En octobre 1948 paraît un numéro triple de la revue Oc pour les années 1946-1947-1948. Le numéro précédent, publié au quatrième trimestre 1945, annonçait la naissance de l’Institut d’Études Occitanes. Fondateur d’Oc et de l’IEO, Ismaël Girard a passé la main à Félix Castan qui a livré un premier article, consacré à Antonin Perbosc, dans le numéro 167 paru à la fin de 1944. Au même moment, Castan est désigné pour s’occuper de la collection Messatges.
La réalisation de ce numéro d’Oc est longue : il faut quasiment trois ans pour établir le plan général, contacter les auteurs, obtenir les textes, relire les épreuves et imprimer. Il faut bien dire que le projet de Castan est ambitieux : il veut publier un numéro qui serait un manifeste de la renaissance d’oc en même temps qu’un moyen de promouvoir la jeune génération d’occitanistes.
Il ne s’agit pas ici de faire l’étude détaillée des textes proposés dans le numéro, mais de comprendre dans quel contexte et avec quelles ambitions il se bâtit, et quelles sont aussi les ruptures qu’il révèle avec.
La structure du numéro
Dans une lettre en date du 3 avril 1946 adressée à Robert Lafont, Félix Castan propose un plan détaillé :
lo second projecte es per lo libre que deu préner la plaça d’Oc a la fin de l’annada. Ai pensat de suggerir a Girard un vertadier manifest literari d’ensemble de la SEO. Aicì consì : lo plan te dirà sol los principis generators :
Presentación per Girard
I Lo cant de Max Rouquette (Poemas)
II Cap a l’avenir (Esteve, E. Durand, Lagarde, tu e io) : prosas
III La pensada de Carles Camproux (textes)
IV Preludis (poemas de la SEO, de Pons a Roudin)
V La votz de Renat Nelli (poemas)
Simple artifici de presentación que deu metre en valor la diferença entre 2 generacions e de mai l’importança capitala de 3 de nostres representants ; 2 causas que cal dire ardidament se volem que lo movement siá intelligible als uelhs extrangiers.1
[le second projet est pour le livre qui doit prendre la place d’Oc à la fin de l’année. J’ai pensé suggérer à Girard un véritable manifeste littéraire d’ensemble de la SEO. Voilà comment : le plan te dira à lui seul les principes générateurs :
Présentation par Girard
I Le chant de Max Rouquette (Poèmes)
II Vers l’avenir (Esteve, E. Durand, Lagarde, toi et moi) : proses
III La pensée de Charles Camproux (textes)
IV Préludes (poèmes de la SEO, de Pons a Roudin)
V La voix de René Nelli (poèmes)
Simple artifice de présentation que de mettre en valeur la différence entre 2 générations et en plus l’importance de 3 de nos représentants ; 2 choses qu’il faut dire hardiment si nous voulons que le mouvement soit intelligible aux yeux étrangers.]
Cette structure de base est amenée à changer de manière importante dans les mois suivants.
Comme prévu initialement, Ismaël Girard introduit le numéro. Ce texte, présenté dans le sommaire comme « Manifest occitanista », ne porte en fait pas de titre et la composition de sa page évoque une inscription lapidaire. Et il est vrai que son contenu montre la volonté de graver dans le marbre à la fois une passation de pouvoir et la détermination d’une nouvelle ligne à suivre.
Suit un texte de Pèire Cardenal que Castan a intitulé « Sirventés » et qui, comme il le dit lui-même dans une lettre à Girard en date du 27 juin 1947 représente « en soi seul tout un symbole d’orgueil occitaniste »2. Ce texte, « Una ciutatz fo, no sai cals… » raconte comment une pluie rend folle la population d’une cité au moment où elle la touche. Le seul à y échapper est un homme qui dormait dans sa maison au moment de l’averse. Seul être sain d’esprit à demeurer dans la ville, il est battu par ses concitoyens qui le considèrent comme fou.
