Fuir la claustration forcée par l’écriture. Parcours littéraire d’une vénitienne au XVIIe siècle, Arcangela Tarabotti

Catherine Kirkby

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Catherine Kirkby, « Fuir la claustration forcée par l’écriture. Parcours littéraire d’une vénitienne au XVIIe siècle, Arcangela Tarabotti », Plumas [En ligne], 2 | 2022, mis en ligne le 23 janvier 2022, consulté le 21 novembre 2024. URL : https://plumas.occitanica.eu/545

L’article porte sur les écrits d’une religieuse vénitienne du XVIIe siècle, Arcangela Tarabotti en centrant l’attention sur la dimension carcérale de ses textes. Après avoir posé le cadre contextuel de ses écrits, il tente d’éclairer les trois axes permettant de placer l’œuvre de Tarabotti dans ce paradigme. La description faite du monastère à travers plusieurs topoï manifeste l’identité posée par Tarabotti entre ce lieu et la prison. Cet aspect descriptif s’élargit dans une analyse sociale et politique du processus de réclusion forcée débouchant sur une dimension métaphysique et une réflexion eschatologique sur l’enfermement claustral. La portée polémique des textes prend tout son sens par sa dimension à la fois critique et par les propositions qu’ils avancent quant aux conditions de vie et au destin des femmes.

This article examines the writings of a seventeenth-century Venetian nun, Arcangela Tarabotti, focusing on the carceral dimension of her texts. After setting the contextual framework of her writings, it illuminates the three axes that allow Tarabotti's work to be placed in this paradigm. The description of the monastery using several topoi shows that Tarabotti sees a convent and a prison as identical. This descriptive aspect broadens into a social and political analysis of the process of forced confinement, leading to a metaphysical dimension and an eschatological reflection on cloistering. The polemical weight of these texts gains meaning from their critical dimension and from the proposals offered with regards to the living conditions and destiny of women.

Introduction

Comment les œuvres d’une moniale vénitienne du XVIIe siècle, Arcangela Tarabotti, trouvent-elles leur place dans le champ de la littérature carcérale ? S’agit-il, au niveau historique et social, des conditions de leur rédaction, liées en particulier à l’enfermement définitif de la religieuse à l’intérieur de la clôture ? Ou pouvons-nous trouver des liens, thématiques et formels, qui inscrivent, non seulement son auteure, mais surtout ses ouvrages, dans un paradigme claustral ?

Sous la plume d’une partie de la critique (Zarri 7 et 12), le couvent lui-même apparaît, pour certaines moniales, non comme lieu d’enfermement, mais comme espace permettant l’accès à l’éducation et à la culture, voire espace de pouvoir et d’émancipation pour les femmes. Il conviendra donc d’analyser si ce point de vue s’applique à Tarabotti, tant dans sa conjoncture biographique, comme individu singulier et par rapport à un groupe social, celui des jeunes filles nées dans une famille de cittadini1, qu’au niveau littéraire.

Après avoir posé ce cadre contextuel, cet article se propose de mettre en lumière trois axes permettant de définir l’œuvre de Tarabotti comme une écriture carcérale. Tout d’abord, l’identité du monastère et de la prison se manifeste à travers une série de topoï littéraires et plus largement culturels. Ensuite, la dimension politique de ses écrits vise à analyser les causes de la clôture féminine en démontrant l’arbitraire de son enfermement ; cette dimension politique s’ancre dans une réflexion philosophique sur la condition de la femme et son égalité avec l’homme. Enfin, ses ouvrages visent une efficacité pragmatique, mettant en place une stratégie textuelle qui veut dénoncer mais aussi proposer d’autres vies possibles pour les femmes.

Chiesa di Sant’Anna di Castello, Venise

Chiesa di Sant’Anna di Castello, Venise

Didier Descouens

Éléments biographiques et historiographiques

Arcangela Tarabotti naît en 1604 dans une famille nombreuse de la bourgeoisie vénitienne où elle est l'aînée de 7 filles. Placée au couvent de Sant'Anna in Castello à Venise en 1617, elle prend l’habit en 1620 et fait sa profession en 1623. Elle y passe sa vie et y meurt en 1652.

Elle reçoit une instruction très limitée et poursuit son éducation en autodidacte, se dotant d'une culture à la fois religieuse et laïque. Elle devient une écrivaine reconnue par les cercles littéraires de son époque comme le montre l’intérêt que lui porte Gabriel Naudé, et à travers lui le cardinal Mazarin dont il est le bibliothécaire, qui, lors de sa visite à Venise en 1645 afin d’enrichir la bibliothèque de son maître, lui rend visite à plusieurs reprises afin d’obtenir un exemplaire de ses œuvres. Elle en écrit probablement sept : un triptyque, Inferno monacale [Enfer monacal, dorénavant EM], Purgatorio delle malmaritate [Purgatoire des mal-mariées] et Paradiso monacale [Paradis monacal dorénavant PM], dont seul ce dernier sera publié de son vivant, en 1643 à Venise ; le Purgatoire a disparu, tandis que l’Enfer doit attendre 1990 pour voir être accessible aux lecteurs ; Ingenuità ingannata [Naïveté trompée NT], dont le titre premier était Tirannia paterna [Tyrannie paternelle], publié posthume à Leyde vers 1656 et mis à l'index en 1660 ; Lettere familiari e di complimento [Lettres familières et de compliment LF], son épistolaire, qui paraît en 1650 ; deux pamphlets polémiques, l’un, Antisatira [Antisatire], en réponse à Contro il lusso donnesco, Satira menippea [Contre le luxe des femmes, satire ménipée] de Francesco Buoninsegni, son contemporain, n’est signé que d’un acronyme D.A.T. et connaît une première publication en 1644, l’autre, Che le donne siano della spetie degli Huomini [Que les femmes soient de la même espèce que les hommes], sera publié dix ans plus tard. Je m’appuierai essentiellement sur quatre d’entre elles : Paradiso monacale, Lettere familiari, Ingenuità ingannata et Inferno monacale.

Quelles sont les possibilités qui s’offrent alors aux jeunes filles des classes aisées ? Elles sont au nombre de deux : le mariage ou l’entrée au couvent. Pour certaines cette claustration est un choix, même si ce choix n’est en réalité pas dénué de contraintes : c’est ce qu’analyse Tarabotti dans PM où, tout en louant dans les grandes lignes cette vocation, elle porte sur elle un regard critique. Pour celles, généralement les benjamines, destinées au mariage, les enjeux sont différents : elles y acquièrent quelque autonomie et reconnaissance sociale par rapport à leur condition de fille, entièrement soumise à leur père ; elles y gagnent une liberté, celle de circuler hors des murs du foyer, l’exercice de relations amicales, un accès à la sexualité, souvent subi, parfois choisi. Mais elles se trouvent confrontées aux dangers de l’accouchement, à la charge du foyer et au poids des maternités successives ; elles peuvent être victimes d’un mari violent, et le couvent sert alors de refuge contre ce dernier. Leur rôle économique n’est pas reconnu et elles n’ont que peu de pouvoir sur leur corps, sur leur destin, ce que Tarabotti attribue en grande partie à des carences éducatives.

Arcangela Tarabotti ne fait partie d’aucune de ces deux catégories : aînée et boiteuse, elle n’est pas destinée au mariage pour des raisons économiques (Bellavitis 676-680), mais elle n’a aucune vocation religieuse qui la porterait vers la clôture. Son entrée au couvent se fait donc sous le signe de la contrainte et de l’absence de choix, nous y reviendrons. Il faut relever le hiatus existant parfois entre le portrait qu’elle dresse du couvent dans EM, lieu textuel où la métaphore baroque cède le pas à l’hyperbole, et celui du lieu réel qui transparaît dans LF : d’une part, un enfermement dans le silence, l’austérité et la solitude. D’autre part, un endroit relativement ouvert, où les religieuses peuvent recevoir des visites, où elles sont pourvues d’une certaine éducation (Tarabotti apprend à lire, à écrire, reçoit des rudiments de latin et devient elle-même éducatrice de jeunes pensionnaires, par exemple les filles de l’ambassadeur de France Nicolas Bretel de Grémonville) et jouent un rôle social, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du monastère. Si, dans sa description de la cérémonie de vêture, elle s’afflige du silence à observer « così rigoroso che nepur l’è concesso chiederle apartinenti al necessario vivere » [si rigoureux qu'il ne lui est même pas permis de demander ce dont elle a besoin pour vivre] (EM 70) et qu’ailleurs elle déplore le non-respect de ce qui constitue une obligation dans la règle bénédictine, soulignant qu’ « Il silentio v’è sol dipinto o scritto per elle ne’ cori, reffettori e dormitori » [le silence n’y existe que peint ou écrit pour elles dans les chœurs, les réfectoires et les dortoirs] (EM 39), nous savons grâce à son épistolaire qu’en réalité, elle recevait de nombreuses visites, occasions de se tenir au courant de la vie vénitienne, des vicissitudes historiques, de l’activité littéraire, visites aussi de musiciens qui venaient donner des concerts à l’intérieur de la clôture (LF lettres 29, 90 et 233 par exemple). Donc, même si après le Concile de Trente, un permis (accordé uniquement aux parents et aux clercs) était théoriquement nécessaire pour accéder aux monastères féminins, la réalité qui transparaît dans les LF est beaucoup plus nuancée : les monastères féminins à Venise jouissent d’une plus grande liberté par rapport à ceux des autres villes et les parloirs sont donc des espaces plus ouverts, où l’on peut converser à son aise, malgré la présence d’une sœur écoute.

Si Tarabotti n’exerce, d’après ce que l’on sait, aucune charge importante (abbesse, prieure ou trésorière), son implication dans l’administration du monastère ne fait aucun doute : par exemple, dans la lettre 80, elle demande l’intercession d’un de ses correspondants pour défendre les droits d’un terrain appartenant au monastère et utilisé de façon abusive. Il apparaît ainsi qu’une position de pouvoir interne, sans influence possible sur le monde extérieur, ne l’intéressait pas ; toute ses activités ont pour but d’interagir hors du couvent et de trouver ainsi une échappatoire à son enfermement (Bortot 35).

La visée pragmatique est particulièrement évidente dans les LF où nous la voyons intervenir dans de nombreux domaines de la vie sociale, cultivant ainsi des liens étroits et variés avec le monde extérieur : dans la lettre 145, elle tente d’obtenir une dispense de service militaire pour l’une de ses connaissances ; dans la 205, elle sert d’intermédiaire pour un mariage et dans la 127, elle transmet des missives entre deux correspondants etc.

