L’auteur de ces lignes souhaiterait remercier Mme. Françoise Bancarel, responsable du département Documentation contemporaine et services de documentation à distance de la Mediatèca occitana (CIRDOC-Institut de Cultura) pour son aide dans la localisation des documents originels.
La revue Oc fit paraître au mois de janvier 1960 une sélection de poèmes1 traduits en occitan directement à partir de leur version originelle en gaélique : causida e revirada d’Alan Ward. S’il est maintenant relativement habituel de voir des auteurs composer leurs textes autant en occitan qu’en gaélique, il est bien moins courant de trouver des traductions directes entre ces deux langues.
Comme le rappelle Xavier Bach2, il ne s’agit nullement de trois poèmes, mais bien d’une sélection de poèmes ou fragments de poèmes courts de trois auteurs modernes. La présentation de l’ensemble des textes qui est faite dans Oc situe bien le choix qui a été opéré : ces trois auteurs appartiennent à trois générations différentes, chacune avec ses caractéristiques, mais leurs écrits sont tous en relation avec l’évolution sociale de l’Irlande au long du XXe siècle. Enfin, tous trois développent des thématiques que le public occitan de l’époque connait bien : les souffrances subies par une population essentiellement rurale à cause de la Première Guerre Mondiale, celles causées par une politique coloniale imposée, et finalement l’évolution de la position de la femme qui assume sa liberté contre la pression de la société et de la religion dans la période de l’entre-deux guerres. Certaines informations sont cependant nécessaires pour aider le lecteur à bien situer les fragments traduits dans le contexte culturel gaélique. C'est pour faciliter cette compréhension que nous souhaitons ici apporter quelques éléments de réflexion sur ces trois voix irlandaises, en suivant l’ordre choisi par Alan Ward dans son édition, ordre qui n’est pas tout-à-fait chronologique.
La résistance contre les Anglais
Le premier des poètes traduits, Séamus Ó hAodha, est né en 1886 dans le comté de Cork au sud de l’Irlande. Poète, dramaturge... et inspecteur des écoles, il fut tout au long de sa vie un fervent défenseur de la langue irlandaise. Speal an Ghorta « La faux de la Famine », l’une de ses œuvres les plus connues, fait référence à l’épisode de la Grande Famine d’Irlande (1845-52) qui décima la population de l’île. L’émigration vers les États-Unis (mais aussi vers d’autres pays) dépeupla les régions agricoles plus encore que les villes, à cause, notamment, des réquisitions de l’occupant anglais sur la production de céréales. Les Irlandais durent se contenter de pommes de terre. Et lorsque la pomme de terre fut touchée par un microorganisme –le Phytophthora infestans ou mildiou – la situation s’aggrava encore. Il est donc principalement question dans l’œuvre de Séamus Ó hAodha des relations entre le peuple irlandais et le pouvoir anglais.
Le fragment choisi ici est un extrait du prologue de Speal an Ghorta. Ce fragment s’inscrit dans la tradition de la poésie révolutionnaire et protestataire irlandaise contre l’occupant qui trouve son centre géographique dans la région du Sliabh Luachra, dans le nord-ouest du comté de Cork. Cette région – très proche du village d’origine de la famille d’Alan Ward– fut longtemps le centre du mouvement de conservation de la langue et des traditions bardiques. Elle produisit, au XVIIIe siècle, des poètes emblématiques comme Eoghan Rua Ó Súilleabháin qui se lamentait à mots couverts du sort de l’Irlande désormais sous occupation anglaise directe. Ó hAodha y a trouvé ses références, quelques siècles plus tard.
Il est donc naturel de retrouver dans ce fragment les sujets habituels du genre. On en trouve la première apparition dès les premiers vers3 :
Corvan l’acièr dins la farga de Dieu
la lama la fòrman los martèls de Dieu
[Ils courbent l’acier dans la forge de Dieu
Les marteaux de Dieu forment la lame]
L’occupant anglais usurpe les prérogatives de Dieu, et pour cette raison son action n’est pas légitime. La légitimité du pouvoir du roi est, bien entendu, un sujet central de la tradition littéraire pré-chrétienne en Irlande. Dès lors que cette légitimité est mise à mal, il est permis – voire vertueux – de procéder à l’élimination du régnant usurpateur pour le remplacer par une personne mieux à même d’assumer ses fonctions. Dans les contes mythologiques on voit parfois une déesse bienveillante, garante de la légitimité du pouvoir dans le royaume, prêter main forte à cette entreprise.
