Pour toute une génération d’enseignants d’occitan, la sienne, la nôtre, Florian Vernet a été un guide savant et amical. Venant de l’enseignement de l’espagnol, il n’a cessé de nous informer de ce que la didactique des langues produisait de plus intelligent sur le plan théorique et de plus utile à nos pratiques dont il déplorait ce qu’il appelait par euphémisme « l’éclectisme ». De nombreux articles en témoignent, notamment dans Lenga e País d’òc de 1995 à 20051.
Florian Vernet nous a appris précisément à apprendre à enseigner l’occitan, à dépasser les facilités de l’intuition ou de la connivence pour évaluer les difficultés linguistiques d’un support, d’une démarche, pour véritablement construire des apprentissages. Le plaisir de conter par exemple n’est plaisir partagé que dans certaines conditions. Si la transmission des contes est un traditionnel vecteur de langue et de culture occitanes, toujours efficace et relayé aujourd’hui par un appareil éditorial de qualité, allant des albums aux recueils illustrés, il reste que la pédagogie du conte ne s’improvise pas, comme la plupart des enseignants en ont acquis l’expérience. Le conte est un bien commun à la fois fortement codé et souple, adaptable aux personnes et aux circonstances. Florian Vernet insiste sur le travail préliminaire d’appropriation qui rend possible l’adaptation langagière concertée :
On utilisera une langue courante, dans les actes de communication simples : dialogue familier, récit simple. Priorité sera donnée à l’oral, à la grammaire implicite. On fera jouer les acquisitions réflexes, la répétition2…
Dans la préface à Los contes a l’escòla ?, un premier recueil de contes classés par ordre de difficulté croissante et annotés, publié en 1985 au Crdp de Nice, il écrivait :
Les contes en effet ne doivent pas être conçus, de façon univoque, comme une référence systématique au passé, ils sont de tous les temps. Ils sont aussi l'occasion de mettre en cause les idées reçues (celles d'hier comme celles d'aujourd'hui) et toutes les attitudes qui réduisent l'enfant au rôle de consommateur passif d'images, de savoirs, de valeurs et de traditions. Par l'importance donnée à la recréation, puis à la création les contes permettent de porter sur le réel un regard neuf et critique, de le subvertir et de le transformer3.
Ce préambule (trop) pédagogique ne va-t-il pas à l’opposé de la liberté annoncée des contes ? Quelle créativité exercer à l’intérieur de ce dispositif raisonné et raisonnable ? C’est précisément là que l’écrivain se révèle, faisant liberté de la contrainte. Loin de se placer dans la parodie qui n’amuse que les adultes – et, sous prétexte de modernité, un trop grand nombre d’éditeurs - Vernet recrée le monde vrai des contes. Plus vrai que vrai parfois. En tout cas plus proche. Il a la culture des contes. Il en connaît les sources et les chemins, la géographie poétique, les personnages, hommes et bêtes et créatures hybrides, et surtout il se plaît à raconter, à jouer selon les règles ce jeu permanent du connu et de l’inconnu d’où surgit la surprise.
Trois titres
Les trois ouvrages de Florian Vernet que nous présentons ne sont pas des nouveautés, mais ils n’ont rien perdu de leur éclat et se relisent toujours, à tout âge, avec le même bonheur. Ce sont :
La princessa Valentina e autres contes / La princesse Valentine et autres contes, 6 contes, traduction de Claire Torreilles, préface de Philippe Martel, Montpellier, CRDP, 2007. 191 p. Illustrations de Maevi Colomina. Avec CD audio de l’intégralité des contes en occitan.
Lo grand secrèt de las bèstias e autres contes / Le grand secret des bêtes et autres contes, 7 contes, traduction et préface de Claire Torreilles, Montpellier CRDP, 2011. 135 p. Illustrations de Maevi Colomina. Avec un CD audio de l’intégralité des contes en occitan.
Contes a rebors, 5 contes, traduction de Jaumeta Caussade, IEO, 2018. 98 p. Illustration de couverture de Sybille Delacroix.
Dans ces éditions bilingues l’ensemble des contes est donné d’abord en occitan puis en français, sans aucun éclairage pédagogique, hormis leur appartenance à des collections de littérature de jeunesse à visée éducative : « Los camins de la vida » au CRDP de Montpellier4, « Joventut » aux éditions IEO. Un appareil didactique avait été élaboré au CRDP pour accompagner en ligne les deux ouvrages publiés en 2007 et 2011. Nous en donnons des extraits en annexe.
Le pouvoir de la langue
Une langue juste et une rare maîtrise des effets d’oralité dans l’écriture : le style de Vernet séduit d’emblée aussi bien dans les nouvelles que dans les contes. L’humour, la familiarité limpide du discours, une souplesse de la phrase, rendent la lecture facile, la portent à l’oral, comme le font entendre les pistes enregistrées avec les voix de Fanette Suberroque, Miquèla Stenta, Florian Vernet, et, fugitivement, sa fille Flore elle-même. Le conteur, lui, est bien présent. Il intervient dans le récit, s’exclame, commente :
De tot biais, i a pas que dins los contes que los princes esposan las pastoras, e aquò es pas un conte mas la vertat vertadièra : o juri e mai escupissi !
