Je me suis intéressée à Émile Barthe vers 1980, dans les années où j’enseignais au lycée Henri IV à Béziers et fréquentais le CIDO1. En relation avec les recherches menées par deux historiens, Jean Sagnes et Raymond Huard, sur la question paysanne en Languedoc, j’ai découvert une œuvre abondante et riche en témoignages sur la société de son temps, relativement oubliée alors, après avoir occupé une place de premier plan dans la littérature d’oc. Pratiquement Barthe n’a pas cessé d’écrire, d’être joué et publié, de 1900 à sa mort en 1939, porté par la vitalité du théâtre en Languedoc, à laquelle il a grandement contribué. Son œuvre a connu en son temps un immense succès et a été largement diffusée, par les représentations et les publications. Récemment invitée (ler mars 2024) par « Les Amis de Nissan » à parler d’Émile Barthe, je peux témoigner de l’intérêt véritable que cette œuvre suscite encore et des souvenirs multiples qu’elle éveille dans la population de son village natal et au-delà.
Émile Barthe. Éléments de biographie
Émile Louis Barthe2 est né le 30 octobre 18743. Fils de Baptiste Barthe, cultivateur, d’une famille de Quillan venu se fixer dans la plaine languedocienne (le père, décédé, était roulier) et de Claire Brenac, d’une famille établie à Nissan vers le milieu du siècle (le père était maçon4). Il se marie à Béziers en 1900, avec Julie Gayraud, née à Séverac le Château5. Il meurt à Béziers le 26 avril 1939, à 64 ans6. Milieu populaire. Pas d’études, s’arrête au certificat d’études (1er du canton, précise Jean Fourié). Il commence par gagner sa vie comme artisan. Il est bourrelier chez son oncle maternel, Louis Brenac, pendant près de 15 ans. C’est le métier qui figure sur son acte de mariage. Il vit donc à Nissan jusque vers 1905 (28 ans). Il est ensuite commerçant. Il va à Magalas où naît son fils Roger7. À ce moment-là il est « marchand de nouveautés ». Il sera ensuite représentant de commerce (de la distillerie Marty). Pendant la guerre, il est mobilisé comme « convoyeur de trains de munitions ». Après la guerre, en 1919, il tient un café à St Chinian. Et en 1922 il s’installe comme limonadier / cafetier à Béziers, allées Paul Riquet. Jusqu’en 1927 où il prend un magasin de vins et liqueurs, rue Casimir Péret, toujours à Béziers. Son acte de décès porte « liquoriste », et donne pour adresse : 1 rue Étienne Dolet, dans le quartier St Aphrodise. Barthe n’est en rien un héritier, ni socialement, ni culturellement. Il a traversé par ses propres moyens une période difficile pour ceux qui n’ont pas de biens, au moment de la crise du vin et puis entre les deux guerres… Barthe commence, d’après quelques témoignages, à écrire très tôt. Il est doué, il a des convictions, de l’énergie et de l’ambition. Il a pour protecteur et modèle le félibre majoral Jean Laurès, de Villeneuve. C’est lui qui le fait entrer au Félibrige, en 1896. Il lit la presse, les almanachs. Le Félibrige représente, pour cet autodidacte, à la fois une école, une stimulation d’écriture dans la langue qui est la sienne, et un réseau important d’échanges intellectuels et de publications. Il participe aux concours de la Société Archéologique, aux jeux Floraux de Saragosse et y obtient des prix pour ses poèmes, Il participe à la fondation en 1897 de « L’escolo dau Titan8 » (Maintenance du Languedoc).
Un des ses premiers grands poèmes : Paure Miejour (1901) fait écho à La Malautié de la bigno de Laurès (1857). En fait c’est une suite. Barthe a sillonné tous les villages du Languedoc, il connaît tous les milieux, tous les discours, il est sensible à l’évolution du monde de la vigne. Après la guerre, le malheur n’est plus la maladie du phylloxéra mais l’avènement, selon Jean Sagnes, dans les régions de plaine, d’une « viticulture industrielle où domine la grande propriété avec développement d’un important prolétariat de la vigne, » alors que « les ouvriers sont, en même temps, dans des proportions variables selon les communes, possesseurs de quelques arpents de terre9 ». On voit se profiler une nouvelle crise structurelle, entraînant surproduction, mévente, fraude :
Dins un tautàs sans fonds lou païs arpatejo :
Dins toutes lous oustals la misèro mestrejo ;
La gèino d’ount mai ba peso d’un pés egal
Sul patrou sans lou sou e l’oubriè sans trabal.
