« Cantar dens la nueit » Exil et liberté dans Lo hiu tibat de Pierre Bec

Claire Torreilles

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Claire Torreilles, « « Cantar dens la nueit » Exil et liberté dans Lo hiu tibat de Pierre Bec », Plumas [Online], 2 | 2022, Online since , connection on 12 December 2024. URL : https://plumas.occitanica.eu/624

Dans Lo hiu tibat [La corde raide], Pierre Bec raconte, en 1975, ses années de STO en Allemagne. Le jeune pacifiste qui deviendra un grand romaniste et écrivain occitan fait l’apprentissage dans les camps de la diversité humaine et linguistique et découvre le pouvoir sans frontières de la poésie et du chant.

Dins Lo hiu tibat, Pèire Bec conta, en 1975, sas annadas de STO en Alemanha. Lo joine pacifista que vendrà un grand romanista e escrivan occitan fa l’aprendissatge dins los camps de la diversitat umana e linguistica e descobrís lo poder sens frontièras de la poesia e del cant.

In Lo hiu tibat [The Tightrope], Pierre Bec recounts, in 1975, his years as a forced laborer in the Service du travail obligatoire (STO, Compulsory Work Service) in Germany. The young pacifist who would become a great romanist and Occitan writer learned about human and linguistic diversity in the work camps and discovered the limitless power of poetry and song.

Lo hiu tibat signifie « le fil tendu », « la corde raide1 ». Ainsi Pierre Bec nomme-t-il le récit de sa déportation au titre du Service du Travail Obligatoire (STO) qui fut écrit trente ans après les événements, soit en 19752. Il semble que l’ouvrage, sous-titré « Racontes dAlemanha » [Récits d’Allemagne], ait été rédigé d’abord en français3, puis en occitan pour être publié en 1978 dans la collection « A tots » de l’Institut d’Estudis Occitans (IEO)4. À cette date, à 54 ans, Pierre Bec est un romaniste internationalement connu, depuis dix ans professeur à la faculté des lettres de Poitiers en langue et littérature médiévales. Il a déjà derrière lui une importante œuvre scientifique sur la langue d’oc et les troubadours et aussi une œuvre de création en occitan moderne avec deux recueils publiés dans la collection Messatges (Bec 1955 et 1971) et de nombreux poèmes, contes et nouvelles publiés en revues. Lo hiu tibat est son premier récit long en prose (Pic 2017). Il revient sur une période de sa jeunesse qui l’a fortement marqué, comme elle a marqué, dit-il, « des milliers de jeunes Français qui ont connu le même sort ». « Escríver, poursuit-il, quei se sovénguer, en primèr » [Écrire, c’est d’abord se souvenir]. Avant de les écrire, il a beaucoup raconté ces histoires du STO à ses contemporains jeunes et vieux, en France et partout en Europe où les mêmes traumatismes ont été vécus. Et son témoignage sur cette période porte la marque d’un authentique esprit européen.

Lo hiu tibat

Lo hiu tibat

IEO, A tots, 1978

I - Un événement collectif

Raconter son histoire c’est raconter l’Histoire, en tout cas contribuer, selon Pierre Bec, à faire exister ces virtualités narratives qui gisent dans les gouffres béants de silence (« gorgs badant de silenci ») de l’inconscient collectif 5. Et, de fait, il y a une typologie narrative des récits de STO à laquelle Lo hiu tibat se conforme, d’une certaine façon. Je suis en particulier frappée par une ressemblance structurelle avec Les Russkoffs de François Cavanna (1978) qui, sur bien des points, est aux antipodes du Hiu tibat, mais qui est construit de la même façon par juxtaposition d’histoires plus ou moins développées qui, suivant la chronologie des deux années de déportation, finissent par former le tableau d’une situation beaucoup plus complexe qu’il n’y paraissait au début.

Dans Lo hiu tibat, ni larrivée au camp ni l’affectation ne sont traitées. C’est dans un autre texte autobiographique (Bec 2002) qu’il confie :

Je me souviens encore du nom de l’employé de l’Arbeitsamt de Vienne, en Autriche (Herr Mücke) me disant que je n’étais pas fait pour l’usine et qu’il allait me trouver quelque chose à ma convenance.

