Ce onzième volume de la collection Messatges, dédicacé à Ismaël Girard, un des principaux responsables de l’IEO1, paraît en 1951. Castan est alors rédacteur en chef de la revue Oc, depuis la renaissance de celle-ci sous la forme d’un gros numéro manifeste daté 1946-1947-1948. Le livret est illustré en regard de la page de garde d’un dessin de Marcelle Dulaut, qui était alors la compagne de Félix Castan2.
Les trois mots du titre que Castan traduit en français par « Devant la nature, l’amour et la guerre » résument bien le contenu du recueil dont une des caractéristiques est que tous les poèmes qu’il contient – numérotés en chiffres romains – sont soigneusement datés sous la forme : jour – mois en chiffres romains – deux derniers chiffres de l’année3, révélant ainsi leur caractère de lien avec le vécu4. Deux exceptions à cette forme – qui ne démentent pas l’intention – :
- Le premier poème est simplement daté « VII-1943 »
- Le poème XVII s’intitule « 21 DECEMBRE 1949 ». C’est donc le titre lui-même qui lui assure ce statut de poème de circonstance.
Plusieurs des poèmes du recueil font allusion à des événements historiques que Castan a traversés, liés à la guerre et à l’après-guerre, où se lisent ses engagements politiques. La datation des poèmes s’inscrit dans l’intervalle entre juillet 1943 et mai 1951. Au début des années 40, Castan avait découvert le marxisme auprès d’un enseignant, André Barrès, demeurant près de Bagnères-de-Bigorre, membre du PCF, qui professait un marxisme chrétien. En 1943, Castan est ouvrier agricole à Léribosc, commune de L’Honor de Cos, dans le Tarn-et-Garonne. Auprès de son patron il participe à quelques actions de résistance. En 1944, il s’engage dans la lutte armée et adhère au Parti Communiste. Son bataillon participe, en avril 1945, aux combats de la Pointe de Grave puis remonte vers Strasbourg où Castan est immobilisé pendant plusieurs mois par une grave maladie. La paix revenue, il est l’un des cadres de l’occitanisme naissant et le maître d’œuvre de la revue Oc, notamment du grand numéro triannuel, analysé dans ce même numéro de Plumas par Yan Lespoux. C’est en 1943 également que débute la correspondance de Castan avec Robert Lafont, conservée au CIRDOC.
L’ensemble du volume est bilingue, et nous donnons ici les versions françaises originales.
Une première remarque, qui vaut certainement pour l’immense majorité des brochures de la collection Messatges, du moins à ses débuts5 : le projet initial de Castan était infiniment plus volumineux que ce qui a été conservé dans l’édition. En effet, Anne Castan, fille du poète, nous a communiqué un « plan de publication », reproduit en annexe, dactylographié au début des années 90 par Betty Daël, compagne de Félix, sous le contrôle de celui-ci qui envisageait alors une édition de l’ensemble de son œuvre poétique. Ce document porte des marques manuscrites de la main de Félix Castan, notamment en dernière page la mention « 24 [qui renvoie au nombre de textes publiés] de Messatges ». Les titres des textes déjà édités sont marqués d’une croix. L’ensemble envisagé est ainsi présenté : « DE CAMPESTRE, D’AMOR E DE GUERRA / Pensadas al còr / 124 tròbas / 160 pages ». On mesure l’écart considérable entre le projet tel qu’il est présenté (reconstitué ?) au début des années 1990 et les quelques 40 pages bilingues publiées sous le même titre en 1951. La découverte et l’étude des pièces manquantes apporterait un élément déterminant pour comprendre la genèse de l’œuvre et en analyser le contenu avant les choix impitoyables de l’édition, quelles qu’en soient les raisons, dont on devine qu’elles sont celles de tout éditeur, à la fois matérielles et esthétiques. Pour l’heure, nous nous en tiendrons donc à ces quelques notes sur l’édition de 1951, à travers les trois éléments du triptyque annoncé par le titre, qui sont, bien évidemment, très souvent corrélés.
