Il existe dans la liste des recueils1 publiés par la collection « Messatges » quelques unica. Certains n’en sont pas vraiment : l’œuvre poétique s’est poursuivie (ou commencée) ailleurs, autrement, en occitan ou en français. D’autres cependant semblent en être pour de bon : aucun recueil n’a suivi ni précédé celui publié dans la collection, ou alors bien plus tard. C’est le cas, sauf erreur de ma part, du volume Los espers e los jorns (n° 18, 1955), signé par Marcel Barral, éminent grammairien montpelliérain, commentateur érudit de l’abbé Fabre, éditeur des œuvres de son compatriote du XVIIe siècle Jacques Roudil (dont Claire Torreilles a donné en 2020 une nouvelle édition, plus complète et plus alléchante2), etc. C’est aussi le cas du recueil de Susana Vincens (pseudonyme d’Andrée-Paule Lafont, auteure notamment, en 1962, d’une toujours indispensable anthologie de la poésie occitane préfacée par Louis Aragon) : Lis uelhs e son reiaume (n° 22, 1956). Ou encore de celui de Pierre Lagarde, Espèra del jorn (n° 13, 1953) : si Lagarde a continué de publier en occitan, ce sont des textes en prose qu’il a livrés à l’impression.
On peut, pour la même période, celle des années 1950-1960, ranger dans cette catégorie des unica le recueil de Xavier Ravier publié en 1954 sous le n° 16, Paraulas entà tròç de prima. Ce titre (48 pages), que l’on traduit la plupart du temps en français par Paroles pour un morceau de printemps3, n’a en effet été suivi d’aucun autre dans cette langue, et d’un seul et unique, très tardivement (une cinquantaine d’années après), en français. Il a cependant été salué à plusieurs reprises en 1955 dès sa parution (l’achevé d’imprimer porte la date du 24 décembre). Dans la revue Oc, qui était l’éditrice du recueil, le jeune directeur littéraire de la collection, Henri Espieux, qui avait lui-même publié à l’enseigne de « Messatges » son premier recueil poétique, Telaranha, en 1949 (n° 7), se chargea en personne, chose assez inhabituelle, d’en proposer une recension détaillée4. Espieux précisait dès les premières lignes de celle-ci qu’il avait auparavant rédigé un « prière d’insérer » destiné à présenter le recueil de Ravier5, prière d’insérer dont il affirmait reprendre l’essentiel dans les premiers paragraphes de son compte rendu.
On pourrait être tenté de soupçonner quelque complaisance dans cette façon de procéder. Mais on peut aussi penser qu’il n’en a rien été, quelle qu’en ait été l’explication factuelle : Henri Espieux, comme le laisse entendre Yves Toti dans les paragraphes qu’il a consacrés à ce compte rendu, désire avant tout faire partager l’enthousiasme (ce sentiment est une composante importante de sa personnalité) qui s’est emparé de lui à la lecture d’un recueil dont il veut souligner la nouveauté de ton et d’inspiration. Espieux, d’ailleurs, ne fut pas le seul, alors, à remarquer favorablement l’entrée en poésie occitane, et en poésie tout court, de Ravier. Robert Lafont, par ailleurs ami et contemporain d’Espieux6, est depuis 1953 le titulaire d’une chronique, « Lettres d’Oc », dans la prestigieuse revue marseillaise Les Cahiers du Sud7. Régulièrement, il y présente les nouveautés concernant la littérature occitane, qu’il s’agisse de travaux scientifiques ou critiques et, surtout, des créations contemporaines. La collection « Messatges » est souvent présente, avec, de la part de Lafont, un double souci : faire connaître les nouveaux talents aux côtés des auteurs déjà confirmés ; procéder, pour les plus jeunes, et surtout s’ils lui paraissent prometteurs, à un examen critique, à la fois bienveillant et sévère, de leur production. Le recueil de Ravier n’échappe pas à cette sorte d’examen de passage, dès le numéro 329, de juin 1955, de la revue dirigée par Jean Ballard (p. 137-141). La première partie de cette chronique est consacrée à deux volumes de la collection « Les classiques d’oc » publiée par l’éditeur avignonnais Aubanel : celui sur Bellaud de La Bellaudière, par Auguste Brun ; et la Petite anthologie de la lyrique occitane au Moyen Âge composée par Pierre Bec. La seconde partie évoque deux recueils récents, l’un du poète wallon Albert Maquet et du Provençal Henri Espieux, préfacé par René Nelli, Luire dans le noir (Paris, Pierre Seghers) ; et, donc, celui de Ravier, auquel Lafont (qui traduit quant à lui le titre occitan par Paroles pour un bout de printemps) dédie une page entière. Pour le critique, en résumé, Ravier, poète prometteur dont « on peut attendre beaucoup » ne se paie pas de mots, lui qui « a déjà tant à dire, en ne disant pas trop ». À cet égard, on note que Lafont est à la fois moins sévère et plus laudateur qu’avec certains de ses émules, par exemple Yves Rouquette ou Serge Bec. Pour lui, Ravier a trouvé un équilibre qui lui est propre, entre d’un côté, « une belle masse émotive » et, d’un autre, « un paysage vraiment essentiel ». Une citation, en français, d’une pièce complète d’une dizaine de vers vient judicieusement à l’appui de ces considérations par force assez générales8.