C’est en effet le moment clé : être affecté en fonction de son métier, de ses compétences, de son physique, ou pas. Il est assez courant que les postiers soient employés à la poste6, les tailleurs ou les coiffeurs aux mêmes fonctions, puisqu’il s’agit de remplacer les Allemands au front, mais beaucoup, notamment les paysans, sont affectés dans les usines. C’est le cas du personnage de La grava sul camin de Joan Bodon (1978). Joëlle Ginestet (2017) rapproche les récits de STO, exactement contemporains mais relevant de projets d’écriture différents, de Joan Bodon, qui fut ouvrier en Silésie et de Pierre Bec, qui fut d’abord placé comme comptable à Mödling, près de Vienne. Il était logé dans un camp mais travaillait au couvent de Sankt Gabriel transformé en logements pour les ouvriers de l’usine d’aviation voisine. Il y resta de mars 1943 à septembre 1944. Il s’adapte à la vie de bureaucrate. Malgré la guerre, Vienne est une ville vivante, ouverte, où les travailleurs des camps rencontrent la population, fréquentent les cafés, les restaurants, les caves où l’on fait de la musique, le parc d’attraction du Prater... Vie plutôt douce, teintée de mélancolie, mais qui s’interrompt après un an avec les bombardements américains, de plus en plus destructeurs et vécus comme des horreurs, même par ceux pour qui ils représentent des prémices de la liberté.

Tout s’accélère dans l’été 44 : débarquement américain en Normandie, attentat raté contre le Führer, Libération de Paris. Les usines sont déménagées et beaucoup de camps déplacés en Tchécoslovaquie ou en Allemagne. Pèire suit le mouvement de l’usine d’aviation qui va à Waldeck, à 50 km de Kassel. Mais là, il est affecté à l’usine, ce qui était sa hantise, et malgré un relativement bon traitement du Vorarbeiter (contremaître) qui le place à une ‘aléseuse, machine à affûter les cylindres (Feinbohrmaschine, en gascon : alesadera), il entre dans une phase de souffrance physique et morale qui le détruit à petit feu. L’épreuve est collective en cet « hiver terrible 1944-1945 » que décrit l’historien du STO Raphaël Spina (2017). Plus de courrier avec la famille, tensions internes, dureté du commandement, le froid et la faim qui anéantissent. Cette situation correspond au chapitre II du livre intitulé : « Lo hiu tibat », chapitre plus court que le chapitre viennois : « Hilde », mais beaucoup plus intense. C’est ici que prend tout son sens la métaphore du fil tendu jusqu’à la limite de la rupture.

Le troisième et dernier chapitre, « Lo violon », évoque la défaite allemande et la confusion de la libération des prisonniers et des requis du STO indistinctement. De ces jours incertains où tous les dangers sont possibles entre l’arrivée des Alliés d’un côté et l’avancée des Russes de l’autre, les journaux et les mémoires des « rapatriés » témoignent unanimement. La dégradation vécue de la vie quotidienne est inversement proportionnelle à l’espoir de libération dont cette dégradation est le signe objectif. Cela leur apparaît bien clairement trente ans après !

II « Mes humanités », un récit des origines

Pierre Bec en 1943

Pierre Bec en 1943

© CIRDOC - Institut occitan de cultura

Ce que le narrateur perçoit finement aussi, avec la distance, c’est tout ce que cet exil forcé du STO a apporté au jeune villageois qu’il était. Lui qui n’avait pas voulu quitter Cazères pour Toulouse quelques années auparavant pour suivre les cours de l’école primaire supérieure – il s’était échappé deux fois, au désespoir de ses parents – le voici, malgré lui, dans le milieu qui lui convenait le mieux, celui d’un bain multilingue. À Cazères où il occupait un emploi de veilleur de nuit à la poste7, il avait appris l’italien tout seul dans le journal Il grido del popolo, puis en 1938 l’espagnol à partir du gascon et avec les réfugiés espagnols ; il se débrouillait en anglais et avait aussi étudié l’allemand. Une fois dans l’urgence des échanges entre nationalités, il devient le médiateur auquel tous font appel. Son allemand plutôt faible, « puslèu flacòt », au début est mis à l’épreuve et renforcé. L’accent viennois de Herr Garas et sa voix nasillarde cessent vite d’être une gêne.

E qu’èri tot gloriós quan podèvi pescar sens problèmas ua d’aqueras paraulassas alemandas que ne vedes pas ni lo començament ni la fin :

- Sie müssen sich um eine Lebensmittelkartenabmeldebestätigung besorgen [que vos devètz procurar un certificat de radiacion de cartas dalimentacion.] E Herr Garas quajustava de còps, ironic :
Ein schönes Wort, nicht wahr ? [ua polida paraula, vertat ?] (Bec 17).

J’étais tout glorieux quand je pouvais pêcher sans problème un de ces longs mots allemands dont on ne voit ni le commencement ni la fin :

- Vous devez vous procurer un “certificat de radiation de cartes d’alimentation”. Et Herr Garas ajoutait, parfois, ironique : - Un joli mot, pas vrai ?

