On peut régulièrement croiser le nom de Jean Cassou (1897-1986) dans les ouvrages ou articles évoquant la création de l’Institut d’Études Occitanes et sa présidence de l’association de 1945 à 19521. Sa signature aurait été obtenue grâce aux sollicitations d’amis occitanistes résistants du réseau toulousain2. Ce numéro de Plumas, consacré à la littérature carcérale offre la possibilité de redécouvrir ses 33 sonnets composés au secret3 (signés de son surnom Jean Noir en 1941-42) et de mettre en évidence quelques-unes de ses relations avec le monde littéraire occitan avant et pendant la seconde guerre.
Nous complèterons notre approche des 33 sonnets par un regard sur les poèmes V, VI, VII, VIII et XIII, écrits à Toulouse publiés dans le recueil La Rose et le Vin. Ce recueil regroupant 31 poèmes aux formes diverses accompagnés de 31 commentaires datés de juin 1941 à novembre 1943 est dédié à ses amis Marcel Abraham, Claude Aveline et Georges Friedmann en souvenir de l’été 1940-19414. Rappelons que, si avant le conflit Cassou n’avait pas publié de poésie, au sortir du conflit, il s’est consacré particulièrement à son métier de conservateur du Musée National d’Art Moderne à Paris. Il a préfacé des ouvrages édités par ses amis occitans : Cinq poèmes d’amour de Jordi de Sant Jordi (un Valencien un temps captif à Naples au début du XVe siècle) traduits par René Nelli (Section catalane de l’IEO, 1945) et qu’il a aussi présenté les Poesias de Santillana traduites par Max Rouquette (IEO Messatges, 1947).
Après un rappel d’éléments biographiques et du contexte de la création des 33 sonnets, nous avons tenté de mettre en relief quelques traits majeurs de leur création afin de mieux comprendre le poète. Pour cela, il a fallu évoquer ses poèmes de La Rose et le Vin accompagnés de commentaires et certains écrits antérieurs et ultérieurs à l’enfermement dans la prison Furgole. En effet, la pensée de Cassou est un « jeu de miroirs » entre des écrits d’époques différentes (créations surtout romanesques, commentaires, approches critiques, éléments biographiques).
1. Avant la Seconde Guerre : Jean Cassou écrivain et critique littéraire
Le Maitron, dictionnaire biographique en ligne, résume ainsi la vie de Jean Cassou :
Né le 9 juillet 1897 à Deusto, près de Bilbao (Espagne), mort le 18 janvier 1986 à Paris ; écrivain, critique d’art, conservateur en chef du Musée national d’art moderne (1946-1965) ; professeur à l’École pratique des hautes études ; rédacteur en chef d’Europe (1936-1939, 1946-1949) ; résistant de la Haute-Garonne, commissaire de la République pour la région de Toulouse (1944), président du comité national des écrivains (1946-1947)5.
La biographie qui suit détaille les engagements politiques de Cassou, anti-fasciste et résistant de la première heure, un temps compagnon de route du Parti communiste sans complaisance envers le stalinisme, et toujours demeuré un esprit libre. L’entretien de Pierre-Yves Canu dans la revue Europe (nov.-déc. 2017, 185-191) souligne le rôle exceptionnellement actif de Cassou pendant la guerre d’Espagne et dans la Résistance et regrette que l’Histoire se souvienne si peu de lui. D’une façon générale, les biographes oublient de mentionner ses relations avec l’occitan pourtant plusieurs fois évoquées par lui notamment dans son autobiographie significativement intitulée Une vie pour la liberté (Cassou 1981, 9).
Après avoir pris parti pour la république espagnole et s’être engagé avec les Français libres de France dès l’été 1940, Cassou rejoint le réseau du Musée de l’Homme en septembre. Des membres de ce réseau sont arrêtés et il est relevé de ses fonctions de conservateur en chef du Musée d’Art moderne du Luxembourg par Vichy. En avril 1941, avec son épouse Ida, il va s’installer à Toulouse où il retrouve son beau-frère Vladimir Jankélévitch, Clara Malraux, Georges Friedmann. Il est alors un écrivain de romans et récits courts ou contes et un critique qui compte sur la place parisienne.
Parmi les littératures européennes, Cassou avait croisé les travaux de plusieurs intellectuels félibres ou plus largement vivant dans le Sud, en grande partie par le biais de la littérature espagnole ou française. Dans le recueil d’essais critiques de 1935, Pour la Poésie, Cassou, bilingue français-castillan et spécialiste de littérature espagnole, consacre un chapitre à la « Résurrection de Góngora » dont les artisans sont selon lui, André Suarès, Francis de Miomandre et le traducteur admiré et majoral du Félibrige Marius André qui a mis en avant une fraternité entre le poète espagnol et Mallarmé6 (Cassou 1935, 125-132). Il salue aussi avec enthousiasme les études de Denis Saurat sur Victor Hugo dans un article « Variations sur Victor Hugo. Le vrai Victor Hugo », un écrit critique de 1930 publié dans le recueil Pour la Poésie, où il confirme que grâce à Saurat, on a enfin reconnu le Hugo mystique des dernières Contemplations (Cassou 1935, 172). Notons aussi qu’il avait publié deux articles successifs sur Mistral et Aubanel dans Les Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques (n° 390, 05 avril 1930, 8 ; n° 392, 19 avril 1930, 9).
Bien avant la guerre, Cassou s’était lié d’amitié avec le poète Joë Bousquet à propos duquel il évoque l’érotique des troubadours :
… Bousquet étant d’Occitanie, qui est la terre originelle même de l’idéalisme érotique. Avec quelle délicatesse Bousquet parle et raffine sur l’amour ! C’est à cause de l’amour que l’univers est encore, pour lui, résonnant de si étranges et si puissants harmoniques (Cassou 1935, 288-289).
Enfin, Cassou a aussi noué des liens avec Camille Soula, cofondateur en 1923, avec Ismaël Girard, de la revue OC7. Celui-ci a participé lui aussi à l’accueil de réfugiés espagnols de la guerre civile. Tous les deux se trouveront à la fondation de l’IEO en 1945.