De toute façon, ce n’est que dans les contes que les princes épousent les bergères, et ceci n’est pas un conte mais la vérité vraie : juré craché !5
Ce sont, écrit Philippe Martel, des « contes faits main6 », pour être contés, dans l’intimité ou à l’école, à des enfants d’âges divers (et agréablement lus par les adultes !). Les dédicataires qui ont pour nom : Auda, Maria et Flòra ne sont pas pour rien dans la féminisation d’histoires où bien souvent ce sont des héroïnes, jeunes, vives, moqueuses, qui remplacent au pied levé les héros des contes merveilleux traditionnels. Il y a Valentina, « polida coma tot… e complètament fòla ! Pas fòla del tot, de fach, mas plena de fantasiá7. / jolie comme tout… et complètement folle ! Pas folle du tout, en fait, mais pleine de fantaisie ». Il y a la pauvre Faneta qui domine sa peur face à « Marcamal Primièr… un omenàs, un mostre, un gigant afrós, pelut, barbassut, pudent que l’espiava amb un aire marrit tot plen / Marquemal premier… un monstre, un géant affreux, poilu, barbu, puant qui la regardait d’un air vraiment méchant8. ».
Il y a Agata, bergère qui garde ses brebis en lisant toute la bibliothèque du château. Couettes au vent, pour l’amour du prince Filemon, elle fonce en quête de la boîte magique, « lo vira-vira », que le géant Trencamontanha a volé au roi. Le récit suit à la course l’héroïne infatigable. On le sait, le temps n’est plus à faire durer le conte une semaine, comme faisait la mameta de l’auteur racontant L’homme de toutes les couleurs9. Il faut aller vite, comme les héros et héroïnes qui se transportent sans cesse d’un pays à un autre, filant, tels des fusées, vers les contrées les plus lointaines, franchissant les montagnes immenses ou les espaces intersidéraux, selon l’occasion, sur les ailes du vent, de l’Aigle, sur un tapis volant et même à dos de chauve-souris, ce qui est bien plus risqué ! Mais on ralentit quelquefois pour regarder le monde où l’on passe de l’horreur à l’émerveillement, de déserts affreux sans eau ni fleurs, jonchés de statues de sel, à de charmants ruisseaux, à des chemins bordés d’arbres « clafits d’aucelons cantaires e de prats ont guimbavan lèbres e conilhs / remplis d’oiseaux chanteurs et de prés où gambadaient lièvres et lapins10. »
Le temps des contes est élastique. Il peut s’arrêter pour cent ans, comme il arrive au prince Yoshiro que la princesse Mitsokò vient réveiller comme il l’avait réveillée, elle aussi, cent ans plus tôt11 ! Il peut céder au pouvoir de la parole, comme le cortège royal de l’empereur de Chine arrêté net dans sa promenade par le jardinier (faux) tombé du ciel qui promet des contes et des contes et ravit l’assemblée par ses menteries poétiques. C’est alors l’espace qui se déforme fantastiquement :
Tot i èra a rebors. Las flors butavan amb la tèsta en bas, e las rasigas a l’aire. Las brancas dels arbres, son elas que fasián bolegar lo vent e quand la plueja tombava, las gotas montavan cap a las nívols12.
Tout était à rebours. Les fleurs poussaient la tête en bas et les racine en l’air. les branches des arbres, ce sont elles qui faisaient bouger le vent et quand la pluie tombait, les gouttes montaient vers les nuages.
Rien d’immoral dans ces menteries à l’issue bienfaisante, ni même dans quelques arnaques aux moyens douteux mais aux fins heureuses, comme celles des trois messagers de Barbarie qui finissent par convaincre le roi de l’existence à l’endroit d’un monde à l’envers :
Majestat, en Barbaria los cagaròls lauran los rocasses, las vacas cantan las vèspras, las fedas fan d’uòus dins lo fen e las truèjas los covan !
E puèi ? demandèt lo rei curiós.
Ai vist de carpas e de trochas se sauvar pels aires, amb la coa tota rabinada !
Majesté, en Barbarie, les escargots labourent les rochers, les vaches chantent les vêpres, les brebis font des œufs dans le foin et les truies les couvent !
Et puis ? demanda le roi curieux.
J’ai vu des carpes et de truites se sauver dans les airs, avec la queue toute brûlée !