Cette ouverture du monastère vers l’extérieur ne se cantonne pas à des échanges mondains mais s’étend surtout au domaine littéraire. Arcangela Tarabotti parvient à se forger une culture littéraire, malgré les interdictions et restrictions qui frappaient les religieuses. Même si les lectures admises dans le monastère se limitent aux livres dits « spirituels », en particulier les bréviaires ou les vies de saints, et que Sant’Anna ne possède pas de bibliothèque, elle réussit, par un système de prêt, à se procurer d’autres livres de son propre chef ; elle lit Dante, Pétrarque, l’Arioste, qu’elle apprécie beaucoup pour sa défense du sexe féminin et son traitement égalitaire des sexes, le décrivant comme une « benedetta lingua, ch’al dispetto dell’inclinazione maligna degl’uomini, in diversi luoghi del suo poema veritiero e senza parzialità veruna, spiega i diffetti non men dell’uomo che della donna » [langue bénie qui malgré l’inclinaison perfide des hommes en différents endroits de son poème véridique et sans aucune partialité explique les défauts tout autant de l’homme que de la femme] (NT 204), Boiardo, Le Tasse… Mais elle est également au fait de ce que publient ses contemporains dont elle lit les œuvres, même celles qui figurent à l’Index, et sert d’intermédiaire pour des prêts de livre, y compris des livres controversés comme le Corriero svaleggiato de Ferrante Pallavicino, diatribe contre le pape Urbain VIII, l’ordre jésuite et l’Espagne (LF lettre 159).

Grâce à son épistolaire, elle tisse donc un solide réseau de correspondants, s’insère dans des débats littéraires et contrôle son image publique (Ray, Westwater 31). Ces correspondants appartiennent, outre le champ familial d’ailleurs fort réduit et amical, à la sphère politique et littéraire. La première lettre est adressée au futur doge de Venise, Francesco Erizzo, dans laquelle le doge devient la personnification d’Astrée, déesse de la justice ; elle envoie également une lettre encomiastique au nouveau doge de Venise Francesco Molino (LF lettre 61) à qui elle offre son PM comme elle l’avait fait avec le précédent doge, Francesco Erizzo. Elle écrit au futur pape Alexandre VII, à Mazarin, à Bertucci Valier, ambassadeur auprès d’Alexandre VII, Sage du Conseil et futur doge. Paradoxalement, son statut de recluse joue en sa faveur dans les rencontres politiques, comme nous le comprenons dans la lettre 88 où, s’adressant à l’ambassadeur de France à Venise Nicolas Bretel de Gremonville, elle explique qu’aux représentants d’autres gouvernements « né l’era concesso di visitare se non povere prigioniere » [il n’était pas permis de rendre des visites sinon à de pauvres prisonnières] afin d’éviter qu’ils obtiennent trop d’informations sensibles par des contacts officiels. Là aussi, cette forme littéraire remplit dans certains cas des fonctions utilitaires immédiates : plusieurs lettres (par exemple 84 et 94) à Vittoria Medici della Rovere, grande duchesse de Toscane, personnage puissant et dont l’éloignement géographique a pour corollaire une certaine neutralité vis-à-vis des intérêts vénitiens, tentent d’obtenir son aide pour la publication de NT.

Dans le champ littéraire proprement dit, outre la dédicace à Francesco Loredan, un des membres éminents de l’Accademia degli Incogniti, l’une des principales académies littéraires vénitiennes de l’époque, nous trouvons plus d’une centaine de lettres, essentiellement à des correspondants masculins (à l’exception notable d’Aquila Barbaro et de Guid’Ascania Orsi), dont la plupart font partie de cette Académie.

Tarabotti obtient rapidement une reconnaissance culturelle et littéraire. Nous l’avons déjà signalé avec l’exemple de Mazarin, mais les écrivains qui parlent de Tarabotti, en bien ou en mal, sont nombreux. Dans Le scorse olimpiche de Pietro Paolo Bissari, écrivain de Vicence et fondateur à Venise en 1649 de l’Accademia dei Rifioriti, on trouve par exemple cet éloge de Tarabotti : « risplende qual nuova Arcangela la Tarabotti, e sovrumana ne’ costumi, immortal ne’ componimenti » [Tarabotti resplendit telle une nouvelle Archange, surhumaine dans ses mœurs, immortelle dans ses œuvres] (Bissari cité par Ray, Westwater 122 note 4). À contrario, son Antisatire provoque à son tour une vague de réponses, parmi lesquelles le Masque découvert, du père Angelico Aprosio, qui, non content d’attaquer Tarabotti et de menacer de révéler qu’elle était l’autrice de cette Antisatire, contribue à la rumeur selon laquelle elle n’aurait pas écrit ses livres2.

L’emmurement d’une none

L’emmurement d’une none

Vinzenz Kaztler (1823-1882)

La prison monacale

Paradoxalement donc, le couvent, qui a permis à Tarabotti d’échapper à la vie conjugale et aux maternités successives3, joue un rôle positif dans sa possibilité d’écrire et d’exister en tant qu’auteure. Pourtant, son écriture relève bel et bien de l’écriture carcérale, et ce à plusieurs titres.

Une simple analyse terminologique des quatre œuvres citées est éloquente et sans équivoque, tant sont nombreuses les occurrences des termes relevant du champ sémantique de la prison : prison (sous la forme carcere ou prigione) emprisonnée (imprigionata et incarcerata), accusation, accusée, innocente, condamnation, condamner, chaînes, esclave, libérer, souvent associés dans une même phrase, par exemple « mentr’innocente in carcer la condani » [tandis qu’innocente tu la condamnes à la prison] (EM 103). L’analyse à laquelle elle soumet la vie conventuelle féminine met en exergue cette corrélation sémantique entre le monastère et la prison. Dans la langue italienne en effet, le mot prigione et le mot carcere – ainsi que leurs dérivés – tous deux employés par Tarabotti, désignent à la fois, comme le mot « prison » en français, le lieu dans lequel on enferme ; l’acte de mettre en prison ; par métonymie, l’état de l’individu privé de liberté. Or ce sont précisément les trois trames narratives et descriptives que suit Tarabotti dans EM.

Immédiatement après les dédicaces, elle pose l’identité terminologique entre ces deux lieux pour les religieuses qui y sont enfermées sous la contrainte ; dans un prolongement de la métaphore chrétienne et platonicienne du corps comme prison, le monastère devient prolongement de cette première captivité :

quelle anime che, non solo imprigionate in un corpo provano gli infortuni comuni a tutta l’humanità, ma hanno, per tormento loro particolare, la carcere d’un monastero in cui sono forzatamente et innocentemente condonate a patir etterno martir di pene che, per esser tale, a raggione può chiamarsi un Inferno

[ces âmes qui, non seulement enfermées dans un corps, éprouvent les infortunes communes à toute l’humanité mais ont pour tourment particulier, la prison d’un monastère où elles sont condamnées de force et malgré leur innocence, à souffrir l’éternel martyre d’une peine qui, étant ce qu'il est, peut à raison s’appeler un Enfer] (EM 31)

Elle le réaffirme avec force tout au long du texte, dans un jeu de métaphores, de comparaisons et d’hyperboles qui fait fréquemment appel à la citation, notamment biblique ou dantesque, pour appuyer son propos. La figure de l’enfermement est mise en abyme : âmes enfermées dans des corps, enfermés dans un lieu dont l’espace ne cesse de se resserrer. Le champ sémantique de l’étroitesse et de la rigueur émaille le texte dans un jeu constant de renvois : les termes formés sur l’étymon latin stringo et strictus servent à décrire les conditions à la fois spatiales, l’espace étant caractérisé par son « étroitesse » et existentielles, les règles bénédictines étant strette, le mode de vie ainsi que les jeunes filles ristretto et ristrette, jusqu’à l’étape de la profession qui est définie comme un stretissimo passaggio.

La dimension temporelle vient renforcer l’aspect carcéral de ce lieu car l’enfermement, une fois passée l’étape de la profession, est sans appel : « Giunte vicino a questo estremo punto, che è l’ultima sentenza irrevocabile del’etternità del suo carcere » [Une fois parvenues à ce terme, ultime et irrévocable sentence de l'éternité de son cachot] (EM 65). Ces femmes sont donc assignées à résidence dans le même lieu pour toute la durée de leur vie, et, pour Tarabotti, cette obligation de stabilité est une conséquence de la violence subie ; elle note en effet que ces religieuses pourraient choisir un autre type de clôture, moins stricte, mais que leur désespoir les pousse à choisir la règle la plus dure, celle de Saint Benoît. Lors de la profession, elles s’engagent donc ainsi : « Ego, soror Cristi, promitto stabilitatem meam » [Moi, sœur du Christ, je promets ma stabilité] (EM 67). Tarabotti utilise la description qu’elle donne du désespoir de ces sœurs dans une visée polémique, car elle en profite pour souligner la contradiction entre la vision de la femme inconstante qu’elle retrouve chez Ovide, Properce, l’Arioste et tant d’autres et l’immutabilité de la condition monacale féminine :

essendo il loro stato impermutabile a qual si voglia accento, sì come stimo che chi la descrisse ciecca e sorda a gli altrui preghi ragionasse della fortuna delle sore inganate, alle cui esclamationi non mai si rende mutabile. Non mai doppo le nubi attendon serenità: varian pur le stagioni e gli anni le loro vicende !

[car leur état est impermutable à une quelconque parole, et je pense de même que ceux qui décrivaient le sort comme aveugle et sourd aux prières d’autrui parlaient du sort des religieuses trompées, car il demeure immuable, malgré leurs appels. Jamais elles n’attendent le ciel serein après les nuages : seules changent les années et les saisons !] (EM 45)

C’est la conscience de la perpétuité de cette peine qui procure au couvent, outre son qualificatif de « prison », sa dimension infernale, et cette perpétuité est fondée, pour Tarabotti, sur ce vœu de stabilité bénédictin ; on voit ainsi comment elle tisse constamment l’aspect descriptif, presque pictural, de cette prison infernale et une démarche d’analyse des causes politiques, sociologiques, religieuses, de la claustration. Rappelons d’ailleurs que, si avant le Concile de Trente, les femmes avaient la possibilité de quitter le monastère pendant de brèves périodes, le concile impose la clôture4, les femmes ne peuvent plus sortir après leur profession, les portes et fenêtres sont réduites, parfois murées (Zarri 26). La thématique de la claustration comme incarcération constitue le fil rouge de EM mais elle n’est pas pour autant absente de ses autres œuvres. Dans LF, elle écrit à propos du couvent « In queste carceri e ne' miei mali non ho altro di che contentarmi » [Dans ces prisons et dans mes maux je n’ai rien d’autre pour me satisfaire] (lettre 111) et, dans NT, à propos des jeunes filles « per confinarli in una carcere » [pour les confiner dans une prison] (NT 202) ; même dans le plus consensuel PM, qui pourtant décrit la clôture choisie, elle note, employant cette fois la première personne du pluriel car la charge polémique plus faible ne nécessite pas la mise à distance par rapport à son objet d’analyse : « Ecco che di proprio moto ci chiudiamo in eterna prigione » [Voilà que de notre propre volonté nous nous enfermons dans une prison éternelle] (PM 64).

