André Neyton, Il fallait être fou

Sylvan Chabaud

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Sylvan Chabaud, « André Neyton, Il fallait être fou », Plumas [En ligne], 5 | 2024, mis en ligne le 27 juin 2024, consulté le 21 novembre 2024. URL : https://plumas.occitanica.eu/1464

Lorsque nous avons réalisé, les 18 et 19 novembre 2022, le colloque qui est à l’origine de ce dossier consacré au théâtre d’oc, André Neyton nous avait honoré de sa présence et avait accepté de clôturer l’événement en participant à une lecture-rencontre autour de son ouvrage Il fallait être fou, édité par les Cahiers de l’Égaré en 2021 (ces échanges avaient été entrecoupés de lectures de passages de son livre par sa fille, Sophie Neyton). Nous gardons un vif souvenir de ce moment de partage au cours duquel nous avons pu revivre tout un parcours de vie dédié au théâtre en occitan et, par ce biais, à la vie de langue dans l’espace public. Il était important de donner la parole à un acteur majeur de la scène d’oc qui, sans relâche depuis 1966, n’a jamais cessé de créer et de porter ce qu’il considère lui-même comme un « long combat pour la renaissance de la langue et de la culture d’oc »1.

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Son livre est un précieux témoignage qui nous plonge dans plus de cinquante années de travail, d’écriture, de route, de scènes et de réunions, d’espoirs et de déceptions, de colères, d’affirmation de soi et de réussites, d’aventure collective aussi. Il se lit comme un roman, se vit comme un véritable road movie au rythme des déplacements d’une compagnie, sur les planches et dans la réalité du quotidien, au plus près des femmes et des hommes qui ont partagé et partagent encore cette même passion. Tout commence avec le ronflement du « moteur de la 203 », cette « lourde machine sûre d’elle-même mais toujours prête à donner le coup de reins de son increvable bourrin » (p. 5), métaphore parfaite de l’énergie et de la patience nécessaire à l’édification d’un possible théâtre en occitan… Ensuite, le livre vous prend et vous ne quittez plus les mains du volant, engagés sur la route sinueuse mais ô combien haletante de l’aventure d’oc. Le « déclic » pour André Neyton fut la rencontre avec Robert Lafont : un homme dont « la parole capte d’emblée l’attention » (p. 6) grâce auquel « tout un univers inconnu ou presque » (p. 7) a soudain occupé tout l’imaginaire. Cette prise de conscience « occitane » va rapidement de pair avec un intérêt croissant pour le théâtre (d’abord amateur puis, très vite, avec l’ambition d’en faire un métier à part entière) :

L’idée que je pourrais mettre le théâtre au service de cette nouvelle cause ne tarde pas à me traverser l’esprit et à se faire de plus en plus présente […]. Robert Lafont flaire mon intérêt. Il me suggère une tentative expérimentale de théâtre total, pluridisciplinaire, qui raconterait la Provence, du Moyen-Âge à aujourd’hui avec un regard dépouillé de toute complaisance folklorique. Des troubadours aux mineurs de bauxite, des fêtes villageoises au bronze-cul de l’Europe. Demain nous y travaillerons, je repartirai avec un synopsis, lui m’enverra chaque jour quelques pages que je commencerai à répéter (p. 8-9).

La machine était lancée. Ensuite, de chapitre en chapitre, nous suivons Neyton au travail, avec la pièce Per jòia recomençar qui a précédé la recherche d’une équipe de comédiens formés capables de jouer en occitan, puis les ateliers qui ont préfiguré la naissance du Centre Dramatic Occitan. Neyton revient sur sa rencontre avec Gaston Beltrame (acteur de la Nouvelle Chanson Occitane en Provence) qui a signé, entre autres, la pièce Lo darrier moton. Un premier « coup de poing poético-théâtral » qui a inauguré une série de pièces répondant à la nécessité de faire « sortir l’occitan de tous les préjugés » (p. 31) : un combat que Neyton a mené sans discontinuer, en occitan et en français, en jouant sur les langues pour toucher un public large et sensibiliser les non-occitanophones. Ainsi, l’ouvrage nous fait-il revivre la création d’un théâtre d’inspiration historique qui vise à mettre en lumière des moments méconnus et oubliés de l’histoire provençale. Ce fut le cas avec la pièce Martin Bidouret ò lo còp d’Estat de 1851 (Beltrame, 1975) relatant l’insurrection républicaine contre le coup d’état de Napoléon III ou avec la création de La révolte des cascavèus (Lafont 1979) évoquant la révolte du Parlement de Provence contre l’édit des élus, en 1630. L’aventure du Centre Dramatic Occitan se transforme alors, peu à peu, en épopée. Rien n’est laissé de côté ; Neyton décrit, avec humour d’ailleurs et une certaine ironie, l’évolution de son projet, les embûches et les coups de mains. Au fil de la lecture, nous comprenons que le « feu » du théâtre ne l’a jamais quitté, lui permettant de traverser les difficultés les plus improbables et, surtout, de faire face à l’ignorance de nombre de décideurs politiques locaux ou nationaux incapables de concevoir une culture décentralisée. La poursuite de l’aventure est également confrontée à la recherche de dramaturges occitans, après Lafont et Beltrame, Neyton, qui n’est pas encore passé à l’écriture, sollicite entre 1976 et 1980 les écrivains occitans de la nouvelle génération tels que Florian Vernet et René Merle.