Un préambule-manifeste
Ce préambule fait allusion aux propos tenus par Enric Espieut, directeur de la collection Messatges6, dans la revue Oc (p. 29 – 33). Espieut exposait sa conception de la collection et posait des questions aux poètes quant à leurs choix d’écriture, dans un paragraphe intitulé « Natura de la poesia de Messatges » qui débutait ainsi :
Aquí se tracta de’n saber mai, e de qu’es aquela poesia que nos bandís Messatges, e sa natura. Crese qu’es als poètas de respondre. E vese volontiers durbir cada fascicle per unas regas que donaràn au legeire la clau – o una clau –d’aqueu trobar.
[Il s’agit là d’en savoir plus et de savoir ce qu’est cette poésie que nous propose Messatges, et la nature de celle-ci. Je crois que c’est aux poètes de répondre. Et je vois volontiers chaque fascicule ouvert par quelques lignes qui donneront au lecteur la clé – ou une clé – de ce trobar.]
Voici donc la réponse apportée par Castan :
Segon lo convit del director de la colleccion MESSATGES, dins sa cronica del n° d'OC de genièr de 1951 benleu serà pus clar se disi per de qué publiqui aquels poèmas encura de per de qué los ai escriches, qu'aquò o sabi pas tan plan.
La primièra rason es que m'agradariá pas de demorar mut e d'abarrejar pas ma votz tala coma es a la consciéncia cantaira dels pòbles arborats per lor drech de viure. L'imperatiu es escrich dins la còr d'un òme : metre de bon grat las sorgas de nòstra vida en societat amb totas las vidas qu'espelisson sus la tèrra, demèst las nacions e los continents.
Me sabi pas recantonar a despart. Çò que ai, ai pas de jutjar de çò que val : es pas meu, e çò que balhi poeticament al public es per onestetat.
Aquò depend pas de la valor, çò que es escrich es per èsser publicat !
Una autra rason interferís sus aquela e l'orienta cap a una motivacion pus immediata.
Poèmas d'oc, aquestes tòmban jos la lèi d'una tradicion qu'es pas la parièra de las tradicions nacionalas.
La literatura d'Oc es la realitat concreta de la consciéncia d'Oc. S'es constituïda en un organisme que contraròtla son endevenidor. Aquels poèmas son entre las mans de l'Institut d'Estudis Occitans qu'a l'iniciativa de lor publicacion en plaça de lor autor.
Ieu me senti un còr leugièr, liure d'un pessament d'autor, tot adobant en reculh l'expression d'una experiéncia viscuda suls tres tèmas etèrns de la natura, de l'amor e de la politica ! Las letras d'òc an besonh de trobar lor camin dins las piadas del progrès uman, d'actualizar lor messatge que ditz que tot es mesclat e se ten.
Nòstre pòble a pas de cara istorica, mas una cara de natura, arbora la votz de sa lenga per far clantir lo somi fort de la raça dels òmes, lo somi d'armonia terrenala.
Coneis qu'aviá rason dins los uèIhs de l'umanitat en combor.
Aquelas rasons son, me fisi, las que me butèron per escriure las regas poeticas que son aicí acampadas !
À la suite de l'invitation du directeur de la collection MESSATGES, dans sa chronique du n° d'Oc de janvier 1951, peut-être sera-t-il plus clair que je dise pourquoi je publie ces poèmes au lieu de dire pourquoi je les ai écrits, car, cela, je le sais moins bien.
La première raison est qu'il me déplairait de rester silencieux et de ne point mêler ma voix telle qu'elle est à la grande conscience chantante des peuples dressés pour leur droit à la vie. L'impératif est inscrit dans un cœur d’homme : mettre de bon gré les sources de sa vie en société avec toutes les vies qui naissent sur la terre, parmi les nations et les continents.
Je ne sais pas me rencogner à l'écart. Ce que j'ai, je n'ai pas à juger de ce que cela vaut : cela ne m'appartient pas, et ce que je donne poétiquement au public, c'est par honnêteté que je le donne.
La valeur importe peu, ce qui est écrit est fait pour être publié !
Une autre raison interfère sur celle-ci et l'oriente vers une motivation plus immédiate.
Poèmes d'Oc, ces poèmes tombent sous la loi d'une tradition qui diffère des traditions nationales.