Les topoï de la vie carcérale

Si nous nous attachons au tableau plus précis qu’elle dresse du monastère et des conditions de vie qui y règnent, nous constatons qu’elle utilise dans EM cinq topoï pour représenter la vie carcérale à cette époque, topoï qui, notons-le, sont toujours ancrés dans l’imaginaire collectif : la nourriture, les vêtements, les relations sociales, le travail, perçu comme un esclavage, et la question de la sexualité.

La nourriture est frugale et mauvaise, ce qu’elle décrit non sans humour : « essendo per ordinario il loro pranzo picciolissima portion di carne che, comprata in credenza, è della peggiore, oltre che si coce la sera e si magna la mattina » [leur nourriture consiste d’ordinaire en une minuscule portion de viande laquelle, achetée à crédit, qui est de la pire sorte, d’autant plus qu’on la cuit la veille pour la manger le lendemain] (EM 53) et qu’elle oppose aux luxueux banquets donnés pour les filles mariées : « si vegono su le mense cibi poco inferiori a gli apprestati nelle cene di Cleopatra » [On voit sur les tables des nourritures à peine inférieures à celles préparées pour les repas de Cléopâtre] (EM 46). Les vêtements sont inconfortables, rugueux et mal coupés :

la condenata alla tomba d’un chiostro è necessitata a coprirsi la gamba di rozza rassa et adatarsi al piedi un zoccolo di legnio mal vestito di cuoio e cingersi al collo un bavaro così nemico della ricchezza che la priva d’tesori donatoli dalla nattura

[celle qui est condamnée au tombeau du cloître doit se couvrir les jambes d’un escot grossier, faire tenir son pied dans un sabot de bois mal couvert de cuir, et attacher à son cou un col si ennemi de la richesse qu’il la prive même des trésors que lui avait accordés la nature] (EM 46)

Tant la couleur du vêtement, « per ché sia proporcionata a coprirsi di bruno in quell’ultimo oscuro giorno in che restano sepelite in un convento » [précisément pour les couvrir de deuil en ce dernier jour de ténèbres où elles demeureront enterrées dans un couvent] (EM 40-41), que les accessoires (la cornette qui sert aussi de coiffe aux veuves) rappellent que l’entrée au monastère coïncide avec le deuil de sa vie dans le monde, comme le montre aussi le désespoir qui accompagne la vêture : « per gl’habiti e per la tristezza, paiano già morte » [elles paraissent déjà mortes par leurs habits et leur tristesse](EM 50).

Tarabotti se désespère de devoir travailler pour manger et s’habiller, d’autant qu’elle vient d’une famille aisée, s’indigne des tâches qui leur sont confiées, « Ogn’una, sia di stirpe o volgar o nobile, è posta ai più vili esercitij et alle più imonde funtioni » [Toutes, qu’elles soient issues du peuple ou de la noblesse, sont contraintes aux exercices les plus vils et aux tâches les plus immondes] (EM 42) ou plus loin « Le più immonde schifeze, fugitte dalle più vili serve nelle case private, ad essa son risservate per esercitio » [Les saletés les plus immondes, dont même les plus viles servantes s’écartent dans les maisons privées, leur sont réservées comme besogne] (EM 60) et compare sa condition à celle d’une esclave, y compris dans le fait qu’il s’agit d’une transaction commerciale : « L’altra infelice […] vien venduta per ischiava senza sperar di mai più liberarsi » [L’autre malheureuse […] est vendue comme esclave sans espoir de se libérer jamais] (EM 43).

Cette description permet aussi de comprendre comment ses ouvrages, tout en constituant de précieux témoignages sur la vie conventuelle au XVIIe siècle, outrepassent la dimension autobiographique. En effet, nous savons, notamment grâce à l’épistolaire, que, si Tarabotti sert d’intermédiaire commercial entre les religieuses chargées des travaux d’aiguilles et leurs commanditaires, il est rare qu’elle les exécute elle-même. En outre, sa situation est particulière, car, à cause de sa claudication, le monastère n’avait théoriquement pas le droit d’accepter qu’elle fasse sa profession (interdite pour les malades et les infirmes). Mais son père contourna l’interdiction en offrant une dot supplémentaire et obtint pour sa fille l’exemption perpétuelle des différentes tâches (Zarri 13). Pareillement, l’exagération manifeste dont elle fait preuve, si l’on compare les données historiographiques dont nous disposons et l’image qu’elle brosse du couvent ou les réalités de l’expérience carcérale d’Ancien Régime, par exemple pour la nourriture qui y est servie, est sans doute beaucoup moins à mettre sur le compte d’un quelconque trait de personnalité que d’un acte rhétorique visant à emporter l’adhésion d’un lecteur, généralement masculin et appartenant aux cercles du pouvoir, afin d’obtenir à court terme une amélioration des conditions d’existence des religieuses et, peut-être, à plus long terme, la fin de la pratique de la claustration forcée5.

Pour ce qui concerne les relations sociales, la description qu’elle en donne répond elle aussi aux mêmes codes d’appréhension de la réalité de la prison : point de solidarité entre les religieuses à l’intérieur du couvent mais des rivalités et des conflits permanents. Il existe des clivages dus à la classe sociale d'origine des sœurs (patriciat ou citadins), car, même si certains couvents étaient plutôt à destination de la noblesse, comme San Zaccaria, ou des jeunes filles les moins riches, il n'en demeure pas moins que cette sectorisation est très partielle et qu'à l'intérieur d'un même couvent, une division en classes est mise en place : d'une part les converses, à la dot moins importante, sont des servantes pouvant, jusqu’à leur profession solennelle, sortir pour faire les courses ; elles n’ont pas l’obligation de savoir lire et participent à des offices plus courts, tandis que les sœurs de chœur, plus richement dotées, mieux éduquées, doivent en contrepartie se conformer à une clôture plus stricte. Tarabotti pointe les conséquences négatives de ce mélange des classes, en soulignant qu’« Alla monacha, in contraposto, è necessario il sotto porsi con giuramento inviolabile al’obidienza e vien posta fra moltitudine di gente d’ogni conditione » [la religieuse, au contraire, doit se soumettre par un serment inviolable à l’obéissance, et elle est placée parmi une multitude de gens de toute condition] (EM 48), et explique, avec un certain mépris, à propos des sœurs converses qu’elles prétendent qu'elles « disendan da hillustrissima prosapia » [descendent toutes d'une illustre lignée] (EM 97) bien que « l’animo, tanto differente dall’inventate ciancie, le fa conoscer serve di nascita e di pensieri, non servendo che chi meglio paga » [leur esprit, bien différent de leurs bavardages mensongers, les [fasse] reconnaître comme des servantes par la naissance et par les pensées, ne servant que celui qui paie le mieux] (EM 98). Outre cette division de fait, Tarabotti insiste longuement sur les conséquences négatives de la claustration forcée qui provoque des mésententes entre les sœurs et les empêche de trouver dans leur compagnie réciproque un quelconque soulagement ; bien au contraire, elle décrit les difficultés engendrées par cette cohabitation forcée d’un groupe de femmes (une soixantaine dans le monastère où elle est enfermée) de classes, de cultures, d'âges différents et les souffrances que cela provoque. Cette aridité et cette conflictualité dans les relations humaines est une thématique non seulement récurrente mais dont le traitement présente le moins d’écart dans EM et LF : dans la lettre 163, elle s’attriste de devoir « sempre lottare con le lingue di certi angeli infernali ch’incessantemente mi maledicono » [toujours lutter contre les langues de certains anges maléfiques qui constamment me maudissent], tandis que dans EM elle se lamente des sœurs plus âgées : « Da bocche così sacrilege non s’odono apunto altro che inganni occulti et inventar astutamente ciancie contro le sorelle con lingua peggio che di Momo » [de bouches aussi sacrilèges on n’entend justement rien d’autre que tromperies cachés et calomnies pleines de fourberie inventées contre les jeunes sœurs par une langue pire que celle de Momus] (EM 64), allant jusqu’à les comparer à des serpents venimeux à la langue trifide. Dans cet univers atomisé, la rupture sur laquelle insiste le plus Tarabotti est celle du lien entre les générations : l'exemple qui devrait être donné par les religieuses plus « expérimentées » (les professes) se transforme en contre-exemple. Cela suscite chez elle des sentiments de haine pour ses coreligionnaires, haine qui s’amplifie tout au long du texte de EM, à cause de leur mesquinerie et de leur absence de morale, tant religieuse qu'humaine ; elle les compare à Judas, à Ganelon (EM 61), les qualifiant de « scaltre vecchie della corte infernale » [vieilles rusées de la cour infernale] (id.) ou de « sceleratissimi mostri » [monstres scélérats] (EM 62).

Enfin, l’emprisonnement dans ce lieu provoque une atrophie des sens et le corps est atteint jusque dans sa vie biologique la plus essentielle ; une des métaphores choisies par Tarabotti pour exprimer les tourments de la claustration forcée renvoie ainsi à la sensation de la soif en réutilisant la figure de Tantale :

le cose vedute le restano impresse nella memoria per un etterno tormento et apunto divengano i Tantali dell’Inferno monachale, mentre hanno presenti l’acque senza potterne gustare una minima stilla, onde restano maggiormente accese di quella sete che l’affligie per tutta la loro vitta

[les choses vues restent gravées dans sa mémoire pour son tourment éternel et deviennent ainsi les Tantales de l’Enfer monacal, lorsque l’eau est devant elle et qu’elle ne peut en boire la moindre goutte, restant ainsi toujours plus dévorée par cette soif qui l’afflige toute sa vie]. (EM 43)

Dans une comparaison avec la sœur mariée et la possibilité du divorce si l’époux ne fait pas montre d’un amour suffisant, Tarabotti vitupère contre la privation de sensualité de par l’obligation de la chasteté qui accompagne la clôture (« quella sensualità di che privi l’altra, alla quale fai imporre severissime leggi di castità » [en cette sensualité dont on prive l’autre, que l’on contraint à de très sévères lois de chasteté] EM 49), comme elle avait déjà critiqué l’obligation de virginité (« Cristo non ambiva, anzi non voleva la virginità del corpo imprigionato, con la contradizzione del cuor vagante, […] » [le Christ n’aspirait pas, ne souhaitait pas même la virginité du corps emprisonné, en contradiction avec un cœur errant] NT 202), qui, en outre, ne concerne que les femmes, ce qu’elle dénonce comme contraire à la volonté de Dieu (« È lodata la virginità da Dio, dagl’Apostoli e da ogni huomo perfetto, perché ha dell’Angelo chi vive vergine, ma fu anche comandato il matrimonio ed approvato per buono » [La virginité est louée par Dieu, par les Apôtres et par tout homme parfait, parce que quiconque vit vierge a une part d’Ange, mais le mariage fut aussi ordonné et approuvé comme bon] 93). Mais, de manière paradoxale, l’enfermement des corps et les obligations liées à la règle bénédictine conduisent aussi les religieuses à une sensualité exacerbée et débordante, les condamnant au péché de la chair : « ma, per ché sono a forza rinchiuse, volentier s’appiglian al male e, per esser formate di questa massa comune di carne, non son meno tormentate di S. Paolo » [comme elles sont constituées de simple chair, elles ne sont pas moins tourmentées que Saint Paul] (EM 60). L’enfermement mène ainsi au dévoiement de la règle. Le corps des religieuses est profané, leurs âmes avilies et l’essence même de leur religion dévoyée ; de l’analogie entre le monastère et la prison découle une vision de la vie conventuelle comme trépas et perte de l’espérance. Les nouvelles moniales s’aperçoivent qu’elles sont entrées dans « una cloaca d’immonditie et incomodità, non meno per la corporale che per la spiritual vitta » [un cloaque d’immondices et d’inconforts, tout autant pour leur vie corporelle que pour leur vie spirituelle] (EM 33) ; le monastère et l’expérience de la claustration ne se contentent plus d’être la toile de fond de ce « teatro in cui si reccitan funestissime tragiedie » [théâtre où se déclament des tragédies bien funestes] (EM 39) qu’elle peint mais deviennent la pierre angulaire d’une réflexion sur la condition humaine.

