Introduction
Le fonds Robert Lafont déposé au CIRDOC en 2009 est, pour le chercheur occitaniste, une source exceptionnelle d’informations, par sa richesse propre valorisée par l’important travail d’inventaire et de classement qui a été conduit après le dépôt par les archivistes du site.
Pour avoir travaillé sur d’autres correspondances (Serge Bec, Robert Allan, Yves Rouquette, Jean Boudou, Félix Castan : Verny : 2011, 2014, 2017, 2023), je retrouve dans les échanges de Bernard Lesfargues avec Lafont des caractéristiques déjà remarquées : Lafont est, depuis la fin de la guerre de 1939-45, au centre de relations intellectuelles et militantes où ne manquent aucun des acteurs principaux de l’occitanisme, du nord au sud et de l’est à l’ouest de l’espace concerné, et au-delà de cet espace, dans la diaspora, ce qui est précisément le cas de Lesfargues. Si toutes les lettres sur lesquelles j’ai travaillé portent surtout sur la littérature et l’édition et au-delà sur le destin de la langue, et sur le mouvement occitan – du culturel au politique –, elles ne sont jamais exemptes de considérations personnelles : les acteurs se livrent volontiers et se connaissent intimement. Malheureusement, en dehors du regretté Serge Bec qui avait pu me confier une grande partie des lettres reçues de Lafont, je n’ai pu jusqu’alors travailler sur des correspondances croisées, même si les lettres reçues laissent souvent deviner le contenu de ce que Lafont avait écrit. Elles témoignent, quoi qu’il en soit, de réponses systématiques et détaillées, la plupart du temps immédiates. Lesfargues, quant à lui, se confie à plusieurs reprises sur sa vie privée et fait allusion à des confidences du même ordre de la part de Lafont. Le privé rejoint plusieurs fois le public : l’un et l’autre soulignent le poids du combat militant, notamment dans sa partie matérielle et administrative, invisible et pourtant fondamentale, la lassitude, les découragements.
Je proposerai d’abord une description matérielle de ce fonds, consultable sous la cote LAF.O/74. J’aborderai la naissance de la relation entre les deux hommes avant de donner un aperçu, en diachronie, des principaux thèmes des lettres : l’engagement fédéraliste et l’engagement occitaniste de Lesfargues, les questions de littérature et d’édition où, comme le montrent plusieurs des présents articles, se croisent son intérêt pour l’occitan et pour le catalan.
Le travail sur ce fonds, comme toute recherche, pose autant de questions qu’il n’en résout. On ne peut que souhaiter, comme cela a pu être le cas pour les lettres de Jean Boudou (Pédussaud 2014), que cette première approche constitue les prémisses d’une édition critique. Pour un éclairage complémentaire, il faudrait également croiser, sur tel ou tel événement, à propos de telle ou telle œuvre, les lettres reçues d’autres correspondants.
Description du fonds
Il comprend 203 documents, la plupart étant des lettres adressées à Lafont par Lesfargues, auxquelles s’ajoutent quelques documents à valeur contextuelle (notamment une lettre de 1966 de Lesfargues à Yves [Rouquette], des échanges avec Joan Larzac, du secteur littéraire de l’IEO à propos de la traduction de l’Icòna dins l’iscla, de Lafont, que Lesfargues se propose d’éditer à Fédérop, la copie d’une recension très critique, en 1953, du recueil de Castan dans la collection Messatges1). Ces documents ont été rédigés entre 1945 et 19802, et contiennent un nombre total de 467 feuillets. Beaucoup sont datés, pour d’autres, la datation (au moins l’année) a été reconstituée par le CIRDOC au vu du contexte, avec quelques petites hésitations qu’il faudrait tirer au clair. Toutes ces lettres font allusion à des personnalités connexes3 et témoignent d’un important réseau relationnel de Lesfargues, au sein du mouvement fédéraliste européen, dont il fut un des animateurs, dans le monde des études hispaniques et catalanistes, et dans celui de l’édition nationale, parisienne, pourrait-on dire, dont on verra le poids qu’il a pu avoir quant à la publication des idées occitanistes.
La plupart des lettres de Lesfargues sont rédigées en français, à de rares exceptions près (3 feuillets le 7 avril 1949, 1 feuillet le 2 novembre 1949, une carte de vœux en 1955, une très courte lettre du 13 septembre 1974, une copie d’une lettre à Jean Larzac en 1979). Plusieurs courriers portent l’en-tête de diverses structures dans lesquelles Bernard Lesfargues était engagé et, à ce titre, confirment ces engagements :
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Les cahiers du Triton bleu : 1946
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Institut d’études occitanes : (1948, 1957, 1958,
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Le Fédéraliste (revue de politique) : 1962, 1966, 1969, 1978, 1979
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Cercle pour la liberté de la culture (Lyon)4 : 1964, 1967
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Librairie Fédérop : 1968
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Congrès du peuple européen (Lyon) : 1970
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Inspection pédagogique régionale : 19735, 1976, 1977, 1978, 1979
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Centre de diffusion Fédérop : 1974, 1978
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Les éditions Fédérop : 1978, 1979
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XXXIVème félibrée, Bergerac : 1978
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Les éditions La Brèche : 1979
Avec une certaine marge d’erreur due à l’absence de date précise, on peut reconstituer la chronologie :
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1945 : 1 lettre (notée « 1946 » par erreur par le CIRDOC)
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1946 : 9 lettres
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1947 : 2 lettres
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1948 : 1 lettre
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1949 : 4 lettres
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1950 ; 1 lettre
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1951 ; 1 lettre, destinataire inconnu
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1952 : 2 (ou 3 ? lettres)
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1953 : 12 lettres
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1954 : 15
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1955 : 3
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1956 : 3
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1957 : 10
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1958 : 7
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1959 : 4
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1960 : 2
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1961 : 5
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1962 : 3
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1963 : 13
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1964 : 3
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1965 : 3
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1966 : 4
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1967 : 7
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1968 : 12
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1969 : 6
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1970 : 7
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1971 : 4
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1972 : 3
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1973 : 6
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1974 : 5
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1976 : 4
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1977 : 1
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1978 : 12
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1979 : 8
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1980 : 1
On observe des creux et des pics - ici mis en relief en gras surligné - dans la correspondance. Par exemple, l’année 1946 correspond au travail autour de l’anthologie de poésie occitane, cosignée par Lafont et Lesfargues éditée par les cahiers du Triton bleu ; les années 1953-1954 à l’écriture par Lafont de son livre Mistral ou l’illusion et à l’édition de celui-ci chez Plon par l’entremise de Lesfargues. J’ai eu l’occasion d’étudier ce « coup » éditorial et idéologique de Lafont et la tempête qu’il déchaîna dans les milieux mistraliens (Verny, 2011). Les années 1957 et 1958 correspondent à une intense activité occitaniste de Lesfargues à Lyon, où il construit une section occitane de l’IEO, organise des événements littéraires et des conférences auxquelles il invite Lafont. Un nouveau pic se produit avec les événements de mai 1968 et leur résonnance dans le microcosme occitaniste. Enfin les années 1978 – 1980 retracent à la fois les projets éditoriaux de Fédérop et les difficultés de la maison d’édition créée par Lesfargues, difficultés sur lesquelles se clôt la correspondance.
Naissance d’une relation
Lafont « chasseur de têtes » ?