La littérature d'Oc est la réalité concrète de la conscience d'Oc. Elle s'est constituée en un organisme qui contrôle son devenir. Ces poèmes sont entre les mains de l'Institut d'Études Occitanes qui a l'initiative de leur publication à la place de leur auteur.
Quant à moi, je me sens le cœur léger, libre de tout souci d'auteur tandis que s'ordonne en recueil l'expression d'une expérience vécue sur les trois thèmes éternels de la nature, de l'amour et de la politique !
Les lettres d'Oc se doivent de trouver leur voie sur les traces du progrès humain, d'actualiser leur message qui dit que tout est mêlé et se tient.
Notre peuple n'a pas de visage historique, mais un visage de nature, il élève la voix de sa langue pour faire entendre le rêve profond de la race des hommes, le rêve d'harmonie terrestre.
Il se convainc qu'il avait raison dans les yeux de l'humanité en effervescence.
Je m'assure que ces raisons sont celles qui m'ont poussé écrire les lignes poétiques qui sont ici rassemblées !
Ce texte expose des idées que Castan ne cessa de développer tout au long de sa vie :
- L’occitanisme tel qu’il le conçoit repose sur la tradition littéraire
- La voix occitane est spécifique.
- Il importe de relier cette voix aux voix des autres peuples dans un rêve commun et polyphonique « d’harmonie terrestre ».
Ces idées révèlent à la fois le Castan communiste, et pour cela forcément lié au Mouvement de la Paix7 et le penseur occitaniste qui défendit toute sa vie l’autonomie de la réflexion culturelle occitane par rapport au politique et à l’économique, revendiquant par ailleurs le dialogue des expressions poétiques (française et occitane notamment). Il faut noter aussi que le triptyque « nature / amour / guerre » est légèrement transformé en « nature / amour / politique », ce qui apparaît évident à la lecture du recueil, où la guerre prend des formes diverses, depuis son sens le plus commun jusqu’au sens de l’engagement politique lié à d’autres formes de lutte.
Les propos du manifeste initial trouvent une incarnation dans le premier poème (9), daté « VII-1943 », intitulé « Viatjaire » / « Voyageur ». La voix poétique y interpelle un voyageur mystérieux :
O viatjaire, dins l’aire grand
Que caminòlas a bèl compàs
Ô voyageur de plein vent
Qui chemines d’un bon pas
et fait offrande à ce « landraire inconescut del brave clarum » / « errant inconnu de la grande lumière » de « l’ostal del mond per quita casèla ! » / « la maison de l’univers qui sera ta cabane ! ». La forme exclamative marque cette offrande lyrique qui associe l’espace intimiste de la « casèla »8 à l’immensité de l’univers.
À la fin du poème la voix poétique se fond dans une première personne du pluriel tour à tour désignée par « Òmes d’Occitania » et « cantaires de la Patz »
Omes d’Occitania e filhs de la natura,
aquí-nos desliurats del mal per l’umilitat ;
vire la ròda sempre de nòstra astrada escura !
Sèm los cantaires de la Patz !
Hommes d’Occitanie et fils de la nature,
nous voilà délivrés du mal par l’humilité :
que tourne sans fin la roue de notre obscure destinée !
Nous sommes les chanteurs de la paix9.
Faute d’accès aux manuscrits, il est difficile de savoir les transformations subies par les textes entre la date de conception qui leur est assignée dans l’édition et la date où celle-ci a été préparée. Il est évident cependant que les derniers mots du poème ont une autre résonance selon qu’on les lit en relation avec la première date, au cœur de la guerre, ou bien avec celle de 1951, période où se structure le Mouvement de la paix.
Un triptyque
De campèstre…
On sait que Castan, dont les études supérieures de lettres furent interrompues pour des questions de santé, choisit ensuite le statut d’ouvrier agricole qui devait lui permettre l’accès à l’occitan « lenga de plena carn » [langue de pleine chair], selon une expression employée par Robert Lafont au début de ses Camins de la saba.
