatgin Enigmàtico », deux appellations qui font également référence à deux chansons de Sauvaigo10.
Ainsi, Maubert a-t-il pu lier à son récit la mythologie de Sauvaigo. Pourtant, dans L’Or d’en Mascoinat, la Santa Manza est présentée comme un des plus beaux navires de cette fin du XVe siècle. Sauvaigo s’est essentiellement appuyé sur les travaux d’Eugène Cais de Pierlas, médiéviste niçois du XIXe siècle. C’est là qu’il a puisé pour sa pièce l’idée de la mise en service du fleuron de la flotte niçoise ainsi que la référence à la famille Galléan. Cette référence est confirmée dans L’Histoire des Alpes maritimes de Pierre Gioffredo, grand historien niçois du XVIIe siècle. Nous lisons dans une de ses chroniques historiques - de l’an 1489 - ce qui a servi de cadre à l’imagination de Sauvaigo :
On acheva enfin la construction de la grande nef des frères Galléan, en chantier sur la plage de Nice. On l’appela la Sainte-Marie et Saint-Raphaël et il nous faudra en parler plus d’une fois car elle fut, comme nous l’avons dit, un des plus beaux et des meilleurs vaisseaux qui ait alors sillonné cette mer. A cette époque, la Méditerranée vit peu de navires égaler voire dépasser celui-ci en taille car il jaugeait deux-mille six cents tonneaux marchands, sans compter le poids des officiers et des marins. Elle fut mise à l’eau en octobre de l’année précédente et de Nice, on la conduisit dans la rade de Villefranche où elle fut équipée des armements nécessaires à la défendre contre toute attaque ennemie, bien qu’elle fût destinée au commerce et non à la course. (Gioffredo 2008, p.511)
Du théâtre romantique au respect de la comédie classique imaginée par Ben Jonson, Sauvaigo promène ainsi sa nissardité sur les rives de la Tamise. Cette unique création théâtrale de son répertoire est à considérer dans l’ensemble d’un univers poétique ouvert où se concentrent tous les moyens d’expression de l’artiste. La liberté de ton donnée à tous les personnages de la pièce dévoile l’esprit d’indépendance et l’indépendance d’esprit de l’auteur. Bien qu’élaborée pour offrir au Théâtre Niçois de Francis Gag un renouveau, L’Or d’en Mascoinat va bien au-delà des 90 ans d’existence de cette troupe et permet d’occitaniser la vieille tradition du théâtre élisabéthain.