Le processus d’emprisonnement

Cette réflexion se déploie lorsque Tarabotti ne se contente plus de décrire le monastère et les conditions d’emprisonnement auxquelles elle est soumise avec ses coreligionnaires, mais analyse le processus même de la réclusion au couvent et explique pourquoi il s’apparente à un emprisonnement arbitraire.

Le premier et le troisième livre de EM sont en grande partie consacrés à ce processus, puisque le premier détaille les moyens par lesquels les pères et les familles manipulent leurs filles et leur font violence pour les faire entrer au couvent, tandis que le troisième prend la cérémonie de la consécration comme une occasion impossible d'exprimer sa repentance et son absence de vocation religieuse6. Les étapes de la cérémonie de vêture qui marque l’entrée au monastère sont semblables à celles du processus d’incarcération. La novice est soumise à des transformations physiques : changement d’habits et tonte des cheveux. Nous l’avons mentionné, Tarabotti décrit avec amertume les nouveaux vêtements que doivent endosser les moniales, en particulier dans leur couleur et leur texture, vêtements qui se muent en chaînes de condamnées au plus grand désespoir des nouvelles religieuses : « [la] passion di mente e continuo tormento che consegue all’infelice, non coperte d’habiti religiosi, ma legate d’indissolubili catene » [la souffrance de l’esprit et [le] tourment constant qui en résulte pour ces malheureuses, non pas vêtues d’habits religieux mais liées par des chaînes indestructibles] (EM 33). Les vêtements sont teints en brun, pour marquer le deuil de leur vie dans le monde ; le cloître, plus qu’une prison, devient un tombeau, des corps (« gli oridi sepolchri de’ chiostri di misere ed innocenti donne ! » [les épouvantables tombeaux des cloîtres de femmes malheureuses et innocentes !] EM 42) et des esprits (« la proffessione, che è un legame indissolubile, anzi un sepolcro della libertà di quelle che dentro v’inciampano » [la profession, qui est un lien indissoluble, le tombeau de la liberté pour celles qui y tombent] EM 65). Elle insiste sur la tonte qui est la manifestation de la transformation du sujet libre en esclave, et ce à perpétuité : « i proprij capelli - quando non havessero trovata inventione di troncarglierli dalla testa in contrasegnio della perpetua schiavitudine alla quale le condannano » [leur propre chevelure - s’ils n’avaient pas inventé de les leur ôter de leur tondre la tête pour marquer l’esclavage éternel auquel ils les condamnent] (EM 41).

Ce rituel vise à faire de l’entrée au monastère une nouvelle naissance : le patronyme n’est pas remplacé par un matricule, mais par un nouveau nom (Elena Cassandra prendra, en religion, celui d’Arcangela) ; pour Tarabotti cette nouvelle naissance se fait par la violence et équivaut à une mort : « In quel giorno funesto che nascano forzatamente alla religione e moiono a quei mondani piaceri che non hanno mai assagiati, » [En ce jour funeste où elles naissent de force à la religion et où elles meurent à ces plaisirs du monde qu’elles n’ont jamais goûtés] (EM 38). Les femmes cloîtrées perdent jusqu’à leur humanité, se transformant en « furibonde fere rattenute da nodi indissolubili si van disperatamente ravolgendo et affanando fra quei muri » [furieuses bêtes sauvages, retenues par des nœuds inextricables, [qui] vont désespérées, tournant et suffoquant entre ces murs] (EM 37). La musique qui l’accompagne est celle du glas, « una musica di campane […] con mestissimo rimbombo » [un son de cloches […] et son timbre si triste] (EM 50), et ce son s’oppose au « rigoroso silentio » [rigoureux silence] (EM 70) qui sera censé l’accompagner pour le restant de ses jours. Ce silence est bien sûr celui que réclame la règle de Saint Benoît, mais aussi la conséquence de cette condamnation à perpétuité : Tarabotti tisse une longue comparaison, entremêlée de versets des Psaumes et de références vétérotestamentaires, entre les Hébreux emmenés par Nabuchodonosor et les religieuses cloîtrées de force. Les premiers furent convaincus de n’emporter que leurs instruments de musique mais ne purent pourtant chanter à cause de leur désespérance et du joug de la servitude ; les secondes, qui se sont « lasciate condur nella carcere d’un chiostro infernale per loro » [laissées conduire dans la prison d’un cloître, digne de l’enfer pour elles], ne peuvent que pleurer et répondre « Quomodo cantabimus canticum Domini in terra aliena ? » [Comment chanterions-nous un chant du Seigneur sur une terre étrangère ?] (EM 59), reprenant les mots du Psaume 136.

Pourtant, la différence essentielle entre ce rituel précédant la clôture et le processus d’incarcération devrait être l’attitude de la religieuse et les sentiments qui y sont mêlés : enfermement volontaire et choisi dans le premier cas, subi dans le second.

La question se pose alors de savoir pourquoi ces femmes sont enfermées dans ce lieu. Le Concile de Trente, nous l’avons dit, insiste sur la nécessité absolue d’un libre choix de la part des jeunes filles, prenant même en compte les deux manières possibles dont ce choix pourrait être dévoyé : la séduction et la contrainte. De manière très pragmatique, les participants au concile détaillent les conditions concernant les biens de la religieuse, car ils sont bien conscients que l’une des raisons essentielles de ces entrées massives au couvent est d’ordre non point religieux mais économique. Tarabotti loue d’ailleurs les efforts tridentins dans PM, mais elle souligne aussi que les supérieur-e-s des monastères ne les respectent pas.

Pour elle, il existe deux problèmes majeurs : d’une part le fait que ces femmes, et la Femme en général, ne sont pas considérées par les hommes comme des sujets dotés d’une volonté propre : « niuna di loro può disponer del suo volere e libero arbitrio per ché è forzata a dipendere del suo volere dalle paterne e interessate determinationi » [aucune ne peut disposer de sa volonté et de son libre arbitre parce qu’elle est forcée de faire dépendre sa volonté des vénales décisions paternelles] (EM 44). Pourtant, dès son premier opus, elle explique, dans un long raisonnement sur la Création biblique, comment « quell’Alta Providenza ha conceduto alla creatura, sia o dell’uno o dell’altro sesso, il libero arbitrio » [cette Haute Providence [Dieu] a concédé à la créature, qu’elle soit d’un sexe ou de l’autre, le libre arbitre] (NT 180). La femme est donc une créature libre, qui peut et doit, sous peine de commettre un outrage contre Dieu, décider pour elle-même. Or l’incarcération ne fait suite, dans le cas de ces religieuses, à aucune transgression ; pas de crime, sinon de naître femme. C’est d’ailleurs une des raisons qui expliquent une certaine oscillation dans sa vision de la condition féminine. Si elle accuse tantôt certaines femmes, notamment les mères, de complicité, elle souligne à plusieurs reprises l’exemplarité de l’être féminin et son innocence intrinsèque, parlant par exemple de « la semplicità de gli innocenti petti feminili » [la naïveté des cœurs féminins innocents] (EM 90). L’enfermement des femmes n’a ici aucune dimension pénale ou juridique, mais procède de la volonté de contenir une catégorie sociale, celles des jeunes filles nubiles, comme cela pouvait être le cas pour les malades, les fous ou les prostituées. Il est donc vécu par Tarabotti comme contraire à la raison, contraire à la nature, contraire à la loi de Dieu. D’autre part, comme nous le verrons, il découle d’un système politique et économique qui a pour conséquence que les familles n’ont pas d’autre solution que de cloîtrer leurs filles.

Une analyse politique de la claustration des jeunes filles

Elle souligne à plusieurs reprises que sa polémique est dirigée contre ceux qui utilisent la force pour enfermer les femmes : « e biasimo la monacata a forza, non quelle che chiamate dalle voci dello Spirito Santo si ritirano volontariamente a servir Dio ne’ monasteri » [et je blâme la moniale forcée, non celles qui, appelées par les voix du Saint Esprit, se retirent volontairement pour servir Dieu dans les monastères] (NT 175) ou, quelques pages plus loin, « acciò che immitino quello ch’hanno veduto far all’altre, le violentano a racchiudersi fra chiostri […]. Per lo contrario degne di lode e prudentissime son quelle che, conosciuti gl’inganni del mondo e le fraudi degli uomini, volontarie si riducono in cella solitaria […] » [afin qu’elles imitent ce qu’elles ont vu faire par les autres, ils les enferment de force dans des cloîtres […]. Au contraire, sont dignes d’éloges et pleines de sagesse celles qui, ayant connu les tromperies du monde et la fourberie des hommes, sont volontairement recluses dans une cellule solitaire] (NT 190). Dans EM, elle dépeint ce que peut être la vie de la religieuse dont la vocation est sûre, utilisant, ce qui est très rare dans le texte, des propositions hypothétiques :

Ah che se fosse lor proprio moto et elettione pottrebbero anche esse lietamente cantare con quel’angiolette del Paradiso monachale […]. Sariano pur dolci et amabili le fattiche e, fra gli essercitij d’una santa umiltà, che non mai abastanza è lodata, provarebbero gusti e consolationi di Celo

[si c’était de leur propre chef et de leur propre choix, elles pourraient elles aussi chanter joyeusement avec ces angelots du Paradis monacal […]. Les corvées pourraient être douces et aimables et, grâce aux exercices d’une sainte humilité, qu’on ne loue jamais assez, ces filles pourraient ressentir les charmes et les consolations du Ciel] (EM 43).

