Entre reirlutz et ubagu : Joan Ganhaire et Italo Calvino

Monica Longobardi

Traduit de :
Tra reirlutz e ubagu : Joan Ganhaire e Italo Calvino

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Monica Longobardi, « Entre reirlutz et ubagu : Joan Ganhaire et Italo Calvino », Plumas [En ligne], 6 | 2025, mis en ligne le 22 mars 2025, consulté le 05 avril 2025. URL : https://plumas.occitanica.eu/1740

« Reirlutz » e « ubagu » : sorprendentemente, Joan Ganhaire e Italo Calvino, l’uno indipendentemente dall’altro, ricorrono ad un concetto simile per descriverci la geografia del proprio immaginario. Altre corrispondenze tematiche concernenti la comunicazione tra uomo e animali svelano inedite analogie tra i due autori di letteratura fantastica.

« Reirlutz » et « ubagu » : étonnamment, Italo Calvino et Joan Ganhaire, indépendamment l'un de l'autre, recourent à un concept similaire pour décrire la géographie de leur imagination. D'autres correspondances thématiques concernant la communication entre l'homme et l'animal révèlent des analogies inédites entre les deux auteurs de littérature fantastique.

« Reirlutz » and « ubagu »: surprisingly, Italo Calvino and Joan Ganhaire, independently of each other, resort to a similar concept to describe the geography of their imagination. Other thematic correspondences concerning the communication between humans and animals reveal unprecedented analogies between these two authors of fantastic literature.

Nos remerciements les plus chaleureux à Jean-Claude Forêt qui a assuré la traduction française de l’article.

« “D’int’ubagu”, dal fondo dell’opaco io scrivo » (Italo Calvino, « Dall’opaco »)

« Entre reirlutz et ubagu »

Lo libre dau reirlutz, 1979, est le premier recueil de nouvelles de Joan Ganhaire1. Le terme reirlutz désigne le versant d’une montagne ou le mur d'une maison non exposés au soleil2. Le premier à me l’expliquer a été Jean Ganhaire. C’est l’équivalent d’ubac (lat. opacus). L'« opaco » et l'« aprico » font partie des différentes formes désignant respectivement une terre à l'ombre (au nord) ou un endroit ensoleillé (au sud), ces deux mots remontant du Piémont jusqu’au ligure occidental3. Et voilà que nous rencontrons ici un témoignage exceptionnel, celui d'Italo Calvino :

On appelle « opaco » (en dialecte : « ubagu ») l'endroit où le soleil ne brille pas ; en bon langage, selon une expression plus recherchée : « a bacìo » ; tandis qu’est appelé « a solatìo » ou « aprico » (« abrigu » en dialecte) l'endroit ensoleillé (Calvino 1994, 98).

Lorsqu’il pense à sa ville de Sanremo et en répondant idéalement à la question : « Quelle forme a le monde ? », dans le conte « Dall'opaco », de 1971, l'ubagu et l'abrigu marquent pour lui une géographie « en pente », où ombre et lumière se partagent l'espace entre les versants et ravins de l'intérieur et la haute mer en face d’eux (Calvino 1994, 89-101). Dans cette perspective, semble émerger « l’extrême rareté de l’opaco et la plus grande extension de l’aprico ». La frontière mystérieuse entre les deux est marquée par « l'assombrissement du vert » et la « proximité du froid » qui signalent qu’on est entré « “int'ubagu”, dans l’envers opaque du monde »4.

Mais au terme d’un parcours complexe entre les formes de l’ailleurs, l’ubagu finit par représenter le côté ombreux du paysage de son écriture :

Il est inutile de chercher à me rappeler à quel moment je suis entré dans l'ombre, j'y étais déjà depuis le début, il est inutile de chercher au bout de l’ubac une issue à l’ubac, je sais maintenant que le seul monde qui existe est l’ubac et que l’adret n'en est que l’envers […]. J’écris “d'int'ubagu”, du fond de l’ubac. (Calvino 1994, 101)5.

Étonnamment, Italo Calvino et Joan Ganhaire, employant tous deux la langue le plus intime de leur territoire, recourent à des coordonnées analogues pour décrire la géographie de leur imaginaire.

Il est intéressant de noter une autre opposition dialectique et complémentaire6 exposée dans les derniers écrits de Calvino : la leçon américaine sur la « Légèreté » (Calvino 1995, 631-655). L'auteur exprime sa préférence (« et je soutiendrai les raisons de la légèreté ») pour une qualité qui, dressant un bilan de ses quarante ans de travail sur l'écriture, se reconnaît dans une opération constante de « soustraction de poids ». À cet égard, il rappelle comment, jeune écrivain, il a souffert du décalage entre le devoir de représenter « les faits de la vie qui auraient dû être ma matière première », 632, impératif de l'époque, et « l'agilité vive et tranchante dont je voulais animer mon écriture ». Dans l'argumentation, inventoriant la qualité opposée, la pesanteur, apparaissent souvent les mots opaco / opacità [opaque / opacité] :

Peut-être est-ce seulement alors que je découvrais la pesanteur, l'inertie, l'opacité du monde : propriétés qui s’attachent aussitôt à l'écriture, si l’on ne trouve pas le moyen de leur échapper. À certains moments il me semblait que le monde entier était devenu de pierre : une lente pétrification plus ou moins avancée selon les personnes et les lieux, mais qui n’épargnait aucun aspect de la vie. C'était comme si personne ne pouvait échapper au regard implacable de la Méduse. Le seul héros capable de couper la tête de Méduse est Persée, qui vole avec des sandales ailées. (Calvino 1995, 632).

Son aspiration à échapper à l'opacité du monde, à la lente pétrification qui le menaçait et risquait d'étouffer la composante volatile de son écriture, s’exprime à travers le visage d'un Persée aux sandales ailées, portées par le vent et les nuages. Idéal de légèreté7.

« Entre rire et désespoir »

À propos des pôles dialectiques et complémentaires de lumière et d'ombre, de légèreté et de pesanteur, Calvino disait de son propre tempérament : « Je suis un saturnien qui rêve d'être mercuriel, et tout ce que j'écris est affecté par ces deux impulsions. » (Calvino 1995, 674). Quant à Ganhaire vu par Fabienne Garnerin : « Entre rire et désespoir », ce sont ces deux pôles qu’on rencontre dans son œuvre tout entière. La méditation sur la mort « qui pèse de tout son poids sur les vivants » et « le jaillissement d’un rire »8, son opposé complémentaire. Passant en revue sa réception de l’œuvre, la lectrice entreprend de relever dans la critique (Morà, Gardy) les thèmes qu’il privilégie : « la solitude, le désespoir, l'exploration de situations limites et le fantastique » (Garnerin, 24). En tant que médecin, d’ailleurs, les thèmes de Ganhaire ne peuvent que se concentrer sur la vie, la mort, la douleur et les maladies du corps et de l'âme. « L’humaine condition », en somme, concernant des êtres vulnérables et des corps fragiles9. Tous ces thèmes sont déjà contenus en germe dans Lo libre dau reirlutz. Pourtant, bien que Ganhaire puisse dire lui aussi « j’écris du fond de l’ubac » et que le reirlutz soit la tonalité dominante de l'œuvre et de l'esprit de cet écrivain, on y découvre, fort et vivant, l’envers de l’ombre, son antidote : le rire10.

C'est que, chez Joan Ganhaire, les contraires ne s'excluent pas l’un l'autre : l'écrivain les pense ensemble, dans une relation dynamique qui invite à questionner la façon dont ils s'unissent. L'oscillation entre rire et désespoir, mais aussi l'alliance inattendue de l'un et de l'autre, éclairent de leurs contradictions la complexité de la condition humaine (Garnerin, 17).

Comment le Mercure alipède peut-il soulager aussi Ganhaire de son Saturne mélancolique ? Examinons en détail ses récits « du côté de l'ombre ».

Laissant de côté pour l'instant le premier récit du Libre dau reirlutz, sur lequel nous nous arrêterons plus tard, nous tombons sur « Raibe negre » (« Le cauchemar », 15-21). Parmi les mots clés fantastique, humour noir11, paradoxe, le fantastique prend ici la forme du très vieux marchand de rêves d’une foire ambulante12. Le protagoniste est un homme si serein qu’il ne peut que faire de beaux rêves. Aussi, quand il arrive que les convives discutent à table de leurs rêves effrayants (« chauchavielhas »), il se retrouve sans sujets d’entretien. Il décide donc de se procurer un cauchemar à tout prix, en obtenant un rêve mortel du marchand horrifié ; il l’enferme dans une petite boîte qu'il glisse dans la poche de son pardessus. Mais lors d'une partie de dames au Café de la Bourse, on lui vole son pardessus, et le malheureux voleur mourra de peur à sa place. C'est pourquoi, avec un esprit imperturbable et un goût du paradoxe, le survivant célèbre chaque année l'anniversaire de la mort à laquelle il a échappé. N'est-ce pas là un exemple d'humour noir ? Le récit semble pourtant se moquer subtilement du genre littéraire qu’il aborde obliquement, à savoir les récits d’épouvante, généralement peuplés de cauchemars qui tourmentent les hommes, en choisissant comme protagoniste un monsieur flegmatique qui, pour des raisons futiles, avait fait des pieds et des mains pour déclencher un mauvais rêve.

On éprouve la même impression de parodie de genre, celui des récits d’épouvante, dans « Lo chasteu » (« Le château », 23-28), le troisième du recueil, qui semble d'abord s’exempter du mystère qui entoure les châteaux effrayants « à la Edgar Poe » hantés par les fantômes : l’ennui mortel qui y règne a suffi, semble-t-il, à les chasser. Un domestique dévoué nous raconte la vie routinière d'un comte, routine marquée par l'alternance des saisons, dont il a gratifié son maître pendant des décennies, préparant les vêtements adaptés à ses sorties habituelles dans le parc. Serviteur et maître lient ainsi inextricablement leur vie dans un mécanisme d'horlogerie qui, au bout de trente ans, se bloque. Le serviteur prend conscience de son propre ennui et de celui, tacite, de son maître, tout en y mettant fin avec affection. Il prépare donc un complet d'été pour le Comte (laine fraîche et chapeau de paille !) en plein hiver glacial, complet qui, impassiblement revêtu avant la promenade habituelle, fait mourir son maître de froid. Une lettre de gratitude du Comte, retrouvée après sa mort, le remercie d'avance de l'avoir libéré d'une vie faite d'habitude et devenue insupportable. Alors, où est la faute puisque celui qui dispense la mort libératrice est aux yeux de sa victime son bienfaiteur ? On pourrait imputer le crime au même ennui « mortel » qui les enveloppe tous deux, mais la lettre du comte révèle également une sorte de malédiction du château qui ne laisse aucune issue de secours à ses occupants13. Donc un château sur lequel pèse un sortilège et un aristocrate arrivé au terme de sa lignée. Mais n’a-t-on pas dit au départ qu’il ne s’agissait pas d’un château dans le style coutumier de ceux de Poe ?