Dans son article « Racine et le secret des troubadours », publié dans les Annales de l’Institut d’Études Occitanes en 1949 et repris dans Parti pris : Essais et colloques (1964), Cassou expose la poésie des Troubadours, et propose Racine comme leur descendant spirituel (Cassou 1964, 39-40) tandis qu’il associe le trobar clus avec la poésie de Mallarmé à qui Soula a consacré son ouvrage La poésie et la pensée de Stéphane Mallarmé. Essai sur l’hermétisme mallarméen (1926). Malgré sa reconnaissance de la langue, de l’érudition et de l’écriture occitanes, dans son commentaire des poèmes V à VIII de La Rose et le Vin écrits « à Toulouse » (« capitale des Troubadours », où il se trouvait « faidit »), Cassou avouera qu’ils ne sont pas ses « vrais maîtres » car lui a plutôt écrit des « chants rythmés » comme un auteur dramatique. Le rapport de Cassou à la langue occitane apparaît bien dans les douze vers du poème XIII de La Rose et le Vin qu’il a estimé être « comme traduit de quelque langue occitane et solennelle » (XIII, poème et commentaire, 102-103 et 152). Dès les premiers vers, le phrasé occitan affleure en effet :
Suave contrée de sucre, et rayonnante sur la mer.
Les bœufs traînent le fil de la roue pleine et t’ensoleillent,
gentil séjour d’aubades lustrales, puissante candeur !
Suava contrada de sucre, e raianta sus la mar.
Los buòus estiran lo fial de la ròda plena e t’ensolelhan,
gent sejorn d’aubadas luscralas, poderosa candor ! [trad. J.G.]
Ces vers de quinze syllabes rappellent que la période de la Résistance lui a permis de se sentir du Languedoc8. On pense à l’ambiance des sonnets des Oras Luscralas de Prosper Estieu, au temps de Perbosc, Soula, Déodat de Séverac... Ajoutons que Cassou a aussi été un fervent admirateur de Joseph Delteil dont le verbe est tout imprégné d’occitan9.
2. Le contexte de composition des 33 sonnets
Venons-en aux circonstances d’écriture des 33 sonnets qui vont nous occuper désormais. À partir d’août 1941, ayant rejoint le réseau toulousain dirigé par le professeur d’allemand à l’Université Pierre Bertaux, Cassou s’y est occupé de la propagande. Les membres du réseau ont été dénoncés par un des leurs, Fernand Bernard, arrêtés et écroués à la prison Furgole (le 12 décembre 1941 pour ce qui est de Cassou). En février, il a été mis en liberté provisoire puis jugé par le tribunal militaire de la 17e région à Toulouse le 30 juillet 1942 et finalement condamné10. C’est à la prison Furgole à Toulouse près du Palais de Justice pendant l’hiver 1941 qu’il a élaboré ses 33 sonnets composés au secret publiés en 1944 sous le pseudonyme de Jean Noir11 par les clandestines Éditions de Minuit. Ce recueil de poèmes a été dédié « À mes Compagnons de prison » et introduit par François La Colère (Louis Aragon).
D’autres périodes d’emprisonnement vont alors suivre dans différents lieux : à partir de la fin du mois de juillet 1942, trois mois et demi à la prison militaire de Lodève (Hérault) ; à partir du 18 novembre, six mois dans un camp de prisonniers à Mauzac (Dordogne) et entre le 13 mai 1943 et le 18 juin 1943, date de sa libération, environ un mois au camp de Saint-Sulpice La Pointe (Tarn).
Après la guerre, immergé dans ses multiples activités, il reviendra parfois, par le biais de la narration autobiographique, sur les lieux de ses enfermements successifs dans les prisons et camps comme l’ont fait Bertaux, Soula et d’autres. Il reviendra aussi, donc, sur ses 33 sonnets. Se souvenant d’un voyage qu’il avait effectué de Toulouse vers Paris pendant la guerre, Cassou a qualifié l’atmosphère générale ainsi : « Rien de plus angoissant que de ne reconnaître personne et de douter de chacun. » (Cassou 1981, 136).
2.1. La prison Furgole.
Dans Mémoires interrompus, Bertaux a donné des détails sur la prison où les membres de son réseau ont été amenés en décembre 1941. La prison Furgole était un vieux bâtiment au cœur de la ville, adossé aux anciens remparts des Nauts Murats avec un donjon et une tour massive, des murs d’une épaisseur de près de trois mètres à la base et deux en hauteur. Depuis l’époque médiévale jusqu’aux années 1960, se sont succédé en ce lieu de nombreux prisonniers accusés de mettre en péril l’ordre public. Cependant, le catharisme n’intéressait pas Cassou qui n’a jamais fait allusion à l’histoire des Nauts Murats situés dans le quartier de l’ancien tribunal de l’inquisition, de la porte et du Château Narbonnais. Le bas de la prison était voûté, sombre et humide et le haut à peine éclairé par une petite fenêtre. Au temps où les membres du réseau Bertaux ont été incarcérés, la famille du surveillant avait plus d’attentions pour les lapins élevés dans la cour que pour les prisonniers. Dans les cellules, pas d’éclairage pas de chauffage (dans l’hiver de 1941, le thermomètre avait parfois affiché entre -12° et -15°) et seulement une tinette ouverte, une paillasse et une couverture. Pour se nourrir, les prisonniers recevaient un sixième ou un huitième de boule de pain deux fois par jour à mastiquer pour le faire durer et la soupe était de l’eau où avaient bouilli « quelques topinambours et fèves charançonnées, ou des carottes fourragères » (Bertaux 2000, 173-214). Mis « au secret », Cassou a dû partager sa cellule de Furgole avec Bernard qui avait trahi le réseau12 alors que Louis Vaquer13 se trouvait dans la cellule voisine et que Pierre Bertaux et Francesco Nitti14 étaient dans une autre zone de la prison.
2.2. La prison de Lodève
Bertaux donne des précisions sur cette prison où Vaquer, Nitti et Cassou et lui-même se sont retrouvés :
La prison de Lodève était plus sévère que celle de Furgole qui, en comparaison, paraissait une pension de famille. [...] Maintenant que nous étions des condamnés, on nous avait passé le crâne à la tondeuse, et mis des sabots aux pieds. Là nous avions vraiment l’air de bagnards, comme il se doit. […] Madame Cassou et elle [l’épouse de Bertaux] firent démarche sur démarche pour obtenir une amélioration du régime pénitentiaire, non seulement pour nous mais pour toute la prison. Le recteur de Montpellier Sarrailh, et l’académicien Louis Gillet s’y employèrent avec cœur. […] Le principal mérite de la prison de Lodève était que de la cour on apercevait les monts de l’Hérault. Le ciel, le vert et le rouge lointain des montagnes, c’était déjà presque la liberté (Bertaux 2000, 173-214).