Si l’on en croit la première de ces lettres6, c’est Lafont qui aurait d’abord pris contact avec Lesfargues. Ce dernier fait allusion à l’intérêt manifesté par Lafont à l’égard de ses poèmes. Il s’agit probablement du recueil ainsi signalé dans la biobibliographie établie ici per Vit Pokorny et François Pic : LESFARGUES, Bernard A. Premiers poèmes. [Paris] : [Les Cahiers du Triton bleu], [1945], 16 p. (Textes en français, publiés à compte d’auteur). Comment Lafont a-t-il eu connaissance de ce recueil ? Comment est-il entré en contact avec Lesfargues ? nous n’avons pas à ce stade les réponses, si ce n’est le nom de Jean Lesaffre que Lesfargues fréquente à Paris… Par ailleurs, Lesfargues demande des compléments d’information sur le « mouvement des jeunesses occitanistes » auquel Lafont l’invite à adhérer. Ce mouvement, on le sait notamment à travers des travaux de Philippe Canalès (2014) et de Philippe Gardy (2017), édita la revue L’Ase negre, en deux séries successives matériellement et éditorialement dissociées. C’est dans le n° 3 de la première série, dit Gardy, qu’intervient
une rubrique franchement littéraire, intitulée « Prosas… » : l’évocation d’une promenade matinale « per las carrieras de Paris » : « Primalba parisenca », dont l’auteur est Bernard Lesfargues. Originaire de Bergerac, où il est né en 1924, Lesfargues était alors étudiant à l’Institut hispanique de la Sorbonne. Il animait à Paris la revue Les cahiers du Triton bleu, dont le premier numéro venait de voir le jour en avril 1946, avec pour sous-titre « De jeunes poètes… ». Et il avait tout juste publié à la même enseigne un recueil, en français, Premiers poèmes, aux côtés de celui, intitulé Le Périscope, d’un autre jeune écrivain qui devait se faire un nom comme romancier et scénariste de cinéma, René Fallet. Rien d’occitan dans ce premier numéro, sauf l’annonce, en deuxième page de couverture, d’un « numéro spécial sur la Jeune Poésie d’Oc », qui vit le jour à l’automne sous la forme d’une anthologie « du Triton bleu ».
Remarquons seulement, une fois de plus, le « flair » de Lafont qui, depuis sa prime jeunesse jusqu’à la fin de sa vie, a su repérer les talents naissants et n’a eu de cesse de les fédérer. Sa relation avec Lesfargues est donc une relation très ancienne, datant de la jeunesse des deux protagonistes : Lafont avait 22 ans et Lesfargues 21. La correspondance dura 10 ans avant que les deux hommes ne se rencontrent à Lyon en 1955.
La conception de l’anthologie du « Triton bleu » entre mars 1946 et janvier 1947.
Le nom de Triton bleu désigne au départ une revue ainsi évoquée par Lesfargues dans une lettre du 15 mars 1946 :
Un de mes camarades avait l’intention de lancer une revue de jeunes poètes. Je m’y suis fortement intéressé, et notre premier n° doit sortir vers la fin du mois. Titre : Les Cahiers du Triton Bleu.
Notre but : publier uniquement – ou presque, de jeunes poètes, sans souci d’écoles, de tendances…
Dans cette même lettre, Lesfargues affirme d’emblée son intention de publier un numéro spécial consacré à la poésie d’oc, comme il proposera aussi d’autres numéros anthologiques : poésies tchèque ou néo-grecque un peu plus tard. Pour l’heure, il s’agit, dit-il « de mettre cet instrument au service de l’Occitanie, et de consacrer un n° spécial (n° 3) que nos finances nous permettent de mieux imprimer – à la jeune poésie d’oc. Pierre Darmangeat accepte de le préfacer. »
La collaboration de Lafont lui apparaît nécessaire pour réunir le corpus :
Vous en seriez, n’est-ce pas, et je vous prierai de toucher pour cela tous nos amis, pour un choix que je voudrais nombreux et sûr. Les poèmes seront présentés bien entendu avec leur traduction. Si nous réalisons un florilège de valeur, je suis sûr que nous aurons fait beaucoup pour notre cause car c’est dans le Quartier latin surtout qu’il sera vendu.
Et il ajoute : « Il est bien entendu que mes autres cahiers de poésie restent toujours ouverts aux Occitans de langue française ou de langue d’oc. J’aimerais assez imprimer un poème d’oc dans chaque numéro non consacré à la poésie d’oc. ». Ainsi, dans une lettre laconiquement datée « Paris la veille des vacances », évoque-t-il un texte de Lafont : « Je vous remercie de m’avoir envoyé un poème, il paraîtra dans le n° 2 du Triton, en compagnie de poëmes7 de R. Nathan. Je vous fais envoyer le Triton, car le n° 1 est sorti, enfin ! ce matin même. ». Le samedi 4 mai [1946], à propos du numéro 3, il suggère à Lafont de rédiger une chronique dans laquelle il inclut la poésie catalane :
Pour ce même numéro, pourriez-vous m’adresser une chronique en franç8 (d’ici une quinzaine) ? Vous pouvez présenter un poète tel J.S. Pons (pourquoi pas de Pyrénées ?) ou tel sujet qu’il vous plaira de traiter, mais en n’oubliant pas que vous vous adressez à des jeunes qui pour la plupart ignorent tout de l’occitanisme.
Le 17 juin [1946], il accusera réception de poèmes de Max Allier9 envoyés par Lafont : « Merci pour les poëmes de Max Allier : j’étais justement en train de terminer le n° 3 du Triton : il me restait une page : j’ai pris un des poëmes que vous m’avez adressé : ʺle gueuxʺ »10. En décembre 1956, au moment du bouclage de l’Anthologie, il se rassure : « Le prochain Triton, pour janvier ( ?) sera plus serein : les poèmes de D. Dario et de P. Lagarde ».
Quels ont été les rôles respectifs des deux auteurs déclarés de l’anthologie ? difficile d’y voir clair à travers les lettres de Lesfargues. Une chose est sûre : c’est lui qui a l’initiative, comme le montre la lettre de mars 1946 où il annonce d’ores et déjà la promesse de préface de l’hispaniste Pierre Darmangeat. On devine, à la lettre du 2 avril 1946, que la réponse de Lafont a été positive. Lesfargues manifeste son exigence quant à la qualité des textes et à leur jeunesse de ton. Il souligne ce que doit être selon lui, en accord avec Lafont, l’originalité de la nouvelle anthologie par rapport à celle publiée par Nelli chez Privat à Toulouse dans la revue Pyrénées (mars-juin 1944) sous le titre complet : Jeune poésie d’oc. Gascogne, Languedoc, Provence, Limousin, Roussillon.
Je suis très heureux de voir quel intérêt vous prenez à un dessein de publier des poëmes d’oc. Je n’attendais pas moins d’ailleurs – dois-je vous le dire ? – de votre amitié et de votre zèle occitan.
Je m’en remets absolument à vous pour le choix et le classement des poëmes. Mais j’avoue que votre suggestion de les classer non par province, mais par esprit, affinités d’inspiration me semblerait préférable : pour son originalité d’abord – ne pas refaire Pyrénées – et pour rendre évidente, ainsi que vous l’écrivez, la valeur de notre message. Les étudiants parisiens, à qui je m’adresse tout d’abord, et disons tous les intellectuels de la capitale, souriraient de ce qui pourrait leur sembler quelque régionalisme éculé ; le classement par rubriques leur montrera d’abord que la langue d’oc est pour nous le chemin de l’universel, non un moyen de nous ratatiner.
J’entends par jeunes ce qui est jeune de ton. Tâchons cependant de grouper de véritables jeunes, mais sans trop de rigueur. L’essentiel est de n’offrir au lecteur que des textes de qualité : (c’est ainsi que j’ai déjà touché André Chamson, qui m’a promis un poëme ; je vous dirai franchement que j’ai obéi aussi en cela à un sentiment, disons commercial : le nom de Chamson peut m’aider à lancer mes modestes cahiers).