Paure Miechour, 20 dec 1901.
[Dans un bourbier sans fond, le pays se débat
Dans toutes les maisons la misère règne
De plus en plus la gêne pèse d’un poids égal
Sur le patron sans le sou et l’ouvrier sans travail].
C’est Jean Laurès qui l’oriente vers l’écriture théâtrale où il réussit d’emblée et obtient une reconnaissance locale. En 1900 il crée à Nissan Lous Abinatats [Les Avinés]10 sur le thème de la crise qui s’annonce. Grand succès, puis tournées dans les villages (de cette seule pièce, il y aura 300 représentations!). Le processus se renouvellera de nombreuses fois. Barthe est un auteur fécond. Son œuvre foisonnante comprend une cinquantaine de titres. Le Cirdoc possède quasiment toute son œuvre imprimée ainsi que de nombreux manuscrits de pièces écrites sur des cahiers d’écoliers11.
Renaissance du théâtre d’oc en Occitanie
Émile Barthe n’est pas seul dans le Félibrige à se consacrer au théâtre. Il est le contemporain de Michel Camelat, Césaire Daugé, Frédéric Cayrou, François Dezeuze, un peu plus âgé qu’André Boussac, Antoine Dubernard, Francis Gag… Au début du XXe siècle, dans tout l’espace occitan, il y a un dynamisme exceptionnel de la création théâtrale dû à l’enracinement des « maintenances » félibréennes (Escolo Gastou Fèbus en Gascogne, Lou Bournat en Périgord, La Cigalo lengadouciano de Fabre et Vinas en Languedoc…). Cette implantation du Félibrige favorise l’existence de troupes locales d’amateurs.
Un théâtre amateur
Plus que Béziers, le lieu du théâtre de Barthe est le Bas-Languedoc viticole qui connaît une prospérité économique à la fois source d’enrichissement et de péril. Le terrain est toutefois favorable aux réjouissances diverses et aux fêtes traditionnelles (treilles12, ramades13, animaux totémiques, chants, carnaval…) et donc au théâtre qui est alors une activité sociale et culturelle importante dans les villages. Henri Cabanel rappelle, en 1938, le rôle d’animation et de vivier d’artistes des Soucietats de théâtre qui sont sorgos de distracciu, de sourtidos, d’escourregudos que congrio l’amistat14. L’amateurisme, qui sera plus tard mis en question, participe à la fois du divertissement et d’une forme de militantisme culturel. C’est toute une organisation : des lieux, des costumes, des décors qui occupent la population. C’est un meneur de jeu, metteur en scène : lou baile. Ce sont des travailleurs qui, après leur journée, font l’effort d’apprendre un rôle, d’assister régulièrement aux répétitions, de se libérer pour les tournées à l’extérieur… De proche en proche, le public est formé, plus ou moins directement impliqué et souvent passionné. Ernest Vieu et Jean-Marie Petit (1973) ont évalué autour de 2000 le nombre de pièces représentées entre les deux guerres dans les villages du Bas-Languedoc. Chacun avait sa troupe ou peu s’en faut. Citons : Lou Poulin de Montblanc de Jean Lairis, Lous Cigalous narbouneses d’Ernest Vieu (receveur des postes, d’Argeliers, comme Marcelin Albert, qui était un fameux acteur !), La Tourre de Sauvian d’Enric Cabanel… les troupes de Vendres, Sérignan, Cuxac d’Aude, Pézenas… La troupe de Barthe à Nissan, son village natal, était Lou Brès besieirenc.