On sait aussi l’admiration que Castan ne cessa de vouer à Antonin Perbosc, dont Lo libre del campèstre – Le livre de la nature est une des œuvres majeures. Ce « campèstre » prend parfois figure de terre cultivée, même si ces évocations ont souvent valeur métaphorique. On y rencontre, par exemple, dans le poème II (11) « Sòmi clar » (traduit par « Clairvoyance »), des « rastolhs » / « éteules » et des « garbas » / « gerbes ». Dans le poème V (13) intitulé « Eternitat », daté « 29-VII-1944 », c’est de vendanges qu’il est question, avec « Lo rasim de la vinha » / « Le raisin de la vigne » (v. 1) et « la doça pèl d’una gaspa bufèca » / « la douce peau d’une grappe vide » (v. 10).
Le contraste apparaît parfois entre ce « campèstre » travaillé par l’homme et la perception qui en est prêtée à la voix poétique qui structure souvent les poèmes. Ainsi, dans le poème X « Silenci » (17), daté « 4-VIII-1945 », alors que Castan est au cœur des combats, c’est par le manque qu’apparaissent ces notations :
E ça que la ai pas encara tastat
la gaspa d’automne
nimai lo blat de julh
Et cependant je n’ai pas encore goûté
la grappe d’automne
ni le blé de juillet
d’amor…
Depuis le poème V (13) daté « 29-VII-1944 » jusqu’à l’avant-dernier (XXIII, 39, 6-XII-1950), le lyrisme amoureux occupe une place fondamentale dans le recueil. Le poème V, significativement intitulé « Eternitat », présente de la femme une image totalisante, qui dépasse les frontières temporelles, étant à la fois printemps et automne :
… i mirar tostemps
a còr d’automne
nòstra meteissa color de prima.
… y regarder en tout temps
au cœur de l’automne
notre même couleur de printemps.
Cette femme est aussi « mascle » [littéralement « mâle » (v. 4)], adjectif traduit en français par « forte ». L’amour est désir (« desirièr ») dans ce premier poème, et donc, corrélativement, absence, ou plutôt mutisme, ce que suggère l’interpellation suivie d’un point d’exclamation qui achève le poème VI (13) intitulé « Fonts » / « Sources » :
Tu que m’ausisses, ieu que te parli,
qual que siás, autre ieu, confonduts
dins la terrenca vida, respond !
Toi qui m’entends, moi qui te parle,
qui que tu sois, autre moi, confondus que nous sommes
dans la vie de la terre, réponds !
Autres images totalisantes dans le poème VIII (21-I-1945), p. 15, intitulé « Pescaires » :
espèra alprèp de iò la nuechada estivenca
que sol e desaviat
tal un guit dins l’espandi ivernenc,
mermarai l’espandison
de mon orizont,
per l’enclaure en ton uèlh,
amb tot çò de la vida vidanta,
e pescaràs mon còr.
attends auprès de moi la nuit estivale
où, égaré et seul
sur des ailes d’espace hivernal,
je resserrerai l’étendue
de l’horizon de mon regard,
pour l’enclore en ton œil,
avec toutes les choses de la vie,
et tu prendras mon cœur.
Va-et-vient de l’intimité (« alprèp de iò », / « ton uelh » / « mon còr ») à l’immensité sous les deux espèces du temps (« estivenc » / « ivernenca ») et de l’espace.
Le poème XI, daté du 4-VIII-1945, alors que Castan, après les combats de la pointe de Grave en avril 1945, a poursuivi son engagement militaire jusqu’en Alsace, est intitulé « Pretzfach », terme traduit par « L’ouvrage ». L’expression « la fin de la nuèch » doit sans doute être lue aussi au sens métaphorique. Le premier vers « Languissi » rendu en français par la périphrase « J’ai hâte, hélas ! » introduit les désirs du combattant qui ne se résument pas à l’attente du retour au travail. Avant d’évoquer son désir de participer au devenir du monde, le poète imagine le déroulement d’une journée de paix et de joie, après une nuit de plaisirs des sens suggérés par l’image du corps aimé :
Languissi
[…] de daissar lo còs aimat
dins las cortinas de la cambra, entredormit dins lo lèch d’amor
J’ai hâte, hélas !
[…] dans les draperies de la chambre de laisser
le corps aimé, somnolant dans le lit de l’amour
Autre image amoureuse dans le poème XIII, intitulé « Relòtge » / « L’horloge » daté « 29-III-1946 » ; l’intimité érotique suggérée par l’allusion au regard de l’aimée, à ses cheveux et à ses hanches, suscite des images baudelairiennes de nuages et de mer infinie :
tu sabes pas la mar de ton uèlh blau,
aquela mar que m’agacha viure !