La suite est différente de ce qui était initialement prévu – il s’agissait de consacrer chaque partie à un auteur. La première ne portera ainsi pas exclusivement sur Max Rouquette mais sur les « Mèstres e davansiers », qui seront suivis de la jeune génération. Castan avait au début pensé ces deux parties comme composés de textes littéraires mais, en fin de compte, la création littéraire se mêle aux éloges, aux réflexions sur la renaissance d’oc, l’enseignement ou le provincialisme, à des articles de critique littéraire, ou encore à un hommage à Raimu, mort en 1946.
La partie suivante, « En cerca de veritat », est un regroupement de poèmes de Léon Cordes, Edmond Brazès, Jean Mouzat, Pèire-Joan Rodin (Pierre Rouquette) et Adrien Pic (Castan avait aussi prévu d’intégrer le catalan Gumersind Gomila, mais il semble que celui-ci, involontairement blessé par Castan, a refusé de participer au numéro) dont Félix Castan estime qu’ils sont « les témoins purs d’une ambiance occitaniste homogène […] : des poètes d’ambiance qui ne cherchent pas spécialement dans leur art l’exaltation d’une destinée particulière »3.
Enfin, une dernière grande partie est consacrée aux divers aspects de la renaissance culturelle portée par l’IEO : histoire littéraire, critique, linguistique, folklore, catharisme… Exit la pensée de Camproux et Nelli qui devaient apparaître dans le premier plan pensé par Castan et qui se trouvent finalement dans le chapitre consacré aux devanciers à travers une nouvelle pour le premier, des poèmes pour le second qui n’est pas non plus présent dans la partie consacrée au catharisme, puisque l’article à ce sujet est signé par Deodat Roché.
Il est remarquable […] que tous les textes, je dis tous, qui m’ont été envoyés, poèmes y compris, portent en eux un dynamisme qui en font de véritables prises de positions catégoriques. […]
En somme c’est une formule de manifeste collectif qui me paraît seule compatible avec nos ambitions de travail en commun4,
écrit encore Castan à Girard et l’on ne peut que reconnaître qu’il y a dans la structure de ce numéro comme dans son contenu la matière d’une prise de positions qui met clairement en avant la volonté de fonder l’occitanisme sur des bases nouvelles à travers un effort collectif et, malgré la référence aux « grands devanciers », de rompre en grande partie avec les générations précédentes.
Un projet collectif et cohérent
Dans son rapport à propos d’Oc et de Messatges présenté à l’assemblée générale de l’IEO tenue à Montpellier le 29 décembre 1946, Castan a insisté sur la cohérence du projet, non seulement du manifeste dont le numéro spécial d’Oc doit être le support, mais aussi sur son lien étroit avec la collection Messatges.
En tant que point de départ de la nouvelle série, le numéro unique de 1946 a une valeur de manifeste : il définit les limites d’une « école occitaniste » et nous met en face non point d’une esthétique prédominante, d’un nouvel impérialisme, mistralien sans la lettre, mais de notre réalité littéraire faite de contradictions. Il nous permet de fonder l’espoir d’une nouvelle époque de notre renaissance sur des bases solides. Les catégories provinciales sont désormais dépassées et une ère de concentration occitaniste peut s’ouvrir sur la base d’une nouvelle conscience de l’actualité occitane et de l’universalité du sentiment occitaniste de la vie. De là l’attitude que se fixera la revue vis-à-vis de l’ensemble de nos lettres, accueil aux écrivains venus d’autres origines, à titre strictement individuel (et dans le cadre de notre propre graphie) ; quant aux autres tendances qui correspondent à des moments que nous considérons comme révolus de notre Renaissance, notre maxime sera à leur égard : « ni pour, ni contre » (ni contre, car notre vocation est de travailler, je pense, dans le positif et non dans le négatif, et de faire face de tous nos efforts aux conditions nouvelles qui requièrent de nous l’élaboration d’une intellectualité complète).
Notre mouvement travaillé de contradictions qui sont sa richesse la plus précieuse, doit trouver dans notre revue le lieu où les conflits d’idées prendront toute leur fécondité, au lieu de tourner à sa désagrégation en restant souterrains et occultes.