Toutefois, la claustration choisie est, elle aussi, souvent présentée au lecteur comme une condamnation que la religieuse n’a d’autre choix que d’accepter :

a dar consenso alla funebre sentenza che le condana a star sottoposte alle voglie altrui e fa di mestiero che fingan elettione propria quello che è sforzo dell’altrui tiranica dispositione, la temeraria crudeltà d’huomeni inhumani

[de consentir à la sentence funeste qui les condamne à demeurer sujettes au bon vouloir d’autrui et à feindre qu’elles ont choisi ce qui n’est que le résultat de la disposition tyrannique d’autrui, la cruauté inconsidérée d’hommes inhumains] (EM 36)

En outre, Tarabotti assimile souvent, dans un but de stratégie narrative et polémique, deux types de claustration qui ne sont pas complètement semblables : dans un cas, une vocation tiède, une absence de perspective, la femme étant entrée au couvent encore enfant et y étant demeurée, ce que Tarabotti considère comme un abus de pouvoir des familles :

Alcuna, rimasta sotto la cura de’ frattelli, per liberarsi da’ disgusti che la oprimono e per fugir la fattica di far con esso loro l’officio di vil serva, proferisse un sì sforzato e prende un volontario essiglio dal mondo

[L’une, demeurée sous la coupe de ses frères, pour se libérer des dégoûts qui l’oppressent et pour fuir le labeur de leur servir de vile servante, prononce un oui forcé et s’exile volontairement du monde] (EM 36).

dans l’autre cas, cette absence pure et simple de vocation et ce refus de la claustration qui sont aussi les siens.

Mais selon elle, la violence et l’iniquité, et non une vocation ou une quelconque forme de justice, civile ou religieuse, sont le moteur de l’enfermement des femmes innocentes : « Misere sventurate, non venute per altro alla luce del mondo che per star sempre, ancorché innocenti, fra le prigioni ! » [Malheureuses infortunées, qui ne sont venues à la lumière du monde que pour demeurer toujours, tout innocentes qu’elles soient, dans ces prisons] (EM 38). Tarabotti joue d’ailleurs sur le double sens de cette innocence : innocence comme absence de culpabilité (« del loco in cui è condanatta senz’haver giamai erato » [du lieu où elle est condamnée sans jamais avoir fauté] EM 27), mais aussi comme naïveté, qu’elle oppose à la rouerie des hommes et des vieilles religieuses, devenues telles à cause, précisément, de cet enfermement.

On exerce sur elles une contrainte, morale (« non mancano insino di quelle che vengano chiuse con violenza dalla barbarie de’ loro stessi padri, quali non arrosiscono a servirsi di gridi e di minaccie » [Enfin, ne manquent pas non plus celles qui sont enfermées avec violence par la barbarie de leurs propres pères, lesquels ne rougissent pas d’utiliser cris et menaces] EM 36) mais aussi plus directement une violence physique d’où l’emploi du terme « violentare » (« non può violentarla a monacarsi » [il ne peut lui faire violence pour qu’elle entre au couvent] EM 37, « violentati dalla loro tiranide » [violentées par leur tyrannie] EM 48, « violentate dal destino » [violentées par le destin] EM 50, « figlie tirannicamente e violentemente esposte di padri » [filles tyranniquement et violemment exposées par leur père] EM 50). Les pères, et les familles en général (les mères notamment nous l’avons dit) sont dénoncés : « Sol gli scelerati loderan l’iniqua operatione di serar a forza fra mura le figlie e parenti » [Seuls les scélérats loueront cette opération inique d'enfermer de force entre quatre murs leurs filles et leurs parentes] (EM 102). Ils se transforment en carnefici, qui a la même signification que le français « bourreaux » mais qui porte trace son étymologie latine, carnifex, celui qui fait la chair, métamorphosant la personne humaine en son seul corps mort. Cette violence, constamment réaffirmée dans tous ses textes par une séquelle de termes et de syntagmes, transforme l’entrée au couvent en sacrifice :  « far sacrificio di vergini rinchiuse a forza » [sacrifier les vierges enfermées par la force] (NT 176), « quelle che vengano chiuse con violenza dalla barbarie de’ loro stessi padri » [celles qui sont enfermées avec violence par la barbarie de leurs propres pères] (EM 36), « il sacrificio che a Lui si fa delle figliole o parenti, a forza incarcerati nell’abisso » [le sacrifice qui lui est fait de ces filles ou de ces parentes, emprisonnées de force dans l'abîme] (EM 92), « Tali sono quelle monache, ch’involontariamente racchiuse, benché innocentissime, sono come ree, dannate ad una perpetua prigione » [Telles sont ces moniales qui, enfermées contre leur volonté, bien que complètement innocentes, sont comme coupables, condamnées à une prison à perpétuité] (NT 176), « quei padri e parenti che con violenza imbavarano le figliole » [ces pères et ces familles qui voilent leurs filles en usant de violence] (EM 27)...

Le sentiment d’horreur décrit face à cette incarcération forcée est ainsi si profond que l’assimilation du monastère à une prison n’est pas suffisante ; la palette des métaphores qu’emploie Tarabotti est plus vaste et le couvent se fait tour à tour : « inferno » [enfer] (EM 29), « gli orrori d’un tempestoso mare » [les horreurs d’une mer tempétueuse] (EM 34), « l’onde di una stigia pallude » [l’onde d’un marécage infernal] (EM 35), « [il] ventre d’un chimerico e sozzo animale » [le ventre d’un animal chimérique et répugnant] (EM 35), « [le] viscere de l’interessata balena che non mai le vomita » [les entrailles d’une avide baleine qui jamais ne [les] vomit] (EM 35).

L’entrée au monastère est donc bien un emprisonnement injuste qui, selon Tarabotti, s’ajoute à deux autres : le premier, déjà cité, dont est victime l’humanité, le corps étant la prison de l’âme ; le second, spécifique aux femmes recluses, avant leur entrée au monastère, dans la maison paternelle où les contacts avec le monde leur sont interdits (« Al secolo sono state, a guisa di tante Danae, ricchiuse nelle stanze dove altri non puote vederle che, come si suol dire, l’occhio del Sole ; e poscia passan ad una carcere più penosa » [Au siècle, elles ont été, comme autant de Danaé, enfermées dans des chambres où personne ne pouvait les voir sinon, comme on dit, l’œil du Soleil ; puis elles passent à une prison plus pénible encore] EM 38). Le parallèle biblique entre l’enfermement des moniales et l’enfermement des âmes lui permet de mettre en exergue la douleur de cette condition pour les religieuses qui subissent une double peine et légitime le retournement de la faute : ce ne sont pas les femmes qui sont coupables du fait de leur genre et pour lesquelles la réclusion monacale serait une juste sentence, mais bien les pères, les frères et le sexe masculin en général qui se rendent coupables devant Dieu de condamner leurs filles à la damnation éternelle.

Le monastère, par l’effet de cette violence et de cette injustice, se métamorphose donc, et, de maison divine, il devient prison et enfer, où les femmes ne peuvent que pleurer leur liberté perdue :

Questa non è sua casa, se è habbitata da donne imprigionate con violenza. È impossibile che noi esprimiamo canto che ben risuoni e riesca grato, mentre piangiamo la servitù in che ci rittroviamo e gemiamo della perduta libertà !

[Ceci n’est pas sa maison, si elle est habitée par des femmes emprisonnées en usant de violence. Il nous est impossible d’exprimer un chant qui résonne de bonté et de gratitude, alors que nous gémissons à cause de l’esclavage dans lequel nous nous retrouvons et pleurons notre liberté perdue !] (EM 60)

Une réflexion philosophique sur l’enfermement

Outre l’axe descriptif et l’analyse sociale et politique, le troisième plan nous permettant de lire l’œuvre de Tarabotti selon le paradigme d’une écriture carcérale est la dimension métaphysique et la réflexion eschatologique de et sur l’enfermement monacal.

Recourant à une figure chère au baroque, Tarabotti compare le monastère à un théâtre et les vies des religieuses à des « funestissime tragiedie » [de bien funestes tragédies] (EM 39). Dans une nouvelle mise en abyme, elle explique que si « il mondo pure è una scena piena d’inganni » [le monde lui aussi est une scène pleine d’illusions] (id.), les cloîtres le sont « più d’ogni altra parte del’universo » [plus que tout autre endroit de l’univers] (ibid.). Chaque prescription est immédiatement détournée et vécue en contradiction de cette règle : l’obéissance, qui est « solo imaginaria » [qu’imaginaire] (ibid.) puisque « ogni una di tali religiose vive a sua voglia » [chacune de ces religieuses y vit selon son envie] (ibid.) ; la lecture du psautier et autre ouvrage spirituel, remplacée par celle des « libri amorosi di cavalleria, con altre simili vanne et oscene letture » [des ouvrages d'amour chevaleresques et autres lectures semblables, vaines et obscènes] (EM 61) ; bref, « In queste scene ogni cosa è finto e il tutto è apparente e non reale per le forzate monache. Intendete: altro non v’ha che cerimonie externee » [Sur ces scènes, tout est faux, et l’ensemble est apparence et non réalité pour les religieuses forcées. Comprenez bien : il n’y a rien d’autre que des cérémonies de façade] (EM 39). Elle conclut, dans un de ces asyndètes tricolons dont abonde sa syntaxe, que « tutto è vanità, prospettiva ed ombra che inganna l’occhio di chi mira la scorza, senza penetrar il midollo » [tout n’est que vanité, perspective et ombre qui trompe l’œil de qui regarde l’écorce, sans pénétrer la moelle] (EM 40). Or, une fois encore, la cause pour elle en est la négation de la liberté des femmes : « per ché, s’effettuano forzatamente in qualche cosa la regola per non potter far di meno, non vi concorre la volontà » [parce que, si, sous la contrainte, elles suivent la règle en certaines choses, ne pouvant faire autrement, leur volonté n’y prend aucune part] (id.). L’obéissance ne peut donc être, de fait, qu’imaginaire et imitative.