À propos de la prison de Lodève, Cassou s’est exprimé dans La Mémoire Courte (1953). Après les nuits froides de Furgole, il a dit y avoir croisé ce qu’était réellement la force d’un homme lucide en la personne d’un gersois qui avait connu le front d’Orient pendant la première guerre mondiale :
Nous en étions là lorsque nous entendîmes résonner, à travers l’air limpide de ce beau dehors, un chœur de voix d’enfants et nous fîmes silence, car en prison le moindre bruit, cloche, voiture, chant d’oiseaux ou d’enfants, est une musique ravissante. Les voix se rapprochèrent et nous distinguâmes un de ces cantiques grotesques qu’on faisait chanter alors dans les écoles à la gloire du Maréchal. Nous, nous étions en prison. Notre bon Daubèze, vétérinaire d’Auch, ancien poilu de Salonique, et qui devait plus tard faire un peu de déportation, homme droit s’il en fut, se prit enfin à grommeler : « Hum ! ces petits, il faudra les redresser plus tard, ce sera du travail. » (Cassou 1953, 100-101).
2.3. Le camp de prisonniers de Mauzac
Il s’agissait d’un ensemble de deux camps distants d’environ 2 km aménagé à partir d’anciennes baraques. Au 1er juillet 1942, la population y était de 592 détenus : un cinquième environ d’entre eux travaillaient au défrichage et à la mise en culture d’une quinzaine d’hectares attribués à la prison militaire, d’autres confectionnaient des chapeaux dans un atelier de coupe de paille. La faim fait que les prisonniers y étaient dans un piètre état physique. Cassou raconte dans La Mémoire courte que, de façon générale, l’enfermement lui a permis de se sentir être l’homme qu’il devait être comme cet anarchiste espagnol qui, appuyé contre un mur, avait l’habitude de prendre le soleil à Mauzac :
La norme, la règle, c’était de ne plus porter son nom, de n’avoir plus de position sociale, de n’en plus chercher. [...] « Eh ! Val, lui disais-je, vous êtes bien, là ? – Tomando el sol… » me répondait-il avec extase. Il était délicieusement bien, là, à « prendre le soleil ». Nous comptions les jours qu’il nous restait à tirer ; il en avait pour longtemps encore ; moi pour moins, et ensuite je me plongerais dans la vie clandestine. « Ah ! soupirait-il avec le même air de gourmandise qu’en prenant le soleil, la vie clandestine… C’est la plus belle vie… » Il n’en avait jamais connu d’autre, sauf quand il était en prison. Et je dois confesser qu’il avait pleinement raison. Mais la vie en prison, elle aussi, était faite pour me plaire, qui me donnait le sentiment d’être enfin à ma place. Enfin la société me donnait la position sociale qui me convenait, enfin elle me comprenait, enfin j’étais là où, adéquatement, harmonieusement je devais être. Car au bout du compte et à dire le vrai du vrai, que cherche-t-on, sinon l’accord de soi avec soi, l’accord du soi intime que l’on se sait et de tous les soi que savent les autres ? Et là, les autres ayant réglé leurs rapports avec mes apparences, je pouvais m’épanouir, et ceci en la compagnie d’hommes qui, eux aussi, n’étaient plus qu’eux-mêmes, ne portant plus avec eux-mêmes, comme tout bagage, que la seule conviction qui les avait fait mettre là. » (Cassou 1953, 54).
Cassou, quel que soit le lieu de l’emprisonnement ou de la clandestinité, dit avoir aussi été habité par une question : était-il possible que l’homme estime l’homme ? (Cassou 1953, 55). À Mauzac, il a rencontré l’antimilitariste Georges Bard (1914-2012)15 qui en avril 1943 l’a dessiné de profil (que nous reproduisons plus haut) ou en train de lire l’ouvrage Souvenirs de ma vie. Poésie et vérité de Goethe (trad. par Pierre du Colombier en 1941), un livre qui a accompagné Cassou à Lodève et à Mauzac (Cassou 1995, 137).
Les 33 sonnets s’étant composés dans son esprit et ayant été retenus de mémoire, – la mère de Cassou l’avait formé à l’apprentissage par cœur de poésies –16, contiennent sa découverte profonde de soi et de l’humain, une découverte sur laquelle il reviendra à l’occasion par la suite pour tenter d’en expliquer la profondeur.
3. Essai d’analyse des sonnets
Dans un article intitulé « Retrouver un chemin sous la voûte », Marine Wisniewski a noté l’intérêt de la forme du sonnet dans ce contexte d’enfermement :
L’éclairante préface d’Aragon, ainsi que de nombreux articles critiques, commentent déjà le rôle déterminant de la claustration dans l’élaboration des Trente-trois sonnets, que nous nous contentons donc de rappeler ici. En explorant la forme hautement contraignante du sonnet, le poète s’adonne à “un mouvement d’enfermement volontaire censé répondre à la réclusion subie”. (Europe, n° 1063-1064, novembre-décembre 2017, 229)
Le titre initial des 33 sonnets a été corrigé par Paul Éluard qui a remplacé « écrits » – tel que noté par Cassou pour leur impression clandestine chez Henri Lion – par « composés au secret ». Mais le poète Jean Noir avait peut-être ses raisons puisqu’il y avait eu quelques modifications de leur ordre pour leur édition. Cassou et Bernard auront à leur disposition, en effet, pendant quelques jours, vers la fin de la période d’emprisonnement, des feuillets qui lui permettront de coucher quelques sonnets déjà mémorisés, même si l’autorisation d’écrire leur avait été rapidement retirée. Les changements sont impossibles à évaluer en l’absence de précisions de Cassou à leur sujet.