Cela étant, les rôles apparaissent désormais, à travers cette lettre, partagés : à Lafont la composition de l’anthologie, Lesfargues se chargeant des lourdes et ingrates questions matérielles, notamment celle d’une souscription destinée à financer le numéro :
Je vous remercie de m’avoir adressé 500 francs. J’aurais dû le faire plus tôt, mais je sais que vous ne vous en serez pas formalisé. Jusqu’à ce jour la souscription n’a pas extrêmement rapporté. Un effort a été fait à Paris, un autre par mes amis en Dordogne. Mais les départements occitans sont mous. Ne serait-il pas possible cependant de trouver une dizaine de souscripteurs par département méridional ? Les frais d’imprimerie seraient ainsi couverts grâce aux occitans et la vente des 500 numéros restants qui sera forcément plus longue, s’adresserait tout particulièrement au non-occitans.
J’ai tenu à reprendre ce passage qui – outre une constante chez Lesfargues : son rapport au pays d’exil (Paris puis plus tard Lyon) et ses liens avec son Périgord natal – met l’accent sur les nécessités économiques sous-jacentes au développement de l’occitanisme11 : questions financières, souscriptions, librairies… toutes questions et inquiétudes qui hanteront les lettres de Lesfargues au long d’une vie où l’édition était pour lui une passion :
Je n’ai actuellement pas les moyens financiers nécessaires pour lancer une anthologie de la taille de Pyrénées. Que votre envoi si possible n’excède pas les 40 pages. J’ai sous la main un imprimeur qui travaille excellemment (ce n’est pas l’imprimeur du n° 1 des Cahiers).
Quant à la préface obtenue de l’hispaniste Darmangeat, après l’allusion à André Chamson, elle témoigne d’un autre rôle que joua Lesfargues tout au long de sa vie : ses relations parisiennes dans le monde hispaniste et dans le monde de l’édition. Celui-ci fut d’abord le monde d’une certaine droite post-maurassienne autour, entre autres, des éditions de la Table ronde. Ces relations s’élargirent ensuite lorsque Lesfargues acquit une réputation de traducteur du monde hispanique, notamment chez Gallimard.
Le double aspect – matériel et intellectuel – est encore exprimé lorsque paraît la revue, en janvier 1947. D’emblée, Lesfargues et ses amis parisiens tablent sur un rayonnement large de l’anthologie :
Une fois encore, je vous demande de m’excuser, si j’ai mis si longtemps à vous répondre. Mais j’ai eu un certain travail, pour empaqueter et expédier les Anthologies. Puis les vacances… Avez-vous reçu l’Anthologie ? Êtes-vous satisfait ? Jusqu’à ce jour, j’ai réuni 150 souscriptions, dont deux en Grèce, une en Italie. J’ai expédié 120 numéros environ (je ne prends pas le temps de contrôler la liste) gratuitement : d’abord aux journalistes susceptibles d’en parler ; ensuite aux quelques occitans (une vingtaine) dont Lesaffre m’avait dressé la liste, susceptibles aussi de faire de la bonne propagande ; et les 60 ou 70 écrivains (Éluard, Breton, Seghers, etc…) dont Darmangeat m’avait communiqué l’adresse. Sur le nombre se trouvaient quelques adresses à l’étranger (Hollande, États-Unis…) je ne m’en arrête pas là d’ailleurs et vais écrire à Gabriela Mistral, Victoria Campo – qui dirige à Buenos Aires la revue « Sur » et quelques autres personnes – dont le professeur Leclerq à New York qui selon R. Lizop, prépare une anthologie d’oc avec traduction en anglais. Quelle résonnance ? je ne sais encore. Mais je suis persuadé que tout le bon grain n’échoue pas dans les pierres et les buissons. Je vous tiendrai au courant. Pour l’instant, je ne connais que quelques rares réactions, toutes entièrement favorables : Victoria Kent, Fernand Marc, André Bellivier particulièrement. Quelques autres encore. Je ne parle pas des occitans (Loubet, Lizop12, Véran, Guiter, Mouzat, Nelli, etc…)
Si les lettres de Lesfargues à Lafont sont lacunaires par rapport à la conception du numéro, une missive datée du 11 juin 1946, adressée à Max Rouquette, classée dans le même fonds13, montre que ce dernier avait été également sollicité dès la conception de l’anthologie. Chose logique : plus âgé que Lafont de 15 ans, il était connu dans le monde des lettres occitanes par ses premières publications datant des années 1930 et sa collaboration à la revue Occitania, dans sa première version :
C’est dire que j’attends de vous – ou de Laffont [sic]– une quinzaine de poèmes languedociens, autant de provençaux, autant de catalans. Si l’apport de l’une des provinces doit être plus considérable, jugez-en vous-même. Personnellement, je verrais avec plaisir dominer le Languedoc puisque le Languedoc cristallise notre renaissance, et qu’il ne me déplairait pas de voir figurer dans ces pages un grand nombre de tenants de la graphie mistralienne. J’écrivais que j’attendais ces poèmes de vous ou bien de Laffont : excusez mon incertitude, mais je pense que vous êtes d’accord avec Laffont, et que vous vous êtes partagé la tâche. Recevrai-je ces poèmes bientôt ? Mon imprimeur les réclame pour la fin du mois. Et moi-même je quitte Paris au début de juillet et j’aimerais tout régler avec l’imprimeur avant mon départ.
Aucune suite à cet échange dans le fonds Lafont, si ce n’est une allusion, dans une lettre à Lafont du 12 juin où l’on apprend aussi que Lesfargues a sollicité Ismaël Girard :
J’ai écrit hier à Max Rouquette au sujet de l’anthologie de la jeune poésie d’oc que nous préparons. Je vous communique les renseignements que je lui donnais. [Suit le résumé de la lettre précédente]
Je ne sais si c’est vous ou Rouquette qui m’enverrez ces poèmes : aussi êtes-vous prévenus tous les deux : vous vous entendrez si ce n’est déjà fait ! Mais pouvez-vous me les envoyer sans tarder ? Je veux dire à la fin de ce mois. Je quitte Paris en début de juillet, et je veux avoir réglé l’essentiel avec l’imprimeur, qui me réclame trois mois : ainsi l’anthologie sortirait-elle en septembre. J’ai prévenu aussi le docteur Girard, pour la partie gasconne. Merci de nous avoir mis en relation. Merci aussi pour la note sur l’Auvergne. Amicalement.
Le recueil du Triton bleu a été analysé par Claire Torreilles dans un article lumineux sur les anthologies occitanes des années 40 à 60 où elle le situe dans la suite de l’anthologie de René Nelli, publiée dans la revue Folklore. Son analyse confirme la volonté de renouvellement exprimée par Lesfargues par rapport à cette dernière. Citons Claire Torreilles (2009) :
La rupture sera plus marquée par l’anthologie de Lafont et Lesfargues, publiée deux ans plus tard à Paris, dans le cadre de la revue française Le Triton bleu, dont le titre fait écho à celle de Nelli : La jeune poésie occitane.
Il faut comparer ces deux ouvrages si proches qu’ils semblent se redoubler, mais qui présentent cependant des écarts très significatifs. Écart dans l’intention. Elle s’exprime discrètement dans la préface signée de Darmangeat, universitaire hispanisant, présent dans la revue Pyrénées de mars-juin 1944 par un article sur la poésie. Il s’inscrit bien dans le sillage de Nelli, qu’il cite, en insistant sur le thème de la jeunesse : « Reprenant un mot de René Nelli, il est aisé d’affirmer : la plus vieille littérature de l’Europe a encore une jeune poésie. Le livre que voici en est la preuve éclatante, composé exclusivement par des poètes contemporains dont la plupart ont moins de trente ans ». Il ajoute à la jeunesse l’ambition que Nelli occultait : « L’Occitanie a repris pleine conscience d’elle-même. Elle est une des forces vives de notre pays, un aspect valable de notre culture parce que rendue à sa vocation : l’universalité. » La préface est courte, conventionnelle de ton, filant la métaphore de la muse occitane qui marche avec hardiesse et noblesse. Mais elle introduit subtilement un thème nouveau, que Nelli avait écarté, la référence au « monde de ce temps ». L’allusion au « Maquis des garrigues et des collines pierreuses » qui participe de l’aventure humaine correspond à la troisième partie de cette anthologie divisée en « couleur des heures », « odeur du temps » et « chants de pitié ».