Lafont, sans doute parce qu’il songe en premier lieu aux lecteurs de poésie française des Cahiers du Sud, ne cherche pas à aller plus avant dans l’analyse de l’écriture poétique de Ravier, contrairement à ce qu’avait voulu faire Henri Espieux dans la recension qu’il avait publiée dans Oc. Ce dernier insistait, entre autres thèmes, sur deux points qui, le temps ayant passé, semblent essentiels. Le premier concerne la présence ou l’influence du surréalisme dans la poésie de Ravier. Ce thème était et demeura assez longtemps un sujet de discussion parmi les écrivains d’oc. Y avait-il (eu) un surréalisme occitan, et si oui, quelles pouvaient en être les éventuelles singularités ? Nelli, proche parmi les proches de Joë Bousquet, par ailleurs lié, autrement, à Breton, était-il le ou un des représentants de cette version occitane (comme il y avait par exemple un surréalisme belge) d’un mouvement par ailleurs très divers et traversé de multiples querelles ? On prononçait aussi le nom de Jòrgi Reboul9, un long temps disciple (indiscipliné !) de Sully-André Peyre, l’animateur de Marsyas avec Denis Saurat, jusqu’au jour où ce dernier se sépara des engagements mistraliens sans concession de son compère. Espieux, pour sa part, voyait plutôt en Ravier un hérétique (de plus!) qui se détournant du
subre-realisme classic que s’es enfangat dins li paluns de l’inconscient personau, saup trobar li gasas que —pèr lo mejan de l’ensenhament de nòstre folclòr— s’encaminan vers lo terraire estranh e miraclant de l’inconscient collectiu. (p. 139)
du surréalisme classique qui s’est embourbé dans les marécages de l’inconscient personnel, il sait trouver les passages à gué qui, grâces aux enseignements de notre folklore, mènent jusqu’aux territoires étranges et propices aux miracles de l’inconscient collectif.
Ces réflexions entraînent Espieux vers ce qu’il considère comme l’une des sources du surréalisme : le « Romantisme germanic que lo definiguèt l’Aubèrt Beguin10 ». La référence au grand livre du Suisse Albert Béguin, L’âme romantique et le rêve, essai sur le romantisme allemand et la poésie française11, conduit Espieux à définir ce qui fait pour lui la deuxième singularité de la poésie de Ravier : son enracinement dans une culture germanique qui le rapproche d’autres poètes occitans de Gascogne, tels que Delfin Dario12 (Ismaël Girard), Bernard Manciet ou Pierre Bec, lecteurs, comme lui, aussi bien de Rilke que d’Hölderlin. Espieux va même, d’ailleurs, jusqu’à proposer une sorte de sororité profonde entre la Gascogne et certaines parties des pays de langue allemande :
Is aurelhas d’un provençau que siáu, la fonetica gascona restontís prigonda, rufa e cantarèla coma la votz dis òmes dau miegjorn d’Alemanha, de Baviera, d’Austria, d’aquela Austria d’un Rilke…
Aux oreilles du Provençal que je suis, la phonétique gasconne résonne, profonde, rude et chantante, telle la voix des hommes du sud de l’Allemagne, de Bavière, d’Autriche, de l’Autriche d’un Rilke…
La généalogie dressée par Espieux esquissait ainsi le portrait d’un Ravier écrivain, ou plutôt poète, en le situant dans une lignée dont René Nelli, qui venait tout juste de publier son grand œuvre lyrique, Arma de vertat13, serait comme la vivante et remarquable synthèse. C’est d’ailleurs avec Nelli que Ravier inaugura sa collaboration à Oc, dont Félix Castan était encore le rédacteur en chef, en publiant (n° 189, julhet de 1953, 45-53) une assez longue étude : « Poesia e poetica : Arma de vertat ». Cette étude était précédée d’une méditation d’Espieux sur le même thème, dont les premiers mots donnaient le ton avec un parfum de mystère : « Quau siatz, Nelli ? M’escapatz e nos escapatz. Escapatz en toti, en totis aqueli que lis avètz saput pivelar » [Qui êtes-vous, Nelli ? Vous m’échappez et vous nous échappez. Vous échappez à tous, à tous ceux que vous avez su fasciner] …
Et c’était sur les traces de ce Nelli là, poète et poéticien, que Ravier, dans ce même numéro d’Oc, commençait à marcher : à ses réflexions sur Arma de vertat, il joignait un bref ensemble poétique (deux pièces, sous l’intitulé « A la terra noviala », plus une, « Quan tornes ») qui allait prendre place peu de temps après dans Paraulas entà tròç de prima.