Dans « La chaminéia » (« La cheminée », 29-33), on retrouve la malédiction atavique du lieu déclinée dans un humour feutré (et fantastique), en l'occurrence une somptueuse demeure, définie, ce n’est pas un hasard, comme « prèsque un chasteu ». Cette malédiction prend ici la forme plus prosaïque du dysfonctionnement d'une cheminée, celle du grand salon, qui dégage une fumée sournoise et perfide, malgré toutes les mesures prises par le propriétaire de la maison. En effet, cette fumée rétive semble presque l’émanation d’un esprit implacable, d’un genius loci hostile et rebelle à tout exorcisme technologique. Le propriétaire, surmontant son scepticisme d'homme d'études, engage donc un garçon, Jan dau Mas, qui dans le village a la réputation d'être le magicien des cheminées qui ne tirent pas. Le jeune homme se familiarise avec la cheminée et avec la patronne qui l'assiste dans ses manœuvres un peu sorcières (caresses, murmures) qui s'avèrent pourtant efficaces : la cheminée se remet à tirer (et la femme à sourire) ! Oui, elle recommence à tirer, mais seulement en présence de son charmeur, qui rend ses visites de plus en plus fréquentes, jusqu'à ce qu’il demande officiellement à s'installer dans la maison de ses patrons. Un bon tirage et la satisfaction de l'épouse ramènent dans la luxueuse demeure l'ordre souhaité par le mari, absorbé dans ses très arides recherches d’archives14

Comme le conte du Château hanté, « Lo bibliotecari » (35-39) met en scène un lieu clos et labyrinthique, une bibliothèque, jamais visitée par âme qui vive, mais où pullulent les parasites du livre, propres à « se nourrir de culture ». L'auteur fait une comparaison explicite avec un cimetière où les livres enfouis dans la poussière et les toiles d'araignées sont les vestiges en décomposition d'un savoir inexploité auquel le nom même de la bibliothèque semble faire allusion : la « Font Prigonda », une source profonde de connaissance. Et c’est bien mort à la connaissance que se trouve son bibliothécaire à bout de souffle, un simple ennemi des vers du livre, comme un conservateur de cadavres à la morgue. La demande de prêt qui arrive à l'improviste d'un « pitit òme de piaus rosseus, de figura redonda e risolenta » (38) [petit homme blond, au visage rond et rieur], lequel ouvre la porte de ce caveau pour la première fois depuis tant d’années, déchire l'ombre perpétuelle dans laquelle depuis cinquante ans, six mois et dix-huit jours (durée d'une condamnation sévère), le trente-septième bibliothécaire a vécu emprisonné. Situation kafkaïenne : le pauvre homme passe trop de temps à chercher le volume demandé, il répond trop tard à l'appel de cette requête. Une brève exposition aux rayons du soleil du monde extérieur et la lecture de l’œuvre font comprendre au bibliothécaire où se trouve la vraie vie et où se trouvent les ténèbres, tandis que son corps commence à mourir, couché sur ce livre de révélation : « Le Livre de la Nuit de Geoffrey de Bourdeilles »15.

Toujours dans le sixième récit, « Chambra trenta dos » 41-51), Ganhaire met en scène un lieu de confinement, esquissant une situation qui répond à un thème qui lui est cher et qu'il connaît, étant formé à la profession de médecin : la « réforme morale des études médicales ». Le but de l'expérience menée par un professeur d'université est de provoquer chez les futurs médecins une série de maladies qui les obligent à subir les souffrances du patient, en ressentant de la compassion. L'« exploration des situations limites » et le mécanisme sadique qu'il invente consiste à recruter un groupe d'étudiants en médecine dans l'amphithéâtre de Psychologie Appliquée, section Pathologie de l'anxiété, où on leur annonce qu'on leur inoculera une maladie potentiellement mortelle qui les place devant le tourment suprême :

Vautres, sètz quí per conéisser vòstra mòrt, o per lo mens la possibilitat de vòstra mòrt ! Masdomaisèlas, Mossurs, l’un d’entre vautres surtirá pas viu de quel establiment ! L’un d’entre vautres vai morir de maladiá, lentament ! (44)

[Vous êtes ici pour connaître votre mort, ou, du moins, l'éventualité de votre mort ! Mesdemoiselles messieurs, l’un de vous ne sortira pas d'ici vivant ! L’un de vous mourra de maladie, lentement !].

En fin de compte, deux amis restent en lice, mais l’éventualité imminente de la mort déclenchera en eux les pires sentiments, les vœux les plus impitoyables :

« L’un d’entre vautres. » L’un d’entre vautres : ane, creba, mon Casteths, creba viste que ió suerte d’aquí ! La vita m’espera, ió, e la clinica de papà […] Ane, Casteths, creba, creba viste, te’n prege ! (50)

[« L'un de vous ». L'un de vous : allez, crève, cher Casteth, dépêche-toi, que je sorte d'ici ! La vie m'attend, moi, et la clinique de papa [...] Allez, Casteths, crève, crève vite, s'il te plaît !]

Aucun d'eux ne sortira vivant de la salle 32, leur amitié étant la première à mourir16. C’est aussi d'une amitié, cette fois profonde, face au suicide, que traite le septième récit, « A la vita, a la mòrt » 53-56). Il se présente sous la forme d’un monologue, celui d'un homme au chevet de son ami le plus cher, une mort obstinément recherchée. C'est en fait la seconde fois que l'Antonin dont il est question fait une tentative de suicide. La première fois, son ami l'avait sauvé à temps et l'avait ramené à une vie dont il ne voulait plus. La seconde fois, en revanche, la plus haute expression de l’amitié consiste à laisser l’autre mourir comme il l’a désiré 17. Entre souvenirs de vie partagée et complicité, on est amené à se demander quel est le geste le plus humain : préserver à tout prix la valeur de la vie ou respecter le droit de l'homme à mourir18. Le désespoir, l’exploration de situations limites règnent ici en maître, dans une profonde méditation sur la vie et la mort.

« Lo pes daus sovenirs », 57-73) : encore la puissance maléfique des choses, comme c’était le cas pour la cheminée démoniaque de la magnifique demeure de « La chaminéia ». En parlant de lourdeur, Ganhaire joue ici avec le double sens du terme « poids » : un piano pèse terriblement pour la force d'un homme seul, mais son souvenir odieux pèse encore davantage. « Ti ta ti ta ti ta ta, ta ta ta ti, ta ti ta ta… », quelques notes de la Lettre à Élise, et les souvenirs embusqués depuis des années sont fatalement libérés, comme par un sortilège. Le huitième récit s'ouvre sur le retour au village de celui qui est devenu un vagabond, un homme qui a volontairement renoncé à une vie confortable, choisissant la liberté, afin de laisser derrière lui les mauvais souvenirs d'une enfance faite d'incompréhensions19. Retrouvant un ancien camarade de classe qui a fait fortune dans une entreprise de déménagement, il est embauché par amitié et par pitié. Jan, le clochard nouvellement embauché, tombe par la fenêtre dans une vaine tentative de déplacer un piano d'un étage à l'autre d'une maison. Avant que ses forces ne l'abandonnent, le souvenir des frustrations causées par une étude du piano imposée et sans entrain, par le manque de talent musical que lui reprochaient sa sœur (ah, ce bémol oublié ! « un de quilhs putens de bemòus ! », 65)20 et l'odieuse professeure de piano21, refont surface pour l'affaiblir. Alors Jan, de nouveau seul avec un énième fardeau de la vie (« Degun per m'ajudar [...] dins quela lucha »), s’écroule sous le poids des souvenirs et du piano maléfique, qui semble avoir réveillé toute sa force mauvaise d'attraction et de destruction22.

Pour finir, le neuvième et dernier récit est absolument mystérieux et dégage une atmosphère métaphysique : « La pòrta dau reirlutz », 75-80)23. Le bâtiment fantomatique qui surgit des toits de la vieille ville et qui a toujours fasciné le protagoniste ouvre mystérieusement sa porte. Celui-ci s'insinue dans un jardin plein de ronces et de fleurs pâles, et, passant par derrière (« De queu costat, lo solelh vènia jamai [...] Quela pòrta lai era druberta », 77), pénètre dans les méandres de la maison, qui semblent palpiter une dernière fois aux carillons d'une horloge, puis se refermer pour toujours. L'homme y reste piégé – Fabienne Garnerin assimile avec acuité la maison à une plante carnivore – comme « l'oiseau hypnotisé par le serpent », effrayé et tremblant à l'idée que cette maison est la seule dans laquelle il demeurera parce qu'elle l’a toujours attendu. Retrouvailles avec un mystérieux labyrinthe du temps dans lequel on s’engloutit24. On y reconnaît donc le motif fantastique de la maison / du château hanté, les rouages sans issue de la Bibliothèque, avec son gardien kafkaïen qui y meurt piégé, et la mort comme porte et comme accès à un mystère, le mystère ultime de l'existence25.

« L'ubagu et l'abrigu »

Pour résumer : le cauchemar et la peur, les lieux inexorables du sortilège et de la réclusion26, la bibliothèque borgésienne aux couloirs sans fin, comme celle de la maison mystérieuse du dernier récit (couloir sans fin, sans lumière, couloir de deuil) ; les trente-six bibliothécaires qui ont précédé le dernier, hôtes sacrificiels de la bibliothèque, et le énième élu assis sur un beau fauteuil en cuir (une machine à remonter le temps)27 dans « La Porte de l'Ombre » ; l'horreur de la maladie et de la mort, « le poids insupportable de la vie » (Calvino 1995, 651 citant Leopardi), le poids des souvenirs (la pesanteur !), le mystère au-delà de la vie. Existences faibles lentement érodées par des mécanismes plus grands qu’elles, qui les phagocytent (les habitants du château qui s'ennuient, la généalogie poussiéreuse des bibliothécaires, l’aspirant au suicide à l’écoute d’un autre monde, l'homme stupéfait qui franchit le seuil de la maison ultime et glaciale). Joan Ganhaire interroge (nous interroge) sur le sens de la vie et de la mort. Mais, comme on l'a vu avec Calvino, chez Ganhaire aussi se trouve l’urgence d'une aspiration providentielle à la légèreté qui dilue son côté obscur à la lumière de son incurable sourire (« le jaillissement d'un rire ») : l'opaque [opaco] et l’adret ensoleillé [aprico], l'ombre et le rayon de soleil, le mal et son contrepoison. L’adret est l'étincelle de l'humour (on le reconnaît aussi chez Kafka), le détachement ironique, l'indulgence humaine qui atténue et apaise son indignation et parfois pardonne et absout. C'est le goût du paradoxe qui donne un sens aux apparentes contradictions de la vie. En somme est-il vraiment coupable le serviteur dévoué qui planifie la vie, comme il planifie la mort par le froid de son Comte bien-aimé, dans « Le Château » ? Et comme ils sont ridicules, les rituels minutieux avec lesquels le serviteur cérémonieux prépare les vêtements de son “mannequin” ! Et l'ange de lumière qui ouvre la porte de la bibliothèque, déchirant les ténèbres dans lesquelles vit le bibliothécaire, ne demande-t-il pas un Livre de la Nuit, où l'on ne parle que de « la lumière, de la vie, du soleil qui ne brûle pas les yeux » ? C’est la même lutte entre soleil et vie et ombre et mort que dans « La porte de l’ombre »28. Et dans le deuxième récit, le cauchemar déchaîné par sorcellerie ne va-t-il pas tuer un malheureux voleur, jouet du destin, et non celui qui l'a procuré et qui, imperturbable, célèbre, sur la tombe de l'autre, chaque anniversaire de sa mort manquée ? Ainsi, même les objets s’animent d’une vie propre et, avec une force néfaste, opèrent leur lente vengeance (« Le poids des souvenirs ») ou mettent subtilement à mal les propriétaires de la maison, comme la fumée dans « La chaminéia ». Une trève dans l’opaque le plus profond, trève ironique et désopilante, telle paraît être « La chaminéia » : pourquoi la cheminée de deux riches dominants dégage-t-elle de la fumée, dans un ménage qui semble parfait, du moins au maître de maison distrait ? Et comme elle est spirituelle et malicieuse l'« étrange conclusion » du ramoneur : « vòstra chaminéia es amorosa de ió » (le genre féminin rend parfait l'échange avec le sujet réel). Et le remède (le prodigieux déboucheur de cheminée) est-il pire que le mal, ou est-il, paradoxalement, le prix acceptable pour une vie tranquille ?29 Finalement, même dans le premier livre de Ganhaire, Lo libre dau reirlutz, on note ce mélange de désespoir et de rire indulgent que Fabienne Garnerin relevait avec finesse dans son étude Entre rire et désespoir.