Carnaval et pièces en un acte
Barthe se met au théâtre comme par jeu, pour répondre à la sollicitation majeure du carnaval. Exactement du « jugement de carnaval » qui est la revue burlesque de la vie locale. Il se prend au jeu, produit avec bonheur quelque 14 pièces de cette veine, les premières étant pour Nissan : Maissodoulo (1899), Lous Salibataris (1900).
Pour la Santo Estello de Béziers en 1902, Frédéric Mistral avait assisté à la représentation de Coucourdou, pièce écrite pour la circonstance, dans un registre plus pathétique que comique. Il écrivit à Émile Barthe : « Se vesié que lou pople se complasié d’ausi sa lengo souna tant dignamen e d’uno façou tant vivènto » et il fait l’éloge de « l’esfors, l’énavans, lou talènt dou felibre poupulari qu’[…] avié ressuscita lou tiatre de Beziès, aquéu tiatre qu’autretems regalavo nosti paire i festo de la Carita15 ». L’adoubement du maître de Maillane, que Barthe était allé voir chez lui pour le convaincre de venir à Béziers, est essentiel. Ses deux motifs sont la langue qui fonctionne bien dans le public et la référence littéraire dont le prestige doit rejaillir sur le félibre populaire. Après la publication, par les érudits de la Société Archéologique (1845-49), du « Théâtre des Caritats » du XVIIe siècle, le souvenir de ce grand moment de la culture d’oc, vaguement entretenu dans la mémoire locale par les rituels festifs (lo camèl, la galère), est opportunément rappelé par Mistral à une époque où Béziers, qui connaît un rayonnement culturel et artistique sans précédent, est appelé « le Bayreuth français ». Saint Saëns, Gabriel Fauré font jouer de grands opéras (Déjanire, Prométhée) dans les arènes.
Parmi les célébrités, le félibre local peine à prendre place. En avril 1912, la feuille mondaine Tout Béziers y passera publie une caricature pleine page, très peu flatteuse pour la personne de Barthe, dont la prestance physique fut, à tous les âges, souvent remarquée par ses contemporains, et particulièrement injuste pour le public débraillé et agité qui figure à l’arrière-plan. La page d’illustration est assortie d’un « Portrait charge » qui reconnaît son talent, mais avec une condescendance toute francolâtre :
Il y a dans les farces une verve succulente, des traits naturels. Barthe exprime dans son langage qui s’éteint – malgré le prosélytisme admirable mais vain des félibres et du félibrige – tout ce qui constitue l’esprit d’une contrée, le genius loci. Il ne cherche qu’à amuser ses contemporains […] Car les dialectes méridionaux, chacun le sait, se sont éparpillés en patois et mille obstacles s'opposent à leur reconstitution en langue littéraire et officielle de leur pays d’origine (article signé J B).
Toutes les pièces sont éditées à Béziers en plaquettes. Elles se présentent comme des juchoments en bers lengadoucians ou comme des carnabalados ou encore coumedios, peços coumicos en 1 acte, en vers et en prose. Barthe en rassemble un choix dans un recueil en deux tomes : Teatre poupulari, 1922 et Vesprados galoios, 1927.
Le tournant avec Lous Proufitaires
La pièce Lous Proufitaires, créée à Béziers le 22 avril 1922 avec des acteurs de Nissan, a été jouée pendant 16 jours consécutifs devant une « foule énorme de spectateurs »16 et ensuite a connu un immense succès dans tous les villages et les villes de la région, jusqu’à la Mutualité à Paris, du 4 au 6 décembre 1922. Les félibres parisiens ‘Amis de la langue d’oc’ avaient préparé le terrain. Jules Véran signe un bel article de première page le 3 décembre dans le journal Comœdia : « Une troupe d’amateurs va jouer une comédie languedocienne17 ». Et, le 6 décembre, un article élogieux signé Armory paraît en page 3 avec une photo de scène. Le public – que les Occitans de Paris avaient fourni en grand nombre – « a beaucoup ri », et particulièrement de voir les rôles de femmes joués par des hommes !