La création, d’abord, d’un théâtre mobile régional puis de l’espace Comédia, géré et animé par le théâtre de la Méditerranée fut une gageure. S’installer en un lieu, au cœur d’une ville comme Toulon, a permis à Neyton de pérenniser son projet théâtral occitan tout en l’ancrant dans une ouverture méditerranéenne. Mais gérer un tel lieu a entrainé d’autres difficultés, d’autres problèmes administratifs et financiers qui ont fait basculer le projet dans une tout autre dimension. Il est très intéressant de voir comment se réalise ce passage entre la période folle des années soixante-dix, pleine de découvertes et d’éblouissements, et la période des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix où la compagnie se professionnalise et se trouve confrontée à un nouveau fonctionnement, sous le dictat des subventions et des politiques régionales. Paradoxalement, les années Mitterrand qui ont libéré de nombreuses énergies et favorisé l’expression culturelle et artistique est aussi présentée dans le livre comme un moment d’institutionnalisation et de rétrécissement… La décentralisation n’en fut pas une et le théâtre de Neyton ne correspondait en rien aux choix politiques alors opérés. Cependant la création de grands spectacles son et lumière, en extérieur, tels que Gaspard de Besse (1988) ou Le siège de Mons (1990) ont contribué à la renommée du travail de Neyton, capable de s’adapter aux demandes de la société tout en poursuivant son objectif premier : redonner sa dignité au peuple d’oc, lui faire connaître son histoire, lui faire entendre sa langue et balayer toutes les idées reçues qui lui collent à la peau.

Le chapitre intitulé « Tonnerre sur la ville » est riche en enseignements sur les ennuis qu’a connus le théâtre sous le mandat du Front national à la mairie de Toulon. André Neyton y développe les raisons de son refus catégorique de recevoir un quelconque financement de la part de l’extrême droite :

Le Front National remporte les élections municipales de 1995 à Toulon et dans trois autres villes. […] Il faut réagir. Nous ne pouvons travailler avec un partenaire institutionnel d’extrême droite (p. 141).

S’en suivent de multiples difficultés et, allant jusqu’aux menaces, du chantage, des appels téléphoniques angoissants qui, à la lecture, font encore froid dans le dos. Mais André Neyton et son théâtre ont su traverser la tempête et tenir le cap. D’année en année l’espace Comédia est devenu un lieu incontournable de la culture à Toulon et dans le Var, une certaine stabilité et un équilibre retrouvé ont permis la création de nombreuses pièces d’importance comme La farandole de la Liberté, La légende noire du soldat O ou encore Moi, Gaston Dominici, assassin par défaut dont le personnage principal est magnifiquement interprété par Neyton lui-même. Nous ne citons ici que quelques exemples et nous renvoyons à la chronologie des créations théâtrales : un document précieux, qui clôt l’ouvrage. Il faut souligner un aspect important de la période qui s’étale entre la dernière décennie du XXe siècle et le début du suivant : le passage d’André Neyton à l’écriture de ses propres pièces. Ainsi se développe son théâtre bilingue, mêlant (dans une volonté d’ouverture, de pédagogie, de compréhension) le français à l’occitan sans jamais dénigrer la place centrale de ce dernier… l’occitan demeurant la langue du cœur battant de la création, celle qui irrigue tout le projet, depuis ses origines. Il n’a d’ailleurs jamais cessé de le dire lors de la lecture-rencontre du colloque : son théâtre est un acte militant, avec et pour la langue, dans la langue, dans le pays et au plus près des gens. Cette fidélité et cette proximité font toute la richesse du théâtre d’André Neyton ; « Il fallait être fou » certainement pour tenir bon tout au long de ces cinquante ans, fou oui, mais sage aussi : c’est-à-dire capable de mesurer le chemin parcouru à l’aune du temps qui passe, capable de s’installer dans la durée pour « légitimer une langue vivante porteuse d’une culture contemporaine » (p. 198).

André Neyton, Il fallait être fou, édition « Les cahiers de l'égaré », 2021. 15 €

Le livre peut se commander chez votre libraire ou, directement sur le site de l’espace Comédia dont la visite vous permettra de compléter nos informations : https://www.espacecomedia.com/livre.html

1 Quatrième de couverture de l’ouvrage.

1 Quatrième de couverture de l’ouvrage.

Sylvan Chabaud

Université Paul Valéry Montpellier 3, ReSO EA 4582, F34000, Montpellier, France

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