La caiguda de l’onzada
encanta la plaja londana
que ma segrèta durada porgís a lor bais…
Nivol, silenci de la mar,
cabeladura de ton cap,
ande pur de l’anca !
Es miègjorn
cada còp que miri
lo miralh de ton uèlh.
la mer bleue de ton œil, tu l’ignores,
cette mer qui me regarde vivre !
La chute de la vague
enchante au loin la plage
que ma secrète durée offre à son baiser…
Nuages, silence de la mer,
ô chevelure de ton front,
pur mouvement de tes hanches !
C’est midi chaque fois que je regarde
dans le miroir de ton œil.
Les poèmes XIV et XV de la page 25, disent l’un l’absence « Abséncia », l’autre le remords, terme qui traduit l’occitan « dòl », plutôt associé, d’ordinaire, à la douleur ou au deuil…
On ne peut qu’être frappé par le paradoxe, dans le poème XIV (daté du 15-IV-1946), entre son titre « Abséncia » et les impressions sensuelles que traduit le texte. Tout semble y suggérer la présence incarnée. Le « je » contemple le corps de la femme aimée dont il distingue « chaque pore », version française de l’original « ton mendre pel ». Paradoxe confirmé par l’affirmation « sabi que te pòdi tocar », mais qui se dénoue, en quelque sorte, quand l’arbre, à la fin du poème, devient l’autre protagoniste de la scène dont le caractère fantasmatique s’impose alors. Le poète se contente de s’exclamer « T’aimi ! », ce que la version française traduit par « Je vis pour t’aimer ! ». Nous sommes bien, là encore, dans le simple désir.
Ce paradoxe se lit encore dans le poème XV (daté du 14-I-1947), où il est d’abord question des « bras », des « cils », de la « tête ». Cependant les formes verbales traduisent, là aussi, la non-réalité : le texte commence par un impératif « demòra », se poursuit par un futur de l’indicatif : « clinarai » / « je pencherai », avant le passé composé qui accompagne l’expression de la mort, déjà suggérée par le titre « Dòl » : « qu’ai fach de ta cara mòrta » / « qu’ai-je fait de ton visage mort ». Au cœur du poème, l’« aicí » / « ici » du désir :
Aicí que te desiri
entremesclada amb mon sang
Voici que je te désire
entremêlée à mon sang
Trois ans se passent dans les datations, jusqu’au poème suivant, XXI, daté du 3-III-1950. Poème de l’exaltation heureuse encadré, au premier vers, par l’évocation de « l’aimada » / « mon aimée » et par « lo combat universal… » [le combat universel] au dernier vers. Double aspiration du lyrisme amoureux et du lyrisme politique. Le poème entrelace les images d’intimité duelle, portée par une première personne du pluriel fusionnelle, complétée, à la fin du poème, par l’expression des deux premières personnes du singulier :
Meuna,
t’aimi
dins lo combat universal…
Mienne,
je t’aime
dans le combat universel…
Là aussi, l’expression de l’intimité, à travers l’évocation des yeux et du corps de l’aimée, s’entrelace avec des images de multitudes « las molonadas umanas », de « combat universal » et d’infini spatial « la mar » et temporel : « la rajada dels sègles », « las primas viscudas ».
La fusion du couple amoureux dans la foule des hommes, au-delà de l’ici et maintenant, se retrouve dans le poème XXIII « A còr de silenci » / « Au cœur du silence » /
Sèm coma sèm,
un òme
e una femna
que son mesclats a l’umanitat passadissa
e que son parièrs que totes
son, son estats
o seràn.
Nous sommes ce que nous sommes,
un homme
et une femme
qui sont mêlés à l’humanité transitoire
et qui sont semblables à ce que tous les hommes
sont, ont été
ou seront.
La fin du poème redit cette fusion et, avec elle, le resurgissement de la crainte de la perte qui hantait les poèmes XIV et XV :
Sarri dins mos braces
l’imatge de ton còs e del mond
e ai paur de te pèrdre !
Je serre dans mes bras
l’image de ton corps et du monde
et j’ai peur de te perdre !