L’effort principal doit se porter vers le développement de la pensée critique, vers l’élaboration de vraies échelles de valeurs particulières à notre littérature, de critères littéraires, en relations avec ceux de l’époque, ceux de la littérature française entre autres, mais non importés de toutes pièces de l’extérieur.
La collection Messatges est le corollaire nécessaire d’une telle conception du travail de la revue, et doit fournir la revue de ses matériaux mêmes, rester donc essentiellement un instrument d’enquête et de découverte, donner leur relief nécessaire aux personnalités, fatalement mal éclairées dans la trame même d’une revue orientée et dynamique.
Poursuivre par la revue d’autres fins que celles d’une intellectualité intrinsèque serait lâcher la proie pour l’ombre, et laisser se tarir les sources mêmes de la création collective.5
Oc et Messatges sont donc liés l’un à l’autre. Et Oc même si elle doit donner des orientations, n’est pas une revue de propagande. Elle reste une revue intellectuelle dont le choix de textes comme les articles critiques qu’elle accueille représentent en soi des prises de position en faveur d’un occitanisme dynamique. Occitanisme dont la littérature est le reflet d’une culture particulière mais qui est aussi intégrée à des mouvements littéraires plus larges, français et internationaux. C’est là une conception de la littérature et de la culture d’oc que Castan défendra toujours. Il le fera en particulier dix ans plus tard dans le « Manifeste de Nérac » cosigné avec Bernard Manciet. Une idée que Castan résume pour partie en une phrase dans son rapport à l’assemblée générale de l’IEO du 2 avril 1950 – repris dans le numéro d’Oc de juillet 1950 – où il fait justement référence au numéro manifeste de 1946-1947-1948 : « Nòstra fòrça vendrà pas d’èsser los representants d’una nacion menora, mas d’una cultura superiora »6 [Notre force ne viendra pas du fait d’être les représentants d’une nation mineure, mais d’une culture supérieure.]
La propagande est nécessaire, mais elle est confiée à l’ase negre – Occitania, revue qui, elle, n’est pas une publication officielle de l’IEO (Oc et Messatges le sont depuis l’AG de l’IEO de décembre 1946). D’autant plus que l’ase negre défend encore une ligne fédéraliste héritée en grande part des théories de Camproux auxquelles Castan, même s’il dit y trouver des choses intéressantes, n’adhère pas forcément (« te farai un article marxisme e federalisme : veiràs que soi un marrit federalista »7, écrit-il à Lafont en juin 1946 en lui proposant un article pour l’ase negre8). Toutefois, l’idée fédéraliste est abordée dans le numéro manifeste d’Oc. C’est d’abord le cas de l’article d’Enric Espieut à propos du régime de Vichy, dans lequel l’auteur explique que, face au faux régionalisme de l’État français, les occitanistes, eux, savent ce qu’était le vrai fédéralisme, puis de l’hommage de Jean Lesaffre à Jean Charles-Brun, fondateur de la Fédération Régionaliste Française. Mais la séparation entre l’ase negre et Oc ne signifie pas pour autant que Castan ne veuille pas se mêler de l’action. Il s’agit essentiellement pour lui de bien séparer l’action de propagande de l’action culturelle et intellectuelle :
Veni de recebre l’Ase, sempre interessant. (Una suggestion : los articles en francés poirián pas èsser estampats amb d’autras letras que ço autre ?) Un acte d’anti-intellectualitat pura : es son rotle. Aimi l’estil clar e « materialista » de Cordas… Riscaràn gaire de far doble emplec amb Oc.9
[Je viens de recevoir l’Ase, toujours intéressant. (Une suggestion : les articles en français ne pourraient-ils pas être imprimés avec d’autres lettres que le reste ?) Un acte d’anti-intellectualité pure : c’est son rôle. J’aime le style clair et « matérialiste » de Cordes… Ils ne risquent guère de faire double emploi avec Oc.]