Paraulas entà tròç de prima est précédé par une préface en prose d’une page, dépourvue de titre, datée de « Labatut-Rivière, 6 avril 195314 ». Ce texte, comme c’est souvent le cas, a dû être rédigé alors même que le recueil entier, ou en tout cas sa quasi-totalité, étaient déjà composés : « Qu’aurí volut dens aqueth libret » [J’aurais voulu dans ce petit livre]… Il s’agit en effet, d’une sorte de bilan, d’un regard jeté par-dessus l’épaule du poète, comme on se penche sur un temps déjà écoulé mais dont l’écrit, et singulièrement l’écriture, au sens prégnant du mot, ont conservé vives, et plus encore magnifié, les émotions et les sensations. On découvre dans cet exercice de dédoublement le Ravier poète et commentateur, de l’intérieur, des poètes. En quelques paragraphes, dans un langage qui prolonge, au cours de cet exercice d’explicitation, celui des poèmes eux-mêmes sans en rien le trahir, Ravier développe ce qu’est pour lui le poème, vécu puis écrit, un « débris » (tròç) là où le poète cherche le permanent (on cerca lo permanent), « deu dia a la nueit, d’ua sason a l’auta, shens poder tornar en darrèr » [du jour à la nuit, d’une saison à l’autre, sans pouvoir revenir sur ses pas]. La fin de ce beau texte propose une réflexion sur le choix du gascon-langage pour recueillir ces débris : à la fois langue de l’intimité, et aussi langage qualifié par certains de « mâle » et de « direct » (en gascon sancèr), toutes qualités qui permettent d’« exprimer tout ce que contient l’âme d’un homme: pensées et sentiments » (tot çò que j’a diguens l’amna d’un òme, pensadas e sentiments).
On aura compris que ce propos liminaire nous aide, lecteurs, à déchiffrer dans son plein le titre du recueil : aux propositions de traduction que nous avons pu relever (morceau, morceaux, bouts), Ravier avait répondu par avance en suggérant le sens plus « plein » de débris15, qui nous oriente vers l’idée d’une brisure, voire d’une chute. Une conception pour l’essentiel météoritique du poème
Jusqu’à la publication de son recueil, aux derniers jours de 195416, puis au-delà de cette date, Ravier donna à Oc plusieurs ensembles poétiques qui apparaissent rétrospectivement comme autant de points de repère dans la chronologie de son écriture poétique naissante. Les trois poèmes que l’on peut lire dans le numéro 189 d’Oc ont été intégrés tels quels dans Paraulas entà tròç de prima : le diptyque « A la terra noviala17 » en constitue l’ouverture générale, tout en étant aussi celle de ce que l’on peut considérer comme la première partie du recueil : « Deu desvelh dinc’a era18 ». La troisième pièce, intitulée « Quan tornes19 », figure aussi dans le recueil, mais à une autre place (p. 16-17), sans titre. Ce sont les seules « pré-publications » du livre à venir dans Oc. Dès le n° 191 (jenèr de 1954, 22-24), Ravier propose une suite de courtes pièces, Peus parsans deus grans vius20, datées de « Pandèr, lo 5 d’octòbre de 195321 », donc plusieurs mois après l’écriture du texte en prose qui sert de préface au recueil. À trois reprises encore Ravier intervint comme poète dans la revue. Le n° 199 (genier-febrier-març de 1956), à l’initiative d’Yves Rouquette, proposait un dossier sous le titre « Los joves autors occitans se presentan ». Ravier y était logiquement présent aux côtés, notamment, de Serge Bec, Pierre Pessemesse et Yves Rouquette lui-même, avec un poème, « Legenda tà ua plaça de dançar ». Dans le n° 200 (abril-mai-junh de 1956), une autre brève anthologie poétique était proposée aux lecteurs de la revue. Celle-ci regroupait des auteurs déjà confirmés (Max Allier, René Nelli, Jean Mouzat, mais aussi Henri Espieux, Bernard Lesfargues, Robert Lafont, etc)… Ravier y publiait deux très brèves proses poétiques, « Arreproèrs de la lutz nosta », et un poème de treize vers en deux strophes, « Devís de la terra22 » (p. 111).