L’emploi du terme « image » dit déjà cette perte, puisqu’il renvoie à une représentation mentale, en totale opposition avec le sens suggéré par l’expression « sarri dins mos braces ».
… e de guèrra
Nous avons eu l’occasion de l’écrire : le troisième élément du triptyque, c’est bien sûr la guerre, notamment celle de 1939-1945, où Castan eut un double rôle dans la Résistance et dans les combats militaires organisés, mais ce sont aussi d’autres guerres, ou plutôt d’autres luttes, d’autres engagements auxquels participa le militant Castan.
Nous avons déjà évoqué le premier poème intitulé « Viatjaire », daté de VII-1943, qui s’achève par l’expression « Sèm los cantaires de la Patz » [Nous sommes les chanteurs de la Paix]. Y lire une allusion, purement circonstancielle, aux événements du temps nous semble réducteur, au moment même où Castan fait acte de résistance, ne serait-ce que par la transmission de messages, et quelques mois seulement avant qu’il ne s’engage dans un bataillon combattant. Il nous semble que cette « paix » évoquée dans un recueil dont le titre contient le mot « Guèrra » a un sens beaucoup plus général dans un poème marqué par l’expression de la totalité de l’espace « l’ostal del mond » / « la maison de l’univers » et de la temporalité humaine « Vire la ròda sempre de nòstra astrada escura » / « que tourne sans fin la roue de notre obscure destinée ».
Le premier texte ouvertement engagé est le poème VII, daté du 23-II-1944, « Liminari politic » / « Liminaire politique » (15). À mots couverts, il s’agit d’un appel à la vigilance, sous la forme d’une interpellation des « amics » :
Cresetz l’ostal segur
quand tròna l’inquietud
demèst los teules de la citat,
francament,
mos amics,
que me venètz dire : me’n chauti !
sul còp de mièjanuèch
de l’istòria ?
Croyez-vous la maison sûre
quand l’inquiétude tonne
parmi les tuiles de la cité,
franchement,
amis,
qui venez me dire : je m’en moque !
sur le coup de minuit
de l’histoire ?
À l’inverse de ces « amis », le poète, lui, prend « le chemin » de l’engagement : « preni lo camin », dit-il dans une fin du poème résolument opposée à l’indifférence, et qui s’achève par cette simple exclamation « Oc ! » / « Oui ! ».
La guerre proprement dite apparaît avec le poème IX « Pausa » / « Pause » (17). Pause dans des combats, en un jour de « Pascas de 1945 » / « Pâques 1945 », qui cependant se mènent toujours ailleurs :
Las andanas ont se guerreja
menan al païs de l’ombra…
Berchtesgaden !
Les avenues où l’on fait la guerre
mènent au pays de l’ombre…
Berchtesgaden !
Double évocation, par le toponyme et par la métaphore, du refuge d’Hitler, qui devait être conquis à la fin de ce même mois d’avril.
Le poème XII « Sosc militar » / « Pensée militaire » (21) traduit un rêve de paix alors même que la voix poétique affirme la nécessité de continuer les combats, et le souhait de chanter de nouveau la nature à l’issue de ceux-ci :
Cantarem quand aurem canviat d’adreça
las corsas de las auras jos las fuèlhas.
Ai-las !
mon adreiça demòra dins un regiment de las glòrias inutilas
sul territòri extrangièr d’Alsàcia !
Lo fum dels combats mònta encara
e remolina dins nòstre cèl pacific,
e sus tèrra
limpa la vièlha sèrp matrassada que vòl pas morir.
Nous chanterons quand nous aurons changé d’adresse
les courses des brises parmi les feuilles,
Hélas !
mon adresse demeure dans un régiment aux gloires inutiles
sur le territoire étranger de l’Alsace !
La fumée des combats monte encore
et tournoie dans notre ciel pacifique,
et sur la terre
rampe le vieux serpent blessé qui ne veut pas mourir.
Les luttes sociales seront évoquées plus loin dans le recueil, après que le poème XVI « Hic et nunc » (27) dit l’engagement de la voix poétique au sein de la « race humaine ». Ainsi, le poème XVII « 21 de decembre de 1949 » (29) évoque-t-il dans une sorte d’exaltation lyrique les 70 ans de Staline qui donnèrent lieu à d’extraordinaires manifestations de ferveur populaire chez les militants communistes. Notons l’image cosmique qui ouvre cette évocation, corrélée à l’affirmation de l’usage de la langue d’Oc [la majuscule est dans le texte].