Comme il le dit clairement dans son rapport sur Oc et Messatges, Castan pense qu’une des ambitions de la revue doit être de ne pas fuir les conflits idéologiques ; il est même convaincu qu’elle doit s’en nourrir pour avancer. Et d’ailleurs, dans ce même rapport, il pose les bases d’un conflit d’idées avec le Félibrige – en particulier les provençalistes – sur les questions de graphie, de dialectes et de la place de Mistral dans la Renaissance d’oc. On peut même dire que Castan appelle ce conflit de ses vœux avec une forme d’impatience allègre quand il écrit à Ismaël Girard à propos de la parution dans Marsyas d’un article de Max-Felip Delavouët dans lequel l’auteur provençal s’attaque aux dialectes et prend pour cible l’occitanisme : « J’ai lu Marsyas. Je suis heureux de l’article de Delavouët. De bonnes bagarres en perspective, ça fait plaisir. Laissons-les s’échauffer un peu la bile. (Nous ne pouvons rien dire tant que nous n’avons pas de solides publications parvenues à leur terme…)10 ». Tout cela, bien entendu, transparaît dans le numéro manifeste.
La volonté de rupture avec le Félibrige
Volonté d’ouvrir la revue à tout le monde mais dans la graphie adoptée par l’IEO et affirmation à mots à peine couverts du fait que le Félibrige est un moment passé et dépassé de la Renaissance d’oc sont énoncés dans ce rapport. On les retrouve plus encore dans le numéro manifeste par le biais d’un véritable flot d’attaques plus ou moins ouvertes et de remise en cause de l’association fondée par Mistral.
Dans son article « Reflexion dins lo sens de la vita », Ismaël Girard met en avant le rôle essentiel de Mistral et de son génie dans le contexte de la Renaissance d’oc, mais il n’en fait qu’une étape et nullement un aboutissement. Surtout, il explique qu’à partir de 1914-1918, une nouvelle phase de la Renaissance commence, portée essentiellement par une influence catalane. C’est là une manière de renvoyer Mistral au passé.
Plus loin, dans une note de son article consacré à « L’erotisme provençau e l’Aubanelenca », Robert Lafont écrit :
Fau dire per estre imparciau que sols li poemas escrichs dins lo biais que disem se sarran de la perfeccion. […] Lo mai marrit es encara aqueu vocabulari felibrenc que la poesia provençala utiliza dempuei Aubanel e que risca de faire perdre de vista lo geni pintoresc de la lenga (…) La Provença s’amerita miéus qu’aquo11.
[Il faut dire pour être impartial que seuls les poèmes écrits de la manière dont nous parlons se rapprochent de la perfection. […] Le plus mauvais est encore ce vocabulaire félibréen que la poésie provençale utilise depuis Aubanel et qui risque de perdre de vue le génie pittoresque de la langue (…) La Provence mérite mieux que ça.]
Puis c’est au tour de Castan lui-même, dans son article « Miègjorn » de critiquer le « félibrisme » post-Mistral :
En reaccion contra lo Félibrisme qu’avià donat sos darrièrs focs a la fin del segle XIX amb un Valèri Bernard, nostres poetas, cadun de son costat, cerqueron una definicion pus prigonda al pantalh santestelenc de poesia del poble.
L’Occitanisme èra encara luenh.
Aquela olor de dolçor umana que lo sol Mistral avia destoscada e que poiria servir de definicion a l’intuicion literària occitanista, foguet desconeiguda fins a sa reviudança moderna12.
[En réaction contre le Félibrisme qui avait déjà donné ses derniers feux à la fin du XIXe siècle avec un Valère Bernard, nos poètes, chacun de son côté, cherchèrent une définition plus profonde au rêve santestelenc de poésie du peuple. L’occitanisme était encore loin. Cette fragrance de douceur humaine que seul Mistral avait débusquée et qui pourrait servir de définition à l’intuition littéraire occitaniste, fut ignorée jusqu’à sa réincarnation moderne.]
L’occitanisme est arrivé, explique Castan, et s’est organisé pour rééquilibrer cette Renaissance qui s’était longtemps cantonnée à la Provence :
La començança de la Renaissença foguet enmascada per la fegonditat provençala, ara, es conquistat un equilibre pan-occitàn que troba a Tolosa son fondament, segon la linha istorica Mistral-Perbosc, la linha drecha de la renaissença13.