Ce sera en effet une différence essentielle : au lyrisme personnel et au sentiment de la nature Lafont et Lesfargues ajoutent ce que Hugo appelle « le chant qui répond en nous au chant que nous entendons hors de nous14 », dans les angoisses du temps et du temps qui passe (odeur du temps : avec Delavouët, un poème dédié à Robert Lafont, avec Georges Reboul, Bernard Lesfargues) dans l’histoire tragique avec les grands poèmes de guerre et de résistance de Camproux, Lafont, Castan. Cela donne au recueil une puissance, une gravité, une force poétique que le premier n’avait pas, avec pourtant presque les mêmes noms.
Presque. Si l’on compare plus avant les contenus, on compte 38 auteurs cités dans le recueil de Nelli, 30 dans celui de Lafont-Lesfargues. 18 sont communs. Mais Lafont et Lesfargues insistent davantage sur la jeunesse : d’où l’absence de Cubaynes, Pestour, Grenier, L.Paulin, Pons, S-A Peyre, Eyssavel. Et l’entrée de Max Allier, Bernard Lesfargues, Delavouët et Manciet qui font pencher la balance ! Un poème emblématique du recueil est celui de Reboul : Au jovent, en graphie mistralienne.
Jouvent, sian ce que sian
Degun, mai que tu, saup toun ande,
Ai pas besoun qu’un encian
Siegue toun proufeto cande.
Cette anthologie est bien le manifeste d’une génération, celle qui a vingt ans dans les années 43-44. Celle de Robert Lafont, Felix Castan, Bernard Lesfargues, Bernard Manciet, Max-Philippe Delavouët...
Robert Lafont, qui apparaissait dans l’anthologie de Nelli au milieu des poètes de Marsyas, avec deux poèmes verlainiens, affirme dans l’anthologie du Triton bleu un ton nouveau avec La montanha dis euses blaus.
au rendetz-vos di mitralhadas
e di matins de libertat
Quel que soit le rôle qui a été celui de chacun de ses deux auteurs, l’anthologie du Triton bleu est la première manifestation du goût de Lesfargues pour ce genre littéraire dont plusieurs projets, en revues ou en ouvrage, sont évoqués au fil des lettres ; la bibliographie qui figure dans ce numéro de Plumas évoque des projets réalisés. La correspondance m’a aussi révélé un fait dont je n’avais jamais eu vent jusque-là. Une lettre de novembre 1956 fait état d’un projet commun des deux hommes d’éditer une nouvelle anthologie :
Comme toi, je pensais à une nouvelle anthologie. Je crois que Seghers marcherait, mais à condition que nous lui trouvions un nombre assez important de souscripteurs […]. Il serait donc, quand même, utile de voir d’autres éditeurs […]. Je pense, pour l’instant à Debresse […] ou Rougerie, à Limoges, par l’intermédiaire de Clancier, de qui, justement, tu me parles. […]
Ce qui serait magnifique, évidemment, ce serait que cette édition soit faite par un très grand éditeur. Pourquoi ne nous adresserions-nous pas à la NRF ? Ce serait bien étonnant que par Paulhan (et Salvat) nous n’y parvenions pas. […)
En ce cas, la première chose à faire15 serait de réunir les textes et de rédiger les introductions – une pour chaque auteur – bio-bibliographique, et une appréciation sur son apport à la litt. occitane. Et comme pour l’anthologie de Triadu pour la poésie catalane moderne (1900-1950) un tableau synoptique serait utile et intéressant sans parler d’une sérieuse introduction.
Un an plus tard, des échanges avec le couple Lafont évoquent une collaboration envisagée avec Madame Lafont pour une anthologie, qui ne peut être que celle que cette dernière publia en 1962, sous son seul nom, avec une préface d’Aragon, aux Editeurs français réunis, édition satellite du Parti communiste français. Une lettre de Lesfargues témoigne de la difficulté qu’il éprouve à suivre le rythme que souhaiterait A.P. Lafont. Celle-ci dut trouver ses propos cavaliers, ce qui provoqua dans la foulée, une lettre de plates excuses de Lesfargues à l’intéressée et un courrier à son époux où Lesfargues confie son désarroi. Toujours est-il qu’il renonce à la collaboration envisagée… Voici quelques éléments de ces échanges :
24 octobre 57 : Chère amie
Vous avez raison de « râler » et vous avez tort. Raison puisque je vous paralyse. Tort pour dix raisons que je pourrais alléguer si vous y teniez. Mais comme vous n’y tenez pas, n’en parlons plus.
Quelle décision prendre ? Si vous voulez continuer seule, je n’y vois pas d’inconvénient. Si vous préférez (ce que je préfère moi-même) que ce travail soit réalisé par vous et par moi, il vous faudra admettre
que je travaille toujours très lentement
que j’assure trente-cinq heures de cours par semaine
et que je corrige un peu plus de deux mille copies par année scolaire.
Et qu’enfin il n’y a pas le feu aux poudres.
Je comprends bien que vous regrettez de n’avoir pas mis à profit les mois où vous aviez la tête bourdonnante de vers de Camélat ou de Bernard. Mais cet éloignement – auquel je suis navré de vous avoir forcée – permettra une décantation qui accroîtra encore la valeur de ce que vous écrivez.
Je ne vous renvoie pas les notes que vous m’avez communiquées ; ou plus exactement je vous les renverrez dès que vous m’aurez répondu. Si c’est en faveur de notre collaboration, je vous donnerai les éclaircissements que vous attendez. Si vous préférez rompre là, il est bien inutile que je passe une heure à remplir du papier.
Lyon, 12 nov. 1957 : Mon cher ami,
Je viens de lire ta lettre et je suis très malheureux. Je me moque éperdument de la conférence16, quelque importance que j’y aie attachée. Mais je ne me moque pas de notre amitié. J’hésite à dire ce qu’elle représente pour moi ; il y a des mots qu’on aime garder en son cœur. Et puis j’ai peur d’avoir l’air ridicule.
Je comprends très bien que tu ne puisses pas venir seul. C’est bien pour cela que ma femme et moi nous souhaitions la présence de ta femme. Ce qui s’était passé entre elle et moi ne me paraissait pas si grave et surtout si irréparable. Et mon apparent désintéressement au travail projeté pas si inexcusable.
Il me semblait même que si des ombres subsistaient entre ta femme et moi, une conversation les aurait dissipées. Bref, je faisais confiance aux pouvoirs de l’amitié et au bien-fondé de mes arguments.
Mas je sens combien il est inutile d’ajouter quoi que ce soit, et je te laisse.
Lyon, 12 nov. Madame
Je vous présente mes excuses, et je serais très heureux si vous vouliez bien les accepter. Je le serais encore plus si vous pouviez continuer le travail que vous avez entrepris, seule ou avec un autre que moi.
Dans la période où paraissait l’anthologie éditée par A.P. Lafont, dans une lettre datée du 18 mai 61, Lesfargues évoquait de nouveaux projets. Ainsi, le 18 mai 61, écrit-il à Lafont :
Merci d’avoir écrit dans Oc des mots aussi justes sur ce que je m’étais proposé de faire et sur ce que j’ai fait dans Le Pont de l’Epée [voir Lesfargues 1961]. Ainsi que tu le souhaites, j’espère bien ne pas m’en tenir là. Je pousse chez Gallimard un projet beaucoup plus vaste. […].