Le deuxième thème est le pendant du premier. L’ennemi est maintenant comparé à la peste, qui désole les champs d’Irlande. Devons-nous comprendre qu’il s’agit de la peste qui tue la pomme de terre ou de l’occupant anglais ? Les deux interprétations sont possibles :
Qu’es esta pesta suls prats d’Irlanda ?
De qu'es esta nieu sus l'aur del solelh ?
[Qu’elle est cette peste sur les prés d’Irlande ?
Quelle est ce nuage sur l’or du soleil ?]
Finalement, nous retrouvons dans ce même vers le troisième grand thème des poètes de la fin de l’époque traditionnelle de la poésie en gaélique4, et qui est typique de la forme connue sous le nom de aisling « vision ». L’île d’Irlande y est personnifiée sous les traits d’une femme appelée Éire ou Eriu. Elle se languit, souffre de la violence des envahisseurs, et apparaît sous forme de visions pour exhorter les hommes du pays à venir à son secours. Si ces auteurs du XVIIIe et XIXe siècles n’étaient point de si bons catholiques, on eut été tenté de les accuser de recourir aux concepts de la mythologie païenne traditionnelle.
Le XXe siècle débuta dans la douleur
Pour ce qui est de notre deuxième auteur – le premier dans l’ordre de la publication dans Oc – deux courtes pièces ont été choisies parmi une large production poétique autour d'un même sujet. Séamus Ó Néill est le seul qui n’ait pas eu de relations avec la gaeltacht5 de Cork-Kerry, puisqu’il est né dans le County Down en 1910 et a suivi toute sa trajectoire entre Ulster et Dublin. Ce dernier s’est consacré non seulement à l’écriture de poésies et de proses, mais également à l’enseignement et à la recherche en didactique. Il fut aussi très actif dans l’édition, en particulier celle destinée aux enfants.
La Première Guerre Mondiale et les pertes de soldats irlandais envoyés sur le front européen a été un de ses sujets majeurs, il publia d’ailleurs en 1938 une étude sur les origines de la Grande Guerre. Sans doute faut-il considérer cette intervention du poète et éditeur dans le contexte de la présence de soldats irlandais des deux côtés de la Guerre Civile Espagnole cette année-là, ainsi que des bruits de bottes que l’on entendait bien dans le centre de l’Europe. La guerre était donc un sujet bien d’actualité dans les familles irlandaises qui avaient perdu des fils sur le continent pendant la Première Guerre, en Irlande aussi pendant la période de la Guerre Civile Irlandaise (1922-23), et de nouveau à l’étranger pendant la Guerre Civile Espagnole.
Rigas pas, nenin,
que i a pas cap de jòia ;
[Ne ris pas, petit,
Car il n’y a pas de joie]
Le premier des deux fragments présentés ici évoque ce traumatisme social sous la forme d’une anti-fable. Il reprend le langage typique des poèmes pour enfants, avec le personnage mythologique d’Oisin « le faon » qui était familier à des générations d’enfants irlandais exposés à la tradition orale des contes populaires. Mais le message est tout autre, puisqu’au lieu de la vie, c’est bien la mort qui est présentée comme le destin du lecteur :
[…] mas la mòrt negra udola
del còr de cada nívol.
[…] mais la noire mort hurle
Depuis le cœur de chaque nuage]
Il est légitime de se demander combien d’auteurs modernes de livres pour enfants oseraient procéder de même.
Dans le deuxième fragment, le message est bien plus précis, puisqu’il s’agit en peu de mots de la lamentation d’une mère qui n’a plus de nouvelles de son fils, parti à la Première Guerre Mondiale. Le poète insiste assez sur la jeunesse du soldat – dix-huit ans – mais aussi sur le terrain où ont lieu les combats : la Flandre. Le destin funeste et inéluctable nous est présenté à travers le regard désabusé de la vielle mère du jeune soldat.
L’on peut se demander si le choix de ce fragment s’est imposé de lui-même à Alan Ward pendant son séjour dans le Midi, en 1960, à la vue des nombreux monuments aux morts présents dans les villes et les villages d’Occitanie. Chez lui, le sentiment de refus d’un État centraliste qui sacrifie ses enfants au nom d’un quelconque patriotisme « ailaval en Flandras » [là-bas en Flandre] faisait sûrement écho à la situation irlandaise. La différence entre les deux pays, bien entendu, réside dans le fait que les jeunes Irlandais qui participaient aux combats le faisaient sous l’uniforme de l’armée anglaise, ce qui augmentait davantage encore la grogne populaire quand ces jeunes restaient sur le champ de bataille ou en revenaient mutilés. On peut émettre l’hypothèse qu’une partie du manque de soutien populaire envers le mouvement indépendantiste irlandais pendant l’Insurrection de Pâques en 19166 à Dublin était liée au conflit, à l’effort de guerre et aux « gars » perdus dans les tranchées. Après la fin de la Guerre, en revanche, le mouvement indépendantiste s’est en grande partie appuyé sur les soldats revenus à la maison.