3.1. L’organisation des 33 sonnets
En 1981, soit quarante années après l’emprisonnement à Furgole, Cassou s’est cependant livré sur la composition du tout premier sonnet, également placé en première position dans l’édition de 1944. Il le date du premier soir de son entrée en prison, comme le fit Bellaud bien des siècles auparavant :
Je ne me suis endormi que très tard. Dans ma tête j’ai composé le début du sonnet qui, dans les trente-trois imprimés par les éditions de Minuit a gardé le numéro un. (Cassou 1981, 154).
Ce premier sonnet (I, 45) semble donc avoir été déclenché par son arrestation et son arrivée à la prison. Le premier quatrain met en scène une barque glissant vers l’au-delà :
La barque funéraire est, parmi les étoiles,
longue comme le songe et glisse sans voilure,
et le regard du voyageur horizontal
s’étale, nénuphar, au fil de l’aventure. (I, 45, v. 1-4)
Cassou explique dans un de ses essais sur l’art de La création des mondes (1971) intitulé « Le secret et les secrets de la création poétique » (43-54) que son compagnon de cellule Bernard lui récitait « Le Lac » de Lamartine. Trente années plus tard, Cassou revient sur le premier vers du « Lac » (« Ainsi toujours poussés vers de nouveaux rivages ») et sur le premier vers du « Bateau ivre » de Rimbaud (« Comme je descendais des fleuves impassibles... ») pour montrer que, malgré l’identité thématique, les univers esthétiques des deux poètes sont bien distincts et même opposés : le positionnement des consonnes et voyelles dans le vers faisait toute la différence.
La barque glissant dans la nuit dans le premier des 33 sonnets de Cassou annonce donc une aventure poétique inédite :
Cette nuit, vais-je enfin tenter le jeu royal,
renverser dans mes bras le fleuve qui murmure,
et me dresser, dans ce contour d’un linceul pâle
comme une tour qui croule aux bords des sépulcres ?
L’opacité déjà, où je passe frissonne,
et comme si son nom était encore Personne,
tout mon cadavre en moi tressaille sous ses liens.
Je sens me parcourir et me ressusciter,
de mon front magnétique à la proue de mes pieds,
un cri silencieux, comme une âme de chien. (I, 45, v. 5-14)
Après le départ, le dénuement dans lequel se trouve le poète se traduit par une oscillation qui pourrait s’avérer paralysante entre « élans sans avenir » et « souvenirs sans passé » (II, 46, v. 12). Mais une errance vers l’enfance émerge dans sa mémoire (III, 47) ainsi que le visage aimé (IV, 48). Il est en empathie avec les poètes qu’il sait confrontés aux images qui les assaillent (V, 49). Les bruits de la ville arrivent jusqu’à lui (VI, 50) et couleurs et lumière dans les songes lui promettent qu’adviendront « Amour, Liberté, Poésie » (VII, 51, v. 14). Mais la violence dans ce monde clos ne peut être oubliée :
Les murs étaient blanchis au lait de sphinge
et les dalles rougies au sang d’Orphée. (VIII, 52, v. 9-10).
Le sonnet IX, quant à lui, n’est pas une création mais une traduction du poème « Die Beiden » de von Hoffmannsthal, arrivé comme par miracle dans la cour de la prison imprimé sur un bout du journal, le Pariser Zeitung :
Une coupe au bord de la bouche,
elle allait d’un si ferme pas
et la main si sûre que pas
une goutte ne se versa. (IX, 53, v. 1-4)
Les souvenirs musicaux venus de l’enfance arrivent jusqu’au poète (X, 54). À sa compagne il avoue « Toi seule auras permis que j’offre à mes autels / une félicité faite à force d’alarmes » (XI, 55, v. 11). L’errance au milieu des illusions et des peines se poursuit (XII, 56) tandis que la rue d’une ville symbolise la destinée du poète dont la vie a été bouleversée par la guerre :
Quelle stupeur se peint où tu portes les yeux,
dans l’immobile cri des affiches, les glaces
figées des magasins naufragés et la face
de toutes ces maisons en attente du feu ! (XIII, 57, v. 5-8)
Comment retrouver la joie de la poésie quand on voit en la personne d’une enfant, la joyeuse innocence brisée ?
Mais regarde-la donc, regarde son regard
terrible d’oiseau triste et d’étoile malade. (XIV, 58, 13-14)
Le poète veut retrouver le regard de l’aimée, ses « yeux de paradis », « yeux de musique », « yeux de prière » (XV, 59, v. 10-11). Autre détail, Cassou a noté en incipit du sonnet XVI (60) « Admoto occurrere fato », une parole prononcée par Vulteius dans La Pharsale de Lucain pour exhorter ses hommes à choisir de se tuer les uns les autres pour la liberté plutôt que de tomber aux mains de l’ennemi.
Dans le dénuement total et le froid, les veilles poétiques quotidiennes se sont déroulées avec la composition successive de la moitié de sonnets sur une durée de plus de deux mois. La barque funéraire était partie... vers l’inconnu et on la croise à nouveau au sonnet XVII (au centre de la construction du recueil) :
Éloignez-vous sur la pointe des pieds.
Prenez la barque et ne revenez plus.
Retournez tous chez vous avec vos fées,
vos ombres étrangères et vos luths. (XVII, 61, v. 1-4).
Le vers 9 de ce sonnet XVII est extrêmement poignant. Bien que Cassou ait nié toutes références à des situations réelles de l’ici et maintenant de la prison Furgole, le lecteur ne peut s’empêcher de ressentir ce vers comme un rappel de la brutalité de la période : « C’est ici la chambre des anges morts ». Alors « les anges morts » sont-ils les poètes du passé, des innocents partis dont il a gardé le souvenir ? Dans le sonnet suivant Cassou fait référence au départ de « L’Enfant Prodigue » de Rilke pour signifier l’espoir dans une vie nouvelle ? mais les derniers vers sont une vision d’Actéon s’offrant à la meute :
Ah ! c’est lui, cerf en pleurs, courbant enfin le front,
qui vient vous retrouver chaque soir dans ses rêves.
(XVIII, 62, v. 13-14)
Un Allusion au poème des Contemplations de Victor Hugo où Jean a vu « des choses sombres » introduit le sonnet suivant :
Je suis Jean. Je ne viens chargé d’aucun message.