Rien de plus séduisant que ces « contes à rebours », dans l’antique tradition littéraire des impossibles13, où Vernet excelle, soit pour faire rêver, soit pour berner les rois crédules. Brandasaca s’appelle celui que le pauvre Jean convainc de se noyer tout seul dans les douves du château, après quoi le conteur crie victoire : « Avèm totes ensems proclamat la Republica14 / Nous avons tous ensemble proclamé la République. » Un autre est simplement, comme chez Max Rouquette, Lo Rei Crudèl15. Roi cruel et bête mais aussi ridicule16, ce qui change tout : il provoque à la fin le rire irrépressible et libérateur de ses sujets. Vernet, dans un autre recueil, lui attribue un frère orgueilleux et non moins ridicule, lui aussi chassé par l’hilarité générale :
Sabètz cossí van las causas, un que ritz, dètz que se i meton, cinc minutas après, la plaça èra pas pus qu’un grand cacalàs, e d’unes se rotlavan pel sòl de rire, se pissavan dessús que ne podián pas, ne ploravan, e mai n’i aguèt dos o tres que se moriguèron d’un infart, de la panta que se fasián17…
Vous savez comment vont les choses, un qui rit, dix qui s’y mettent, cinq minutes après la place n’était plus qu’un grand éclat de rire. Certains se roulaient par terre de rire, se pissaient dessus, ils n’en pouvaient plus, ils en pleuraient, et même il y en eut deux ou trois qui moururent d’un infarctus, du fou-rire énorme qui les prenait...
De moindre portée symbolique, mais simplement et traditionnellement plaisants, sont les contes de niais qui enchaînent bêtises et maladresses au pays de Pamparigosta, sinon de Badaluna : histoires déjantées de pluie et de macaronis, de villageois qui, pour éliminer une taupe malveillante, ne trouvent rien de mieux que de l’enterrer vivante… Légers et courts, ces contes relèvent de la veine inépuisable des beotiana, où l’on se moque des simplets, des imbéciles toujours censés venir du village voisin !
Si le rire ou la bonne humeur au second degré représentent, sous la plume de Vernet, les ressorts essentiels des contes, ce n’est pas au prix d’une édulcoration infantilisante. Dans le monde des bêtes, par exemple, il faut dire l’indicible, la souffrance, la mort sous toutes ses formes, il faut plonger dans les trous noirs de la raison avec la peur primitive de l’inconnu. Certes, l’enfant aime avoir peur des monstres : serpents soufflant le feu, loup géant qui se bat et meurt comme un chevalier et dont le héros doit boire le sang, sauterelles carnivores de trois mètres de long et araignées velues de cent kilos. Plus dérangeants sont les « grands secrets » des bêtes. Souveraines en leur domaine, elles parlent – c’est bien connu – et communiquent dans un au-delà étrange de la parole que seuls de rares élus peuvent entendre, à leurs risques et périls, au cours d’une véritable initiation. C’est l’Aigle géant qui sait parler toutes les langues de la terre et que l’Homme de toutes les couleurs délivre chaque matin de sa cage de fer pour qu’il revienne tous les soirs lui donner les nouvelles du vaste monde. C’est encore, dans le beau conte « Vila muda », un simple chat des rues qui, dans la ville muette des hommes ayant désappris à parler, transmet le langage humain au petit Ulysse que l’esprit d’enfance libère de la routine silencieuse. Dans la nature, le chat lui apprend patiemment les choses et les mots :
Sarra-te de l’arbre, escota çò que ditz, en dedins, e puèi monta dessús, coma ieu, per escotar la cançon de las fuèlhas. E aquò, veses, aquí, es una flor, e aquò una pèira, e aquò un aucèl.
Approche-toi de l’arbre, écoute ce qu’il dit, à l’intérieur, et puis monte dessus, comme moi, pour écouter la chanson des feuilles. Et ça, tu vois, là, c’est une fleur, et ça une pierre, et ça un oiseau18.
Les contes comme leçon de liberté, par leur force originelle et grâce à la médiation de la langue. Florian Vernet ne dit rien d’autre, ni les écrivains dont la langue d’enfance a été celle des contes. Ni surtout Max Rouquette pour qui les contes ouvrent « le fabuleux pays de la liberté ». En 1966, il écrivait, en préface aux Contes de Gasconha de Bladèr publiés pour la première fois dans leur version occitane :
I a quicòm de mai grand qu’aqueles contes nos pòdon tornar desvelar. […] Aquel quicòm est simplament la libertat de la creacion. […] Una libertat qu’a romput tota cadena, e que sens empacha pren per son ben lo mond, la tèrra e l’eternitat. […] Libertat de l’image, libertat d’un ritme que s’endeven miraclosament au raconte, coma l’alenar seguís lo pas dau que corrís, libertat unenca de la paraula : per tot dire, libertat divenca dau creaire, de l’òme creaire19.
Il y a quelque chose de plus grand que ces contes peuvent encore nous dévoiler. […] Ce quelque chose est simplement la liberté de la création. […] Une liberté qui a rompu toute chaîne et qui sans obstacle prend pour son bien le monde, la terre et l’éternité. […] Liberté de l’image, liberté d’un rythme qui s’accorde miraculeusement au récit, comme le souffle suit le pas de celui qui court, liberté unique de la parole : pour tout dire, liberté divine du créateur, de l’homme créateur.