Les moniales sont incitées à cette duplicité par leurs supérieures, elles aussi corrompues par la violence qui a fait fi de leur absence de vocation et qui sont devenues corruptrices à leur tour :

Che si dirà di quelle supperiore o lor sustitute fra le quali ve ne sono non sol di subornate da’ presenti, ma di quelle che fomentan qualcheduna delle sugette ne’ loro humori e co’ lo scudo dell’autorità almeno in aparenza le diffendono, sì ché le missere in tanta sattisfattione di mente s’assicuran non solo di peccar contro la regola […]

[Car on dira de ces supérieures ou de leurs suppléantes parmi lesquelles il s'en trouve non seulement qui sont subornées par les présentes, mais aussi de celles qui attisent certaines de leurs sujettes dans leurs humeurs et qui les défendent avec le bouclier de l'autorité, au moins en apparence, de telle sorte que les malheureuses s'assurent non seulement de pécher contre la règle dans une telle satisfaction de l'esprit]. (EM 91)

Quant à la famille, elle n’a, semble-t-il, de cesse que de pousser la religieuse vers cette vie déréglée, incitant « la parente a cuoprirsi d’habbiti lascivi per ché, havendole poste nell’Inferno, non vogliono che le manchi i tentattori » [leur parente à se couvrir de vêtements lascifs puisque, l'ayant envoyée en Enfer, ils veulent que ne lui manque aucune tentation] et la retenant « ne’ parlattori con discorsi profani, in vece di lasciarli andar in coro et in vece di essercitar l’offitio di buon christiano, con esserle freno a correr le vie del senso, con persuaderla all’astinenza e purità di costumi » [au parloir avec des discours profanes, au lieu de la laisser aller au chœur et d’exercer l’office d'une bonne chrétienne en lui servant de frein dans sa course sur le chemin de la sensualité, sans la conforter dans l’abstinence et la pureté des mœurs] (id.).

Ainsi, même la sœur qui tente d’échapper à cette vie mauvaise en est empêchée et chute « ne’ medemi errori che ella attribuisce alla Regola contrarij » [dans les mêmes erreurs qu'elle considère comme contraires à la Règle] (EM 96), ses semblables s’exposant « senza colpa ne’ medemi errori che vedono comettere alle loro maggiori » [sans être fautives, aux mêmes erreurs qu'elles voient commettre à leurs aînées] (EM 79). Comme leur corps l’a été par la tonsure et l’habit monastique, leur esprit et leur âme sont eux aussi radicalement transformés par cette clôture forcée :

si vede le saggie divenir pazze, le modeste invereconde, le pacienti iniquite, l’humili altieri, le sincere e libere maligne e doppie, le nobili vili, le miti furiose, quelle di poche parole loquaci, l’occupate ed a’ lavori avezze vagabonde, l’infocate d’amor divino fredde, accidiose e poco buone religiose. E tutti questi gravissimi disordeni nascano per la violenza fattali da’ perfido viril sesso.

[on voit bien les sages devenir folles, les modestes impudiques, les patientes iniques, les humbles hautaines, les sincères et libres rusées et hypocrites, les nobles viles, les douces furieuses, les taciturnes bavardes, les actives habituées à travailler musardes, les enflammées d'amour divin froides, paresseuses et mauvaises religieuses. Et tous ces désordres si graves naissent de la violence qui leur est faite par le perfide sexe viril]. (EM 78)

Pareillement, Tarabotti liste les péchés capitaux et souligne qu’ils sont systématiquement commis dans le monastère7 : le dernier, le plus grave sans doute, est le péché d’acédie, c’est-à-dire le manque de soin de son âme.

L’ultimo de’ sette capitali peccati, sì come non resta escluso dal loco destinato dalla divina giustitia a’ condennati a pene etterne, così anche di continuo assiste al tormentoso Inferno delle forzate monache, che fra gli accidiosi portan la palma, poi ché, sempre negligenti anzi aghiacciate nel serviggio del Creattore, trascorrono il tempo.

[Le dernier des sept péchés capitaux, comme il n'est point exclu du lieu destiné par la justice divine à ceux qui sont condamnés à des peines éternelles, assiste aussi continuellement à l'Enfer de souffrances des sœurs contraintes, qui, portent la palme de ceux frappés d’acédie, car, elles laissent passer le temps, toujours négligentes et réticentes dans leur service au Créateur]. (EM 99)

Cette pratique constante de la faute, ajoutée à la faute initiale, c’est-à-dire l’absence de vocation de la part de la moniale, a une conséquence eschatologique capitale : l’impossibilité pour la religieuse forcée de recevoir le Salut. De victimes, les religieuses deviennent coupables aux yeux de Dieu, coupables de n'avoir pas suivi la règle et d'avoir, par leurs actions, perverti le sens de la vie au monastère :

L’istesso farà il Monarcha de’ Celi, sententiando indifferentamente quell’anime che se offessero con violenza corpi forzati e quelle che fur dedicate al suo culto, come innosservanti e destrutrici degli ordeni claustrali e come reprobe figliole e seguacci di Sattanasso

[Ainsi fera le Monarque des Cieux, en jugeant indifféremment ces âmes qui offensèrent avec violence des corps forcés et celles qui furent consacrées à son culte, comme non observantes et destructrices des ordres monastiques et comme filles improbes et disciples de Satan] (EM 81)

se condamnant ainsi à une damnation éternelle « le cancellerà dal libro della vitta, disheredando gli empi padri insieme con elle delle pretensioni che, come sue figlie, pottevano haver del Paradiso » [il les effacera du livre de la vie, en déshéritant avec elles leurs pères impies des prétentions au Paradis qu'elles pouvaient avoir puisqu'elles étaient ses filles] (EM81). À la contrainte et à l’emprisonnement des corps s’ajoutent ceux des esprits et des âmes.

Le pragmatisme de la stratégie textuelle : dénoncer

Sans se limiter à cela, l’œuvre de Tarabotti se veut également efficiente. L’écriture remplace pour elle toutes les autres formes d’action, comme elle le dit à plusieurs reprises : « S'altro non oprerò di buono, almeno con le mie voci svegliarà negli ingannevoli il rimorso della conscienza » [Si je n’accomplis rien d’autre de bon, au moins par ma voix j’éveillerai dans ceux qui nous trompent le remords de leur conscience] (NT 177), « mentre io non posso vendicarmene che con la sola penna » [tandis que je ne puis me venger de lui que grâce à ma seule plume] (NT 382), ou « […] da un certo genio che m'invita a pigliar la penna, già che non posso la spada, per diffender il mio sesso » [par une certaine nature qui m’invite à prendre la plume, puisque je ne puis prendre l’épée, pour défendre mon sexe] (LF lettre 21).

Cette efficience est d’abord une efficience individuelle puisque l’écriture est le seul moyen pour elle de dépasser les murs de sa prison et l’activité littéraire l’unique possibilité de se relier au monde. Dans EM, elle se positionne, sur le modèle dantesque, comme un témoin, intermédiaire entre le monde extérieur du lecteur et le couvent, structure fermée et impénétrable par antonomase. La Divine Comédie lui sert de point d’appui pour construire son propre personnage littéraire (Robarts 379-380) et lui permet de se placer dans une position d'autorité en tant que juge et en même temps dans une position plus objective en tant que guide et narratrice. Nous voyons dans son épistolaire cette lutte constante pour établir et conserver sa position dans le panorama littéraire vénitien et plus largement européen : la métaphore de la maternité et de ses œuvres comme progéniture lie son destin d’écrivaine et son destin de femme, notamment lorsqu’elle est contrainte, ce qui lui arrive fréquemment, de revendiquer qu’elle est bien l’auteure de ses livres (un exemple parmi tant d’autres dans la lettre 39 : « Né vi sia più chi creda i miei parti essere adulterini » [et personne ne peut plus croire que mes enfantements soient adultérins])

Cette efficience se veut donc aussi collective et contestataire. Elle va jusqu’à déprécier son sexe, elle y comprise (lettre 11 des LF par exemple où elle qualifie les femmes de « infime serve » [servantes misérables], « misere ignoranti » [malheureuses ignorantes]) pour affirmer paradoxalement la nécessité de son rôle de défense des femmes, car, contrairement à une époque où il existait des chevaliers pour venir à leur secours, en son siècle nous dit-elle, les hommes ne sont là que pour les outrager et elles doivent donc se défendre par elles-mêmes (LF lettre 21).

Quelles sont donc les revendications qu’expose Tarabotti pour elle-même et pour ses congénères ? Tout d’abord, elle veut décider librement, gouverner sa vie. Elle insiste par exemple à plusieurs reprises sur la notion d’obéissance et l’impossibilité pour elle (qui est de famille aisée, rappelons-le) d’être une maîtresse : « Quella entra in una casa per dominatrice ad essercitar il comando sopra molte serve e diventa patrona degli haveri del consorte. Questa s’imprigiona in un monastero per esser comandata senza haver pur ardimento di replicar una sola parola. » [Celle-là entre dans une maison en souveraine pour commander de nombreuses servantes et devient la maîtresse des avoirs de son conjoint. Celle-ci est emprisonnée dans un monastère pour y être commandée sans oser même répliquer d’un mot] (EM 48). Elle le veut pour toutes les femmes, et à tous les niveaux ; dans LF elle reprend par exemple la légende de la papesse Jeanne et affirme en référence à Socrate et à Platon que « fece conoscere ad ognuno la natura della donna esser abile a regger anche il pontificato » [elle montra à tous que la femme par sa nature était capable d’assumer même le pontificat] (LF lettre 59).

L’obligation d’être sous la protection des hommes ou de dépendre des hommes en toute chose était difficilement supportable et la clôture, qui constitue un réel problème pratique, la rend intolérable : Tarabotti doit toujours passer par un tiers (généralement masculin) pour recevoir des livres, transmettre les siens et surtout les faire publier. Nous constatons à quel point ces tentatives occupent une grande partie de son temps : plusieurs lettres y sont consacrées dans l’épistolaire8, et les obstacles qu’elle rencontre sont nombreux9 : outre la tentative d’interdiction par le Patriarche Giovan Francesco Morosini10, la crainte constante qu’on ne lui vole son œuvre et la nécessité d’obtenir un permis, se pose le problème de l’absence de contrôle sur ses publications dont elle se lamente constamment : « Gli errori sono infiniti e di maniera conspicui che non paiono della stampa ma di chi ha scritto » [les erreurs sont si importantes, tant en quantité qu’en qualité, qu’elles ne paraissent pas le fait de l’éditeur mais de celle qui a écrit] (LF lettre 87).

En outre, comme le souligne Simona Bortot (Bortot 114), si elle a besoin des hommes pour imprimer, lire, défendre ses ouvrages, leur attitude à son égard n’est pas dénuée d’ambiguïté : les Incogniti de l’académie du même nom manifestent de la sympathie envers ses idées, sont curieux de sa nouveauté littéraire et la soutiennent dans certains cas, comme on le voit dans la lettre de présentation de Giovanni Dandolo, patricien de Venise et membre de l’Académie dans laquelle il s’adresse aux Guerigli, éditeurs vénitiens du recueil de lettres de Tarabotti pour les rassurer sur la vertu et sur l’érudition de la religieuse (NT 44). Mais ils font preuve aussi d’hostilité à son égard, manifestant beaucoup de misogynie et de mauvaise foi. L’illustration la plus frappante est de voir ses détracteurs, notamment Angelico Aprosio ou Brusoni, se moquant d’elle parce qu’elle est une femme, sans éducation, tout en essayant parfois de s’attribuer ses œuvres (lettre 231) ; pour lutter contre ces tentatives, elle est contrainte d’envoyer ses œuvres manuscrites à des correspondants masculins afin qu’ils témoignent qu’elle en est bien l’auteure : « Acciò che Vostra Signoria Illustrissima veda gli attestati miei esser veridichi, Le mando la Tirannia paterna in foglio rozza e incolta, nello stato apunto che l’ho partorita » [Afin que votre illustre seigneurie voie que mes documents sont véridiques, je lui envoie les feuillets de la Tyrannie paternelle ébauchée et mal dégrossie dans l’état où je l’ai enfantée] (NT 243).