Je n’ai rien vu dans l’île où je suis confiné,
rien crié au désert. Je porte témoignage
seulement pour le songe d’une nuit d’été. (XIX, 63, v. 1-4)
On arrive à la période de Noël dans le sonnet XX (64) avec au centre du monde de la création le serpent d’airain. Puis vient le seul sonnet précédé d’un titre : « Tombeau d’Antonio Machado » :
Il ne restera plus jamais
qu’une urne brisée de colère,
Collioure, au pied des pierres
où pourrissent les prisonniers. (XXI, 65, v. 11-14)
Les sonnets XXII et XXIII sont consacrés aux ouvriers morts dans les luttes diverses. La chanson du Temps des Cerises résonne pleine d’espoir car elle annonce l’avenir :
En tous pays, depuis toujours, les ouvriers
meurent.
Le sang des ouvriers baigne les rues. (XXII, 66, v. 1-2)
La plaie que, depuis le temps des cerises,
je garde en mon cœur, s’ouvre toujours. (XXIII, 67, v. 1-2)
Cassou en appelle alors à la légèreté et musicalité du vers verlainien de quatre syllabes de « Briques et tuiles… » de Romances sans paroles : « Plomb, zinc et fer... » (XXIV, 68, v. 1). Paris et le quotidien d’autrefois se rappellent à lui pour une scène où le poète voit la ville par une fenêtre (XXV, 69). Le sonnet XXVI associe ensuite les vers de douze et six syllabes pour chanter l’amour du poète pour « la terre », au sens du « monde » plutôt que de « la terre » objet de la propagande pétainiste détestée :
Va, brise-toi joyeusement, cœur désolé,
car le plus démuni des mortels meurt comblé
d’avoir aimé la terre. (XXVI, 70, 12-14)
L’Ami espère au plus profond de la nuit (XXVII, 71) que des portes s’ouvrent17. La solitude qui est la sienne l’amène à se « redire » et « répéter » les moments fragiles du bonheur passé (XXVIII, 72). Mais la poésie a un pouvoir de transformation du malheur :
Habilleuse des morts, fait naître une princesse
de cette morte nue comme un galet des flots. (XXIX, 73, v. 1-2)
La seconde partie des 33 sonnets offrira plus de recherche de variété d’élaboration. Le sonnet XXX (74) est parmi les plus exaltés car le poète défie les « murailles scellées » en évoquant des « splendeurs des jours » dans le lieu de l’enfermement qui ramène sans cesse les visions dont il est difficile de se débarrasser : « voix meurtries », corps « à trainer », souvenirs indélébiles dans un « Midi sans trêve » pour des « yeux qui ne voudront plus dormir », dans ce lieu où quand la nuit approche, le poète semble se résigner à devoir rêver « la mort des rêves » (XXXI, 75). Sa colère monte dans le sonnet suivant : « L’univers insulté peut tenir sa vengeance... » même si pour le poète, il n’y aura que le silence et la possibilité de « mépriser le mépris » (XXXII, 76). Dans le premier des 33 sonnets, le prisonnier avait affronté la dure expérience d’une première nuit dans une cellule glacée :
L’opacité, déjà, où je passe frissonne,
et comme si son nom était encor Personne,
tout mon cadavre en moi tressaille sous ses liens. (I, 45, 9-11)
mais enfin, au sonnet XXXIII, apparaît Constance, Constance au visage tant espéré qui a entretenu dans la durée le dialogue intérieur :
Quel est ton nom ? – Constance. – Où vas-tu ? Je m’en viens
de toi-même et retourne à toi-même.... (XXXIII, 77, 1-2)
3.2. Quelques motifs des 33 sonnets
-L’ici et l’ailleurs
La prison et la cellule apparaissent peu au fil des vers mais de nombreux substantifs, adjectifs ou verbes évoquent la sensation de dénuement (II) dans lequel se trouve le corps. Il y a les « ténèbres » (VII, XXVII), la « nuit » (II, IV, VII, X, XI, XII, XVI, XVIII, XIX, XXI, XXVII, XXX), l’« ombre » (II,X, XVI, XVII, XVIII, XXVII, XXXI), l’« obscur » (IV, XXVII), les « frissons » (I, VII, XXIX), le tremblement (« … je vous sentais légère et tremblante de froid... », IV), le « tressaillement » (I), le grelottement (« …des places / où grelottent les bancs... », XIII), l’« hiver » ( XXVII), le « froid » (« … un soir de vent, au coin de la cheminée froide… », XIV, XXII), le « givre » (VIII), le « gel » (XXV), la « neige » (… « Il neige »…, XX, XXIX).
Mais le poète se retire chaque soir derrière son « front » (II, III) et s’y égare dans un « lacis » (III) ou un « labyrinthe » (III) d’images intérieures si bien qu’il se trouve moins en face des murs de la prison que face à un énigmatique « mur de songe » (II) ou dans une « grotte enchantée » (V) d’où remontent des clartés (astres, scintillements, étoiles, lumière, aurore...), des couleurs (safran, or, rouge, bleu, blanc...) et de la musique (chansons, cymbales, luths, hymnes, flûte, tambour, lyre...).
-Le merveilleux du Maerchen
Cassou avait été nourri de contes. Dans la préface rédigée par lui pour Conte de ma vie d’Andersen (1930), il avait dévoilé l’impact durable de cet auteur et d’Hoffmann sur sa formation. Il a parsemé ses 33 sonnets du mot « songe » comme un monde autre que le monde réel. Il voyait aussi dans le Maerchen la forme primitive de la poésie et pensait que l’homme premier vivait en lien avec le monde qui l’entourait, qu’esprit, nature, réel et pensée « se confondaient dans l’unité d’une seule et même substance » (Cassou 1935, 93).
-L’émergence d’une forme-visage
Plus de dix ans après Furgole, dans son essai Trois poètes. Rilke, Milosz, Machado (1954), Cassou a expliqué pourquoi le sonnet était une forme qui lui convenait :
Mon inspiration, mon observation, ma mémoire, mes rêves m’ont fourni telle image, telle harmonie, tel étrange vers qui a son poids, son potentiel, son sens ou ses sens multiples, sa couleur et son rythme, son secret de moi seul connu ou de quelque autre plus profondément caché en moi, puis ce second vers, et tout cet agencement de vers. Mais ce n’est pas fini, et il y a un plus savant, et par conséquent plus fécond agencement de vers à produire et qui sera exigé de moi par la quadrature du sonnet. Les composés vont se concentrer ; ils vont se réduire à un ultime chiffre encore ; tant d’associations éparses vont se situer, prendre une place d’où elles ne bougeront plus, se contracter à la rigueur d’un point. Et tout cela fera un tout. Et une création se fera créature. Et l’âme se fera visage. Car les poèmes sont âme, ils sont de l’âme. Mais un sonnet est un visage (Cassou 1954, 33-34).