Mais c’est parfois en français que l’intercompréhension connaît des ratés ! En arrivant à l’usine à Waldeck, il se présente à un compatriote :

Je m’appelle Pierre Bec, je viens de Vienne.
Lo Francés que mespièc a penas e quarronèc ua responsa :
Je m’appelle Jean Lebon.
Jo que comprengoi Dupont. L’aute s’emmalicièc e que tornèc :
Pas Dupont, j’ai dit Lebon. Tu as du coton dans les oreilles ! (Bec 132)

Chacun parle sa langue dans les dialogues. On comprend que c’est un des plaisirs de l’auteur d’entendre cette musique des mots et des phrases de tous les horizons. Et en les faisant parler et surtout chanter, en retrouvant l’inflexion de leurs voix, il se transporte aux côtés des hommes et des femmes qu’il lui a été donné de rencontrer. C’est la magie de l’écriture autobiographique de recréer des mondes.

Hiver autrichien, le couvent sous la neige, aux côtés de Hilde, sa jolie voisine de bureau, il se souvient du silence qui « aujourd’hui encore lui pèse sur les épaules », alors qu’on n’entendait que

la gemicada deu papèr devath la pluma, los ausèths qui venguèvan de còps tà se fregar las alas au tebèr de la hièstra, lo chuchurei de nòstas votzes, la patacada de nòstes còrs. E com ac poderei desoblidar ? (Bec 22)

le crissement du papier sous la plume, les oiseaux qui venaient parfois se frotter les ailes à la tiédeur de la fenêtre, le chuchotement de nos voix, les battements de nos cœurs. Comment pourrais-je oublier ?

Hilde connaît de belles chansons populaires qu’elle chante pour lui, en dialecte autrichien, dont elle copie les paroles sur des bouts de papier qu’il a conservés. Ils improvisent de tendres duos lyriques interrompus quelquefois par la grosse voix du terrible Herr Sturmacker. Ils achètent des livres chez un bouquiniste à Vienne, dont « un recueil de vers en dialecte montpelliérain » et elle l’aide à acheter un violon. Une autre fois, dans la forêt, pendant la bataille aérienne, Hilde récite un poème appris à l’école dont, dit-il, il se souvient encore, ou plutôt « que n’ei pas podut desbrembar » [que je n’ai pas pu oublier]. Nous tenons d’Eliane Gauzit, qui a elle-même fait de la chanson populaire son domaine de recherches, que Pierre Bec avait ce don de la mémoire de retenir l’air et les paroles d’une chanson, d’un poème, aussitôt qu’il les avait entendus. On croit deviner encore l’écho de ces chansons dans certains poèmes de ses dernières années8.

Un autre passeur de chansons populaires qui l’aide à vivre est celui qu’il appelle « lo sartre florentin », un tailleur florentin nommé Francisco qui fait irruption dans le camp au cours d’une scène picaresque et auquel il va s’attacher d’une fraternelle amitié. C’est un coup de soleil dans la grisaille de l’exil :

Florença qu’èra tà jo coma ua mena de Tolosa mes mieijornala, e lo toscan de Francesco que’m ramentava mon occitan nadiu. (Bec 51) 

Florence était pour moi comme une sorte de Toulouse plus méridionale et le toscan de Francesco me rappelait mon occitan natal.

C’est par la pratique de Francisco, tailleur au camp mais aussi à la ville, qu’il rencontre un couple de Viennois italianisants cultivés et musiciens. Tous les quatre passent des soirées à jouer du piano et chanter les chansons italiennes, ou plutôt napolitaines, à la mode : Catari, Turna a Surrientu, A Marechiare, Chitarra romana... chantées alors par Benjamino Gigli, qui seront reprises par Tino Rossi et mises au répertoire de Pavarotti. Ce sont des chansons qui accompagnent une vie et que toute sa vie Bec fredonnera ou chantera à tue-tête, de sa belle voix de ténor, selon l’humeur :

Aqueths escarsis moments d’amistat e de calor umana, dens l’amarumi de l’exilh, que m’ajudavan a víver, e que’us evòqui auei encara dab ua jòia pregonda. Dens l’experiéncia de ma joenessa reguèrga e anarquica, que’us considèri tanben coma hasent partida de mas « umanitats ». (Bec 54)

Ces rares moments d’amitié et de chaleur humaine, dans l’amertume de l’exil, m’aidaient à vivre et je les évoque aujourd’hui encore avec une joie profonde. Dans l’inexpérience de ma jeunesse rétive et anarchique, je les considère aussi comme faisant partie de mes « humanités ».