Dans « un jour de paix et de lutte », le poème alterne les évocations d’images bucoliques avec l’expression de la guerre. La Guerre froide, à présent. Les protagonistes ont changé, d’un côté « Wall Street », de l’autre, « les peuples » ou encore « l’humanité », et aussi – cela sera reproché à Castan qui pourtant était ainsi en phase avec une bonne partie de l’opinion de l’époque, et même au-delà des militants communistes – Staline. La fin du poème le dit clairement, avec le mot « ennemi(s) » à la rime, et l’opposition claire du « ils » au « nous » qui s’affirme en « je » au dernier vers.
21 de decembre de 1949
Lo solelh qu’abraçada l’orizont a punta d’alba
parla Oc.
Stalin, fa un moment que s’es desrevelhat
al matin de sos setanta ans !
L’ora del colquièr a picat.
Un jorn de lucha e de patz
suls jornals s’espelís
del campèstre e de milanta ciutats.
Los òmes e las bèstias
bevon a la font del bòsc.
Iò, que serai dins la lutz clara
d’aquela fin de decembre
e de l’ivèrn qu’ara s’encamina ?
Los pòbles son pas encara uroses !
Disi lo mot de Wall-Street
amb òdi :
o vosautres que fasètz de dotze òmes
dotze condamnats !
Aicí totes cresián d’èsser fruch de lor bòrda,
mas i a tanben la bòrda frairenala…
Sèm l’umanitat
e son nòstres enemics !
Ne soi enemic.
21 décembre 1949
Le soleil dont les bras étreignent l’horizon à la pointe de l’aube
parle en langue d’Oc.
Staline est debout depuis un long moment
au matin de ses soixante-dix ans !
L’heure au clocher a sonné.
Un jour de paix et de lutte
éclôt sur les travaux
des champs et d’innombrables cités.
Bêtes et gens
boivent à la source des bois.
Et moi, que serai-je
dans la claire lumière
de cette fin de décembre
et de l’hiver qui maintenant se met en marche ?
Je dis le mot de Wall Street
avec haine :
ô vous qui faites de douze hommes
douze condamnés !
Ici tout le monde se croyait fruit de sa demeure,
mais il y a aussi une demeure fraternelle…
Nous sommes l’humanité,
ils sont nos ennemis !
Je suis leur ennemi.
Le ton engagé se poursuit dans les poèmes XVIII « Militant » (31) et XIX « Suberna » (31), dont les dates sont très proches : 16-II-1950 et 20-II-1950. Exaltation de la révolution dans le premier, images cosmiques symboles d’avenir radieux, unanimisme « dins l’orizont / de totas las generacions » exclamation finale : « Ils ont conquis l’action »10. Le poème « Suberna » / « Marée » (33) évoque la répression d’une lutte ouvrière. Les circonstances n’en sont pas établies, mais l’Histoire nous apprend que plusieurs mobilisations eurent lieu entre 1947 et 1950, dont les plus violentes furent les grèves minières de 1948, qui firent plusieurs morts chez les grévistes, 1950 correspondant plutôt à des grèves de dockers. Castan donne au texte un caractère généralisant grâce à l’emploi des termes : « lo pòble » / « le peuple », « las bandièras / de la revolucion ! » / « les drapeaux / de la révolution ». De même, par le titre et la fin de celui-ci « Lo grand cèl sus la vila / es un abric melhor ! » / « Le grand ciel sur la ville / est un meilleur abri ! », il situe ses évocations dans un environnement cosmique.
Autre exaltation du mouvement ouvrier dans le poème XX « La mena » / « La mine » (33), daté 2-III-1950, où l’on peut voir sans grand risque de se tromper l’évocation des grandes grèves minières de la fin 1948, très durement réprimées. L’échec de ces grèves est traduit par l’expression « la classa sonsida » / « la classe piétinée ». Cependant cet échec n’est qu’apparent, comme l’exprime la forte affirmation de la fin du poème qui dit paradoxalement que la loi est aux mains de la classe ouvrière et évoque la victoire future de cette classe contre les « vessies » (allusion à la rancœur du communiste Castan contre le ministre socialiste Jules Moch instigateur de la répression ?) :
Ara mestreja
la lèi
de la classa sonsida
e pura.