« Entre chouettes solitaires »

Assurément, même d'après ce qui ressort de ces simples résumés du Libre dau reirlutz, sa propension au fantastique s'oriente vers des auteurs que Ganhaire lui-même reconnaît parmi ses influences littéraires dominantes30. Si nous avons isolé le premier récit, « Soletat » (« Solitude », 9-13), c'est qu'entre-temps nous assistons à une variation sur un thème, celui de la communication entre l'homme et l'animal, qui aura beaucoup d’importance dans une grande partie de l'œuvre de Ganhaire, notamment celle à caractère comique et à décor rural. Et puis parce qu'il nous semble qu’il ouvre une petite fenêtre vers l'imaginaire de Calvino. L'ombre qui enveloppe ou effleure les personnages du recueil dau reirlutz, concerne précisément, dans le premier récit, l'état d’inadaptation du protagoniste par rapport à la société humaine, qui se manifeste dans son incapacité à communiquer avec les individus de son espèce. D'où son état de solitude douloureuse (Garnerin, 65). Mais l'homme est un animal social, et il lui est difficile de résister à la recherche de quelque forme d'amitié31... même si elle est quelque peu inhabituelle. En écoutant un soir la voix de trois chouettes qui semblent se répondre :

…i boirí la miá, que faguí tant choitonanta coma poguí. Per ma granda vergonha, un silenci blasmaire tombet. Au risque de far se poitinhar los auseus, torní començar, un còp, dos còps, en m’aplicar un pauc mai. La votz dau nòrd fuguet la prumiera a respondre, seguda per la de l’áutan, puei per la dau pluiau. A mon torn vengut, plací ma choitonada (10).

[…j'y ai mêlé la mienne, que j'ai rendue le plus hululante possible. À ma grande honte, s'installa un silence désapprobateur. Au risque de décourager les oiseaux, j'ai recommencé, une fois, deux fois, de plus en plus convaincu. La voix du nord fut la première à répondre, suivie par celle du levant, puis celle du couchant. Quand mon tour est venu, j'ai joué ma part de chouette]

La solitude est telle, telle est l'urgence de parler à quelqu'un, l’urgence de communion, d'appartenance, qu'elle incite le solitaire du récit à tenter un saut d'espèce pour chercher une entente avec trois chouettes. Il étudie leur chant distinct (une voix un peu rauque, une autre un peu tremblante), s'abandonnant à l'imagination d'une vieille chouette au plumage ébouriffé et aux yeux dorés. Bientôt les trois voix deviennent, pour le solitaire, « mas tres amijas » :

mas tres amijas, mas tres votz de la nuech, contunhatz de me parlar, uflatz enquera un còp vòstres gorjarèus ! Enquera un còp, laissatz-me vos respondre, ió que ai degun a qui parlar ! Si vautras sábiatz la jòia prigonda que sente, vos restariatz jamai, vautras que m’ávetz prèsque tornat lo gost de viure, a ió per qui los jorns son ren pus nonmàs l’espera de la nuech plena de nòstra conversacion ! (11).

[Mes trois amies, mes trois voix de la nuit, continuez à me parler, gonflez encore une fois votre gorge ! Encore une fois laissez-moi vous répondre, je n'ai personne à qui parler ! Si vous saviez la joie profonde que j'éprouve, vous ne vous tairiez jamais, vous qui m’avez presque redonné le goût de vivre, à moi pour qui les jours ne sont que l'attente de la nuit pleine de notre conversation !]

Il arrive un jour que le solitaire a besoin de descendre au village pour faire quelques courses, quelques achats, et au Café de la Poste pour s'offrir une bonne bière. Là, par hasard, il fait une découverte bouleversante :

Tot d’un còp, una votz familhara me faguet virar lo chais : qu’èra lo choitonament rauche de Giraudon. Vanceis que ió aguès gut lo temps de me damandar çò que fásia quí mon amija, la veguí, ma choita daus uelhs d’òr plens de chausas ancianas : qu’era un gròs goiardeu de piaus rosseus, sadol coma una sauma, que sos companhons, end daus rires bèstias, encoratjavan de la votz : « ane, Marceu, choitona un còp de mai ! Ane, enquera ! » Et lo goiat uchet son crit dolent tres, quatre, cinc còps, vanceis de picar dau nas, en sangutar, dins una mara de vin blanc (11-12).

[Tout d'un coup, une voix familière me fit me retourner : c'était le cri rauque de Giraudon. Avant d'avoir eu le temps de me demander ce que faisait là mon amie, je l'ai vue, ma chouette aux yeux d'or pleine de choses d'autrefois : c'était un gros garçon fauve, ivre mort, que ses amis, avec des ricanements stupides, encourageaient de la voix : « Allez, Marceu, fais encore la chouette ! Allez, encore ! » Et le garçon poussa son cri douloureux trois, quatre, cinq fois, avant de s'endormir en sanglotant dans une mare de vin blanc.]

« E lo goiat uchet son crit dolent » : ce n'est pas un hasard si les marginaux « des quatre vents »32 s'identifient à des animaux timides et nocturnes, dont le cri est associé à une réputation inquiétante, un planh lugubre33. Face au doute atroce que les deux autres « chouettes » ne soient aussi que des idiots, de pauvres types trompés qui « cresiàn boirar aus auseus », lui, la « choita de Puei Jobert », les guette et les surprend l'un après l'autre en train d’imiter les hiboux dans ce « rituau » habituel et absurde. La déception et l’indignation déclenchent d’abord dans l’homme un accès d’invective :

Lur vólia dire que nautres quatre éram daus paubres tipes, que áviam nòstra plaça ni demest los òmes, nimai demest los auseus, mai los mai sornes, los mai maudichs (13).

[J'avais envie de leur dire que nous étions tous les quatre des pauvres types, que nous n'avions notre place ni parmi les hommes ni parmi les oiseaux, même les plus tristes, les plus maudits.]

Mais l’indignation fait place à la pitié pour la condition humaine des trois autres, et pour la sienne propre, qui le réduit à l’indulgence, prolongeant cette illusion chorale34 :

Mas vanceis de tuar per totjorn quils tres choitonaments d’opereta, tendí l’aurelha un dernier còp : nòrd, áutan, plueiau… Giraudon, Puei Negre, Mironcelas… Laidonc, auví ; auví que lo gròs goiat rosseu esperava un pitit pauc vanceis de tornar uchar son crit, mai dolent enquera qu’au mai prigond de sa sadolariá : qu’era ió qu’eu esperava, qu’era ió que mancava.
Laidonc, en plaça de ma malediccion, en plaça de mon aguissança, tirí dins la nuech lo mai brave choitonament que se siá jamai envolat d’un gorjareu d’òme
(13).

[Mais avant de faire taire à jamais ces trois cris d'opérette, j'ai tendu l’oreille une dernière fois : nord, est, ouest... Giraudoux, Puy Nègre ,Mironcelles... Alors, j'ai compris ; j'ai compris que le grand garçon fauve attendait un peu avant de pousser à nouveau son cri, plus douloureux encore que du fond de son ivresse : c'était moi qu'il attendait, c'était moi qui manquais.
Alors, au lieu de ma malédiction, au lieu de ma haine, j'ai poussé dans la nuit le plus beau cri de chouette qui soit jamais sorti de la gorge d'un homme.]

Homme ou chouette, c'était lui que les autres attendaient pour combler leurs solitudes35. Le protagoniste de « Soletat » est donc un homme à la merci de son besoin de communication, qu'il a l’illusion de satisfaire en dialoguant avec la famille ailée. Illusion et désillusion. La première erreur survient précisément lorsque le solitaire croit s'insinuer dans un autre domaine linguistique, en imitant le cri des chouettes (« me damandí [...] si ávian pas conegut l'òme dernier la votz » (10), un cri déjà contrefait dès le départ car imité (on le saura plus tard) par des êtres humains tout aussi solitaires. La confluence (et l’échange) la plus évidente des champs lexicaux est donc celle entre la voix humaine et le cri animal, étant donné que, tragiquement, ils se révéleront tous émis par les mêmes locuteurs. Le récit de Ganhaire est donc savamment construit sur l'ambiguïté et l'intersection entre les domaines humain et ornithologique, à partir d’enchevêtrements lexicaux qui expriment leur fusion et leur confusion. Par exemple, les ressources linguistiques de Ganhaire lui permettent de construire une constellation sémantique homogène à partir de choita, la chouette. En effet, à cette voix limousine sont liés les différents dérivés choitonar, choitonanta, choitonada, choitonament, qui désignent son cri dans un sens spécifique36, en alternance avec le terme votz, également commun aux humains37. Cela n'est pas accordé à la langue italienne38. Et la perception déformée (souhaitée) du protagoniste finit par changer l’enchevêtrement des choitonaments en une véritable conversation et en un dialogue humain : nòstre parladís, (10) ; contunhatz de me parlar, nòstra conversacion, (11), jusqu'à ce qu'il découvre que ces « causeries » ne sont que de vulgaires « choitonaments d'opereta » (13). Il existe d’autres infiltrations lexicales de cette contamination ridicule – ou pathétique – par exemple, ce ne peut être un hasard si le protagoniste, descendu au village pour s'occuper de quelques affaires, désigne son refuge situé « a la cima d’un terme », au sommet d'une colline (Puei Jobert), par le terme familier de quincaròla (11), c’est-à-dire cime, sommet d'un arbre (Lavalade 471). Le traducteur français, dans ce cas, utilise perchoir (italien trespolo, posatoio). Enjucat (12) va dans le même sens, faisant référence à l'une des quatre fausses chouettes que le protagoniste aperçoit juchée sur une branche de chêne, aspect visible de son identification à l'oiseau. Cette « chouette perchée » a fait s’envoler ma pensée vers Calvino.