Ravier, par la suite, ne semble pas avoir donné à Oc de poèmes en occitan, ni d’ailleurs d’autres textes. Avait-il continué à écrire dans cette langue, rien ne permet de répondre à cette question. Mais une incidente de René Nelli, dans son anthologie de la poésie occitane attire l’attention : « Depuis la parution de Paraulas entà tròç de prima il semble s’être éloigné de la poésie pour se consacrer uniquement à ses recherches scientifiques » (Nelli 1972, 300). Nelli, l’un des dédicataires du recueil de 1954, écrivait sans doute cela en connaissance de cause. Ce qui ne l’avait d’ailleurs pas empêché, dans un ouvrage de dimensions restreintes présentant la poésie occitane « des origines à nos jours », d’accorder une place à Ravier (trois pages pour deux poèmes).
Retour sur le recueil de 1954
Paraulas entà tròç de prima marqua l’entrée en poésie occitane et, plus largement, en « occitanisme », de Xavier Ravier. Ses collaborations à Oc, pendant la période, assez brève, où il occupa la fonction de rédacteur en chef de la revue, ne furent pas seulement poétiques, au sens strict du terme. Il s’intéressa, comme critique, on l’a vu, à d’autres écrivains : Pierre Lagarde, dont il présenta avec un esprit fraternel le recueil Espèra del jorn ; René Nelli, auquel il consacra un long article ; mais aussi Michel Camelat, dont il célébra l’œuvre, et en particulier le poème épique Morta e Viva, à l’occasion de la « Jornada Miquèu Camelat » le 30 mai 1955 devant la pierre commémorative de la bataille de Muret, en compagnie du président de l’Institut d’Études occitanes, Max Rouquette. Le discours qu’il prononça alors, comme celui de l’auteur des Somnis dau matin, figure dans le n° 187 (estiu de 1955, 101-103) d’Oc. Mais c’est toujours vers les poètes et la poésie qu’une pente naturelle le ramenait. Une de ses collaborations les plus remarquables à Oc, ainsi, fut un article intitulé « Glòsas » (n° 196, prima de 1954, 84-87), dans laquelle il s’interrogeait sur ces moments où, chez les poètes, « lo besonh de vertat pren la plaça tà l’autor deu besonh d’expression » [le besoin de vérité prend pour l’auteur la place du besoin d’expression]. Ravier développait cette idée en prenant comme exemples deux poètes qu’il appréciait déjà tout particulièrement : Rainer Maria Rilke et ses Quatrains valaisans, et davantage encore Antonio Machado et ses Campos de Soria23. Pour lui, ce saut décisif trouvait son origine dans « la descoberta e l’eleccion d’un païsatge : las montanhas deu Valais, per l’alemàn (que i acabèc sa vita), las còstas e los tucs de Sòria per l’espanhòu » [la découverte et l’élection d’un paysage : les montagnes du Valais pour l’Allemand (qui acheva là sa vie), les coteaux et les collines de Soria pour l’Espagnol]. Dans la suite de son étude, Ravier proposait une évocation détaillée de la façon dont le poète espagnol avait ressenti et retranscrit, avec une grande économie de moyens, ce paysage d’élection, sans cependant trouver là le prétexte, comme chez Unamuno, à en faire l’expression d’une pensée empreinte d’une certaine rhétorique nationaliste.