Dans l’immédiat je veux rassembler une quarantaine de pages de textes occitans – ou plus exactement traduits de l’occitan – que Bosquet me demande pour sa revue LVII. Je voudrais que prose et vers soient mêlés. Comme LVII est grosso modo dans une ligne post-surréaliste, il vaudrait mieux ne grouper que les plus percutants d’entre nous – fût-ce au détriment d’une certaine qualité foncière ! Tu vois ce que je veux dire.
Que pourrais-tu me donner ? […] Et ta femme ? Je pense m’adresser également à Serge Bec, Bernard Manciet, Yves Rouquette […], Henri Espieux. Peut-être Cerda, peut-être Ravier, peut-être Allan ? Peut-être Nelli. Quant à Pierre Bec, c’est fait.
Au-delà de ce goût pour le genre anthologique, les remarques de Lesfargues sur la littérature occitane et sur l’œuvre de Lafont en particulier sont très rares et toujours très laconiques.
Lesfargues et la langue
Le cas de Lesfargues est évidemment éclairant quant à la relation ambigüe d’un Occitan à la langue et à la pratique -ou la non-pratique de celle-ci17. Les effets de la diglossie sont maintenant bien connus et théorisés. Il faut en effet clairement distinguer, chez Lesfargues comme chez tant d’autres, un engagement occitaniste sincère (écriture, édition, activités associatives ou politiques) et une pratique presque exclusive du français. Ainsi écrit-il dans la lettre datée du 4 mai [1946] :
Je suis heureux que mes pauvres débuts en oc vous satisfassent. Pour parler franchement, je dois vous dire que m’exprimer en français m’est plus facile ; et bien que je ne manie pas la langue d’oc comme une langue étrangère (bien au contraire, dès mon enfance j’ai été habitué à penser en oc) une longue fréquentation des auteurs français me rend plus naturelle la langue française qui n’est cependant que ma deuxième langue maternelle (si je puis m’exprimer ainsi). Il faut toujours en revenir là : l’enseignement de la langue d’oc dès l’école primaire – deux heures par semaine auraient suffi – m’aurait aplani toutes ces petites difficultés. Mais je suis en voie de les surmonter. D’ailleurs, je suis persuadé que la plupart d’entre nous en connaissent de semblables.
Une longue lettre datée de décembre [1946 ?] évoque sa rencontre avec Jean Lesaffre qui lui prête une documentation et décrit ainsi
J’ai de jour en jour l’impression de prendre pied dans un royaume dont je serais l’héritier mais dont des oncles régents m’auraient tenu éloigné pour accomplir à l’aise leurs malversations. Je me suis mis prudemment à écrire en oc et ce grâce au magnifique ouvrage de L. Alibert. Et je prépare, de loin encore, une conférence pour les amis de la langue d’oc de Paris sur la jeune poésie d’oc (« Pyrénées »). Pourriez-vous me donner tous les renseignements capables de m’aider dans un travail si intéressant ; en particulier je voudrais mieux connaître l’œuvre de certains auteurs, SAP18 par exemple.
D’autres propos sur la langue apparaîtront au fil des feuillets. Quelques exemples : l’émotion de Lesfargues le jour où son fils ainé prononce devant lui une phrase en occitan19. Ou encore ce témoignage d’une veillée de louveteaux où participait un de ses fils dans la campagne vivaraise. Lesfargues témoigne de son bonheur d’entendre les villageois présents échanger entre eux en occitan, de les comprendre et de reconnaître dans les traits de la langue employée des éléments proches de son occitan du Périgord :
Le soir, feu de camp. Des paysans du village étaient venus : pratiquement pas un mot de français. […] Je m’étais assis près d’un groupe d’hommes qui, sûrs de n’être point entendus, commentaient les charmes des cheftaines. Et j’ai remarqué – avec quelle délectation ! – que la langue est dans ce Haut-Vivarais infiniment proche de celle de mon Périgord. [8 juillet 1957].
Ce que l’on ne peut nier, sur un plan général, c’est son engagement occitaniste qui s’accorde, comme en témoigne le dossier ici réuni par Christian Lagarde, avec un vif intérêt pour la littérature catalane et qu’il essaie d’articuler avec cet autre engagement d’une vie : le combat fédéraliste.
Lesfargues entre occitanisme et fédéralisme
Dès les premières lettres, Lesfargues apparaît concerné par les questions liées à la langue d’oc. Plusieurs raisons à cela. On peut d’abord signaler l’implication familiale, celle de sa mère notamment, militante du Félibrige du Périgord, le plus puissant sans doute après la Provence. Mais il y a aussi ses fréquentations parisiennes. Son meilleur ami, nous dit l’historien Yan Lespoux20, était Jacques Magne, qui deviendrait plus tard, au moment où se préparait la loi Deixonne, l’attaché du ministre de l’Éducation nationale, Yvon Delbos. « Jacques Magne, rédacteur de Perigord Moun Païs, journal des Périgourdins de Paris21, est proche des Amis de la langue d’oc ». C’est par cet intermédiaire que Lesfargues entra en lien avec Jean Lesaffre. Dans la première lettre conservée au CIRDOC, il présente cette rencontre comme déterminante. Jusque-là, dit-il, sa seule référence d’oc était le Félibrige et Mistral. Mais ce n’est pas vers ce milieu que se portent ses sympathies, malgré les influences familiales et les relations périgordines. Dans un courrier daté du 14 décembre [1946], Lesfargues évoque ses discussions avec les nombreux jeunes qui l’entourent qui ne connaissent, dit-il, que Mistral et le Félibrige ; quant aux sociétés félibréennes « elles ne sont à leurs yeux que l’occasion de patoiser accordée à de vieux fonctionnaires barbus ou à chapeaux de feutre, blouses bleues et mouchoirs de tête ». Ainsi, ajoute-t-il :
La rencontre de Jean Lesaffre a eu lieu en un moment providentiel où je prenais conscience qu’il existait autre chose. Depuis, avec la documentation qu’il me prête je m’initie à cet esprit qu’on n’aurait pas dû me celer depuis ma plus tendre enfance. J’ai de jour en jour l’impression de prendre pied dans un royaume dont je serais l’héritier mais dont des oncles régents m’auraient tenu éloigné pour accomplir à l’aise leurs malversations. Je me suis mis, prudemment, à écrire en oc, et cela grâce au magnifique ouvrage de L. Alibert.
Lorsqu’il répond, dans une lettre datée du 4 mai (probablement de 1946), à la sollicitation de Lafont d’intégrer le mouvement de jeunesse souhaité par celui-ci, il propose une vision qui apparaît d’abord essentialiste :
c’est dans la mesure où nous saurons nous transformer intérieurement en hommes d’Occitanie que nous pourrons repenser notre message. D’ailleurs le mot transformer ne va pas : simplement gratter le vernis franchimand pour retrouver l’âme occitane.
Une lettre du 14 décembre [1946] est très précise sur ses engagements, ses questions et ses doutes dont il fait part à Lafont : « J’aimerais aussi que vous me précisiez les pts de vue politique et social occitan. Je suis fédéraliste, car je suis persuadé que l’unité véritable n’est pas – au contraire – l’unification ». Dans la même lettre, il s’interroge sur l’Union latine tout en manifestant une conception du monde très européo-centrée, les pays latins d’Europe destinés à « rayonner » sur l’Amérique latine :
J’y vois notre salut : une France décentralisée, unie à une Espagne et une Italie décentralisées (dans ces deux pays se posent les mêmes problèmes qu’ici) rayonnant de toute la force de leur esprit sur l’Amérique latine, voilà à mon sens la première pierre pour la paix du monde, et pour la sauvegarde du génie occitan, comme du français, du catalan ou du castillan.