Le solitaire qui tente d'établir un dialogue avec les animaux n'est pas unique dans l'univers littéraire de Ganhaire. La chaîne entre l'homme et l'animal, en effet, ne connaît aucune interruption, depuis le véritable ( et malheureux) hybride du leberon, l'homme-loup du roman Lo darrier daus Lobaterras, jusqu'à l'intimité empathique qui s’instaure dans le monde rural entre paysans et animaux domestiques, entre lesquels se cimente un système de signes partagés et un dialogue privilégié. Ou bien encore l'entente complice entre « l'adulte solitaire » et le lièvre « conteur » dans Çò-ditz la Pès-Nuts. Ce thème traverse notamment le monde paysan reflété en tonalité comique dans des œuvres comme Cronicas de Vent-l'i-Bufa (récit collectif et quotidien des habitants du village imaginaire de Chantagreu sus Claraiga (2016), ou Los braves jorns de Perdilhòta (2013). En effet, c'est un monde où tous les éléments communiquent avec les hommes, jusqu’au son des cloches (« lo lengatge de las clòchas ») porté par les vents (présents eux aussi dans la géographie de « Soletat »)39 à travers les collines et les vallées, et que le paysan transforme en avertissements verbaux pour réguler le rythme quotidien du travail des champs (2013, 18). Fabienne Garnerin relève très bien ce concert de signes, cette communion affective et cette relation entre l'homme et l'animal (le voile noir du deuil par exemple) :

Omniprésents dans le monde rural, les animaux domestiques font partie de la famille. Ils en partagent les joies et les peines, auxquelles ils sont officiellement associés par des pratiques traditionnelles. À la mort du père, la grand-mère, l'héroïne de la nouvelle « La mamet dispareguda » [La grand-mère disparue] « deguet 'nar parlar aus bestiaus e botar un pelhon negre aus bornats » [dut aller parler aux bêtes et mettre u chiffon noir sur les ruches]. Bêtes et abeilles comprendront les signes rituels… (Garnerin, 53).

Et il est significatif que cette inclination pour les animaux de compagnie concerne particulièrement les hommes célibataires, poursuit Fabienne Garnerin :

Les animaux familiers sont dignes d'affection, autant que les hommes et parfois plus. Les célibataires ou veufs qui n’ont personne à qui parler, ont de longues conversations avec leur chien ou leur animal de compagnie. Dans la nouvelle « Un meschent bestiau », Tranuja, vieux célibataire40, a pour compagnie son ânesse Friquette41.

Alors pourquoi l’entente homme-chouette s'avère-t-elle si malheureuse dans « Soletat » ? Parce qu’en plus d’un hybride non résolu, nous sommes en présence d’une fiction humaine douloureuse. Ou plutôt, une suggestion amusante pourrait même invoquer l'ancienne méthode de vénerie, la chasse à la chouette, utilisée comme leurre (en italien civettare), où l'on retrouve l'idée de tromperie, de piège, de camouflage. Appât auquel succombe accidentellement le solitaire de « Soletat ». Quoi qu'il en soit, le caractère fictif et ambivalent de ce jeu de rôle entretient tout au long du récit l’impression persistante d’une pointe comique, d'une plaisanterie faite aux dépens d’un homme naïf et vulnérable. C’est finalement quelque chose qui ressemble au début à une farce de village42 (rappelant un peu l'ambiance des nhòrlas tant aimées par Ganhaire)43, dont la charge humoristique, à mon avis, ne s’efface pas complètement, même si, dans le cours du récit, le comique cède peu à peu à son envers, plus pathétique et plus dramatique, celui de la pitié pour la condition humaine. Jusqu'à la note culminante du final. Bref, ici aussi cohabitent rire et désespoir.

« Le Baron perché et les merles de Palomar »

Au terme de son long voyage à travers les Contes italiens (1993), Calvino se demandait : « Est-ce que je pourrai remettre les pieds sur terre ? ». La question que s'est posée l'écrivain ne peut que nous conduire vers Le Baron perché (1991, 547-777), de 1957, né d'une gestation commune avec les Contes italiens. Cosimo, le protagoniste, ne remettra littéralement plus jamais les pieds sur terre. Comme on le sait, le 15 juin 1767, le petit Cosimo Piovasco di Rondò se rebelle contre la discipline familiale (et un plat d'escargots) en allant vivre sur les arbres de la villa, la Villa d'Ombrosa. Et là, il vivra jusqu'à un âge avancé, séparé des autres, mais participant pleinement à la philosophie et à l'histoire de son temps. La vie culturelle parisienne le célèbre comme « L'homme sauvage d'Ombreuse » (697) et Voltaire parle de lui comme « ce fameux philosophe qui vit sur les arbres comme un singe » (698). Cosimo, « sur les arbres », tente d'attirer l'attention de sa bien-aimée Viola avec des cris d'oiseaux : le cri de la bécasse, le sifflement de la perdrix grise, le cri triste du pluvier, le roucoulement de la huppe, le trille du pipit (707-708). Vêtu de plumes, il devient le paladin des oiseaux et écrit même des traités, comme, sans surprise, Le Cri du Merle et Les Dialogues des Hiboux (736). Les chouettes apparaissent, avec d'autres diableries et crânes d'animaux, dans les rituels de la « Franc-maçonnerie en plein air » (746). Comme toute l'œuvre de Calvino, celle-ci est elle aussi imprégnée d'un esprit comico-fantastique44, une veine qui constitue certainement un pont avec Ganhaire. Cosimo, champion de la légèreté (sur le point de mourir, il s'envolera en s’accrochant à une montgolfière) reste un homme perché comme la chouette la plus mimétique de « Soletat », il est devenu sauvage, mais jamais aliéné, ni même désespéré, comme les solitaires du récit de Ganhaire. Ce livre de Calvino est aussi le seul point de contact explicite avec Ganhaire : « D'Italo Calvino, je n'ai lu que “Le Baron perché”. Il y a très longtemps et je ne m’en souviens que très peu. Je vais le relire », me déclare-t-il dans un email à propos du « roman arboricole » de Calvino. « Ça n’a sûrement eu aucune influence sur mes écrits » : ce sont en fait de simples points de convergence qui, s'ils ne suffisent pas à fonder une parenté littéraire et ne se présentent donc pas comme une réelle influence, tracent néanmoins, comme dans le cas du reirlutz–ubagu, des affinités d’imagination sur lesquelles, à mon avis, il n'est pas inutile de réfléchir.

Nous arrivons ainsi au thème qui concerne le langage humain et animal, avec leurs possibles échanges communicatifs45, thème qui présente d'intéressantes analogies entre Ganhaire et Calvino. Il existe un livre célèbre d'Italo Calvino, Palomar, dans lequel il met le protagoniste taciturne, solitaire et maussade aux prises avec la complexité de l'univers qui l'entoure (Calvino 1992 : 871-979). Le monde animal y est très présent46, objet d'observations minutieuses (il porte le nom du célèbre observatoire astronomique, qui à son tour renvoie à un pigeonnier / colombier : palomar) et de réflexions anthropologico-culturelles sur leur comportement et leur langue. Dans « Le sifflet du merle », notamment, Palomar, en plus de se lancer dans une classification des cris des oiseaux (pépiements, trilles, sifflements, gloussements, roulades) « en catégories de complexité croissante », s'interroge sur le sens du chant chez un couple de merles, avançant des analogies et des interférences avec le mode de communication humaine. Analogies qui finissent par impliquer le couple Palomar et madame, comparé aux « merles mari et femme », et leurs conversations respectives (Calvino 1992, 891-896)47 :

Le sifflet du merle a ceci de spécial : il est identique au sifflet humain, de quelqu'un qui n’est pas particulièrement doué pour siffler [...]. Au bout d'un moment le sifflement est répété – par le même merle ou par son conjoint – [...] S'il s'agit d'un dialogue, chaque mesure arrive après une longue réflexion. Mais est-ce un dialogue, ou bien chaque merle siffle-t-il pour lui-même et pas pour l'autre ? […] Ou bien tout le dialogue consiste à dire à l'autre : « Je suis là », et la longueur des pauses ajoute à la phrase le sens d'un « encore », comme pour dire : « Je suis encore là, c'est toujours moi » Et si le sens du message était dans la pause et non dans le coup de sifflet ? Et si c'était en silence que les merles se parlaient § […] Ou alors personne ne peut comprendre personne : tout merle croit avoir mis dans le sifflement une signification fondamentale pour lui, mais que lui seul comprend ; l'autre lui réplique quelque chose qui n'a aucun rapport avec ce qu'il a dit ; c'est un dialogue de sourds, une conversation sans queue ni tête. Mais les dialogues humains sont-ils quelque chose de différent ? (Calvino 1992, 892-893).

Conservant la complexité de la « sagesse douteuse » d'un Calvino qui endosse le rôle de monsieur Palomar, les observations sur la signification du sifflement du merle présentent des similitudes avec celles sur le cri de la chouette du solitaire de Ganhaire, y compris la tentative de dialogue que Palomar entreprend avec les merles (Calvino 1992, 895-896) :

Après avoir écouté attentivement le sifflement du merle, il essaie de le répéter le plus fidèlement possible. S’ensuit un silence perplexe, comme si son message nécessitait un examen attentif ; puis un sifflement similaire résonne, dont monsieur Palomar ne sait si c'est une réponse à lui, ou la preuve que son sifflet est si différent que les merles n'en sont pas du tout dérangés et reprennent leur dialogue entre eux comme si de rien n'était. Ils continuent de siffler et de s'interroger avec perplexité, lui et les merles.

Il en diffère, bien entendu, comme dans le cas de « Dall'opaco », une prose qui chez Calvino s'organise selon une pensée problématique et systématique complexe, tandis que la plume de Ganhaire reste concentrée sur les aspects humains des événements, et sa veine se confirme comme étant savoureusement narrative.

« cette unité et parenté de tout ce qui existe dans le monde, les choses et les êtres vivants »

Faune, flore, règne minéral, firmament incorporent dans leur substance commune ce que l'on considère habituellement comme humain, comme un ensemble de qualités corporelles, psychologiques et morales" (905).

Cela correspond à la seule philosophie certaine des Métamorphoses : « cette unité et parenté de tout ce qui existe dans le monde, les choses et les êtres vivants » (914).

C'est ainsi que Calvino commente la contiguïté dieux-hommes-nature, dans un très bel essai sur les Métamorphoses d'Ovide, un maître qui l'accompagnera jusqu'à la leçon américaine sur la « Légèreté »48. La Villa Meridiana, à Sanremo, parc d'acclimatation de plantes tropicales, constituait pour Italo un petit Éden, avec la Villa Terralba de son grand-père Calvino, l'horizon de l'imaginaire de ses “Ancêtres”. Trilogie des ancêtres que Calvino lui-même a définie à travers l'image emblématique d'un arbre généalogique de l'homme contemporain. C'était le San Remo (c'est ainsi qu’il l’orthographiait) de son enfance, une station balnéaire où se conjuguaient la mer, la campagne et les espaces urbains, sa ville perdue plus tard à cause d'une spéculation immobilière effrénée. Quant à la culture familiale, on sait que le père de Calvino était agronome et sa mère botaniste et impliquée dans la protection des oiseaux. Même si Calvino cherchera dans la littérature, outre l'héritage scientifique familial, une de ses clés pour accéder à la nature, la recherche demeure en lui d'un idéal où le monde façonné par l'homme devrait vivre en harmonie et en communion avec l'environnement naturel49. Cet aspect est déjà trop connu et étudié pour qu’il faille s'y attarder ici. En particulier, Les animaux de Calvino, titre d'un fameux essai critique, interroge récemment l'attention précoce et permanente de Calvino envers l'autre non humain (on parle d'« humanisme non anthropocentrique »), à la lumière d'une vision globale qui unit l'homme et l'environnement dans un seul destin sur terre50.