[Le commencement de la Renaissance fut dissimulé par la fécondité provençale, maintenant, un équilibre panoccitan est conquis qui trouve à Toulouse son fondement, selon la ligne historique Mistral-Perbosc, la ligne droite de la renaissance.]
Et d’ajouter : « Dins nostra païs sens subrestructura ligada al fach occitanista, representam la punta suprema de l’esperit democratic » (Dans notre pays sans superstructure liée au fait occitaniste, nous représentons la pointe suprême de l’esprit démocratique). Tout cela se termine sur une critique féroce par Castan d’un Félibrige qui, de son point de vue, se coupe du peuple.
L’article que Jean Lesaffre consacre au centenaire d’Alphonse Roque-Ferrier, félibre montpelliérain, critique littéraire, folkloriste et poète, est encore l’occasion de mettre en avant les dissensions entre « Occitans » et « Provençaux » en abordant le conflit qui l’opposa à Arnavielle et Roumieux sur la question de la graphie du dialecte montpelliérain. Et, au passage, comme un écho des débats de son temps, Lesaffre peut citer Roque-Ferrier écrivant dans la Revue des Langues Romanes la nécessité qu’il y aurait de mettre en place un système graphique commun à tous les dialectes d’oc « éloigné de toute exagération phonétique ou particulariste… lieu commun de nos idiomes méridionaux et reliant autant que possible leur littérature à celle que nous ont léguée les troubadours »14.
À la suite de l’article de Lesaffre, Max Rouquette fait la critique de L’histoire de la poésie occitane d’Alfred Jeanroy et en profite pour se féliciter du fait que le mot « occitan » y trouve sa place, signe éminent de l’unité de la langue, et pour plaider en faveur d’une graphie commune.
Puis l’article de Marcel Carrières, audacieusement intitulé « L’òbra occitana de S. J. Honnorat », commence par ces lignes :
Existís un somni provençal que volgueron un moment, e que volon encara, Felibres tardius e a corta vista, impausar a las autras provincias occitanas de poëtas, d’autra part remarcables, coma S.-A. Peyre, per ne citar qu’un, e dont l’un dels aparaires majors foguet l’ancian Capoulier Peire Devoluy. Lo rasonament d’aqueles escrivans ten per punt de partença la comparason que se fa de l’obra de Frederic Mistral, tant literària coma linguistica, e de la del Dante, dont lo meriti valguet a son poema « La Commedia » d’èsser sacrada « divina », e a sa parladura, lo dialecte toscan, d’èsser adoptada per totis los escriptors d’Italia15.
[Il existe un rêve provençal que voulurent un moment, et que veulent encore, les Félibres tardifs et à courte vue, [le rêve] d’imposer aux autres provinces occitanes des poètes, par ailleurs remarquables, comme S.-A. Peyre, pour n’en citer qu’un, et dont l’un des principaux promoteurs fut l’ancien Capoulier Pierre Devoluy. Le raisonnement de ces écrivains a pour point de départ la comparaison que l’on fait de l’œuvre de Frédéric Mistral, littéraire comme linguistique, avec celle de Dante, dont le mérite valut à son poème « La Commedia » d’être sacrée « divina », et à son parler, le dialecte toscan, d’être adopté par tous les écrivains d’Italie.]
Suit une critique du concept de « droit de chef-d’œuvre » cher à Sully-André Peyre, et une célébration des choix graphiques d’Honnorat.
Enfin, la rubrique consacrée aux revues et rédigée par Castan est l’occasion d’égratigner encore le Félibrige à travers par exemple la critique de la revue Fe, dirigée par l’ancien capoulier Marius Jouveau :
L’error d’aquela revista es de remenar los simbels felibrencs dins un esperit d’esterla propaganda que dison accion e de considerar la literatura coma acabada sens aver besonh de literators. Una novela, dos poemas, un espelucatge critic aqui entre aqui fa pas un organisme literari16.