Ces méditations à propos du paysage, de sa perception puis de sa transposition en vérité poétique, étaient exactement contemporaines de l’entrée de Ravier en écriture occitane: pour lui, à n’en pas douter, la Gascogne de ses origines, réalité vécue et intensément ressentie, devenait, en ce début des années 1950, le lieu privilégié d’une expression poétique pour laquelle le sentiment du paysage et celui de la langue de ce paysage, faisaient naître le poème, loin des rêveries identitaires dont Ravier trouvait alors la trace aussi bien chez Unamuno que, parfois aussi, chez Mistral et certains de ses successeurs. Paraulas entà tròç de prima était le livre qui avait nourri cette réflexion ou dont cette réflexion avait favorisé la naissance. Et probablement les deux, tant chez Ravier déjà, et pour longtemps, poésie et méditation sur la poésie étaient unies, au-delà des langues, ne fût-ce que par cette nécessité de la traduction, toujours à reprendre et à prolonger, et dont il ne cessa jamais d’explorer les cheminements chez les poètes qu’il lisait et relisait. Une phrase d’apparence anodine, dans la page que Ravier écrivit en guise de clôture à l’anthologie réunie et présentée par Yves Rouquette dans le numéro 199 d’Oc, résume bien tout cela : « Çò que compta sustot, qu’es de realizar, l’union de la lenga e deu lengatge: atau ac avem volut, nosautes24 » [Ce qui compte avant tout, et qu’il convient de réaliser, c’est l’union de la langue et du langage : nous, c’est ce que nous avons voulu].
L’amour, la poésie : on pourrait, au prix d’un léger détournement du titre du recueil d’Éluard, voir dans Paraulas entà tròç de prima la mise en œuvre de cette formule qui unit tout en les séparant ces deux composantes de l’écriture poétique. La première partie du recueil, « Deu desvelh dinc’a era », célèbre l’union du pays et de sa langue sous le signe de l’amour : le recueil est dédié, d’abord, « Entà Mishèta, per qui tot tornèc començar25 ». Chacun des poèmes qui composent cette célébration prend la forme d’une capture du temps forcément destructeur qui, d’un seul mouvement, rend possible et déjà menace de faire disparaître cette unité profonde, presque magique. Ce qu’Andrée-Paule Lafont, dans son anthologie, avait décrit avec beaucoup de justesse quand elle notait : « Xavier Ravier, pour un premier recueil qui doit beaucoup à René Nelli, a écrit de très beaux poèmes où luttent dramatiquement l’angoisse et la grâce de vivre » (Lafont Andrée-Paule 1962, 274). Paysage des mots, paysage des émotions et paysage de l’amour s’y rejoignent, s’y confondent et de la sorte s’y éternisent tout naturellement.
Le nom de Nelli nous conduit à évoquer les dédicataires du recueil, comme de plusieurs des poèmes qui le composent. À côté de Nelli, figure Ismaël Girard, l’un des fondateurs d’Oc au début de années 1920. Gascon, comme Ravier, Girard26 figure sans aucun doute comme animateur de la mouvance occitaniste depuis de nombreuses années déjà. Il est alors le directeur d’Oc et le créateur de « Messatges », avec Nelli. Mais Girard était aussi, discrètement, poète, sous le nom de Delfin Dario27. Son unique livre de poésie publié ne devait cependant voir le jour qu’en 1960, mais certains des poèmes qui y sont inclus avaient été imprimés dans plusieurs livraisons de la revue Oc entre 1940 et 1950. Parmi ceux-ci, l’un porte le titre de Signes28, titre qui fut finalement retenu pour le recueil de 196029. Et, simple coïncidence ou davantage, le recueil de Ravier est lui aussi un livre des signes, comme l’indique avec la force des répétitions le deuxième volet de la pièce inaugurale, « A la terra noviala ». Retenons-en les derniers vers :
Peus signes d’aqueth païs
legeishi tots-temps peu prumèr còp
l’alfabet de la tua image.
Peus signes d’aqueth païs !
Par les signes de ce pays
je lis toujours pour la première fois
l’alphabet de ton image.
Par les signes de ce pays !
À ce duo, il faut ajouter le nom du troisième dédicataire, Loïs Doble (Louis Double), ami très proche de Ravier à n’en pas douter : au moment même où ce dernier faisait son entrée dans Oc, comme poète, critique et rédacteur de la revue, Louis Double apparaissait aussi bien parmi les membres du conseil d’administration de l’Institut d’Études occitanes (son nom figure à l’organigramme de l’association entre, ordre alphabétique oblige, ceux de Charles Camproux et d’Ismaël Girard). Il était aussi, autour de 1954, secrétaire de rédaction des Annales de l’Institut d’Études occitanes, publication dont Nelli était alors le directeur, et Charles-Pierre Bru le rédacteur en chef30. Un autre Double, prénommé Jaume (Jacques), joue un rôle non négligeable dans la publication de recueil de Ravier : il est l’auteur du dessin qui ouvre le livre et qui peut en être considéré comme le miroir graphique.