La référence à la Flandre peut surprendre le lecteur occitan moderne, puisque vu de la France il est clair que les combats de la Première Guerre ne se sont pas limités à ce seul territoire. Pour un Irlandais, l’évocation de la Flandre renvoie à l’épisode historique de Imeacht na h’Iarlaí [la fuite des comtes] en 1607 . Les nobles irlandais s’étaient exilés pour chercher fortune à la solde des Rois de Castille qui, à l’époque, étaient les maîtres de la Flandre et c’est bien là où les Irlandais exilés ont fini par se battre. Trois siècles plus tard, c’est à nouveau sous des drapeaux étrangers – anglais, cette fois-ci – que des Irlandais y combattent.
La femme et la religion
Deux poèmes courts ont été sélectionnés parmi les travaux de la poétesse Máire Mac an tSaoi. Cette poétesse était originaire d’une famille très impliquée politiquement dans le mouvement indépendantiste. Son père participa à l’Insurrection de 1916, et fut membre du Dáil « Parlement » pendant plus d’un demi-siècle. Máire a eu une carrière très remarquée dans le corps diplomatique irlandais. De plus, sa connaissance du gaélique acquis à Dun Chaoin dans le gaéltacht de Kerry – non loin de Cork dans l’extrême sud-ouest de l’île – lui permit de mener en parallèle une carrière d’autrice, de poétesse, et d’érudite de la langue et de la littérature gaéliques. Il s’agit aussi d’une autrice qui a marqué la société irlandaise par ses prises de positions en tant que femme libérée, tout autant que par la qualité de ses œuvres reconnues de tous. Nul doute qu’un certain nombre d’Irlandaises des générations suivantes lui sont redevables.
La joie de vivre et la célébration de la liberté de la femme imprègnent l'ensemble de son œuvre. Elles sont particulièrement présentes dans le premier fragment présenté. Bláth an Aitinn [fleur de genêt7]. Ce poème célèbre sous des termes assez clairs, bien que non explicites, les sentiments d'une jeune femme amoureuse. Tout est tourbillon des sens et la raison se retrouve abandonnée :
Còr de tot delièch es lo mièu amor
flor de ginèsta, flor de ginèsta !
Croí gach ansachta mo ghrá —
Bláth an aitinn, bláth an aitinn !
[Mon amour est un cœur de tout désir
fleur de genêt, fleur de genêt !]
Il n'est nullement besoin d'un discours bien construit pour transmettre les sensations du corps, ici les exclamations répétitives suffisent à dire cet enthousiasme. Il est également frappant de s’attarder sur les métaphores de la nature pour représenter les sentiments féminins :
Lo delièch fregeluc de l'aura vesprala,
flor de ginèsta !
Fuarthan aoibhinn deireadh lae—
Bláth an aitinn !
[La fraîcheur délicieuse du vent du soir,
fleur de genêt !]
Il ne s'agit pas d’une pastorale avec la nature ordonnée telle que représentée par les peintres de l’ère victorienne. Il ne s'agit pas non plus d’un conte pour enfants où dansent les faons. Au contraire, le poème montre bien une nature sauvage, primitive, qui répond à la violence d’un amour naissant dans le corps de la femme. Bien que très avancée pour son temps et libre, Máire Mac an tSaoi n'a pas osé écrire et publier son poème en anglais, langue de la société bien pensante et aussi de l'Église Catholique sur l'île. L’utilisation du gaélique lui permettait davantage d'extérioriser ses sentiments dans une langue qui ne serait sans doute pas comprise ni reçue par l'establishment bien pensant.