Analyse lucide d’un apprentissage culturel dans des circonstances ordinairement hostiles à la culture, au milieu de préoccupations matérielles d’ordre vital. Le chant fait sortir de soi, il unit par-delà les différences.

Plus tard, quand il a dû travailler à l’usine et connaître la promiscuité des chambrées – ce dont il avait horreur, la brutalité, la vulgarité des hommes et la saleté des cabanes – c’est encore le chant qui l’a aidé à survivre. Ses deux compagnons d’usine, Micheletti et Lombrici, sont Italiens et rivalisent de chansons à la mode. Le premier surtout

cantava tostemps, a maugrat que lo còr, de còps, n’i estosse pas, e tostemps la medisha cançon :

chantait toujours, même si le cœur n’y était pas, et toujours la même chanson.

Sospira il vento, come quella sera9
Vento d’aprile, di primavera...

Avec la distance du narrateur qui se joue de la typologie, il commente :

Quera cançon qu’ei devenguda d’ar’enlà tà jo ua cançon foncionala, un cant vertader d’alesatge. (Bec 136)

Cette chanson était devenue désormais une chanson fonctionnelle, un véritable chant d’alésage.

III – Le pouvoir du chant

Les épreuves séparent et révèlent. On est face à soi-même, on mesure son courage physique et moral. Quelques affrontements violents sont racontés avec la vivacité du conteur10 qui met en scène des personnages types : le gros violent, rouge et menaçant, le petit frêle tremblant de peur et cherchant la parade dans sa tête... Bec n’est pas du côté de la force. Dans un monde saturé de violence, il faut plier ou faire semblant. Malgré la prudence, il y a parfois des face-à-face terribles. Un jour, trois soldats de la Waffen SS les arrêtent, Hilde et lui, alors qu’ils cherchent à se réfugier dans une grotte pendant un bombardement. La peur les envahit :

Que’m botèi a tremolar, mès la paur de las bombas que’m balhava coratge. (Bec 105).

Je me mis à trembler mais la peur des bombes me donnait du courage.

Malgré – ou à cause de – sa maîtrise de l’allemand, ce sont ses paroles qui déclenchent la colère du SS qui le prend à la gorge, « un colòs de guaireben dus mètres de haut... » [un colosse de presque deux mètres de haut]. Quand Hilde intervient et qu’elle est traitée de « Wienerdirne » [pute viennoise], il se voit alors dans le regard du SS :

Los images de la propaganda nazi sus la muralhas de Vièna, quense traversavan lesperit : un pauc pertot que representan ua gojata blonda, vigorosa de santat e lespiada pura, dab au son costat un òme petitòt e caitiu, brun e mostachut, pipaut e mau vestit, lespiada en devath : l’Aria e lo Metèca... (Bec 108)

Les images de la propagande nazie sur les murs de Vienne nous traversaient l’esprit : un peu partout elles représentaient une jeune fille blonde, vigoureuse de santé et le regard pur, avec à ses côtés un homme petit et maigre, brun et moustachu, salé et débraillé, le regard en-dessous : l’Arienne et le Métèque

Une autre fois, à l’atelier, alors qu’il doit soulever un moteur avec son voisin, le Français Lebon – encore un colosse de 1 m 90 ! – celui-ci a un geste brusque, impatient, et le moteur tombe sur les doigts de Herr Bec qui bien entendu se fait injurier : « Espèce de grand con ! ». Un con méridional, ce qui n’arrange rien. Et qui s’interroge sur le comportement de son compatriote :

Gelosia deu presoèr de cap au trabalhador dit « liure » ? O de l’obrèr de cap a l’« intellectual » (Bec 134).

Jalousie du prisonnier à l’égard du travailleur dit « libre » ? Ou de l’ouvrier à l’égard de l’intellectuel ?

Plus dangereux est le patron de l’usine qu’on appelle « Herr Ingenieur », bien qu’il ne soit qu’un ancien ouvrier nazi. Il est fanatique et chaque jour plus nerveux :

Gran, enorme, arroi, l’espiada d’acèr [...] un còp sus dos qu’èra bandat e que hasèva irrupcion dens los talhèrs, la cara violacea e uglant com un descabestrat. (Bec 146)

Grand, énorme, rouge, le regard d’acier […] une fois sur deux il était saoul et faisait irruption dans les ateliers, le visage violacé et hurlant comme un fou.

Un jour, malgré son travail consciencieux, Pèire rate ses cylindres et il faut jeter le bloc moteur. C’est la catastrophe. Il risque l’accusation de sabotage, et donc le camp de concentration11 ou l’organisation Todt (fortifications en Westphalie).