Vous êtes-vous déjà demandé ce que les chèvres pensaient à Bikini ? et les chats dans les maisons bombardées ? et les chiens dans une zone de guerre ? et le poisson quand les torpilles explosent ? Comment nous auraient-ils jugé, nous, les hommes, dans ces moments-là, dans leur logique qui existe aussi, d'autant plus élémentaire, d'autant plus – j'allais dire – humaine ? […] Oui, nous devons une explication aux animaux, nous devons leur présenter nos excuses si de temps en temps nous bouleversons ce monde qui est aussi le leur51.

L'écocritique d'aujourd'hui bénéficierait grandement, à notre avis, de la connaissance encore peu répandue d'une grande partie de la littérature occitane moderne et contemporaine, pour ne citer qu'un nom qui présente des affinités avec Ganhaire : Marcela Delpastre52.

Quant à Ganhaire, son amour pour la nature, les arbres, les plantes, les sources, les cours d'eau de son terroir est omniprésent ainsi que le montre Fabienne Garnerin dans une partie de son étude sur « l’Univers littéraire » de Ganhaire intitulée « Une Aquitaine recomposée » (27-38). On a parlé d'un animisme étendu au monde végétal et aux choses elles-mêmes qui parfois prennent vie sous une forme hostile (dans le Libre dau reirlutz, le piano, la cheminée, la « petite boîte » qui contient le cauchemar) ou ludique (le béret symbiotique de Maxime)53, animisme de la vieille culture paysanne, qui vient fondre dans une seule chaîne les systèmes de signes des différents règnes :

L'animisme de Maxime mêle humains, animaux et objets dans un collectif unique qu'on pourrait qualifier de familial, où se retrouvent la Zélia, Yvette et son mari, la mule Friquette, le chien Ranfort ainsi que les bêtes présentes dans la ferme, son béret bien aimé, l'autre béret qu'il déteste et lui-même. Sa mule Friquette et son chien Ranfort sont ses deux confidents. Ranfort fait le lien entre les éléments non-humains extérieurs à la maison et les humains qui y habitent […] Ranfort sait participer au langage du vent, des tilleuls et de la pluie ; mais il sait aussi communiquer avec les hommes. (Garnerin, 216-217)

Cet aspect également, déjà recensé et analysé avec sa perspicacité habituelle, se retrouve ici une fois pour toutes dans l'œuvre critique de Fabienne Garnerin.

Sous des formes parfois semblables, parfois différentes, mais non irréconciliables, les deux écrivains nous parlent de la nature, des arbres et des animaux. À la fin du Baron perché, Calvino, constatant mélancoliquement « Ombrosa n’existe plus », parle du filet d'encre qui se ramifie, bifurque, se tord, « se dénoue et enveloppe une dernière grappe insensée de mots idées rêves et c'est fini »54. Bref, l'écriture elle-même devient raisins, pépins, feuilles, nuages et régénère les anciennes plantes de la mémoire, perdues à cause de « la fureur de la hache ». Chez Ganhaire, la forêt de Feytaud a été défrichée pour les intérêts des hommes dans Lo darrier daus Lobaterras. Dans une sorte de sensibilité « écologique » de la littérature, Ganhaire, avec son filet d'encre, a enrichi le patrimoine culturel de son pays, son paysage littéraire, en les imprégnant de la sève de son imagination (« totjorn a un piau dau fantastique… »)55. Par ailleurs, pour Ganhaire, consacrer tout son engagement littéraire à la langue limousine, c'était fertiliser son potentiel expressif et la renforcer contre l'érosion à laquelle des siècles d'hégémonie de la langue française l'ont condamnée. Acte de loyauté envers son identité occitane retrouvée, et de réparation envers les blessures causée par l'histoire à une culture minorisée. Acte fier et aimant, propre au médecin qui traite ses patients avec des mots qui leur sont familiers et renforce, avec son écriture talentueuse, les racines de la langue de sa culture.

1 Ganhaire 1979; Ganiayre 1999.

2 « Nord, ubac ; versant non exposé au soleil », Lavalade, 486.

3 Pour les dérivés de AD+DIRECTUS, APRICUS, INVERSUM, OPACUM, voir Rivoira, 114-115.

4 « Ce n'est qu'au fond des torrents hérissés de roseaux bruissants comme du papier, ou dans les vallées qui se courbent comme des coudes, ou derrière

5 « Altri ricordi, altre confessioni » [Autres souvenirs, autres confessions], Calvino 1994, 1210-1213 (note).

6 « La lumière et l'ombre sont des opposés dialectiquement complémentaires dans la perception cognitive du monde non écrit, tout comme le plein et le

7 « J'espère surtout avoir démontré qu'il existe une légèreté dans la réflexion, tout comme nous savons tous qu'il existe une légèreté dans la

8 Il semble qu’on puisse reconnaître le concept de pesanteur et de son contraire dans ce passage critique à propos de Ganhaire : « Cet ensemble

9 « Les personnages de Ganhaire évoluent dans des milieux historiques et culturels différents. Ils doivent toutefois faire face à des problématiques

10 « Il ne reste, sinon pour se sauver, du moins pour se protéger, que le style et le rire, en forme de ricanement du destin. Le dernier souffle s’

11 « La question de la légitimité à vivre est l’une de celles qui reviennent de façon récurrente dans l’œuvre. Elle apparaît dès le premier recueil

12 [Là, j’ai rencontré un homme, vieux comme Mathusalem, qui m’a tout de suite demandé si je voulais des rêves d’Arabie, des rêves parfumés, des rêves

13 « Partir, c’est faire l’expérience de la liberté. À l’opposé, de nombreux récits de Ganhaire ont pour cadre des espaces clos. Dans les premiers

14 « Le narrateur anonyme de la nouvelle « La chaminéia », par exemple, considère qu’écrire est un travail sérieux, raison pour laquelle il s’

15 « Le narrateur est le gardien de la bibliothèque de la Font Prigonda [la Fontaine Profonde] où il est enfermé, seul dans l’immensité des livres qu’

16 « La nouvelle “Chambra 32” est elle aussi une histoire d’amitié ratée. Jan Costilhas et son ami Casteths pensent tous deux être assez forts pour

17 [Et ce soir, tu me donnes la preuve de ton amitié, la preuve que je pourrai oublier le regard que je portais comme un poids sur le cœur. Tu savais

18 « La vraie amitié, affirme cette nouvelle, est celle qui accepte la disparition de l’autre si telle est sa volonté. Elle se mesure à son abnégation

19 [Quelqu’un qui est parti de chez lui voilà quinze ans, envoyant au diable père, mère, sœur, argent, réceptions, bonnes manières, éducation, le

20 À propos des figure féminines castratrices, la professeure de piano dégaine sans cesse l’arme du bémol (67) : « “Ah, vòstra sòr, quela-quí, qu’es

21 « Certains animaux sont utilisés comme métaphores, celle de la méchanceté par exemple dans la nouvelle « Marcha funebra ». On n’y perçoit jamais la

22 [Lentement, le piano m’attirait vers lui, de toutes ses forces retenues, de toute sa vengeance d’abandonné], Ganhaire 70.

23 Torreilles, 31-36 e 37-41 (« La porte de la pénombre »).

24 « Or, au moment où l’horloge a sonné, il a ressenti dans cet environnement sonore comme une sensation de détresse, puis un réel désespoir, puis ce

25 « Le héros de la dernière nouvelle, « La pòrta dau reirlutz » , finit par rentrer seul dans une maison qui l’intrigue depuis longtemps. Il en

26 « Des nouvelles comme « Lo chasteu » ou « Lo bibliotecari » se déroulent dans des univers oniriques et surnaturels. Château et bibliothèque sont

27 [Pendant un moment, il se demanda qui s’était assis là peu de temps avant lui et où il était allé. Ce qui était sûr, c’est qu’il ne reviendrait

28 [Triste, haute, solitaire, il semblait qu’elle n’avait été construite que pour rester fermée. Elle avait un je ne sais quoi d’inachevé, de mort-né

29 [J'ai examiné la proposition, et elle m'a semblé honnête : gîte et couvert contre la garantie d'un tirage toujours satisfaisant. Il n'y avait qu'un

30 Ganhaire expose dans ses entretiens (« Jean Ganiayre parle de ses influences littéraires », http://uoh.univ-montp3.fr/1000ans/?p=839) ses

31 « Amistonar-v. traiter avec amitié ou tendresse », Ganhaire 2016, 101.

32 Avec insistance se répète la référence aux points cardinaux d’où les pseudo-chouettes se répondent, au moyen de la rose des vents : « Nòrd, áutan

33 « Mas çò que lançàvem sur lo paneu sorne de la nuech, las choitas mai ió, qu’era quatre planhs, e l’un era prèsque lo d’un mòrt. », Ganhaire 11. [

34 « Le narrateur est furieux lorsqu’il se rend compte que l’une de ces “chouettes” est un paysan ivre mort, que ces garçons sont aussi seuls que lui

35 Garnerin 214 ramène le sens général de cette fusion homme-animal à l’animisme célébré dans la revue Lo Leberaubre : « dans un texte intitulé

36 Lavalade 164 atteste chiòta / chiòtar e choitar / choitonar avec le sens de « chuinter (cri de la chouette) ».

37 Donc : « La votz d’una choita me ribet », « Escoutí longtemps quelas tres votz », « tant choitonanta coma poguí », « la votz dau nòrd », « plací ma

38 En italien courant, malheureusement, ce jeu étymologique entre le nom de l’animal, la chouette, et son cri ne subsiste pas (on emploie en général

39 Le vent est un facteur très important dans le monde rural que décrit Ganhaire. Dans certaines circonstances (comme la bourrasque qui emporte le

40 Tranuja, habitant de Chantagreu sus Claraiga, qui est un célibataire quinquagénaire, se console avec la bouteille (« se laissa ’nar a amistonar la

41 Massime lui confie même ses peines (« Sabes, Friqueta »), comme quand sa sœur Yvette veut l’emmener malgré lui chez le dentiste pour soigner ses

42 Voir « Peisson d’abriu », Ganhaire 2016, 73-76 [Poisson d’avril]. Il faut aussi considérer que la composante comique et divertissante des neuf

43 « La nhòrla est une histoire drôle, amusante, dont les derniers mots doivent déclencher le rire. C'est un genre très populaire. Je t'en joins

44 Calvino 1995, 197-198. « Définitions des territoires : le comique ». « L'ironie de l'Arioste, le comique shakespearien, le picaresque de Cervantès

45 « Le langage des animaux » est un conte populaire inséré dans le volume Contes italiens (1956), Calvino 1993, 156-159. La connaissance du langage

46 « Les amours des tortues », « Le sifflet du merle », « Le ventre du gecko », « La course des girafes », « Le gorille albinos », « L'ordre des

47 Avant le volume qui sort en 1983, quelques récits de Palomar sont publiés dans le Corriere della sera entre 1975 et 1977. En particulier Il fischio

48 « Ovide et la contiguïté universelle », Calvino 1995, 904-916.