Sans qu'il ne soit jamais directement évoqué, nous remarquons bien dans l’ensemble de la sélection opérée par Ward la présence sous-jacente d’un sujet qui peut avoir son importance dans la société irlandaise et qui n’est nullement inconnu du public occitan : celui de la religion. Sans entrer ici dans le débat que l’on connaît des isolements communautaristes, voire des tensions entre catholiques et protestants, il s’agit tout simplement d’une allusion à l’influence sur la société irlandaise du catholicisme majoritaire. Il est difficile d’exagérer le poids de l’Église et ses vues assez conservatrices sur l’orientation politique des gouvernements et les choix des Irlandais8. Ainsi, certains sujets sont restés tabous même jusqu’au début des années 2000 quand les jeunes générations ont pris les choses en main et ont soulevé des problèmes autrefois mis de côté. La liberté des femmes, centrale dans le travail de Mac an tSaoi, passait non seulement par l’affranchissement envers leurs maris, mais aussi envers le discours de l’Église qui entretenait la domination patriarcale. Fort heureusement, les choses ont changé en Irlande depuis 1960, et c'est tant mieux…
Depuis la publication de la traduction de ce poème dans Oc en 1960, la poétesse a eu l'occasion de revenir sur un amour de jeunesse qui a eu lieu dans le Kerry. Nous n'en connaissons bien entendu pas tous les détails, mais il est plaisant de remarquer que dans la région il y a bien un endroit qui s'appelle Mullach an Aitinn « la colline aux genêts ».
Le travail académique de Máire Mac an tSaoi sur la littérature gaélique traditionnelle se retrouve dans le deuxième fragment présenté. Il s'agit du poème Caoineadh, terme que l’on peut traduire par « complainte » ou « lamentation ». Cette forme très appréciée dans la poésie en gaélique fait souvent apparaître une voix féminine, par exemple à l'occasion de la mort d'un personnage connu. Mais, dans ce cas, aucun nom de personne n’apparaît. Au contraire, comme dans le poème précédent, c'est bien la nature qui remplit le monde décrit :
Lo zefir suau que tornarà
e folhum verd sus brancas nusas.
[Le zéphir suave qui reviendra
Et le feuillage vert sur les branches nues]
Dans les derniers vers, nous découvrons que la complainte concerne en réalité la langue gaélique et la musique, ces caractères extérieurs de l'authentique ethos irlandais qui disparaissent à la faveur de l'utilisation croissante de la langue anglaise :
Mas de musica bona se’n compausarà
pas uèi ni mai de bon verses.
Ach choíche ní cúmfar ceol certa
feasta, ná caoin véarse.
[Mais de la bonne musique il ne s’en composera
Pas aujourd’hui ni non plus de bons vers.]
Espérons que ces mots ne soient pas prophétiques.
La composition de l’ensemble
Rappelons qu’Alan Ward a publié ces traductions occitanes au tout début de l’année 1960. Le choix des auteurs et des œuvres parmi les possibilités offertes par un corpus littéraire irlandais séculaire pour le moins, appartiennent à un tout jeune homme qui a alors à peine 23 ans. Mais il répond bien à la tradition classique irlandaise9 où l’on retrouve une structure tripartite10 de l’intervention littéraire ou poétique du barde devant son public, le trí treana ou « trois tiers » :
Chaitheadar an oíche sin ina trí treana: trian le fianaíocht agus trian le scéalaíocht agus trian le sorm sámh agus síorchodladh.
[Ils passèrent cette nuit-là en trois temps : un tiers pour les gestes des héros, un tiers pour les histoires de l'ancien temps, et un tiers pour l'apaisement et un long sommeil].
–Prionsa na mBréag « Le prince des mensonges », conte traditionnel recueilli par Alan Ward (archives personnelles non publiées)
Dans cette forme traditionnelle, le barde consacre un premier temps à la recherche du plaisir et de la gaieté : il s’agit de faire rire l’auditeur. Le deuxième temps est celui de la lamentation, de la plainte qui arrache les pleurs du public. Finalement, le troisième acte est celui de la catharsis, de l’apaisement et du sommeil curateur qui soulage l’esprit et permet de repartir, renouvelé, le lendemain.
Dans Oc, le choix des poèmes présentés répond bien à cette structure tripartite, dans un ordre légèrement modifié. Le premier auteur, Ó Néill, répond plutôt au temps des lamentations, tandis que le deuxième, Ó hAodha, lance un cri de révolte qui correspond plus au thème épique typique de la fianaíocht. Pour ce qui est du troisième temps, Alan Ward a choisi de rapprocher le monde presque onirique des deux pièces de Mac an tSaoi du temps du sommeil réparateur. Il y a sans doute de réelles proximités, bien qu’il soit permis de trouver ces rêves bien agités. Peut-être faut-il y voir un appel au renouveau de la langue, renouveau auquel le lecteur est, à travers le rêve, invité à pleinement participer.