Le thème de ce jugement en vers, mais en trois actes, n’a rien de localiste. Il s’agit de vilipender et condamner un commerçant profiteur de guerre, comme il y en eut partout pendant la guerre, mais celui-ci s’appelle Ventredor - aquel noum ne dis fosso [ce nom en dit beaucoup] - monsieur et madame Ventredor, négociants en moungetos. C’est à partir de cette pièce que Barthe accède à une notoriété régionale et à une reconnaissance dans le milieu félibréen qui lui font envisager de briguer le siège de majoral. Une première fois, en vain, en 1924 (Santo Estello de Narbonne), une seconde fois, avec succès, en 1925 (Santo Estello de Clermont-Ferrand).
Le 7 mars 1924, Barthe écrit à Amédée Calmel18, mainteneur du Félibrige à Béziers, pour lui demander de soutenir sa candidature auprès de ses amis majoraux. Belle lettre avec en-tête du « Café des Félibres, allées Paul Riquet, Béziers », cigale et devise personnelle « Tout passo après / l’amour del brès » [Tout passe après / l’amour du berceau]. Barthe joint en quelque sorte sa bibliographie. Mais en homme de théâtre accompli, c’est sur le nombre (18 titres cités) et la localisation des représentations qu’il met l’accent19. Il se targue, dès 1924, d’une implantation large et d’une activité théâtrale intense en listant les lieux et les titres des pièces jouées dans les villes (Paris, Béziers, Montpellier, Narbonne, Pézenas, Agde) et les villages de l’Hérault (26) et de l’Aude (6).
Les grandes pièces
Il est alors à la charnière de sa production qui va des farces et comédies en un acte à des pièces plus longues et plus sérieuses, relevant du drame ou de la comédie de mœurs, où apparaît le souci d’ouvrir les références culturelles et géographiques. Ce sont des pièces en trois actes, en vers. D’une pièce à l’autre, on voit un élargissement de l’inspiration littéraire, du cadre spatial et de la réception par le public. Barthe, fêté de son vivant, très fréquemment ovationné, devient sans conteste l’auteur occitan le plus estimé de son temps. On le dit : « lou mèstre del teatre d’oc ». L’appareil théâtral lui-même prend de l’ampleur, mise en scène, décors, costumes, nombre de personnages, figurants20.
Ces pièces sont au nombre de six : Lous Bielhs (1923) ; Lou Perdou de la Tèrro (1925) ; Lous Rasims de luno (1927), d’après le drame d’Étienne Arnaud, avec une musique de Louis Quintal21 ; La Filho de la mar (1928) dédiée à Jean Félix22 ; La Gitano (1931) dédié a la Nacioun Gardiano23; Nino (1929 publiée en 1934), d’après le roman de Vigné d’Octon24, Les amours de Nine (1893). Une septième pièce aurait eu pour titre 1907 et il était entendu avec Ernest Vieu qu’elle serait jouée à Argeliers, mais elle est restée inachevée à la mort subite de l’auteur, et sans doute perdue ensuite.
Il faut ajouter à cet ensemble un roman de 300 pages : La Nissanenco, rouman de la terro d’oc, publié en 1938.
Dans le même temps, Barthe n’a pas rompu avec le genre léger et la fantaisie, parfois musicale. Il fait encore jouer diverses « galéjades » : Fanni (1930), Lou Vase de Soissons (1931), Lous dous gavaches, « Fantasié poustalo » (1934), Lou Perruquié galant (1934), La Soupo de mourres (1938)…
Un monde réel
Le théâtre de Barthes, écrit Léon Cordes (1964), à travers tous les genres qu’il aborde et tous les sujets, reste un théâtre profondément rural, « véritable fresque languedocienne dessinant vigoureusement une société encore traditionnelle ». Société travaillée par des tensions profondes dont il sait rendre compte, par ses convictions de radical-socialiste et parce qu’il s’est toujours « tenu en contact avec l’actualité ». En effet l’œuvre de Barthe, théâtrale et romanesque, représente une source très riche de représentations sociologiques et sociolinguistes du Midi viticole. Son charme, encore maintenant, tient à la pertinence et à l’abondance – on peut bien dire à la surcharge – des effets de réels, qui font sourire ou rire parce qu’on les reconnaît, parce qu’ils éveillent une foule de connotations familières. En tout cas, au théâtre, en situation, ils sont efficaces : « ça marche » !