49 Calvino a réfléchi tout au long de sa vie sur la manière dont la nature a subi les incursions de l'histoire des hommes (la guerre) et de la société

50 « Même s'il n'était pas un animaliste, Calvino était en réalité bien plus qu'un défenseur des droits des animaux : il était un défenseur des mondes

51 Calvino 1995, 2131-2132 (« Le capre ci guardano » [Les chèvres nous regardent], 1946).

52 La thèse de Costanza Amato constitue justement un petit pas de la recherche à orientation écocritique vers la connaissance de cette autrice en

53 « Dans l’œuvre de Ganhaire, on trouve très régulièrement des personnifications qui pourraient faire penser à une forme d’animisme : animaux

54 « Ombrosa n'existe plus. En regardant le ciel vide, je me demande si elle a vraiment existé. Ce découpage minutieux et infini de branches et de

55 « […] de lur monstrar enfin lur lenga dins daus ’bilhaments dignes d’ela. […] testimònis d’un temps onte las referéncias popularas escrichas eran

Amato, Costanza, 2020, Marcelle Delpastre Bestiari Lemosin. Nature et vie paysanne par la voix des animaux, Tesi di Laurea Magistrale, Università degli Studi di Ferrara, [https://occitanica.eu/items/show/22618].

Bacchereti, Elisabetta, 2016, « La luce e l’opaco. Italo Calvino », in Trasparenze ed epifanie. Quando la luce diventa letteratura, arte, storia, scienza, M. Graziani (cur.), Firenze, Firenze University Press, 319-331.

Calvino, Italo, 1991, Romanzi e racconti, I, C. Milanini (dir.), M. Barenghi,  B. Falcetto (cur.), Milano, Mondadori.

Calvino, Italo, 1992, Romanzi e racconti, II, C. Milanini (dir.), M. Barenghi,  B. Falcetto (cur.), Milano, Mondadori.

Calvino, Italo, 1993, Fiabe italiane, prefazione di M. Lavagetto, Introduzione di I. Calvino, Milano, Mondadori.

Calvino, Italo, 1994, Romanzi e racconti, III, C. Milanini (dir.),  M. Barenghi, B. Falcetto (cur.), Milano, Mondadori.

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Ganhaire, Jan, 1979, Lo libre dau reirlutz, coll. ATots n°50, s. l., IEO et Novelum.

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Ganhaire, Joan, 2016, Cronicas de Vent-l’i-Bufa, Marsac-sur-l’Isle, Novelum-IEO Périgord, [1995 e 1999, prima edizione in due volumi].

Ganhaire, Joan, 2024, Cronicas de Vent-l’i-Bufa, tome 2 (« Quò contunha a Chantagreu ! »), Novelum-IEO Périgord.

Garnerin, Fabienne, 2022, Joan Ganhaire, Entre rire et désespoir, un regard occitan sur l’humaine condition, Montpellier, PULM.

Iovino, Serenella, 2023, Gli animali di Calvino. Storie dall'Antropocene, Roma, Treccani.

Lavalade, Yves, 2010, Dictionnaire d’usage occitan-français. Limousin, Marche, Périgord, Uzerche, Institut d'Estudis Occitans dau Lemosin.

Rivoira, Matteo, 2012, « Nomi di luoghi », in Alpi del mare tra lingue e letterature. Pluralità storica e ricerca di unità. Atti della Giornata di studi (Cuneo, 26 novembre 2011), N. DubertiE. Miola (cur.), Alessandria, Edizioni dell'Orso, 107-135.

Scaffai, Nicolò, «La Natura di Calvino», Doppiozero (22 gennaio 2024), https://www.doppiozero.com/la-natura-di-calvino.

Torreilles, Claire (cur.), 2000, Novèlas de l'estranh – Nouvelles de l'étrange, Biarritz, Atlantica Institut Occitan, Pau.

1 Ganhaire 1979; Ganiayre 1999.

2 « Nord, ubac ; versant non exposé au soleil », Lavalade, 486.

3 Pour les dérivés de AD+DIRECTUS, APRICUS, INVERSUM, OPACUM, voir Rivoira, 114-115.

4 « Ce n'est qu'au fond des torrents hérissés de roseaux bruissants comme du papier, ou dans les vallées qui se courbent comme des coudes, ou derrière les sommets saillants des collines, et plus en arrière dans la succession des contreforts de la chaîne de montagnes parallèle à la côte, que se produit cet assombrissement de la verdure, cette émergence de roches sur la terre ravinée, cette proximité du froid qui monte du sous-sol et cette distance non seulement de la mer invisible mais aussi du bleu féroce du ciel imminent, ce sentiment d'une frontière mystérieuse qui sépare du monde ouvert et étranger, qui est le sentiment d'être entré “int'ubagu”, dans l'envers opaque du monde […] d'une manière que je pourrais définir comme “l'ubagu”, comme une annonce que le monde que je décris a un envers, une possibilité de me retrouver différemment disposé et orienté, dans un rapport différent avec la course du soleil et les dimensions de l'espace infini, signe que le monde présuppose un reste du monde, au-delà de la barrière de montagnes qui se succèdent derrière moi, un monde qui se prolonge dans l'opaque avec des villages, des villes et des plateaux et des cours d'eau et des marais, avec des chaînes de montagnes qui cachent des sommets couverts de brouillard, je ressens cet envers du monde caché au-delà de l’épaisseur profonde de terre et de roche, et c'est déjà le vertige qui rugit à mon oreille et me pousse vers l'ailleurs […]. », Calvino 1994, 99.

5 « Altri ricordi, altre confessioni » [Autres souvenirs, autres confessions], Calvino 1994, 1210-1213 (note).

6 « La lumière et l'ombre sont des opposés dialectiquement complémentaires dans la perception cognitive du monde non écrit, tout comme le plein et le dense s'opposent et se complètent avec le vide et le raréfié, le droit à l'envers ; exactement comme, dans le monde écrit, pour Calvino, la légèreté mercurielle et métamorphique se conjugue à la lourdeur artisanale laborieuse de Vulcain. », Bacchereti, 329.

7 « J'espère surtout avoir démontré qu'il existe une légèreté dans la réflexion, tout comme nous savons tous qu'il existe une légèreté dans la frivolité ; en effet, une légèreté réfléchie peut faire paraître la frivolité lourde et opaque. Je ne pourrais mieux illustrer cette idée qu'avec un récit du Décaméron (VI, 9) où apparaît le poète florentin Guido Cavalcanti. », 638.

8 Il semble qu’on puisse reconnaître le concept de pesanteur et de son contraire dans ce passage critique à propos de Ganhaire : « Cet ensemble foisonnant oscille entre deux pôles opposés : une réflexion sur la mort partout présente, qui pèse de tout son poids sur les vivants, les condamnant au désespoir ; et en même temps, le jaillissement d’un rire qui prend son sens dans le partage, éclatant joyeusement pour le plus grand plaisir des lecteurs. », Garnerin, 17.

9 « Les personnages de Ganhaire évoluent dans des milieux historiques et culturels différents. Ils doivent toutefois faire face à des problématiques qui concernent tout être humain. En tant qu’être vivant, l’homme est nécessairement confronté à la mort, inhérente à sa condition. La fragilité de l’existence, liée à celle du corps, fait de la vie une sorte de miracle permanent. Mais cette fragilité est également psychique : la frontière est ténue entre la vie et la mort, mais elle est tout aussi ténue entre la raison et la folie », Garnerin, 107.

10 « Il ne reste, sinon pour se sauver, du moins pour se protéger, que le style et le rire, en forme de ricanement du destin. Le dernier souffle s’achève en éclat de rire. Le pittoresque rend le macabre supportable. Jean Ganiayre est sans doute l’auteur occitan qui pousse le plus loin et sait le mieux manier l’humour noir. » http://uoh.univ-montp3.fr/1000ans/?p=839.

11 « La question de la légitimité à vivre est l’une de celles qui reviennent de façon récurrente dans l’œuvre. Elle apparaît dès le premier recueil, Lo libre dau reirlutz, dans la nouvelle « Raibe negre » [Rêve noir], où un ami du narrateur, X…, lui explique qu’un autre est mort à sa place, en lui sauvant la vie sans le savoir. La nouvelle, qui mêle fantastique et humour noir, joue sur le contraste entre le contenu de ses propos et le calme parfait avec lequel il les énonce : X…, qui était incapable d’éprouver de l’angoisse, a voulu connaître ce sentiment. Il a réussi à se procurer, auprès d’un forain marchand de rêves, un cauchemar d’une violence inouïe, enfermé dans une petite boîte qu’il a mise dans la poche de son manteau. Le voleur qui s’est emparé du manteau est retrouvé mort dans son lit. À ses mains crochetées sur le drap et à l’expression horrifiée de son visage, le commissaire chargé de l’enquête conclut qu’il est mort de peur. Au moment où il comprend ce qui s’est passé, X… ressent enfin une forme d’angoisse. C’est donc grâce au sacrifice d’un autre qu’il a atteint son but. Or cet autre était un voleur : son châtiment est donc en partie mérité. X… ne se sent ainsi aucunement responsable […] En apportant des fleurs sur la tombe de l’inconnu, il fête, indirectement, l’anniversaire de sa propre mort. Le paradoxe le fait sourire, et il éprouve du plaisir à raconter cette histoire à son ami. La question toutefois est posée : est-il juste qu’il ait survécu, alors que c’est lui qui a mis en place les éléments du drame ? », Garnerin, 80.

12 [Là, j’ai rencontré un homme, vieux comme Mathusalem, qui m’a tout de suite demandé si je voulais des rêves d’Arabie, des rêves parfumés, des rêves roses… Je lui ai répondu que, dans ce genre, j’en avais déjà bien assez, mais que s’il pouvait me trouver quelque bon cauchemar, il me ferait vraiment plaisir.], Ganhaire, 18.

13 « Partir, c’est faire l’expérience de la liberté. À l’opposé, de nombreux récits de Ganhaire ont pour cadre des espaces clos. Dans les premiers textes de l’auteur, ces espaces représentent, de façon métaphorique, la solitude morale dans laquelle le personnage principal est enfermé. Le recueil Lo libre dau reirlutz contient ainsi plusieurs nouvelles structurées autour des images de l’enfermement que sont le château, la maison et la bibliothèque. Seule la mort permet d’en sortir, ou plutôt d’y disparaître pour toujours. Le domestique de la nouvelle « Lo chasteu » décrit ce lieu comme « lo pus triste, lo pus òrre, lo pus sauvestrós que se puesche veire. » [le plus triste, le plus horrible, le plus sinistre qui se puisse voir.] », Garnerin, 39.