L’esprit du poète Jean Noir dans la nuit de la cellule a été habité par ses vers le plus souvent alexandrins (24 sonnets) et plus occasionnellement octosyllabiques (3 sonnets), ou décasyllabiques (3 sonnets) et des vers de 13 syllabes (1 sonnet) ou de 4 syllabes (1 sonnet) et pour le sonnet XXVI une alternance d’alexandrins et vers de 6 syllabes. Ce sonnet comporte un enjambement qui, associé avec une plus grande liberté de longueur des vers, témoigne d’une poésie où musique et peinture fusionnent pour exprimer la nature profonde de l’être de mémoire et de langage.
La poésie qui dépasse les circonstances a sauvé l’homme Cassou qui se trouvait dans un dénuement total et confronté à la mort en cet hiver 1941-42 :
À peine si le cœur vous a considérées,
images et figures
que la succession des concerts fait durer
plus que tout ce qui dure,
ô mes belles amours, dont les pays dorés
reflètent la peinture,
et déjà les adieux qui vont nous séparer
s’égalent à vos pures
éternités. Oui, ce sera l’unique fois
que, s’étranglant, nos voix loueront enfin vos voix
de ne jamais se taire.
Va, brise-toi joyeusement, cœur désolé,
car le plus démuni des mortels meurt comblé
d’avoir aimé la terre. (XXVI, 70)
Nuit après nuit, de vers dits en vers redits dans le secret, la forme des 33 sonnets s’est construite pour révéler le visage de Constance (XXXIII). D’un sonnet à l’autre s’est ébauché puis précisé le visage d’un « je » inconnu grâce aux images issues de l’intériorité du poète : bonheurs vécus, merveilleux et voix des poètes de tous les temps... :
Pour le songe d’une jeunesse retrouvée
sous les chaudes constellations d’un autre âge,
et parce que je veux entendre le langage
brûlant et vif de ce firmament éclaté. (XIX, 63, v. 5-8)
-La découverte du double
Au secret, le poète s’est révélé :
Lorsqu’un homme est entièrement dépouillé de tout, il ne reste absolument que cette foi, cette ultime lueur de conviction et de protestation, alors, un autre homme apparaît en lui et qui est la suprême figure de l’homme : un poète (Varaut 1989, 150).
Dans Pour la Poésie, Cassou avait dit avoir eu l’intuition d’une révélation en approchant ce qu’il appelait le lyrisme obscur de la tradition érotique et nocturne du Cantique des Cantiques, celui des troubadours (Gaucelm Faidit, Guiraut de Borneil, Guiraud Riquier lus dans le Florilège des Troubadours d’André Berry) et de Mallarmé qui avait déclaré « Nous fûmes deux, je le maintiens » (Cassou 1935, 68-69).
L’homme enfermé est devenu le théâtre d’un dialogue entre l’éveil à la brutalité du réel et le rêve. Le Sigismond de La Vida es sueño de Calderón, appris avec sa mère, n’est sans doute pas étranger à l’émergence de la voix d’un double. Dans les ténèbres (nuit, murs infranchissables, lendemain de souffrance et mort possibles), la voix sensuelle, innocente et pure du rêve (image, musique, langue...) a réveillé le Poète indispensable pour que l’Homme puisse faire le choix conscient de la liberté dans un réel où le mépris devrait l’amener à se résigner et se comporter en esclave. Le Poète a su entendre les voix du rêve, voix de la femme aimée, voix de l’innocence, voix des poètes croisés qui l’ont amené sur le chemin de la compréhension et de l’acceptation de sa destinée : « Retourne à ta lumière et penche-toi sur toi… » (XI, 55, 9)
3.3. Tonalités et esthétiques
-La phrase ponctuée de la conscience
Les vers de Cassou restent grammaticalement élaborés et cette part de la pensée consciente est matérialisée grâce à une ponctuation soigneusement notée :
Comme le sens caché d’une ronde enfantine,
qui n’a rêvé d’entendre un jour sa propre voix
et de voir son regard et de saisir le signe
que fait en s’éloignant la ligne de nos pas ? (XIV, 58, v. 1-4)
Le vers est rarement haché. Quand cela se produit, c’est pour exprimer l’angoisse terrible à la perspective de la mort et le souhait que la vie dure encore comme dans le poème XVI avec en incipit les paroles du Vulteius de Lucain :
Il fait sombre. Il est tard. Mais que s’attarde encore
le noir épais de toute cette vie de mort ! (XVI, 60, v. 9-10)
-Des figures récurrentes
Le poète utilise des motifs antithétiques (nuit vs aurore, opacité et épaisseur nocturne vs légèreté et clarté des ailes), des oxymores (« un cri silencieux », I ; « ô nuit de l’ombre blanche », XIX). Il multiplie les allusions aux bruits extérieurs (« trompe d’auto, cris des enfants à la sortie », VI), des oxymores (« un cri silencieux », I ; « ô nuit de l’ombre blanche » XIX)… Et dans l’ambiance nocturne et parfois féérique des 33 sonnets, les verbes d’action donnent de la vigueur surtout lorsque Cassou les utilise à l’impératif : « va-t’en vers la montagne », « prends-moi par la main » (III), « détournez-vous », « écartez votre vol » (XVIII), « ouvrez les yeux ! » (XXII), souvent en amorces déterminées des tercets… Et les occlusives [k] et [p] peuvent aussi s’accumuler pour exprimer le scandale de la mort du poète Machado à la fin du sonnet XXI :
Il ne restera plus jamais
Qu’une urne brisée de colère,
à Collioure, au pied des pierres
où pourrissent les prisonniers. (XXI, 65, v. 11-14, [nous avons fait apparaître, en gras, les occlusives])
-Un jeu de rimes varié
Hormis le poème d’Hofmannsthal traduit, les sonnets de création présentent des schémas de rimes multiples parfois riches (« indigne » / « insignes »...), parfois simple écho sonore (« s’asseoir » / « regard »...). Les quatrains suivent les schémas : abab abab (17 sonnets) – abba abba (8 sonnets) – abba abab (4 sonnets) – abab baab (4 sonnets) ; et les tercets : ccdeed (16 sonnets) – ccdede (11 sonnets) – cddcee (3 sonnets) - cdcdee (1 sonnet) - cdecde (1 sonnet). Les sonnets structurés sur l’alternance abab abab ccdeed (10 sonnets dont le premier et le dernier) font figure de sonnets régulier. Ainsi, le sonnet I du départ de la barque fait rimer en alexandrins : « étoiles-voilure-horizontal-aventure/royal-murmure-pâle-sépultures/frissonne-Personne-liens-ressusciter-pieds-chien ». Par contre, pour le sonnet décasyllabique XVII des anges morts et de la solitude les rimes sont organisées de façon plus originale en abab baab cddcee : « pieds-plus-fées-luths/fut-enchantée-volé-lu/morts-déserte-inertes-aurore-tendre-comprendre. »
-33 Sonnets... comme une suite de 33 variations musicales ?