Qu’èri blanc coma la nèu e que’m hiquèi a tremolar de tots mos membres.
[...] N’èi encara uei lo dia las fremesors... (Bec 146)

J’étais blanc comme neige, et je me mis à trembler de tous mes membres
[…
] J’en tremble encore aujourd’hui.

Contre le gros violent, le malin malingre trouve la parade, le détour de l’intelligence ou la solidarité des collègues... Il va par exemple dans les campagnes vendre des réchauds fabriqués en douce et c’est l’occasion pour lui d’entrer dans les fermes, de se souvenir de la Gascogne et d’éprouver la douleur de l’exil.

Le violon acheté à Vienne, on ne sait quand il en joue au camp ni s’il en joue12. Il a dans le récit une fonction symbolique. Accroché à un clou de la baraque, il perd peu à peu toutes ses cordes sauf une, celle du la. Tant qu’elle tient, se dit-il, je tiens... En situation, c’est l’image la plus émouvante du « hiu tibat ». Mais c’est chaque jour plus dur « de hame, de hred, de lassadèra, de desesperança » (Bec 179). [de faim, de froid, de fatigue et de désespoir]. La faim surtout est une torture : « la hamiassa bestiala qui nos premèva l’estomac e qui nous hasèva de còps insensibles coma lobasses » [la faim bestiale qui nous serrait l’estomac et nous rendait parfois insensibles comme des loups.]

C’est ainsi qu’il vend son violon, la mort dans l’âme, un soir de janvier 1945, au Lagerführer, qui le lui achète pour un kilo de sucre et un kilo de pain. Le lendemain il est malade...

Mais quelques jours plus tard, Pèire et Guido, son nouvel ami Italien et musicien qui étudie le chant à Vérone, sont invités à partager leur répertoire de bel canto avec le même Lagerführer qui joue de son violon et qui apparaît alors totalement métamorphosé. « Soirée sublime » dit-il. (Bec 186). Le jugement sur les êtres se complexifie comme le regard sur soi-même, et la distance du mémorialiste souligne cette évolution. Par exemple, des adieux chaleureux de Herr Sturmacker à Sankt Gabriel, il dit rétrospectivement :

En aqueth temps, non credèvi pas qu’estosse sincèr. Que’n soi persuadit adara, trenta ans après... (Bec 122).

En ce temps-là, je ne le croyais pas sincère. Je suis persuadé du contraire maintenant, trente après…

Il se découvre donc lui-même successivement, métèque, méridional, musicien, intellectuel, et finalement « Aristo ». C’est dans la vie du camp, les derniers mois, que ce surnom lui est donné. Il se rend compte qu’il ne hait rien tant que cette « apocalipsi estupida de la guèrra » (Bec 2004, 43) [apocalypse stupide de la guerre] où la loi du plus fort et le racisme règnent sans conteste. Il a toujours manifesté le dégoût de la bêtise et l’horreur des conflits. Son sens de la diplomatie et ses aptitudes linguistiques le font rechercher pour régler les crises. Mais ce rôle devient de plus en plus difficile et, après la victoire, presque impossible.

Un jour un Français, un paysan normand, est pris d’une rage de xénophobie morbide :

Tot qu’i passèc : los « Boches » naturalament, mès tanben los « Ritals », los « Flamingos » e los « Rouskis »... Aqueths òdis que m’èran insuportables, e coma non prenguèvi pas jamès partit dens las pelejadas, que m’aperavan l’Aristo. (Bec 174).

Tout y est passé : les « Boches », naturellement, mais aussi les « Ritals », les « Flamingos » et les « Rouskis »… Ces haines m’étaient insupportables et comme je ne prenais jamais parti dans les disputes, on m’appelait l’Aristo.

Les seuls moments où la bassesse humaine se fait oublier, ce sont les moments de chant collectif quand l’émotion abolit les barrières. Ce sont les chants des femmes russes qui accompagnent tous leurs déplacements :

L’ivèrn que partivan entau trabalh, a boca de nueit, devath la nevassada de còps, un folard noserat a l’entorn de las aurelhas, en tropas sarradas. E qu’eran alavetz los cants aquestes, los cants de l’estepa, d’ua nostalgia sens fin e qui se perdèvan dens la nueit d’ivèrn. [...] E qu’èran encara los medishes cants quan tornavan a l’aubejada. (Bec 138)

L’hiver elles partaient au travail, à la tombée de la nuit, souvent sous la neige qui tombait dru, un foulard noué autour de la tête, en troupes serrées. Et alors leurs chants étaient les chants de la steppe, d’une nostalgie sans fin et qui se perdaient dans la nuit d’hiver. […] Et c’étaient les mêmes chants quand elles revenaient, à l’aube.