Le fédéralisme lui apparaît comme une solution pratique
…votre point de vue sur la désoccitanisation […] de nos campagnes. Comment rendre conscience – ou donner conscience plutôt aux paysans et ouvriers de chez nous qu’ils sont fils de la plus antique et de la plus noble civilisation européenne, qu’ils parlent une langue splendide et qu’ils n’ont pas à la troquer contre une autre […] Croyez-vous possible la création d’une presse occitane, et l’enseignement efficace de notre langue ? Tout est là cependant. Mais d’autres s’en sont tirés : irlandais, catalans : malgré les soucis de l’heure présente, ces derniers savent que leur langue ne périra point. Un de mes amis, un des chefs de Breiz atao – qui n’est pas, soit dit entre parenthèses, un de ces sombres traitres comme on a trop facilement qualifié tous les gens de ce mouvement – croit lui aussi au fédéralisme…
Et ce fédéralisme constituera l’objet de très nombreuses lettres. Lesfargues rend compte à Lafont de réunions et colloques, lui envoie des revues, lui commande des articles pour la revue Le Fédéraliste, l’invite à des congrès ou débats.
On a beaucoup glosé sur le positionnement de Lesfargues dans l’arc politique de droite à gauche22. L’hispaniste qu’il est s’insurge sur ce qu’il considère comme des critiques excessives à l’égard de la Phalange, ainsi dans une lettre du 10 septembre 53, où il évoque l’assassinat de Lorca :
Pour l’Espagne, il y a tant à dire que je n’aborde le sujet, encore, qu’en me promettant de stopper vite. Point de détail : ce ne sont pas les phalangistes qui ont abattu Lorca ; flottant politiquement plus qu’on ne veut le dire, avec des amitiés de tous les côtés – et, par conséquent des haines partout – il s’était réfugié à Grenade, dans les premiers jours de la révolution23, chez un ami phalangiste. […] un jour il sortit de chez son ami […] et il fut pris par la bande de X., son nom m’échappe, député d’extr.-droite, qui faisait de la surenchère à l’épuration et trouvait la phalange trop molle. Les amis phalangistes de Lorca furent mis en présence du fait : la mort.
Lesfargues développe ensuite d’autres hypothèses sur la mort de Lorca « des histoires de familles comme il y en a dans les villes de province », ainsi que les soupçons d’homosexualité de Lorca dont lui-même voit des traces dans le Romancero. Et il ajoute, sur l’Espagne :
Mais tout ça, c’est du détail, intéressant sûrement, mais ça n’enlève rien à l’essentiel : cette immense connerie triomphante dans l’Espagne d’aujourd’hui. Simplement la dite connerie étant la chose la mieux partagée du monde, est, pour moi, très loin d’être toute et uniquement où la gauche française veut qu’elle soit. Point final pour l’instant.
Au début de la correspondance, Lesfargues ne cache pas ses sympathies maurrassiennes, il utilise volontiers ses réseaux éditoriaux parisiens de droite, notamment dans les années 50, il fait part de sa volonté de trouver à l’occitanisme d’autres supports que celui des communistes, bâti dans la continuité de la Libération (liens de Lafont et Camproux avec la revue Les Lettres françaises, rôle des poètes Castan et Allier dont nous avons analysé les recueils poétiques parus dans la collection Messatges (Verny, 2022). La recension du recueil de Lesfargues De Campèstre, d’amor e de guèrra, que nous reproduisons en annexe, est symptomatique de ce sentiment proche de la répulsion que ressent Lesfargues par rapport aux idées communistes. Cette méfiance se traduit encore dans une lettre à Lafont du 6 janvier 1963 ; alors que le romancier catalan Joan Sales, qu’il avait traduit en français, avait des ennuis avec la police franquiste, il se montre réticent à ce que Lafont médiatise l’affaire dans le réseau des Lettres françaises, de peur que cela ne nuise à Sales… avant de se raviser devant l’échec de ses propres tentatives de recherches de soutiens. Notons que sa réticence ne l’empêchait nullement de lire Les Lettres françaises, puisque plusieurs courriers font état à Lafont de sa lecture des articles concernant la littérature occitane.
Par ailleurs, dès les années 50, plusieurs lettres témoignent d’une amitié avec le poète communiste nord-catalan Jordi Père Cerdà, qu’il nomme « Antoine »24, qu’il rencontre dans sa Cerdagne. Cerdà, écrit-il à deux reprises, s’était réjoui de la nomination envisagée puis avortée de Lesfargues sur une chaire de catalan à Perpignan, sous l’égide du département d’espagnol de la faculté des lettres de Montpellier25. Autre amitié d’une vie, celle de Jean-Marie Auzias26 dont la biographie montre qu’il adhéra au PCF avant de s’en éloigner, pour y revenir, tout en participant au mouvement politique d’extrême-gauche Lutte occitane. Lesfargues, quant à lui, tout au long de sa vie, va progressivement, la correspondance avec Lafont en fait foi, s’ouvrir à des réseaux divers dans la gauche et l’extrême-gauche, comme en témoigne ici l’article d’Andrea Pereira Rueda27.
Par ailleurs, sans être, dit-il, un syndicaliste zélé, Lesfargues est certainement adhérent du SNES, principal syndicat des enseignants du second degré, dont il lit la presse, ainsi écrit-il avec humour le 6 décembre 1954 : « Tu dois recevoir l’Université syndicaliste. Mais le lis-tu ? Moi oui, qui suis un syndicaliste modèle ! As-tu remarqué la page que je t’envoie cochée 28? » Il se montre actif pendant les événements de mai, à propos desquels il participe à la petite anthologie poétique publiée dans la revue Viure (Lesfargues 1968). Le 27 juin 68, il écrit à Lafont : « je t’envoie ces poèmes, un de Roland Pécout29 et deux de moi. […] je pense qu’ils correspondent à ce que tu veux pour tes poëmas de la Revolucion de mai. Excellente idée que ce cahier ».
Dans les deux années qui suivent, il joue dans son lycée un rôle de médiation entre les lycéens engagés et l’administration, ce qui lui vaudra quelques ennuis policiers. Comme le note Andrea Pereira Rueda, le catalogue de sa maison d’édition Fédérop, et les rayons de la librairie du même nom sont bien la preuve que les quelques sympathies de jeunesse sont bien définitivement oubliées.
Par ailleurs, les échanges des années 1962-1964 témoignent d’un engagement de Lesfargues au sein du COEA (Comité occitan d’études et d’action30), engagement intellectuel et matériel comme tout ce que Lesfargues entreprenait :
Je regrette que cette réunion du COEA tombe justement le jour où je dois me rendre à Bâle pour une réunion fédéraliste.
Je viens de pondre rapidement un papier qui peut servir de schéma au moins pour le démarrage de la discussion sur le service civil. Utilise-le à ta guise
Que dois-je faire des bulletins du COEA ? J’avais cru comprendre que c’était d’ici qu’ils étaient expédiés aux députés et autres destinataires. (Lettre datée « Lyon, jeudi » [1963])
À de nombreuses reprises, Lesfargues fait part de son désir d’être associé aux actions « centrales » de l’occitanisme, qu’il s’agisse de l’IEO ou du COEA, mais il invoque aussi les difficultés de son éloignement géographique qui le contraint à des déplacements coûteux. Lesfargues se plaint, plus encore, du manque de temps. Les problèmes d’argent sont récurrents chez lui, et le contraignent à nombre de travaux « alimentaires », dont des traductions qui ne le passionnent pas toujours et un grand nombre d’heures de cours en supplément des exigences de service : plusieurs lettres sont ponctuées de données chiffrées sur ces heures ou sur le nombre de copies corrigées.