La poésie s’est séparée de la musique mais elle faisait partie de la vie de Cassou, marié en secondes noces avec la pianiste Ida Jankélévitch et dont l’intérêt pour la musique était depuis longtemps attesté avec le personnage de son roman Harmonies viennoises (1926), Anton Diabelli. En 1819, Diabelli, éditeur et compositeur, avait écrit une courte valse qu’il avait envoyée à tous les musiciens importants de l’Empire d’Autriche (dont Frantz Schubert et Beethoven) en leur demandant d’écrire une variation sur ce thème. Beethoven, d’abord réticent, avait finalement montré tout ce que l’on pouvait faire en composant 33 variations dites « de Diabelli ». On remarque que, bien plus tard, les sonnets de Cassou ont éveillé l’intérêt de plusieurs musiciens dont Henri Dutilleux qui a mis en musique « La Geôle - Je m’égare par les pics neigeux que mon front » n° III (1946) puis « J'ai rêvé que je vous portais entre mes bras n° IV » et « Il n'y avait que des troncs déchirés n° VIII » (1954). La musicienne canadienne Caroline Potter, dans sa présentation en ligne du manuscrit de la composition d’Henri Dutilleux, a cité le compositeur pour qui les sonnets de Cassou « se situent à un tel niveau de qualité intellectuelle, de profondeur de pensée, qu’ils dépassent l’événement et l’époque qui les ont fait naître (http://www.dutilleux2016.com/ms-cassou). Et Dutilleux a ajouté : « le thème de la liberté est de tous les temps. » en justifiant son choix de mettre en musique le sonnet III où le labyrinthe est moins la cellule sombre que l’esprit du prisonnier (Dutilleux 1997, 91) :
Je m’égare par les pics neigeux que mon front
recèle dans l’azur noir de son labyrinthe.
Plus d’autre route à moi ne s’ouvre, vagabond
enfoncé sous la voûte de sa propre plainte. (III, 47, 1-4)
-Vers le parler « scherzando »
Cassou a introduit son désir d’un phrasé poétique dans le dernier poème XXXI du recueil La Rose et le Vin où il évoque ses quarante-cinq ans – donc dans l’année 1942 – vraisemblablement juste après les 33 sonnets :
Ainsi ce que j’écris devra-t-il être double, sinon multiple, j’aspire à l’ambiguïté, je voudrais parler scherzando, c’est-à-dire de telle sorte que la phrase soit tendue, chaque mot lourd d’une autre pensée, doré d’une allusion crépusculaire, pareil à un ange, l’ange des larmes étant aussi l’ange du sourire. »
(Cassou, « Scherzo », 1952, 161-168).
Ce phrasé poétique de La Rose et le Vin suit celui des 33 sonnets, plus apaisé, comme le scherzo qui, en musique, était adopté par les compositeurs musiciens au fil de leurs œuvres codifiées (sonates ou symphonies) pour se libérer des contraintes :
Je suis une romance qui passe de cœur en cœur, je suis une torche qui tourne, une robe qui brûle,
un miroir où le passé réfléchit l’avenir,
je suis un peu d’air que traversent les ondes éternelles,
une muraille d’air, un souffle pour le souffle,
une vie dans la vie. (Cassou, 1952, XXXI, 133)
4. Poésie de résistance, d’engagement et de révélation de soi à soi
4.1. Poésie de la Résistance
Pour évoquer cette période de la Résistance, Aragon avait repris l’allégorie du Radeau de la Méduse de Géricault : « En ce temps-là la France était un radeau à la dérive emportant des naufragés... ». Et évoquant ses 33 sonnets, Cassou a ultérieurement estimé que plutôt que lui, c’était la France qui avait vécu la captivité pendant quatre années (Cassou 1981, 299). Dans La Rose et le Vin, Cassou avait aussi expliqué pourquoi il n’aimait pas que ses sonnets portent l’étiquette circonstancielle de « poèmes de la Résistance » comme si « la Résistance » désignait pour lui son action plutôt que sa création poétique :
Or, dans l’époque la plus douloureuse qu’ait connue la société humaine et que, par contrecoup, ait subi mon misérable destin emporté dans cet orage, le besoin du langage poétique me reprit. […] Ma poésie est fille du dénuement. […] Il ne restait plus qu’exil et détresse, ce désert enfin propice au chant nu, sinon à la naissance du chant, désert encore plus profond lorsque, dans la jouissance absolue d’une seule et longue nuit indéfinie de froid, de solitude et d’obscurité me furent accordées les conditions qui déterminèrent mes Trente-trois sonnets (Cassou 1995 [1952], 142-143).