Contrairement à elle, la plupart de ses correspondants masculins jouent un rôle politique, dans la cité souvent, et sont donc précisément ceux qui portent la responsabilité de son enfermement et, de manière plus globale, des conditions sociales et économiques dans lesquelles se trouvent les vénitiennes (Ray, Westwater 35), ce qui l’oblige d’ailleurs à de subtils distinguos entre les hommes en tant que groupe social et un homme en particulier quand elle le choisit comme correspondant (voir par exemple la lettre 19 au Doge Francesco Erizzo où elle distingue ce doge en tant que personne et le système politique de Venise dont il n’est que le représentant).

L’un des remèdes à cette situation serait pour Tarabotti l’éducation des femmes. Même si, nous l’avons dit, les religieuses sont plus éduquées que la moyenne des femmes, Arcangela souligne à maintes reprises les limites de cette éducation, surtout si on la compare à celle des hommes :

Sete però così arditi che le rimproverate di goffagine, quando […] date loro per direttrice negl’insegnamenti un’altra femina, pur anche inerudita e che malamente le amaestra ne’ primi elementi, che concernono al saper leggere, senza cognizione alcuna di filosofie, di leggi e di teologie. In somma non apparano altra lettura che quella dell’A, B, C, imperfettamente insegnata loro.

[Vous avez tant d’audace que vous leur reprochez leur maladresse, quand […] leur ayant donné comme directrice de leurs enseignements une autre femme, elle aussi sans érudition et qui maladroitement les a instruites dans les rudiments de la lecture, sans connaissance aucune de philosophe, de droit et de théologie. Bref, elles n’apprennent aucune autre lecture que celle de l’abécédaire, qui leur est imparfaitement enseigné]. (NT 283-284)

Elle blâme les hommes de cette absence d’éducation, soit directement, soit en l’attribuant à sa claustration : « né hanno punto riguardo che sia donna e che non professo dottrina poiché d’undeci anni sono venuta ad abitare nei chiostri senz’aver avuto lume alcuno di lettere, come attesto in tutti i miei scritti » [et ils n’ont point d’égard envers le fait que je sois une femme et que je ne manifeste aucun savoir parce qu’à l’âge de onze ans je suis venue habiter au cloître sans avoir la lumière d’aucune culture, comme j’en atteste dans tous mes écrits] (LF lettre 99).

En tant qu’écrivaine, elle se lamente de son manque de culture, d’érudition, de capacités rhétoriques qui l’empêche d’écrire comme elle le souhaiterait ; elle se qualifie de « donna a cui manca il lume dell’arte e dello studio necessario a chi professa belle lettere […] » [femme à qui manque la lumière de l’art et de l’étude nécessaire à quiconque pratique les belles lettres] (LF lettre 2) et s’adresse à ses différents interlocuteurs en s’excusant de ses carences.

Même si l’on met à part une certaine forme de fausse modestie, procédé classique de la captatio benevolentiae, ou une volonté de donner plus de consistance à son personnage littéraire, qui, dans la droite ligne des essayistes de la Renaissance, ne tire son argumentation et sa force que d’elle-même, sans argument d’autorité externe (par exemple dans la lettre 21 où elle écrit : « perch’io non ho nessun altr’ordine di retorica, se non quello che mi detta il mio poco giudizio » [car je n’ai pas d’autre ordre rhétorique sinon celui que me dicte le peu de jugement dont je dispose]), elle se désespère d’autant plus de ce manque d’éducation que les hommes en sont non seulement les responsables mais aussi les juges sans indulgence.

La politique matrimoniale et la Raison d’État

Cet enfermement est d’autant plus difficile que Tarabotti, non seulement le dénonce, mais propose d’autres solutions pour les femmes, qui n’impliqueraient ni le mariage ni la prise de voile. Dans toute son œuvre, elle n’a de cesse de pointer et d’analyser les causes de la clôture forcée et, plus largement, de la sujétion féminine.

Selon elle, l’Église encourage la claustration en raison de son avidité financière et parce qu’elle place ses intérêts matériels avant ceux de la religion et avant ceux de la future religieuse  : « prima d’ogni altra cosa si espongono i bisogni del monastero, prima di ’l discorrer de’ diffetti e dell’inclinatione della giovanne et essaminare i di lei mancamenti e s’ella sia per riuscire con profitto nella vitta religiosa » [avant toute chose, on expose les besoins du monastère, avant de discuter des déficiences et de l’inclination de la jeune fille et d’examiner ses manquements, et si elle pourra s’accomplir avec profit dans la vie religieuse] (EM 41).

Pour ce qui concerne les familles et l’État, dont les intérêts se confondent en partie, elle décrit, non sans ironie parfois, la volonté et les moyens mis en œuvre pour préserver le patrimoine :

sono sempre tradite e mal trattate dagli empi padrij, che in tal occorenza prucuran d’essercitar con ogni pottere il lor avaro talento, e tutto ciò che in tutta la vitta hanno imparato d’economico e d’arte di rispiarmo vien da loro effetuato nel vestir d’habbito religioso le figliole.

[elles sont toujours trahies et maltraitées par leurs pères sacrilèges, qui font en sorte d’exercer pleinement leur maigre talent, et tout ce qu’ils ont appris en matière d’économie et d’art de l’épargne au cours de leur vie, ils le réalisent en faisant porter à leurs filles l’habit religieux]. (EM 43)

Elle souligne une fois encore l’iniquité et l’absence de fondements rationnels de cette pratique : « Non si trova già legge per la quale habbiano più ragionevoli pretensioni le maritate che le monacate sopra le case de’ loro parenti, essendo e l’un e l’altra legittime, né ponno arogarsi più quelle che queste » [On ne trouve bien sûr aucune loi par laquelle les filles mariées pourraient, à raison, avoir plus de prétentions sur la maison de leurs parents, car les unes et les autres sont légitimes, et aucune ne peut s’arroger plus que l’autre] (EM 44). L’analyse des pratiques matrimoniales qu’elles conduit ne laisse de côté aucun élément et s’apparente à un véritable travail sociologique, par exemple lorsqu’elle explique les raisons du choix de telle fille plutôt que telle autre :

I padri e frattelli, che sono giudici ingiusti, parte per non scaricar gli scrigni di tesoro e privar di comodi superflui le case loro, trattane una sola […]; et altri le sepeliscono tutte e per prolongar quanto più sia possibile il privarsi dell’amate ricchezze, vogliono che l’ultima uscita alla luce resti al goderla, non havendo risguardo ai privilegij della primogenitura […]

[Les pères et les frères, juges injustes, en partie pour ne pas prélever dans les coffres au trésor et priver leur maison de commodités superflues se préoccupent d’une seule […] ; et les autres, ils les ensevelissent toutes, et pour retarder le plus possible le moment d’être privés des richesses tant aimées, ils veulent que la dernière à avoir vu le jour reste pour en jouir, sans aucun égard pour les privilèges de la primogéniture […] (EM 44-45)

Elle s’insurge contre le montant de la dot des filles à marier et contre l’excès de luxe des mariages, constatant que cet argent pourrait être mieux employé et que les « économies » réalisées en ne mariant pas certaines filles ne sont pas thésaurisées ou investies, mais dilapidées lors de l’hymen des autres : « Quei genitori che, nel maritar una figlia - sirocchia dell’insidiata e mal condotta - non hebbero riguardo a verun dispendio, in aggiunta d’una dotte esorbitante di multiplicar decine di migliaia di scudi, scialaquano in ogni occorenza per fare che la novella sposa pompeggi fra gl’ori e fra le gemme » [Ces parents qui, lorsqu’ils marièrent une de leurs filles - sœur de celle trompée et malmenée – ne regardèrent pas à la dépense, en plus d’une dot exorbitante de plusieurs dizaines de milliers d’écus, dilapident à tout va pour permettre à la nouvelle épousée de se pavaner dans les ors et les joyaux] (EM 40).

Elle s’élève aussi contre la Raison d’État, c’est-à-dire la volonté de la part de la classe nobiliaire (ou de certains cittadini fortunés) de limiter le nombre de ses membres, puisque tous les patriciens peuvent participer au gouvernement et à l’élection du doge, et de ralentir le développement des mariages exogamiques, même si la transmission du titre et du patrimoine est soumise à des règles strictes dans le cas des mariages entre un patricien et une citoyenne. Dans son épistolaire elle rappelle que sa Tirannia ingannata (NT) entend combattre non le « catolico vivere » (c’est-à-dire la religion) mais le « politico » c’est-à-dire la Raison d’État (lettre 253), tandis que dans EM sa diatribe vise indistinctement les pères et les princes, « costoro, infelici d’anima e di corpo, [che] ancora prettendono, per alimentar la loro ambitione, per Ragion di stato et honore mondano, di poter legitimamente tormentar in perpetua carcere l’innocenza delle lor figlie » [ceux-là, malheureux dans leur âme et dans leur corps [qui] prétendent encore, pour nourrir leur ambition, au motif de la Raison d’État et des honneurs matériels, pouvoir tourmenter légitimement dans une prison perpétuelle l’innocence de leurs filles] (EM 37). Et dans la préface de NT, elle rappelle au Lecteur que ces écrits peuvent être « in tutto contrarii all’interessate politiche degli uomini » [en tout point contraires aux politiques intéressées des hommes » mais « indrizzati alla coltura dell’onor di Dio » [mais disposés à la culture visant à honorer Dieu] (NT 175).

Enfin, elle lance une catilinaire contre le genre masculin dans son ensemble et la domination qu’il exerce injustement sur les femmes :

Non potete negare d’esser figli del Diavolo, e incantatori maliardi, se con le vostre magiche parole avete suggerito al mondo tutto che le femine devono escludersi dal dominare, e in maniera fattele soggette ai vostri inganni, ch’anche tal’una d’esse semplice, di poca levatura, sedotta dalle vostre sugestioni, si dà a credere d’esser più debole di voi e d’esservi inferiore

[Vous ne pouvez nier être des fils du Diable et des enchanteurs maléfiques, si par vos paroles magiques vous avez suggéré au monde que les femmes doivent être exclues du pouvoir, et de la sorte, rendues sujettes de vos tromperies, de sorte que certaines, naïves, un peu sottes, séduites par vos suggestions, croient être plus faibles que vous et vos inférieures] (NT 193)

Conclusion

À ces causes, elle oppose en premier lieu une égalité, une parité, entre les hommes et les femmes, à la fois morale et concrète. Elle pose déjà la nécessité de faire concorder égalité juridique et rôle économique, trois siècles avant que Simone de Beauvoir n’écrive dans Le deuxième sexe : « On remarque ici un fait très important que nous retrouvons tout au cours de l’histoire : le droit abstrait ne suffit pas à définir la situation concrète de la femme ; celle-ci dépend en grande partie du rôle économique qu’elle joue » (Beauvoir 153)11.