14 « Le narrateur anonyme de la nouvelle « La chaminéia », par exemple, considère qu’écrire est un travail sérieux, raison pour laquelle il s’ensevelit aux Archives des journées entières pour faire des recherches sur un illustre inconnu. Il n’a aucun désir de communiquer avec ses lecteurs, et trouverait dégradant d’écrire “ de las faribòlas o de las galejadas bonas per far rire o purar la gent “ [des fariboles ou des plaisanteries bonnes à faire rire ou pleurer les gens]. Or c’est précisément ce que fait Ganhaire, à cette époque, dans le bulletin Ventador ; mais aussi, très ironiquement, ce qu’il fait faire à son personnage, amené à expliquer pourquoi et comment il est cocu et content. », Garnerin, 186.

15 « Le narrateur est le gardien de la bibliothèque de la Font Prigonda [la Fontaine Profonde] où il est enfermé, seul dans l’immensité des livres qu’elle contient, comme l’ont été ses trente-six prédécesseurs. Ses occupations sont également vides de sens : nul ne vient emprunter les livres, qu’il essaie pourtant de défendre contre les vers. De quoi parlent-ils ? Il n’en sait rien, il n’a pas les clés pour les comprendre. Il n’est pas capable de sortir et n’en a pas envie : le soleil l’aveugle, le monde extérieur lui fait peur. L’intrusion d’un lecteur blond et souriant l’amène à rechercher Lo Libre de la Nuech [Le livre de la Nuit], de Geoffrey de Bourdeilles. Il se rend compte, mais trop tard, qu’il aurait pu lire ce livre qui est un hymne à la vie. Sa mort est la suite logique de son échec : il comprend qu’il est incapable de vivre et en tire la conclusion. Son insertion dans une sorte de “généalogie” des bibliothécaires successifs rend la nouvelle encore plus troublante : on ne sait pas comment sont morts ses prédécesseurs. Lui-même ne sait pas si son remplaçant, le destinataire de la nouvelle, choisira de rester enfermé ou de vivre cette autre vie qu’il vient d’entrevoir. Les êtres humains ne sont peut-être que des solitudes qui se côtoient sans jamais se rencontrer. », Garnerin, 39-40.

16 « La nouvelle “Chambra 32” est elle aussi une histoire d’amitié ratée. Jan Costilhas et son ami Casteths pensent tous deux être assez forts pour résister à l’épreuve que leur impose le professeur Bordasole. Mais, confrontée à l’éventualité de la mort, leur amitié vole en éclats. Dix jours après avoir reçu la piqûre “mortelle ”, les deux jeunes gens commencent à se méfier l’un de l’autre. […] “la páur davant la sufrença e la mòrt” [la peur devant la souffrance et la mort], prend le pas sur les bons sentiments : elle fait surgir le pire, le désir de tuer. Il n’est plus question alors de partage ni d’entraide, mais du simple instinct de survie. Paradoxalement, celui-ci pousse les deux anciens amis à s’entretuer, alors qu’ils auraient pu rester en vie tous les deux. La fin de la nouvelle, contée par un narrateur omniscient, révèle que l’hémiplégie de Casteths et son opération, tout comme la leucémie de Jan, n’étaient que des mises en scène destinées à faire croître leur angoisse. Leur amitié, trop superficielle, n’y a pas résisté. », Garnerin, 151.

17 [Et ce soir, tu me donnes la preuve de ton amitié, la preuve que je pourrai oublier le regard que je portais comme un poids sur le cœur. Tu savais que je viendrais, n’est-ce pas, Antonin, c’est vrai, n’est-ce pas, Antonin ? Merci de m’avoir accordé une seconde chance, Antonin. À mesure que ton souffle faiblira, je m’en irai sur la pointe des pieds. La propriétaire doit être occupée à nettoyer, elle ne m’entendra pas sortir, de même qu’elle ne m’a pas entendu entrer. Demain, peut-être, je reviendrai, et si personne ne t’a trouvé, c’est moi qui te trouverai. Et, bien sûr, pas un mot à personne, n’est-ce pas, Antonin ? Je crois qu’on ne me comprendrait pas…], Ganhaire, 56.

18 « La vraie amitié, affirme cette nouvelle, est celle qui accepte la disparition de l’autre si telle est sa volonté. Elle se mesure à son abnégation : la seconde tentative de suicide d’Antonin, ce chemin intérieur de douleur qu’il a parcouru une deuxième fois, est aussi une main tendue au narrateur qui va y trouver l’occasion de racheter sa faute. Le suicide est une affaire intime, personnelle, dans laquelle chacun doit décider pour lui-même. Nul n’a le droit de s’y opposer. », Garnerin, 114-115.

19 [Quelqu’un qui est parti de chez lui voilà quinze ans, envoyant au diable père, mère, sœur, argent, réceptions, bonnes manières, éducation, le piano… qui se sent libre, fort, adulte et qui soudain redevient ce garçon rêveur, silencieux, avec des yeux qui voient trop, un cœur qui sent trop, des lèvres muettes, la fierté cent fois blessée], Ganhaire, 64.

20 À propos des figure féminines castratrices, la professeure de piano dégaine sans cesse l’arme du bémol (67) : « “Ah, vòstra sòr, quela-quí, qu’es una jugairitz ! Mas vos, mon paubre, vos…” O ben tot, d’un sole còp, se trapava a s’esbraceiar en credar : “Bemòu, bemòu, bemòu ! Lo vèsetz pas, lo bemòu ! E la tripla cròcha, è, la tripla cròcha !” Tripla Cròcha, qu’era lo safre que ió li ávia donat, dins ma revòlta interiora : crochuda dins son eschina, dins sos dets, dins son còr. E la leiçon trainassava, dins los trabuchaments de mos dets e mos sanguts mau retenguts. », Garnerin, 96.

21 « Certains animaux sont utilisés comme métaphores, celle de la méchanceté par exemple dans la nouvelle « Marcha funebra ». On n’y perçoit jamais la professeure de piano comme un être humain. Elle existe par sa voix aigre, par l'odeur repoussante de son appartement — chou froid et pisse de chat — et sa règle noire. Le narrateur la surnomme “ l'aranha ”, car telle l'araignée prête à fondre sur sa proie, elle guette les fautes que vont faire ses élèves. », Garnerin, 54.

22 [Lentement, le piano m’attirait vers lui, de toutes ses forces retenues, de toute sa vengeance d’abandonné], Ganhaire 70.

23 Torreilles, 31-36 e 37-41 (« La porte de la pénombre »).

24 « Or, au moment où l’horloge a sonné, il a ressenti dans cet environnement sonore comme une sensation de détresse, puis un réel désespoir, puis ce qui ressemble à une angoisse gluante. Le texte fonctionne ici sur les images et les sensations, suggérant l’avalement ou la digestion du personnage par la maison même, sorte de plante carnivore parmi les plantes maladives de son jardin. C’est vraisemblablement ce qui est arrivé à l’inconnu qui l’a précédé. Du moins il a disparu. Comme dans la nouvelle « Lo bibliotecari », les victimes se succèdent et ne se rencontrent pas. L’auteur laisse volontairement planer l’incertitude, et de multiples interprétations sont possibles. », Garnerin, 40.

25 « Le héros de la dernière nouvelle, « La pòrta dau reirlutz » , finit par rentrer seul dans une maison qui l’intrigue depuis longtemps. Il en referme la porte sur lui, sachant qu’il va y disparaître, comme happé par la fascination morbide du suicide. », Garnerin, 150.

26 « Des nouvelles comme « Lo chasteu » ou « Lo bibliotecari » se déroulent dans des univers oniriques et surnaturels. Château et bibliothèque sont ensorcelés. Les narrateurs y mènent une vie dont le sens leur échappe, et y meurent de mort lente. Le merveilleux de Ganhaire, ici, est un merveilleux sombre, inquiétant, et les images du surnaturel lui permettent de dépeindre, sous forme métaphorique, un phénomène psychique : l’impossibilité de sortir de soi. », Garnerin, 206.

27 [Pendant un moment, il se demanda qui s’était assis là peu de temps avant lui et où il était allé. Ce qui était sûr, c’est qu’il ne reviendrait jamais], Ganhaire, 79.

28 [Triste, haute, solitaire, il semblait qu’elle n’avait été construite que pour rester fermée. Elle avait un je ne sais quoi d’inachevé, de mort-né, qui avait dû repousser tous ceux qui avaient voulu y vivre […] Et pourtant, elle était attirante à ses yeux, mais d’une fascination malsaine, comme celle qui vous porte vers les phénomènes de foire, vers les catacombes, ou vers les livres maudits qui n’ont pas été écrits pour l’homme.], Ganhaire, 76.

29 [J'ai examiné la proposition, et elle m'a semblé honnête : gîte et couvert contre la garantie d'un tirage toujours satisfaisant. Il n'y avait qu'un point obscur : je ne savais pas si ma femme serait si heureuse de voir un inconnu emménager dans la maison... À ma grande surprise, elle a accepté sans se faire trop prier. Et voilà. Maintenant, ma maison est vraiment parfaite, et vous ne pouvez pas savoir la joie que j’éprouve quand, chaque soir, en revenant des archives, je sais que chez moi un feu vif et brûlant m'attend dans le salon, et les rires de ma femme dans les couloirs. Ah ! Les femmes, il est bien difficile de les connaître ! Je n'aurais jamais imaginé que le bon tirage d'une cheminée puisse les rendre si heureuses !], Ganhaire, 33.

30 Ganhaire expose dans ses entretiens (« Jean Ganiayre parle de ses influences littéraires », http://uoh.univ-montp3.fr/1000ans/?p=839) ses influences littéraires, dont celle des contes fantastiques de Julio Cortázar (traducteur de Poe), auteur de littérature fantastique dans laquelle la composante ludique est très marquée. Concernant ses lectures formatrices : « bibliothèque de son oncle où il lit Jules Verne, Jack London, Edgar Poe ; bibliothèque de sa cousine institutrice où il découvre, entre autres, Alexandre Dumas. Ce besoin de lecture n'a jamais cessé. L'écrivain apprécie particulièrement Barbey d'Aurevilly, Buzatti [comprendre Buzzati], mais aussi les Sud-Américains Borgès, Cortázar et Bioy Casarès .» Garnerin, 194.

31 « Amistonar-v. traiter avec amitié ou tendresse », Ganhaire 2016, 101.

32 Avec insistance se répète la référence aux points cardinaux d’où les pseudo-chouettes se répondent, au moyen de la rose des vents : « Nòrd, áutan, pluiau, mieijorn», Ganhaire 11. Áutan (latin altanus) est un vent qui souffle du levant ( est / sud-est) ; pluiau, vent de la pluie qui souffle de l’ouest / couchant. (« plueviau: couchant, ouest, ponant ; vent d’ouest », Lavalade 451) ; mieijorn est le sud, vent du midi.

33 « Mas çò que lançàvem sur lo paneu sorne de la nuech, las choitas mai ió, qu’era quatre planhs, e l’un era prèsque lo d’un mòrt. », Ganhaire 11. [Mais ce que nous lancions sur le tapis obscur de la nuit, les chouettes et moi, c’était quatre plaintes, et l’une était presque celle d’un mort.] L’image initiale d’abord mentionnée s’inspire des cartes lancées sur le tapis de jeu, auxquelles s’ajoute la composante d’une plainte chorale.