On trouve d’ailleurs dans Les Russkoffs (Cavanna 1978) ce même motif et cette même émotion :

Elles chantent des chansons d’Octobre, [...] des chansons du Front populaire, même des chansons communistes allemandes [...] et de vieux vieux chants de révolte des moujiks de la vieille terre russe, c’est toujours finalement là-dessus qu’elles retombent, elles les reprennent et reprennent et leurs hurlements de louves courent dans le vent que rien n’arrête, jusqu’à la mer, jusqu’aux lignes russes.

Dans l’hiver 1945, pendant les alertes aériennes, la nuit, les Allemands permettent aux prisonniers de dormir dans la forêt, malgré le froid terrible, et c’est alors qu’ils ont tout le loisir de chanter, de chanter dans la nuit :

Cantàvam dens la nueit : Olandeses, Italians, Russes, Franceses, Chèques : e aquel folclòre composit, dens la torrada ivernenca, quet prenguèva de còps a las entralhas. Los Alemands, eths, non cantavan pas, en bèth demorar frebosament la fin de l’alèrta, entà nos donar l’òrdre de tornar prénguer lo trabalh. 

Nous chantions dans la nuit : Hollandais, Italiens, Russes, Français, Tchèques : et ce folklore composite, dans la gelée hivernale, te prenait parfois aux tripes. Les Allemands, eux, ne chantaient pas, restaient fébrilement à attendre la fin de l’alerte pour nous donner l’ordre de reprendre le travail.

Les Allemands ne pouvaient ni ne devaient chanter. Mais un jour un Hollandais, un peu par provocation, se met à chanter en allemand l’Hymne à la joie, An die Freude. Après qu’il a chanté, sous les bombes :

Un silenci pesuc que gahèc las causas, entretalhat de la bronidèra shorda de las bombas luenhècas qui cadèvan sus Kassel. Mes degun ni prenguèva pas guarda : aquò ne’ns pertocava pas mes. Totis quescotàvam. A la fin, ua periglada d’aplaudiments que pugèc de pertot, amantant la bronida deus avions qui se hasèvan mes pròches. Los Alemands que picavan de las mans coma los autes : l’Alemanha pregonda que tornava. (Bec 176)

Un lourd silence tomba, entrecoupé du sourd ronflement des bombes lointaines qui tombaient sur Kassel. Mais personne n’y prenait garde : cela ne nous touchait plus. Nous étions tous à l’écoute. À la fin, un tonnerre d’applaudissements s’éleva de tous côtés, couvrant le grondement des avions qui se rapprochaient. Les Allemands applaudissaient comme les autres : l’Allemagne profonde était de retour.

Conclusion

La Libération, outre qu’elle s’accompagne d’un débordement d’atrocités revanchardes, n’est pas une explosion de joie.

Qu’èram liures ! Qu’nse gahava un gran benestar mès, au medish temps, ua mena d’angoisha, de vueit, de neient qui nos deishava a totis estabosits.  (Bec 199)

Nous étions libres ! C’était un grand soulagement et en même temps une sorte d’angoisse, de vide, de néant qui nous laissait tous hébétés.

Il ny a qu’un mot qui ait du sens pour lui, ce n’est ni le mot patrie, intolérable, ni les mots de France ou d’Allemagne, vidés de sens. C’est le mot allemand : « heimat ».

Die Heimat, lo païs feminizat, interiorizat, etèrne.

Die Heimat, le pays féminisé, intériorisé, éternel

Le retour se fait à pied, avec trois camarades. Il garde en tête le lied d’adieu : « Das Wandern ist des Müllers Lust... » que lui chantent les quatre femmes qui furent ses logeuses et dont elles lui ont copié les paroles. À son arrivée à Cazères, il apprend la mort de son père et se trouve désemparé, sans métier, sans perspective. Deux ans de camp l’ont affaibli et démoralisé. Le livre s’arrête là.

Ce sont encore les langues, dira-t-il ailleurs, qui l’ont sauvé :

Un jeune réfugié espagnol, à qui j’avais donné avant mon départ des leçons de français et d’anglais, alors étudiant en médecine, sut si bien me stimuler et vaincre mon total découragement que je me décidai à présenter mon baccalauréat (Bec 2002).

Les cultures allemande et italienne ont été les passeports de Pierre Bec pour l’entrée dans les études et la carrière universitaire. Mais ce ne fut pas sans difficulté. Le bac passé et dans la foulée ses certificats de licence – les rapatriés pouvaient les passer au rythme de deux par année – il suivit à la Sorbonne les enseignements de Jean Boutière qui l’initia aux chants des troubadours, et de Pierre Fouché qui lui apprit la phonétique historique. Il dit de ses deux maîtres : « Le Provençal Jean Boutière et le Catalan Pierre Fouché » (Bec 2014).