Comme toutes les correspondances du fonds Lafont sur lesquelles j’ai pu travailler, les lettres de Lesfargues mettent en évidence le facteur relationnel entre les fortes personnalités qui gravitent dans ce tout petit milieu, passent par des moments de désaccord idéologique dont les éléments personnels ne sont pas exempts. Plusieurs « affaires » sont évoquées à demi-mot par Lesfargues, comme les crises de l’IEO de 1954 ou 1964. Par ailleurs, une lettre du 23 juin 1961 évoque une mystérieuse « affaire Manciet » qui, écrit Lesfargues, le « peine beaucoup » parce que, dit-il « je ne peux m’empêcher d’aimer un ami, ou plus exactement quelqu’un que je n’ai aucune raison de ne pas considérer comme tel ». Et d’ajouter :
Me voilà pris entre deux feux ! mais pas au point de ne pas pouvoir t’affirmer dans cette lettre, et de ne pas pouvoir affirmer publiquement, si l’occasion une fois s’en présente, que je ne crois pas au lafontisme, du moins à ce que Manciet qualifie ainsi – mais que je crois que toi, Robert, t’es montré le meilleur d’entre nous ; et que c’est sûrement cette manière subtile d’être notre chef, ou notre guide, ou ce qu’on voudra – je cherche le mot – qui a fini par gêner l’orgueil de Manciet : et qu’il soit bien entendu que je parle de son orgueil sans intention blessante ou offensante. Comme je te comprends lorsque tu me dis trouver nos amis « bien compliqués ».
Quelles que soient ces difficultés relationnelles dont témoignent les lettres, au niveau de ses résidences en diaspora, l’engagement de Lesfargues est constant, qu’il s’agisse de Paris ou de Lyon.
Lesfargues et la construction de l’occitanisme en diaspora
Paris
Dans les années d’après-guerre et jusqu’à la fin du siècle, le militantisme dans les diasporas (Paris et Lyon notamment) constituait un élément essentiel de l’occitanisme. Ce qu’on appelait souvent « l’exil » constituait un révélateur d’occitanité dont témoignent de nombreux acteurs (on pourrait citer, entre autres, Lafont lui-même ou Roland Pécout). Mais ce révélateur passait souvent par des médiations (la lecture de Mirèio pour le Lafont adolescent), qui était souvent l’existence d’associations organisées. En ce qui concerne Paris, c’était dans l’association Les Amis de la langue d’oc31 – encore existante de nos jours - plutôt liée au Félibrige qu’il rencontre Lesaffre et d’autres militants dont Manciet avec lequel il s’estime en harmonie idéologique.
J’ai vu Bernard Manciet. Vous l’avais-je écrit. Je sympathise beaucoup avec lui et c’est une excellente recrue pour les Jeunesses occitanistes. Il n’avait jusqu’à ce jour « contacté » que des « barbus », mais par opposition avec eux, ses idées se trouvaient identiques aux vôtres et aux miennes (14 nov. 1946).
Ces contacts se poursuivent l’année suivante, alors que Lesfargues se retrouve chargé de cours d’espagnol au lycée Janson de Sailly où il côtoie l’occitaniste Jean Mouzat qui y enseignait l’anglais :
J’ai commencé à grouper autour de moi les éléments – les rares éléments – jeunes des Amis de la Langue d’Oc : Manciet est précieux ; Lesaffre et Berthaud, de bons alliés – Berthaud est admirable de sagesse et de dévouement - ; j’ai découvert un jeune poète, toulonnais, donc provençal, mais qui est bien informé de notre langue et de notre poésie, écrit dans une bonne langue et l’orthographe alibertine : Henri Espieux. […] Mouzat m’a écrit : il est à Janson de Sailly ; je vais le voir bientôt, et je compte sur son appui.
Lorsque paraît l’anthologie du Triton bleu, Lesfargues, à partir de ses contacts parisiens, développe une vraie stratégie de diffusion nationale et internationale :
J’ai expédié 120 numéros environ […] : d’abord aux journalistes susceptibles d’en parler ; ensuite aux quelques occitans (une vingtaine) dont Lesaffre m’avait dressé la liste, susceptibles aussi de faire de la bonne propagande ; et les 60 ou 70 écrivains (Éluard, Breton, Seghers, etc…) dont Darmangeat m’avait communiqué l’adresse. Sur le nombre se trouvaient quelques adresses à l’étranger (Hollande, États-Unis…) je ne m’en arrête pas là d’ailleurs et vais écrire à Gabriela Mistral, Victoria Campo – qui dirige à Buenos Aires la revue « Sur » et quelques autres personnes – dont le professeur Leclerq à New York qui selon R. Lizop, prépare une anthologie d’oc avec traduction en anglais (11 janvier 47)
Lesfargues essaya de susciter dans le milieu des études hispaniques de lieux d’échanges entre jeunes méridionaux. « L’intérêt de l’Instit. Hisp. », écrit-il le 30 janvier 1953, « c’est qu’il constitue une plaque tournante : des méridionaux viennent pour s’y former (!) et sont après concours redistribués sur le midi. Il faudrait donc qu’ils trouvent, avec la formation hispanique, une formation occitane ». Lesfargues exprime bien là une stratégie occitaniste. Dans le même esprit, il prend contact avec Christian Rapin :
J’ai trouvé un délégué pour le mouvement de la Jeunesse Occitane : délégué étudiant. C’est Christian Rapin, de Tonneins, qui fait sa licence d’espagnol. Abonné à Oc. Écrit en oc – qu’il parle, les deux n’allant pas toujours ensemble ! Il est secrétaire au bureau du groupe d’études de l’Institut Hispanique. (Lettre du 29 sept. 53)
Plus tard, alors même qu’il vivait à Lyon, Lesfargues garda des contacts avec les milieux éditoriaux parisiens. Ses lettres des années 60-70 sont porteuses de conseils à Lafont sur telle ou telle maison d’édition parisienne (Gallimard, Seghers, Albin Michel, Flammarion), sur telle ou telle collection susceptible de publier des ouvrages utiles à la cause occitaniste. Au passage sont évoqués des ouvrages de Lafont qui correspondent, à n’en pas douter, à la bibliographie « parisienne » de celui-ci, notamment en ce qui concerne ses essais :
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1967 : La Révolution régionaliste, Gallimard, coll. « Idées actuelles »
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1968 : Sur la France, Gallimard, coll. « Essais »
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1971 : Décoloniser en France. Les Régions face à l’Europe, Gallimard, coll. « Idées »
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1971 : Clefs pour l’Occitanie, Seghers
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1973 : Lettre ouverte aux Français d’un Occitan, Albin Michel, coll. « Lettre ouverte »
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1974 : La revendication occitane, Flammarion
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1976 : Autonomie, de la Région à l’autogestion, Gallimard, coll. « Idées »
La correspondance nous donne toutes les raisons de penser que Lesfargues joua un rôle déterminant dans ces réussites éditoriales :
24 sept 61 : Je suis bien d’accord pour présenter tes Lettres d’un jeune occitan à un éditeur parisien. Il me semble que cela conviendrait assez à la Tribune libre de Plon. Si ça n’allait pas, nous verrions chez Calmann-Lévy, dont Alain Bosquet a pris la direction littéraire. Sinon encore aux Editions de Minuit ou ailleurs…
2 février 1963 : « Gallimard me prend comme lecteur pour le catalan. Je pensais bien qu’ils se décideraient un jour, mais je ne voyais rien venir… J’espère pouvoir pousser à la consommation…
6 février 1963 : « Bravo ! Bec est comme moi, en admiration devant ta célérité et ton courage.
j’essaierai du côté de Gallimard / Idées, mais cela me paraît difficile. Ma cote s’est consolidée dans la maison, mais pas ailleurs que dans le domaine de l’hispanisme. Nous verrons.
Mais je crois que nous aurions plus de chances du côté de Plon / Tribune libre, ou du côté de Calmann-Lévy, dans la collection qui a édité le livre de Pleven, l’avenir de la Bretagne.