L’espasa es fargada
e las petairòlas s’espotiràn contra l’agach dels òmes qu’an vist lo fons de la tèrra !
Aujourd’hui l’emporte
la loi
de la classe piétinée
et pure.
L’épée est forgée
et les vessies se crèveront contre le regard des hommes qui ont vu le fond de la terre !
Ce poème, comme les précédents, est marqué par l’exaltation lyrique, traduite par l’emploi de la forme exclamative, celle du futur au début du poème « Faràn fòc » / « Ils donneront le feu » et par les images cosmiques, qui associent cette image du feu à celle des profondeurs de la terre. Il n’y a bien évidemment pas là uniquement la fonction pratique du charbon…
Nous avons déjà évoqué le caractère international de l’engagement de Castan dont la cible évidente est représentée par les États-Unis. Le dernier poème (XXIV, p. 41), intitulé « Mac Gee », daté du 10-V-1951, en est un exemple. Il s’agit d’un hommage au noir américain Willie Mac Gee, exécuté sur la chaise électrique le 8 mai 1951, trois fois condamné à mort depuis son arrestation en 1945, après avoir été accusé du viol d’une femme blanche, et ce malgré une mobilisation du Congrès des droits civiques11 et du soutien de William Faulkner. Cette exécution suivit de près celle de sept noirs, habitants de Martinsville, contre laquelle se mobilisa le Parti communiste. Le poème de Castan est écrit dans l’urgence, deux jours après l’exécution de Mac Gee. Le caractère raciste de l’exécution est clairement mis en évidence à la fin des deux premiers vers :
Un òme negre
es estat traït per d’òmes blancs
Un homme noir
a été trahi par des hommes blancs
Puis le poème dénonce la violence de l’exécution qui fait de Mac Gee « un taur dins las arenas » / « un taureau dans les arènes » et s’indigne de la complaisance de ceux qui assistèrent à cette exécution publique. Comme le fit Aragon avec la dernière lettre de Manouchian à son épouse Mélinée, Castan évoque la dernière lettre de Mac Gee à son épouse Rosetta Saffold (alias Rosalee McGee). Le texte, comme souvent chez Castan, est balisé par des points d’exclamation qui traduisent son émotion, et s’achève par la proclamation de l’innocence de Mac Gee :
mas aviá quitat una plaga d’innocéncia
dins totes los còrs del mond, a part los de sos enemics
mais il avait laissé une plaie d’innocence
dans tous les cœurs du monde, excepté dans celui de ses ennemis
Quelques mots de conclusion
En attendant la découverte du manuscrit intégral préparé par Castan, les 24 poèmes retenus dans le volume de la collection Messatges ont une belle cohérence et révèlent plusieurs faces de l’inspiration poétique castanienne et, au-delà, de la pensée de celui-ci12. Comme le montre aussi la surabondante correspondance de Castan avec Lafont, conservée au CIRDOC, qui mériterait une édition critique, tous les éléments de cette pensée sont déjà là :
- le lien étroit entre littérature et langue d’oc
- la volonté d’ancrer la création occitane dans une dimension large, loin de tout enfermement régionaliste
- la dimension politique évidemment présente, d’un homme engagé dans les combats du temps, mais présentée en totale autonomie du champ culturel occitaniste.
Pour autant, l’article de Claire Torreilles sur la correspondance Espieux / Castan et la réception difficile du recueil met en évidence l’isolement progressif de ce dernier parmi les occitanistes de sa génération. Des difficultés que déjà, en 1996, la magnifique thèse d’Yves Toti, avait exposées à partir de sa lecture de la revue OC13.
Reste l’œuvre et la nécessité, comme pour les autres volumes de la collection, d’étudier plus finement la genèse de celui-ci, ce que faciliterait l’accès à l’ensemble initialement conçu par Castan, dont nous reproduisons les titres en annexe.
Don Anne Castan, © CIRDOC-Institut occitan de cultura