Le premier effet de réel est porté par la langue. Léon Cordes (1964) le dit admirablement du théâtre populaire en Languedoc entre les deux guerres, que ce soit celui de Dezeuze, du Dr. Albarel de Narbonne ou d’Emile Barthe :
La langue colle tellement au milieu, exprime avec une telle certitude et une telle véracité le moindre détail, le moindre état d’âme, nomme avec une telle précision le moindre objet […] que la moindre expression crée une situation, le moindre jeu de mots devient un brillant mot d’auteur et un dialogue rondement mené prend une allure épique. p. 12.
Cela vaut naturellement dans la mesure où auteur et public partagent un espace linguistique limité, où sont reconnus immédiatement et appréciés comme tels les idiomatismes et inflexions dialectales qui font la saveur et le relief d’une langue de théâtre. Y compris, chez Barthe, avec les jeux sur la diversité dialectale et sur la diglossie dont font souvent les frais les gavachs (nombreux et familiers, comme son père ou sa belle-famille), et les femmes, quand elles prétendent parler français par souci de distinction, dans leurs lettres d’amour (Lou Peis d’abrial), au cours d’un entretien avec un employeur (Jourdino cèrco uno bono), en faisant les courses au marché (Arribo la traïno25). Cette connivence linguistique qui fait la force du théâtre populaire bien implanté dans un terroir représentera, d’ailleurs, l’obstacle majeur d’un théâtre d’ambition proprement occitane. Le public est acquis mais peu adaptable parce qu’il n’est pas acculturé dans sa langue. En 1959, faisant le bilan de son expérience d’auteur de théâtre et de journaliste à la radio toulousaine, André Boussac en témoigne :
Sembla natural que cadun vòlga servar l’accent del seu païs – e d’autant mai que cadun crei que possedís, sol, la vertat de la lenga e la vertat de l’accent. Per l’encausa d’aquò, lo teatre d’òc se pòt pas generalizar en Occitania. Deu demorar localizat… e es una flaquièra.
[Il semble naturel à chacun de vouloir garder l’accent de son pays – et ce d’autant plus que chacun est persuadé qu’il possède, lui seul, la vérité de la langue et la vérité de l’accent. Pour cette raison, le théâtre d’oc ne peut pas se généraliser en Occitanie. Il doit rester localisé… et c’est une faiblesse.]
Élargir le public, c’est aller vers une langue commune, mais alors se réduisent les localismes et la saveur de la conversation courante qui font tout le succès du théâtre traditionnel.
Autre effet de réel : la peinture du monde du travail. Le nombre de métiers que Barthe met en scène dans son théâtre est significatif d’une volonté de balayer large, d’impliquer systématiquement dans le jeu toutes les strates de son public. Métiers rendus dans la vérité physique et verbale des décors, des gestes, des outils, des techniques. On est dans un salon de coiffure, chez un cordonnier, au marché, dans un salon ou une boutique, dans la rue. Par exemple dans Rasims de Luno, il y a un bourrelier qui fabrique un collier dans les règles de l’art, comme avait pu le faire Émile Barthe chez son oncle Brenac à Nissan. Barthe s’adresse aux ruraux, aux citadins, aux paysans, aux artisans. Dans la Coucho-Bestido il met en scène les maçons et tailleurs de pierre et leur précarité pour leur adresser un message de solidarité mutualiste. Il y a même, dans la galerie de portraits satiriques, des fonctionnaires (Lous dous gavaches), mais, ici où là, la raillerie attendue n’est jamais lourde et la caricature est relevée par la fantaisie. Dans le roman La Nissanenco, le réalisme est encore plus prononcé : peinture des métiers, du travail des filles et des femmes, des mœurs et mentalités de différents milieux, descriptions du monde villageois dans ses relations avec la vie de la campagne environnante. Mais les contours, parfois incisifs, du monde réel se fondent, en quelque sorte, dans une vision ethnographique généralisante où les conflits sont gommés. La diégèse est datée des années 1880 qui correspondent à la jeunesse de Barthe. La vision rétrospective est empreinte de nostalgie.