Nelli et Girard sont des proches, par leur langue d’écriture, l’occitan, languedocien ou gascon, comme sont des proches d’autres dédicataires. Au nom de Jacques Allières31, déjà mentionné, il faut adjoindre celui de Jean Séguy, le linguiste dialectologue toulousain dont Allières, comme Ravier, fut le disciple32. Un poème lui est dédié, « Dabuns sers diguens vilatges33 » [Certains soirs dans des villages]. Le poète Frédéric Maigné, familier des colloques et rencontres de Montauban, est également présent34, ainsi que le philosophe Charles-Pierre Bru, « pensaire de l’occitanisme » (« Devís d’un espaventau » / « Dit d’un épouvantail », p. 36-37), comme l’indique la dédicace, mais aussi peintre et analyste de la peinture35. Parmi les « alliés substantiels » du poète Xavier Ravier, on relève encore les noms de Pierre Laulom, dédicataire de « Cançon de la dança deu temps » (« Chanson de la danse du temps »), et de Loïs Doble (Louis Double), qui figure à la suite de Nelli et de Girard dans la dédicace initiale.
Les noms de Laulom et de Bru apparaissent dans la seconde partie du recueil. Celle-ci peut être divisée en trois brèves sections : d’abord celle intitulée « Dança deu temps » (« Danse du temps »), qui comprend un « tableau » de cette danse, puis une « chanson » liée à celle-ci ; une deuxième section, « Espaventau » (« Épouvantail »), également composée de deux pièces (un « dit », puis une « plainte »). Ces deux tableaux en diptyques à la fois se suivent et se font écho. Tout en eux évoque ce combat dramatiquement mis en scène entre « l’angoisse et la grâce de vivre », pour reprendre la formule d’Andrée-Paule Lafont que nous avons citée plus haut. Source de beauté, le temps n’en finit pas de détruire ce qu’il engendre, quant à l’épouvantail, il est la représentation dérisoire et cependant quelque part somptueuse de ce déchirement, lui dont le corps tragiquement burlesque est condamné à finir brûlé, tel un mannequin de carnaval. Une seule et unique image accompagne les poèmes de Ravier, en frontispice : un dessin au trait en noir et blanc signé Jaume Doble (Jacques Double, probablement), et située à gauche de la page de garde. Ce dessin représente un épouvantail entraîné dans un mouvement de danse avec son reflet lumineux, une femme nue qui se dirige dans la direction opposée. On y retrouve, rassemblés, les principaux thèmes du recueil saisis en mouvement, et comme une interprétation graphique de sa signification profonde et des tensions qui en sous-tendent l’équilibre, un équilibre en cela quasi miraculeux.
À la suite de Girard, de Nelli surtout, le maître essentiel, ou de Machado, deux figures majeures viennent clore le recueil : Rilke, déjà mentionné, mais rapidement, dans « Glòsas », et, surtout, Joë Bousquet, figure centrale et surplombante du ciel poétique de Ravier. « D’après vèrs de R. M. Rilke » et « D’un poèta… Joë Bousquet » referment dans cet ordre et simultanément rouvrent le champ poétique. Referment, car Paraulas entà tròç de prima n’a pas connu de suite visible, comme le constatait Nelli, en le regrettant, dans son anthologie de 1972. Rouvrent néanmoins, car Ravier n’a pas cessé de méditer sur les poètes qu’il aimait, et d’abord sur ceux qu’il avait mis en exergue de son recueil de 195436. Il a en outre continué, parallèlement, d’écrire de la poésie, et de publier, parcimonieusement il est vrai, en français surtout, en occitan parfois.
Xavier Ravier poète. Points de repères
De Xavier Ravier poète occitan, une fois abandonné le rôle qu’il joua dans les années 1950 dans la revue Oc, le souvenir a subsisté pendant un certain dans les anthologies. Outre celle d’Andrée-Paule Lafont, qui faisait à Ravier une place importante parmi les poètes des plus jeunes générations37 et celle de René Nelli, déjà mentionnées, on peut signaler celle réunie dans la revue Vagabondages par l’écrivain d’expression française Frédéric Jacques Temple en 1981 (Temple 1981, 102-105). Ravier y figure avec deux poèmes, extraits du recueil de 1954 et donnés en version originale et traduction française (de l’auteur) : « D’après vèrs de R.M. Rilke » et « Nòvia d’autes còps ». Le second figurait déjà dans les deux anthologies précédentes ; le premier, non. Temple, à cet égard, se démarque de ses prédécesseurs, en proposant un texte qui inscrit Ravier dans la poésie européenne de son temps et donne ainsi à son écriture une double couleur : d’un côté, celle d’une référence au paysage des origines, celui de la Gascogne ; et, d’un autre, celle d’une appartenance revendiquée à l’univers poétique européen des premières décennies du début du XXe siècle38 (Rilke, d’origine autrichienne, poète de langue allemande mais aussi de langue française, est mort en 1926 en Suisse romande).