34 « Le narrateur est furieux lorsqu’il se rend compte que l’une de ces “chouettes” est un paysan ivre mort, que ces garçons sont aussi seuls que lui, et que tout ce qu’il a pu imaginer n’était qu’illusion. Humilié, il voudrait leur crier sa déception […] Le personnage dit-il réellement ce qu’il pense, ou se laisse-t-il emporter par la colère ? L’image de lui-même que lui ont renvoyée les trois autres “chouettes” est une image dégradante. Cependant, c’est sa générosité qui prend le dessus : il choisit finalement de ne pas détruire leur rêve et leur offre, en guise d’adieu, son plus beau hululement. », Garnerin, 65.

35 Garnerin 214 ramène le sens général de cette fusion homme-animal à l’animisme célébré dans la revue Lo Leberaubre : « dans un texte intitulé Manifeste d’a Roier [Manifeste de Royer]. Ce manifeste refuse explicitement le point de vue cartésien qui sépare l’homme de la nature et cherche à lui donner maîtrise sur elle. Il lui substitue un autre point de vue, celui de l’animisme, qui persiste, affirment ses auteurs, dans les coutumes, les façons de faire, les contes et les chansons, et donne à la littérature occitane en limousin une tonalité particulière. » Ganhaire y publie « Lo chasteu », dans le n° 3, 1977, 18-22.

36 Lavalade 164 atteste chiòta / chiòtar e choitar / choitonar avec le sens de « chuinter (cri de la chouette) ».

37 Donc : « La votz d’una choita me ribet », « Escoutí longtemps quelas tres votz », « tant choitonanta coma poguí », « la votz dau nòrd », « plací ma choitonada », « ma votz se boiret entau a la daus auseus de nuech », (10) ; « quelas votz que me vólian bien respondre », « mas tres votz de la nuech », « una votz familhara […] qu’era lo choitonament », (11); « “Ane, Marceu, choitona un còp de mai!” », « entre dos choitonaments », (12); « quilhs tres choitonaments d’opereta », « lo mai brave choitonament », (13).

38 En italien courant, malheureusement, ce jeu étymologique entre le nom de l’animal, la chouette, et son cri ne subsiste pas (on emploie en général stridere ou squittire, https://www.treccani.it/vocabolario/squittire/). Certains dialectes italiens pourraient mieux se prêter au jeu de la coccoveggia et de son onomatopéique coccoveggiare, https://www.treccani.it/vocabolario/ricerca/COCCOVEGGIA/, voix qui contient en soi l’idée de faire le cri de la chouette, chantonner, se moquer.

39 Le vent est un facteur très important dans le monde rural que décrit Ganhaire. Dans certaines circonstances (comme la bourrasque qui emporte le béret du pauvre Massime), il semble avoir une âme et être animé de mauvaises intentions. Les noms des vents sont toujours suggestifs : par exemple, outre le ploiau et l’áutan, le vent negre (« bise, vent du nord », Ganhaire 2016, 105) et le mata-chabra (« vent du nord-ouest », Ganhaire 2016, 103), mais ce n’est rien par rapport au vent des élections qui décoiffe le petit village de Chantagreu (« Menòt Lisa : a votat », Ganhaire 2016, 57-60).

40 Tranuja, habitant de Chantagreu sus Claraiga, qui est un célibataire quinquagénaire, se console avec la bouteille (« se laissa ’nar a amistonar la botelha »), et l’on commente sa condition ainsi : « sabetz, la soletat es gaire plasenta dins los picadís de Chantagreu ( o d’autras plaças) », Ganhaire 2016, 13.

41 Massime lui confie même ses peines (« Sabes, Friqueta »), comme quand sa sœur Yvette veut l’emmener malgré lui chez le dentiste pour soigner ses dents ; et la Friqueta semble le consoler en le léchant tendrement (Ganhaire 2013, 44-45).

42 Voir « Peisson d’abriu », Ganhaire 2016, 73-76 [Poisson d’avril]. Il faut aussi considérer que la composante comique et divertissante des neuf récits semble suivre une démarche judicieuse : plus marquée dans les quatre premiers, elle fait place aux tonalités pathétiques, sadiques ou hallucinées de la série suivante.

43 « La nhòrla est une histoire drôle, amusante, dont les derniers mots doivent déclencher le rire. C'est un genre très populaire. Je t'en joins quelques exemples en occitan, car en français, elles perdent beaucoup de leur saveur », m’écrivait Ganhaire le 10 août 2020. À cette occasion, il m’envoyait quatre anecdotes divertissantes dont je cite la première : « Un òme, segurament de la vila, se permena sus un chamin de campanha. Dins un prat avisa un bergier que garda un brave tropeu d’ovelhas. Se’resta, las mans dernier l’eschina. Agacha un pitit moment, puei : “Quantben vos dònen de lana per an, quelas bèstias ? ” Lo bergier l’espia e li ditz : “Las blanchas o las negras ? – E ben, las blanchas… –’Quò pòt ’nar dins las bonas annadas jurcinc’a sieis, set quilòs… – E las negras ? – E las negras tanben ! – E per los anheus ? – Las blanchas o las negras ? – Ben, las blanchas… – Un o dos, sens comptar los cocudaus… – E las negras ? – E las negras tanben… – E per lo lach ? – Las blanchas o las negras ? – Sap pas io, las blanchas ! – Si son bien nurridas quò pòt nar jurcinc’a tres quatre litres per jorn… – E las negras ? – Las negras tanben… ” Lo permenaire se grata un pauc lo cagaçòt : – Mas comprene pas, mossur… Me demandatz chasque còp las blanchas o las negras e finalament quo es parier… – A ! mas que las blanchas son las mias ! – E las negras ? – E las negras tanben… ». Voir Christian Bonnet in Garnerin, 24.

44 Calvino 1995, 197-198. « Définitions des territoires : le comique ». « L'ironie de l'Arioste, le comique shakespearien, le picaresque de Cervantès, l'humour de Stern, la fumisterie de Lewis Carroll, d'Edgar Lear, de Jarry, de Queneau valent pour moi dans la mesure où, à travers eux, on atteint cette sorte de détachement du particulier, ce sens de l'immensité de tout. », 198.

45 « Le langage des animaux » est un conte populaire inséré dans le volume Contes italiens (1956), Calvino 1993, 156-159. La connaissance du langage des animaux, dans ce conte, sera un talisman salvateur pour le protagoniste de l'histoire, qui non seulement sauvera sa vie, mais deviendra pape. Dans un autre conte, « Le langage des animaux et l’épouse curieuse » (Calvino 1993, 973-976), un paysan apprend comme par magie le langage des animaux après avoir mangé par erreur un plat de vipères, au lieu d'anguilles.

46 « Les amours des tortues », « Le sifflet du merle », « Le ventre du gecko », « La course des girafes », « Le gorille albinos », « L'ordre des squamates ».

47 Avant le volume qui sort en 1983, quelques récits de Palomar sont publiés dans le Corriere della sera entre 1975 et 1977. En particulier Il fischio del merlo [Le sifflet du merle] qui sort le 10 août 1975, mais le passage sur le sens des discours des merles et du dialogue avec madame Palomar est ajouté en 1982, en vue de la publication en volume (voir les notes, Calvino 1992, 1402-1436, en particulier 1407 et 1416-1417).

48 « Ovide et la contiguïté universelle », Calvino 1995, 904-916.

49 Calvino a réfléchi tout au long de sa vie sur la manière dont la nature a subi les incursions de l'histoire des hommes (la guerre) et de la société (l’industrialisation d'après-guerre). « La veine fantastique et combinatoire de Calvino n'exclut pas une préoccupation plus directement écologique envers le milieu naturel. En 1959, paraît dans l'Almanacco Bompiani un article intitulé Natura dans lequel l'écrivain identifie le tourisme, en passe de devenir de masse, comme une menace pour l'environnement [...] Quelques années plus tard, commentant Le città invisibili (1972), il dira que ce livre est né “au cœur des villes invivables”. », Scaffai.

50 « Même s'il n'était pas un animaliste, Calvino était en réalité bien plus qu'un défenseur des droits des animaux : il était un défenseur des mondes animaux [...] des mondes d'histoires et de signes [...] Regarder ces mondes nous fait mieux comprendre le nôtre aussi […] Ce livre est une invitation à nous rapprocher et à nous tenir compagnie. », Iovino, 29.

51 Calvino 1995, 2131-2132 (« Le capre ci guardano » [Les chèvres nous regardent], 1946).

52 La thèse de Costanza Amato constitue justement un petit pas de la recherche à orientation écocritique vers la connaissance de cette autrice en Italie (voir bibliographie).

53 « Dans l’œuvre de Ganhaire, on trouve très régulièrement des personnifications qui pourraient faire penser à une forme d’animisme : animaux, plantes, mais aussi objets y sont doués d’une intériorité qui ressemble à celle des humains. Ces personnifications ont souvent une fonction ludique, par exemple lorsqu’un seau se met à poursuivre Barnabé sur le pont du Saint Christopher. En revanche, c’est bien l’animisme qui commande la représentation que des personnages comme Tranuja et Maxime se font du monde. Le héros de la nouvelle « Un meschent bestiau » porte le nom de la plante qu’il passe ses journées à combattre et à laquelle son entourage a fini par l’identifier. L’ânesse Friquette est à la fois sa compagne de travail et son amie. Tranuja lui parle, tout comme aux plantes. », Garnerin, 215.

54 « Ombrosa n'existe plus. En regardant le ciel vide, je me demande si elle a vraiment existé. Ce découpage minutieux et infini de branches et de feuilles, de bifurcations, de lobes, de bouts de plumes, et le ciel qui n’est qu’intermittences et fragments irréguliers, peut-être tout ça n'était-il là qu’afin que mon frère passe de son pas léger de mésange, c'était une broderie faite sur le rien qui ressemble à ce filet d'encre, que j’ai laissé courir sur des pages et des pages, bourré de ratures, de renvois, de gribouillages nerveux, de taches, de lacunes, filet qui tantôt s’égrène en gros raisins clairs, tantôt se densifie en signes minuscules comme des graines ponctiformes, tantôt se tord sur lui-même, tantôt bifurque, tantôt relie des grumeaux de phrases avec des contours de feuilles ou de nuages, et puis trébuche, et puis recommence à se tordre, court, court et se dénoue et enveloppe une dernière grappe insensée de mots idées rêves et c'est fini. », Calvino 1991, 776-777.

55 « […] de lur monstrar enfin lur lenga dins daus ’bilhaments dignes d’ela. […] testimònis d’un temps onte las referéncias popularas escrichas eran las istòrias lemosinas de Panazòu e los dialògues lengadocians de Catinon e Jacotin. Las Cronicas de Vent-l’i-Bufa contan de las istorietas onte, au fons comique tradicionau, se boiran una realitat rurala e l’imaginacion de l’autor, totjorn a un piau dau fantastique… », Ganhaire 2024, « Au legeire », 9.

Monica Longobardi

Université de Ferrare