30 juillet 63 : Au Seuil je peux parler à Chodkiewicz qui s’occupe des traductions, certes, mais peut certainement appuyer de façon efficace Emmanuel. Deux précautions… Tu n’auras qu’à me tenir au courant.
Pour Gallimard, cela me paraît plus aléatoire. Dans quelle collection en effet ? Mais je pourrais écrire à Denis Mascolo et chercher à savoir. Veux-tu que je le fasse ?
Tu devrais voir du côté de Calmann-Lévy. Ou plutôt je le ferai moi-même. Si tu en es d’accord, j’écrirai à Bosquet (Alain) directeur littéraire, et lui rappellerai qu’il y a un an et demi il m’avait demandé si je ne connaîtrais pas quelqu’un capable d’écrire pour le Languedoc le pendant du bouquin de Pleven
25 avril 66 : « Pour que je suive ton livre à la trace chez Gallimard, il faut que tu me dises son titre. D’ici une dizaine de jours je pourrai m’informer auprès de Mascolo avec qui je traite le plus souvent. Puis je monterai à Paris pour la sortie de ma traduction, et je ferai de mon mieux sur place.
Je suis en train de corriger les épreuves de « La ville et les chiens ».
Lyon
Lesfargues est affecté à Lyon à la rentrée 1954 après l’obtention de l’agrégation. C’est désormais là que s’exercera son activité professionnelle d’enseignant et son activité militante. À Lyon résidaient Jean-Marie Auzias, auquel le lia une amitié de toute une vie, et Pierre Bec (dans les années 1950). Les lettres témoignent de l’activité du trio. Il s’agissait de constituer une section lyonnaise de l’IEO dont Lesfargues demande à Lafont les statuts-type. Il s’agissait aussi d’organiser des activités autour de la littérature et au-delà.
Ainsi, en 1957, organise-t-il ce qu’il nomme une « exposition » de livres dont il rend compte à Lafont :
Elle [l’exposition] a ouvert ses portes hier. Très peu de visiteurs, mais quelques livres vendus. Naturellement, ceux qui devaient être intéressés au premier chef, telle L’escola de la Seda32, nous boudent. La cabiscola m’a même téléphoné que j’avais commis vis-à-vis d’elle une incorrection […] Et que j’avais triché en n’exaltant pas Mistral lors de cette fameuse conférence. Et que, nous occitans, étions gens incompréhensibles pour les mistraliens, quelque chose comme des martiens. […] Je ne me suis jamais fait trop d’illusions sur le félibrige, mais cette touche m’a tout de même bien ennuyé. Cela fait sérieusement boîter mon plan d’action. […]
L’exposition est réussie. Par trois jours de travail acharné, nous avons transformé l’immense et poussiéreuse chapelle Ampère. [La lettre fait allusion à l’aide précieuse du peintre décorateur Jacques Poncet] Magnifique a été Jean-Marie Auzias, en dépit de sa santé fragile, il a abattu un travail extraordinaire. Les élèves sont venus nombreux […]
jusqu’à présent nous n’avons eu qu’un article (Dernière heure) avec photo. Mais les autres journaux ont promis de faire aussi quelque chose. Et nous sommes passés, Bec, Auzias et moi à la Radio […] et à la Télévision […], cette dernière émission longue de plus de cinq minutes, nous a permis de dire pas mal de choses, et de montrer des livres, des gravures, des tableaux. (Lettre datée « Lyon, dimanche » [mai 1957 ?]
L’exposition semble avoir duré plusieurs semaines puisqu’elle est encore évoquée dans une lettre du 19 juin, ainsi qu’un article du Progrès. Lesfargues en tire un bilan le 8 juillet 1957 :
Nous avons – les comptes sont faits – vendu près de 30.000 francs de livres, la moitié de cette somme allant à l’IEO ; nous avons enregistré aussi des adhésions, six, et probablement en aurons-nous d’autres à la rentrée. (Le groupe lyonnais de l’IEO compte 13 adhérents. Chiffre faste ?)
quelques constatations : la plupart des visiteurs n’avaient aucune idée sur la langue d’oc – souvent sur sa propre existence – et donc cette vie culturelle les surprenait au plus haut point. Les provençaux de l’Escola de la Seda (Auzias vous dira ses démêlés avec sa « cabiscola ») ignoraient tous qu’on écrivît en langue d’oc (en dialecte devrais-je dire) de l’autre côté du Rhône […]. Quand un provençal achète un livre, c’est un livre provençal en graphie provençale, à deux petites exceptions près. D’ailleurs en général le provençal-lyonnais n’achète pas de livres, sauf quand ils sont petits et vraiment pas chers. Lire doit le fatiguer. La plupart des nouveaux adhérents sont du Velay ou du Vivarais ; très mordus, semble-t-il, et s’accrochant à l’IEO parce que jusqu’à présent ils ne savaient pas à quoi s’accrocher ; et séduits d’emblée par notre graphie qui leur est apparue comme « décrivant », plutôt cernant mieux leur parler. Enfin – ultime constatation – les occitans achètent des livres dans les deux graphies et semblent avoir envie de les lire.
D’autres initiatives publiques seront organisées par la suite, associant parfois, comme en 1972, les cultures bretonne, catalane, occitane et intégrant la chanson avec des récitals du Catalan Raimon, de l’Occitan Marti, du Breton Glenmor et le Théâtre, dont le naissant Teatre de la Carrièra, né du Théâtre de la rue animé, justement à Lyon, par Claude Alranq33.
On voit donc qu’autour de Lesfargues gravitent à Lyon deux générations d’occitanistes : la sienne (née dans les années 20) et la suivante, avec Roland Pécout et Claude Alranq, née à la fin des années 1940. On pourrait ajouter, hors de notre corpus, Jean-Paul Creissac, né en 1955, qui effectua à Lyon son service civil comme objecteur de conscience et qui fut, avec Lesfargues et d’autres, de l’aventure de la revue littéraire Jorn (née en 1980) ou encore le journaliste corse du Monde des livres Philippe-Jean Catinchi, son élève en cours d’espagnol de classes préparatoires, qui publie, aussi souvent que possible, des recensions d’œuvres occitanes dans son journal, dont il assure aussi les chroniques nécrologiques des grands disparus (Max Rouquette, Lafont, Serge Bec, Lesfargues, entre autres).
Ainsi, le corpus dont nous venons de donner un aperçu sélectif, met-il en évidence l’action de Lesfargues avant que, après sa retraite il ne regagne son Périgord natal. À partir de son exemple pourrait se constituer ainsi l’ébauche d’une réflexion sur les engagements des occitanistes – et au-delà des militants des langues régionales – en diaspora.
Les enseignements d’une correspondance
Étant donné la stature intellectuelle des deux hommes, la correspondance éclaire bien des aspects de 35 ans de construction de l’occitanisme contemporain. Si Lesfargues, comme Lafont lui-même, ne rechigne nullement devant les tâches administratives et militantes, sa grande passion, exprimée depuis le début de la correspondance, reste l’édition34, plus souvent évoquée, par ailleurs, que l’écriture elle-même. Cet intérêt de toute une vie constitue certainement le point le plus important de ces lettres, à côté, il faut le souligner, de l’engagement fédéraliste que d’autres que moi sont plus qualifiés pour l’analyser.
Ses lettres donnent une idée très émouvante de l’homme Lesfargues, dans ses engagements, ses doutes, ses passions, et à travers les accidents de sa vie. Si le style en est très soigné, le ton varie du sérieux à l’émotion, en passant fréquemment par l’humour. Et je ne résiste pas, parce qu’elle est caractéristique de la géopoétique lesfarguienne, à citer cette phrase du 8 juillet 1957 où il évoque la Haute Ardèche : « Cette région qui nous plaît beaucoup, par sa beauté, ses montagnes chevelues, ses eaux jasantes et claires ».