Humaniste engagé et respecté, toujours abordable, généreux, membre actif de l’IEO et un des fondateurs historiques de l’AIEO13, il noua de solides amitiés avec les romanistes du monde entier, et particulièrement avec les dédicataires des trois parties de son roman : Fritz Peter Kirsch, Georg Kremnitz professeurs d’université à Vienne qui ont enseigné et bâti une œuvre critique considérable en littérature et linguistique de l’occitan moderne, et Tilbert Dídac Stegmann, allemand (catalan de cœur), professeur à Francfort, qui a travaillé sur l’apprentissage simultané des langues romanes.

Toute l’œuvre de Pierre Bec, dans sa grande diversité, va dans le sens du rassemblement, du partage du savoir, ses nombreuses anthologies14, ses ouvrages didactiques, la clarté de ses exposés érudits. Et son œuvre poétique n’a cessé d’opposer le chant des hommes aux apocalypses inhumaines et d’appeler :

l’immensa pietat qui pujarà deus òmes
l’
immensa doçor deus non-violents qu’ajan risolejat.

l’immense pitié qui montera des hommes
l’immense douceur des non-violents ayant gardé le sourire.

1 Nous nous permettons cette traduction en référence à « Sur la corde raide », titre de plusieurs poèmes de Pierre Bec publiés dans la revue d’Alain

2 Ilécrit dans son Avant-propos qu’il y a nécessairement dans un récit globalement vrai mais écrit « trenta ans après » [trente ans après], « la

3 Nous remercions vivement Eliane Gauzit de son aide amicale. Elle nous a montré en particulier le texte dactylographié en français dont les ratures

4 (Bec 1978) Les citations extraites de cet ouvrage ne porteront désormais que la référence à la page.

5 (Bec 7) Avant-propos.

6 Dans son autobiographie manuscrite bilingue occitan /français, Roger Fabre (1920-2015) qui était facteur à Brassac (Tarn) depuis 1942 raconte (en

7 Il avait, de son propre aveu, (Bec 2002) « lamentablement échoué au concours pour le surnumérariat des Postes [...] ayant fait une poésie à l’

8 « Volkslied », « Serenadas » (Bec 2010)

9 La mia canzone al vento, Oscar Carboni, 1939. (Susurra il vento…)

10 Pierre Bec a écrit et publié de nombreux contes : Bec (1977- 1984 - 2004)

11 Il en a un exemple proche : à Mödling, Alexandre, un compatriote de Cazères, fut accusé d’avoir volé le diamant de la machine dont il était

12 Pierre Bec raconte dans un autre récit autobiographique (Histoires de vie, Les anciens de Migné Auxance racontent) qu’il était musicien violoniste

13 Association Internationale d’Études Occitanes, fondée en 1981.

14 François Pic (2017) mentionne « une foisonnante démarche d’anthologiste ; il en élabore plus d’une dizaine, bilingues, avec textes rigoureusement

17 « Apocalipsi », in Òc 216 mai-juin 1960. p. 5.

Bec, Pèire, 1955, Au briu de lestona, Toulouse, IEO, coll. Messatges. 56 p.

Bec, Pierre, 1963, La langue occitane, Paris, PUF, coll. Que sais-je ? 7 rééd. jusqu’en 2000. Bec, Pierre, 1970-1971, Manuel pratique de philologie romane, Paris, Picard, 2 vol., 588 p. 

Bec, Pèire, 1971, La quista de l’aute, Toulouse, IEO, coll. Messatges. 41 p.

Bec, Pierre, 1973, Manuel pratique d’occitan moderne, Paris, Picard. 219 p.

Bec, Pèire, 1978, Lo hiu tibat, Toulouse, IEO, coll. A tots. 226 p.

Bec, Pèire, 1984, Contes esquiçats, Toulouse, IEO, coll. A tots. 208 p.

Bec, Pèire, 2004, Entà créser au món, Pau, Reclam. 212 p.

Bec, Pèire, 2010, Liturgia pagana, Montpeyroux, Jorn. 182 p.

Bec, Pierre, 2002, « Comment peut-on être gascon ? ou D’un bureau de poste à la linguistique », préface à Per un païs… Écrits sur la langue et la littérature occitanes modernes. Poitiers, Institut d’études occitanes de la Vienne.

Bodon, Joan, 1978, La grava sul camin, Toulouse, IEO. coll. A tots. 164 p. rééd. Rodés, Edicions de Roergue, 1988. 195 p. Les cailloux du chemin, Rodez, éd. du Rouergue, 1988.