Les solutions pratiques qu’elle propose concernent à la fois la condition de la femme et une réforme sociale plus globale. Pour la femme, doit exister une possibilité tierce, celle de vivre dignement son célibat dans les murs de la maison familiale12 :

procura alle tue figliuole o parenti (se ne hai), che non avendo voglia di monacarsi, godano nella tua casa une vera educazion cristiana, accompagnata da una modesta ritiratezza, né chiuder loro in orrida prigione il corpo, perché d’indi abbiano a precipitar l’infelice anima nel baratro infernale.

[Fais en sorte que tes filles ou tes parentes (si tu en as), qui n’auraient pas l’envie de prendre le voile, jouissent dans ta maison d’une véritable éducation chrétienne, accompagnée d’une retraite modeste, et de ne pas enfermer leur corps dans une horrible prison, car alors leur âme malheureuse devrait chuter dans l’abysse infernal]. (NT 177)

À ces solutions, politiquement et économiquement viables, s’ajoute la revendication que les femmes puissent exercer une profession, notamment juridique (Lesage 5).

Enfin, dans NT et EM, elle préconise la baisse du coût de la dot et des frais liés au mariage : « Se stimate pregiudicar la multiplicità delle figliole alla Ragion di Stato, poi ché, se tutte si maritassero, crescerebbe in troppo numero la nobiltà et impoverirebber le case col sborso di tante doti, pigliate la compagnia dattavi da Dio senz’avidità di danaro » [Si vous estimez que la multiplicité des filles porte préjudice à la Raison d'État, parce que, si toutes se mariaient, la noblesse deviendrait trop nombreuse et les maisons s’appauvriraient en dépensant toutes ces dots, prenez la compagne qui vous est donnée par Dieu sans être avide d'argent] (EM 93).

Il apparaît donc clairement que toute son énergie, toute sa verve, tout son esprit polémique et son intelligence politique sont mis au service d’une lutte contre l’enfermement des femmes, qu’il s’agisse d’un couvent ou d’une condition socio-économique.

Contrairement à certaines de ses coreligionnaires mentionnées dans son épistolaire13, Tarabotti ne bénéficiera pas d’une libération et restera à jamais « imprigionata innocente » [innocente emprisonnée] dans cette « odiata carcere » [prison haïe] (LF lettre 41). Cela ne l’empêche pas de porter un regard acéré sur l'institution monastique et son œuvre s’inscrit dans cette nouvelle pratique littéraire, que l’on pourrait nommer l’historiographie privée : son Enfer monacal, par son importance documentaire, est presque un unicum dans l’histoire littéraire et nous constatons aujourd’hui combien cette historiographie non officielle est fondamentale dans le champ de l’histoire des femmes. Mais, comme nous l’avons dit, la dimension critique de ses œuvres dépasse la simple description d'un phénomène, celui des jeunes filles contraintes par leur famille à prendre le voile, parce qu’elle s’attaque à la société vénitienne du XVIIe siècle de façon plus exhaustive et qu’elle vise à interroger plus largement les conséquences de l’être femme, en particulier dans sa dimension religieuse et dans ses rapports au masculin et l’oppression dont elles sont victimes dans la société du XVIIe ce qui apparaît aussi dans ses pamphlets polémiques, Antisatira et Che le donne siano della spezie degli Huomini.

1 L’une des trois couches sociales vénitiennes de l’époque avec le patriziato, les aristocrates et les foresti, les étrangers. Elle correspond

2 Tarabotti réussira à bloquer la publication de ce Masque découvert, au grand dam de son auteur, ce qui montre là aussi l’efficacité pratique de

3 On peut comparer son destin avec celui d’une autre écrivaine féministe vénitienne, Moderata Fonte, qui meurt en couches en 1592, à l'âge de trente

4 « ne sera permis à aucune religieuse de sortir de son monastère après sa profession, même pour peu de temps et pour quelque raison que ce soit ».

5 Dans une lettre au Sénat et au Doge, datée de 1619, le Patriarche de Venise, Giovanni Tiepolo, explique que « 2000 nobles femmes, voire plus, de

6 Rappelons que les chapitres 15 à 18 du décret « Des réguliers et des moniales » du Concile de Trente, consacrés aux religieuses régulières

7 On remarquera parfois une contradiction entre différents moments du texte, par exemple en ce qui concerne le péché de gourmandise puisque, nous l’

8 Par exemple, la lettre 70 qui décrit ses tentatives pour faire publier NT en France par le biais de la marquise Renée Clermont de Gallerande et

9 Voir par exemple la lettre 157, probablement à Girolamo Brusoni

10 Les échanges épistolaires étaient déconseillés sinon interdits aux moniales de la Venise post-tridentine car considérés comme une menace envers

11 Dans NT, son analyse du mariage et des difficultés pour les femmes de s’opposer à cette institution qui lui procure aussi de nombreux avantages

12 Ce qui était d’ailleurs la situation inhabituelle de deux de ses sœurs, Anzolla et Caterina, auxquelles leur mère avait laissé par testament un

13 Cf lettre 116 par exemple.

Beauvoir, Simone, 1949, 1976 pour l’édition utilisée, Le deuxième sexe, Paris, Gallimard

Bellavitis, Anna, 2010, « Famille et hiérarchies sociales à Venise au XVIIe siècle », Dix- septième siècle, 249, 675-687

Bissari, Pietro, Paolo, 1648, Le scorse olimpiche, Venetia, Valuasense

Lesage, Claire, 2005, « Femmes de lettres à Venise aux XVIe et XVIIe siècles : Moderata Fonte, Lucrezia Marinella, Arcangela Tarabotti », Clio, Histoire‚ femmes et sociétés, 13, 1-8

Robarts, Julie, 2013, « Dante's Commedia in a Venetian Convent : Arcangela Tarabotti's Inferno monacale », Italica, 90, 378-397

Tarabotti, Angela, 1643, Paradiso monacale, Venetia, Oddoni

Tarabotti, Angela, 1651, Che le donne siano della spetie degli Huomini, Norimbergh, Iuvann Cherchenbergher édité par Mantioni, Susanna, 2015, Capua, Artetetra edizioni

Tarabotti, Angela, 1654, La semplicità ingannata, Leida, Sambix, édité par Bortot, Simona, 2007, Padoue, Il Poligrafo

Tarabotti, Angela, 1650, Lettere familiari e di complimento, Venetia, Guerighi, édité par Ray, Meredith, Westwater, Lynn, 2005, Turin, Rosenberg et Sellier avec une introduction de Zarri, Gabriella. (La numérotation des lettres est celle adoptée dans cette édition).

Tarabotti, Angela, 1990, Inferno monacale, édité par Medioli, Francesca, Turin, Rosenberg et Sellier

Tous les extraits de la Bible sont cités dans la traduction de l’AELF disponible en édition numérique https://www.aelf.org/bible

1 L’une des trois couches sociales vénitiennes de l’époque avec le patriziato, les aristocrates et les foresti, les étrangers. Elle correspond mutatis mutandis à la bourgeoisie.

2 Tarabotti réussira à bloquer la publication de ce Masque découvert, au grand dam de son auteur, ce qui montre là aussi l’efficacité pratique de son épistolaire.

3 On peut comparer son destin avec celui d’une autre écrivaine féministe vénitienne, Moderata Fonte, qui meurt en couches en 1592, à l'âge de trente-sept ans.

4 « ne sera permis à aucune religieuse de sortir de son monastère après sa profession, même pour peu de temps et pour quelque raison que ce soit ». Voir le décret « Des réguliers et des moniales » de la XXV° session du Concile ; traduction de l’abbé Chanut disponible sur gallica.bnf.fr

5 Dans une lettre au Sénat et au Doge, datée de 1619, le Patriarche de Venise, Giovanni Tiepolo, explique que « 2000 nobles femmes, voire plus, de cette ville se sont confinées entre ces murs non par esprit de dévotion mais par décision de leur famille » (cité par Medioli 120).

6 Rappelons que les chapitres 15 à 18 du décret « Des réguliers et des moniales » du Concile de Trente, consacrés aux religieuses régulières, cherchent notamment à régler le problème des vocations forcées, en instaurant un âge plus élevé, en exigeant un entretien préalable avec l’évêque et en frappant d’anathème tous ceux qui obligeraient une personne de sexe féminin à prendre l’habit.

7 On remarquera parfois une contradiction entre différents moments du texte, par exemple en ce qui concerne le péché de gourmandise puisque, nous l’avons dit, Tarabotti souligne à d’autres endroits la médiocrité et la pauvreté de la nourriture.

8 Par exemple, la lettre 70 qui décrit ses tentatives pour faire publier NT en France par le biais de la marquise Renée Clermont de Gallerande et les tensions dans leurs rapports qui en résultent car cette dernière manifeste une certaine tiédeur à cet égard ; ou la lettre 165 qui est cette fois une tentative de publication de NT par le biais de Jacques Bretel de Grémonville, frère de l’ambassadeur de France à Venise.

9 Voir par exemple la lettre 157, probablement à Girolamo Brusoni

10 Les échanges épistolaires étaient déconseillés sinon interdits aux moniales de la Venise post-tridentine car considérés comme une menace envers leur vertu (Ray, Westwater 32).

11 Dans NT, son analyse du mariage et des difficultés pour les femmes de s’opposer à cette institution qui lui procure aussi de nombreux avantages annonce elle aussi celle de Simone de Beauvoir. Voir NT 198 et Beauvoir T.2, p.52, p.197 et tout le chapitre V.

12 Ce qui était d’ailleurs la situation inhabituelle de deux de ses sœurs, Anzolla et Caterina, auxquelles leur mère avait laissé par testament un legs de 60 ducats annuels et qui demeurèrent dans la maison paternelle

13 Cf lettre 116 par exemple.

Chiesa di Sant’Anna di Castello, Venise

Chiesa di Sant’Anna di Castello, Venise

Didier Descouens

L’emmurement d’une none

L’emmurement d’une none

Vinzenz Kaztler (1823-1882)

Catherine Kirkby

Univ Paul Valéry Montpellier 3, ReSO UR 4582, F34000, Montpellier, France