En occitan parfois, ai-je écrit plus haut. Ce fut le cas dans la première livraison de la revue Obradors (deuxième série, « Novèla tièra »), publiée sans mention de date, mais dont on peut situer l’impression en 1973. Trois textes en gascon de Ravier y figurent (p. 42-44). Le premier, le plus long, dépourvu de titre, est un poème qui commence ainsi : « Ton còs totau que contempli deu som de sa lutz39 » [Ton corps total que je contemple depuis le sommet de sa lumière]. Le deuxième s’intitule « Huèc de Thann40 », et le troisième « Hölderlinhaus41 ». Il s’agit cette fois de textes en prose.
En français, la poésie de Ravier, quoique plutôt confidentiellement, a connu au moins trois lieux de publication. Le premier en chronologie fut le recueil de textes Pays de la langue, pays de la poésie (Allaigre-Duny 1998). On trouve dans ce volume 21 poèmes en français de Ravier42, parmi lesquels l’un des deux textes en prose publiés en occitan en 1973 dans Obradors (« Feu de Thann »). Certains de ces poèmes (de loin les plus nombreux) sont attribués à des recueils : Remembrement (1992), pour la plupart d’entre eux ; Jours de parole et Stations de l’amour (1963-1965) pour quelques-uns seulement. On notera que l’un de ces poèmes est donné en occitan (languedocien) seulement, sans version française : « Al Lauragués43 » [Au Lauragais] (p. 115, daté de 1991). Et qu’un autre (« San Juan de la Peña », p. 71) l’est en castillan seulement. Sont ainsi représentées ce que Ravier, dans son intervention préliminaire44, appelle « les trois langues […] qui me furent données par la vie en divers moments ». L’année suivante, Ravier publia un autre ensemble poétique de sept pièces45 dans le volume de Mélanges offert à Georges Mailhos46. Il fallut attendre 2004 pour que voie le jour un deuxième recueil, de 68 pages : D'eau, de terre, de parole, avec des peintures et des dessins de Colette Brunschwig. Comme l’indique l’un des éditeurs, René Trusses, sur la quatrième page de couverture, il s’agit d’une anthologie que l’on doit lire comme le cheminement d’une existence dont les moments essentiels ont été saisis par la parole poétique, depuis les origines, les commencements (« Augural ») jusqu’au moment de la retraite finale (« Un homme chez lui »), soit 39 poèmes ou proses poétiques au total47. On retrouve dans ce recueil la quasi-totalité des poèmes publiés dans les ouvrages collectifs de 1998 et 2004. Probablement parce qu’ils comptaient au nombre de ceux auxquels le poète était le plus attaché. Pour des raisons personnelles, sans doute, mais aussi parce qu’ils représentaient au mieux l’idée qu’il se faisait du « travail » du poète, de sa tâche essentielle. L’intitulé du recueil, qui associe, dans cet ordre, l’eau, la terre et la parole, reprend, en la formulant plus explicitement, la poétique qui illuminait déjà Paraulas entà tròç de prima et conférait à ce livre sa valeur inaugurale, dans l’acception prégnante du mot. Il en dit la solidité, mais aussi la fragilité, que le temps, et, d’abord, le temps des êtres humains, sont toujours susceptibles de déplacer et, parfois, de détruire. Mais reste la parole, fragile elle aussi, et cependant quelque part plus pérenne que les paysages.