Cavanna, François, 1978, Les Russkoffs, Paris, Belfond. 373 p.

Bec, Pierre, 2014, Conférence inaugurale du Xe Congrès de l’AIEO le 11 juin 2011, Actes du Xe Congrès de l’AIEO, Alén-Garabato, Torreilles, Verny (ed.) Los que fan viure e treslusir l’occitan, Limoges, Lambert-Lucas. p. 11-16.

Ginestet, Joëlle, 2017, « Quadriptype narratif autour de la Seconde Guerre mondiale », Lengas n° 81, « La langue et la guerre », Montpellier, PULM.

Pic, François, 2017, Essai de bibliographie de l’œuvre scientifique et littéraire de Pierre Bec (1921-2014). https://hal-univ-tlse2.archives-ouvertes.fr/hal-01699305.

Spina, Raphaël, 2017, Histoire du STO, Paris. Perrin. 572 p.

1 Nous nous permettons cette traduction en référence à « Sur la corde raide », titre de plusieurs poèmes de Pierre Bec publiés dans la revue d’Alain Borne et Gil Jouanard, La corde d’airain, n° 8, juin 1964. Nous remercions François Pic de nous avoir procuré ces poèmes.

2 Il écrit dans son Avant-propos qu’il y a nécessairement dans un récit globalement vrai mais écrit « trenta ans après » [trente ans après], « la distanciacion deu temps, de la maduresa e deu desbrembèr parciau de las conjoncturas » [la distanciation du temps, de la maturité et de l’oubli partiel des circonstances].

3 Nous remercions vivement Eliane Gauzit de son aide amicale. Elle nous a montré en particulier le texte dactylographié en français dont les ratures et corrections semblent attester l’antériorité sur la version occitane. Cette version française ne porte pas de titre.

4 (Bec 1978) Les citations extraites de cet ouvrage ne porteront désormais que la référence à la page.

5 (Bec 7) Avant-propos.

6 Dans son autobiographie manuscrite bilingue occitan /français, Roger Fabre (1920-2015) qui était facteur à Brassac (Tarn) depuis 1942 raconte (en 2013) qu’il fut requis pour le STO juste après avoir passé les épreuves du concours d’agent du télégraphe : « Soi marcat per la Reichspost a Innsbruck ». Il partit de Toulouse en juin 1943 dans un train plein de postiers, « un trin comol de postièrs », sous la direction d’un colonel de la Feldpost et fut, comme promis, affecté dans les services postaux à Innsbruck. Pour le reste, il témoigne, comme Pierre Bec, pour les six premiers mois de l’exil, de connivences entre prisonniers et requis de toutes nationalités, de chants partagés et de bals clandestins, malgré les premiers bombardements. Ensuite il réussit à rentrer au pays et s’arrange, avec de faux visas, pour ne point revenir en Autriche, tout comme le tailleur florentin dans Lo hiu tibat.

7 Il avait, de son propre aveu, (Bec 2002) « lamentablement échoué au concours pour le surnumérariat des Postes [...] ayant fait une poésie à l’épreuve d’histoire naturelle ! » Il fut recruté comme veilleur de nuit au service postal téléphonique de Cazères, de 1940 à 1942.

8 « Volkslied », « Serenadas » (Bec 2010)

9 La mia canzone al vento, Oscar Carboni, 1939. (Susurra il vento…)

10 Pierre Bec a écrit et publié de nombreux contes : Bec (1977- 1984 - 2004)

11 Il en a un exemple proche : à Mödling, Alexandre, un compatriote de Cazères, fut accusé d’avoir volé le diamant de la machine dont il était responsable et arrêté puis exécuté pour sabotage (Bec 84-86).

12 Pierre Bec raconte dans un autre récit autobiographique (Histoires de vie, Les anciens de Migné Auxance racontent) qu’il était musicien violoniste pendant la partie des chantiers de jeunesse qu’il passa dans les Pyrénées.

13 Association Internationale d’Études Occitanes, fondée en 1981.

14 François Pic (2017) mentionne « une foisonnante démarche d’anthologiste ; il en élabore plus d’une dizaine, bilingues, avec textes rigoureusement établis accompagnés de traductions nouvelles, de 1954 à 2013 ».

17 « Apocalipsi », in Òc 216 mai-juin 1960. p. 5.

Lo hiu tibat

Lo hiu tibat

IEO, A tots, 1978

Pierre Bec en 1943

Pierre Bec en 1943

© CIRDOC - Institut occitan de cultura

Claire Torreilles

Chercheuse associée, Univ Paul Valéry Montpellier 3, ReSO EA 4582, F34000, Montpellier, France

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