[L’erreur de cette revue est d’agiter les symboles félibréens dans un esprit de propagande stérile qu’ils appellent de l’action et de considérer la littérature comme achevée sans avoir besoin de littérateurs. Une nouvelle, deux poèmes, un épluchage critique de ci de là ne font pas un organisme littéraire.]
C’est aussi l’occasion de provoquer Sully-André Peyre, nouveau meilleur ennemi des occitanistes depuis la publication en 1948 aux éditions Marsyas de La branche des oiseaux :
A pas que Mistral dins la boca. Li farem remarcar que sera pas dificil de canviar la grafia de las quitas obras de Mistral o de S.A. Peyre quand lors ereitiers auran pus de dreches dessus17.
[Il n’a que Mistral à la bouche. Nous lui ferons remarquer qu’il ne sera pas difficile de changer la graphie des œuvres-mêmes de Mistral ou de S.A. Peyre quand leurs héritiers n’auront plus de droits dessus.]
Et de refermer la rubrique avec un procès en règle de Peyre et de ses disciples : l’occitanisme est du côté de la vie tandis qu’eux, en refusant de s’éloigner du modèle mistralien, sont engagés dans une spirale mortifère.
Ce qui apparaît en fin de compte à la lecture de ce numéro manifeste d’Oc, c’est l’évidente volonté de Félix Castan de placer l’occitanisme dans une dynamique : le titre de l’article d’Ismaël Girard « Reflexions dins lo sens de la vita » renforce cette idée, tout comme l’article d’Hélène Cabanes sur l’enseignement et le choix de textes littéraires qui, pour la plupart, expriment un véritable désir de vivre.
Tout aussi évidente est la volonté de placer cette Renaissance dans un grand mouvement millénaire, des troubadours jusqu’à la génération des Castan, Cabanes, Lafont, Pierre Lagarde, Manciet, Carrières, etc. Corollaire de cette position : Mistral n’est plus qu’une étape – importante, certes, mais une étape – dans cette histoire. Et la nouvelle génération occitaniste en est une autre qui espère rendre son souffle et sa place à la littérature d’oc, tandis que le Félibrige provençal et les Mistraliens à la Sully-André Peyre n’ont pas conscience d’avoir perdu le sens de l’histoire et de s’embourber dans une idéologie dépassée. D’où les nombreuses attaques contre l’esprit félibréen qui ponctuent ce numéro. On entre dans une bataille idéologique qui est loin d’être terminée.
On sent à la lecture de ce numéro manifeste que Castan cherche à relancer une dynamique plutôt que d’en initier une nouvelle. Il inscrit son action dans la longue histoire de la culture occitane et cherche à en faire sourdre l’essence intrinsèque. Oc, comme l’IEO dans son ensemble et la collection Messatges se veut l’expression de cette vie, sorte d’avatar d’une culture d’oc toujours en mouvement depuis des siècles, portée par les membres de l’IEO mais qui, en même temps, les dépasse par sa puissance. C’est ce que dit en substance Félix Castan dans une lettre adressée à Robert Lafont où il évoque le fait que Lafont du côté de Montpellier et lui, vers Toulouse, n’ont pas forcément la même conception de l’action à mener :
L’ordre de prioritat per nosautres dos es inverse. Vesi los acamps annals coma un loc de porgidas antiteticas : la vida de l’organisme giscla istoricament, dins lo temps, d’annada en annada d’aquelas contradiccions estaticas. L’Institut es mai que mai una istòria, plan mai qu’una estructura o qu’un plan d’acción. E serva sa cara canviadissa e estrambordanta.
Voldriai que sentigan un jorn que sem l’obra cadún de l’IEO e non pas l’IEO nostra obra…18
[L’ordre de priorité pour nous deux est inverse. Je vois les réunions annuelles comme un lieu d’apports antithétiques : la vie de l’organisme jaillit historiquement, dans le temps, d’année en année, de ces contradictions statiques. L’Institut est surtout une histoire, plus qu’une structure ou qu’un plan d’action. Et il conserve son visage changeant et enthousiasmant. Je voudrais que l’on sente un jour que sommes chacun l’œuvre de l’IEO et non que l’IEO est notre œuvre.]
Sommaire du triple numéro