Dans ce recueil qui est un parcours d’existence, on est frappé par le fait que le poème, pour Ravier plus que pour beaucoup d’autres, est une affaire de circonstance. Et davantage encore d’occasion. Ce qui advient et, sur le moment, change le cours des choses, et, du coup, vous change aussi, et fait naître le poème, sa nécessité, les premiers mots peut-être, et les paysages qui en déterminent la forme, le rythme, l’élan… Au cœur du recueil, plusieurs poèmes48 font référence au festival de jazz de Marciac (la cité gersoise jouxte le pays de naissance du poète), à certains des musiciens qui s’y sont illustrés et dont Ravier a gardé le souvenir, devenu intemporel quand le poème s’en est emparé. Ce sont là autant de ces coups du destin, de ces foudroiements illuminants qui font songer à celui que Ravier discernait dans le titre du livre de Jordi Pere Cerdà, Tota llengua fa foc, qui fut, nous l’avons vu, comme le double, ou le jumeau temporel, de Paraulas entà tròç de prima. Étrangement, mais de façon riche de sens, Ravier, quand il évoquait, en 1996, la formule de Cerdà, mentionnait aussitôt après le souvenir d’un concert Beethoven donné à Prades de Conflent, le 20 juin 1954, par le violoncelliste catalan Pau Casals accompagné au piano par Rudolf Serkin. Souvenir déjà sauvé de l’oubli, à chaud, dans un article de la revue Oc (n° 193, abril-julh de 1954), « En tornar de Prades, 20 de junh de 195449 »). Et que le texte de 1996 reproduit presque mot pour mot : « … pendant l’exécution des pièces au programme, je ne pouvais m’empêcher de faire un tout, dans la nuit de Conflent, de la modulation sonore, de l’image du Canigou qui occupait mon esprit et des vers de Verdaguer célébrant ‟la muntanya regalada” ». En 1954, une longue citation du chant II de Canigó, le grand poème pyrénéen de l’écrivain catalan, accompagnait la réflexion de Ravier sur cette communion magique, qui, par certains aspects, fait penser à ce que Robert Lafont, quelques années plus tard, à propos du même Jacint Verdaguer, allait tenter d’appréhender comme géopoétique50.
L’une des premières pièces du livre de 2004 s’intitule « Remembrement » (mot qui est aussi le titre d’un recueil demeuré en partie inédit). Elle fait allusion à ces regroupements de terre effectués à marche forcée et aux destructions qu’ils ont entraînées en particulier entre 1960 et 1980. Mais l’allusion est aussi intime et, d’une certaine façon, presque métaphysique, et par là esthétique : tout a disparu de cette sorte de paradis (le mot n’est bien sûr pas prononcé), celui d’une jeunesse qui était aussi celle du monde. Mais en demeure la présence par la parole :
Avant la destruction des arbres,
avant l’anéantissement des ruisseaux,
avant l’effacement des sentiers,
avec des troupeaux aussi jeunes que nous,
nous habitions des prairies
à lisières de peupliers
où par quelques passereaux
le ciel se suffisait :
notre regard s’accroissait de l’écho
que toutes les feuilles et leur nervure
confiaient à l’horizon des derniers champs.
On reconnaît, inchangés, les paysages incarnés par la parole occitane du recueil de 1954, comme, à distance, une boucle qui n’en finit pas de se boucler. Et l’on y entend résonner le refrain enchanté et enthousiaste de l’exorde d’alors, « A la terra noviala » : « Peus signes d’aqueth païs ».
Cette assez remarquable continuité au long des années, rétrospectivement, confère un poids de sens supplémentaire à la publication de Paraulas entà tròç de prima en 1954 dans la collection « Messatges ». Celui, essentiellement, d’une démarche poétique globale, qui ne s’est jamais démentie au bout du compte. Et qui n’a jamais cessé de placer le paysage des origines et ses prolongements au centre d’une interrogation sur le temps, les mots et la vie terrestre. De cette démarche d’ouverture en direction de ce qui pourrait être sinon l’essence, à tout le moins une des essences, de la poésie, témoigne par exemple le vers de Rilke que Ravier a placé en exergue de son poème « Marciac encore », dont le titre, comme le premier vers, sont déjà significatifs : « Voix de maintenant, voix de toujours ». Ravier ne donne que la version allemande de ce vers51:
Gibt es wirklich die Zeit, die zerstörende ?
Soit, selon Armel Guerne, qui traduisit en français les Sonnets à Orphée dont il est extrait52: « Le temps existe-t-il réellement, le destructeur ? ».
Témoigne aussi de la même démarche la citation d’Hannah Arendt qu’il proposait dans les dernières lignes d’une intervention consacrée à deux autres poètes qu’il affectionnait tout particulièrement, les Carcassonnais Joë Bousquet et François-Paul Alibert (Ravier 2017, 30) : « La durabilité d’un poème est produite par condensation, comme si le langage parlé dans sa plus grande densité, concentré à l’extrême, était poétique en soi53 ».