Le sonnet VIII « Il n’y avait que des troncs déchirés… » semble évoquer des corps torturés, même si Cassou l’a démenti dans son entretien avec Rousselet en 1965 :
À la rigueur, je pourrais reconnaître dans ce sonnet une vision hallucinée de notre descente du panier à salade devant la porte de la prison, un jour d’hiver, et aussi une vision non moins fantastique de la cellule, tout cela se rattache vaguement à une drôle d’histoire qui, finalement, serait mon histoire. Mais rien à trouver là-dedans qui se rapporte expressément à la cause, à la raison, au motif de la circonstance. […] Je puis vous assurer que, à part deux ou trois allusions – et, bien sûr, beaucoup plus directes que celles-ci – à la cause de la circonstance, voire à la circonstance elle-même, il n’y a « dans ces sonnets que des choses, des figures, des sentiments, des secrets de ma vie privée (Cassou 1965, 37).
4.2. Poésie de l’engagement
Dans ses sonnets, Cassou n’a donc fait que peu d’allusions directes aux circonstances de leur composition : conditions de détention, bourreaux, traîtres, résistants, exécutions... Mais lui qui est l’auteur d’un ouvrage sur la révolution de 1848, consacre de beaux vers à la Commune : « La plaie que, depuis le temps des cerises, / je garde en mon cœur s’ouvre chaque jour... » (XXIII) et quelques autres à « Fantine et Cosette » et aux ouvriers : « En tous pays, depuis toujours, les ouvriers / meurent. » (XXII). Il s’en explique d’ailleurs :
Bien sûr, ces sonnets sont l’œuvre d’un combattant et j’avais alors le cœur et l’esprit tout pleins de mon combat et de la cause pour laquelle je me trouvais là. Mais cela n’apparaît qu’implicitement et comme en sourdine dans ces sonnets. Ce qui m’est venu tout de suite à l’esprit, alors que je me trouvais là sans pouvoir écrire et réduit à moi-même, c’est ma poésie. C’est-à-dire ma vie intime avec ses souvenirs, ses peines, ses rêves, ses amours, ses circonstances (Cassou 1965, 36).
4.3. Poésie de la révélation de soi à soi
Dans son essai en forme de méditation, La Mémoire courte (1953), Cassou a fait allusion à ce que cette période a été pour chacun : « …une façon de vivre, un style de vie, la vie inventée ». Aussi demeure-t-elle dans son souvenir comme « une période d’une nature unique, hétérogène à toute autre réalité, sans communication et incommunicable, presque un songe. » (Cassou 1953, 51). Il y a le moi ordinaire et constant et l’autre derrière le masque. Cet autre, tout homme a intérêt à le rencontrer, c’est ce qui s’est passé pour Cassou dans le dénuement de la cellule de Furgole :
Croyances, pensées, convictions, rêves composent une sorte de légende intérieure, dont on a la révélation à certains moments capitaux de sa vie, et cette révélation est si puissante et si totale qu’elle semble près d’emporter toute cette vie et de faire qu’on puisse la jouer contre la mort. Et puis on va, on vient, on répond au téléphone, on tient son rôle dans la comédie, et ce personnage comique est le seul dont les autres s’occupent, le seul auquel ils prennent garde. Et l’on meurt en enterrant avec soi tout un monde de secrets et d’oublis (Cassou 1953, 90).
Même pour un combattant, « Constance » semble être plus durable que « Résistance » : dans le dernier sonnet celle dont le visage s’est révélé a la capacité de résurrection du Lazare18 :
Quel est ton nom ? – Constance. – Où vas-tu ? Je m’en viens
de toi même et retourne à toi-même – Soulève
ce linceul de ta face, et que je sache au moins
si tu ressembles à la sœur d’un de mes rêves. (XXXIII, 77, 1-4)
Lorsque sera parfait ce visage fidèle,
ton cœur y pourra lire, aux lueurs de ton ciel,
et tes choix accomplis et tes maux acceptés. (XXXIII, 77, 9-11)
4.4. La poésie « contraire d’un acte pour faire semblant »
Jankélévitch avait salué la sortie des 33 sonnets en juin 1944 dans le n° 17 des Lettres Françaises pour expliquer que Jean Noir témoignait « pour l’homme à qui tout a été ôté, auquel tout reste cependant, et dont la mémoire, la volonté, l’intelligence peuvent, au creux du noir et du désespoir, faire “un chef d’œuvre d’un fort et lucide malheur” ». Le philosophe concluait alors :
Jean Noir reviendra parmi nous, et ses yeux d’esprit ne cligneront pas en voyant la lumière car dans son cachot comme cinq cent mille patriotes, jamais il n’a cessé de la voir.
Revenu à la vie ordinaire, Cassou a tenu à bien distinguer la Poésie de la création rationnelle et systématique des philosophes :
… la création poétique est toute faite au contraire de l’être du poète et des signes que peu à peu il a entendus dans les hasards de sa durée. C’est pourquoi l’œuvre du poète n’est comprise qu’à la longue. Ce n’est qu’à la longue que le lecteur, les générations de lecteurs, comme le poète lui-même reconnaissent les thèmes et les symboles qui la jalonnent et lui composent son unité (Cassou 1954, 28).
Conclusion
Jean Cassou, qui a dit s’être découvert poète et résistant au cours des froides nuits dans la prison Furgole, a rejoint la clandestinité après son emprisonnement et il a failli perdre la vie dans l’attentat toulousain d’août 1944. Imprégné de littérature espagnole, il a aussi gardé un lien avec la langue et la littérature occitanes en devenant le premier président de l’Institut d’Études Occitanes et a repris l’activité qu’il aimait exercer de conservateur en chef du Musée National d’Art Moderne.
Le dernier poème du recueil La Rose et le Vin est un retour au bonheur :
Je ne demande rien pour moi, je ne rappelle rien de mes saisons, je ne veux qu’un regard du printemps pour ceux qui vont franchir le seuil,
un regard attendri et fraternel du printemps, comme le signal du chef d’orchestre, quand les violons attaquent la phrase haute et que la danseuse rompt le cercle des renaissances
et bondit, les bras en couronne, dans la lumière qui l’appelait depuis toujours ! (Cassou, 1952, XXXI, 130)
Si le poète des 33 sonnets s’est par la suite effacé pour laisser la place à l’érudit, homme d’action et critique d’art, il semble que son expérience intense de création sans feuille ni papier dans la noirceur de sa cellule a été une révélation décisive pour ses choix ultérieurs et cela grâce à la rencontre des trois sœurs « Amour, Liberté, Poésie » (VII, 51, v. 14).