Enfin un des effets de réel qui résiste le mieux au temps est la mémoire des lieux, la culture d’un certain sentiment collectif de reconnaissance et d’appartenance. La Nissanenco décrit des lieux vivants, la forge, la boutique du bourrelier, du charron, les femmes au lavoir, le nom des rues et la disposition des bâtiments26.
Au théâtre, dans les grandes pièces, le décor, les objets incarnent des lieux familiers, des univers bien identifiables. Avec parfois des changements de décor qui représentent le désir de changer de vie, mais le plus souvent l’intrigue ramène à la terre et au foyer le fils prodigue. Ainsi, le décor de La Gitano représente la grande propriété de la plaine viticole. Un beau matin du mois de mai. Grande cour fermée de murs entourant la maison du maître (la granjo) d’un côté et celle du métayer de l’autre (lou ramounetage). Le grand portail est ouvert sur la campagne, les vignes, la route blanche bordée de platanes27. L’acte II se passe aux Saintes-Maries de la mer. L’acte III revient à la granjo.
On retrouve dans La Filho de la mar la même mise en perspective et la même symbolique du fermé / ouvert. Les trois actes se situent au Grau d’Agde, dans la maison d’un vieux pécheur, un jour supèrbe de decembre. Une salle avec des filets tendus, porte ouverte sur la plage et vue sur la digue dans le lointain. Ce sont des univers solides, bien campés et bien reconnaissables, ébranlés dans leur fondement par les drames qui vont se nouer, surtout quand la filiation est menacée. Dans La Gitano, Arnaud, le fils du propriétaire, amoureux de la gitane, la suit aux Saintes-Maries, puis revient finalement au bercail épouser la servante dévouée à la terre. Dans La Filho de la mar, Glaudinet, fils de Martial le pécheur, tente de faire sa vie à Paris mais revient au pays épouser une filho de la mar.
Lou Perdou de la Terro, qui, d’après Ernest Vieu, ne connut pas un succès éclatant, me paraît une des pièces les plus fortes. C’est l’histoire de Marti, petit propriétaire d’une grangeto, qui, après une vie de labeur et d’attachement à sa terre, se résout à vendre sa propriété à un gros négociant, Bompal. Il renonce à son indépendance pour doter sa fille et permettre à son gendre de s’installer à son compte comme négociant. Ce sont les femmes, futiles et dépensières, dans ce cas, qui désirent s’éloigner de la campagne, mener la belle vie à la ville. Mais le gendre, après avoir flambé, est ruiné et se suicide. La chute est brutale, la maison vendue aux enchères, la famille réduite à habiter chez les voisins. Ce drame représente, à l’évidence le mécanisme de la spéculation qui permet aux gros négociants de s’enrichir aux dépens à la fois des petits propriétaires et des négociants moins solides de façon à contrôler et les marchés et la production. La tragédie est évitée in extremis par un happy end, Barthe n’ayant jamais peur des coups de théâtre ni des effets spéciaux (le Soldat inconnu surgissant de sa tombe à la fin des Proufitaires, la fée Mutualité dans La Coucho-Bestido, le fantôme de Mireille dans La Gitano) : soudain le négociant humanisé et repentant rend leur grangeto aux Marti :
La terro a pas d’atrach per nautres coumerçants
Et de pensa que vous l’aimas coumo un calandre
Me doublo lou plasé de poudé vous la randre.
[La terre n’a pas d’attrait pour nous, les commerçants
Et de penser que vous l’aimez comme un jeune fou
Redouble mon plaisir de pouvoir vous la rendre.]
La Terre allégorisée est la valeur suprème et c’est elle qui vient tirer la morale de l’histoire :
La Terro bous porto soun perdou
Sap que l’avès toujours aimado e regretado.
[La Terre vous donne son pardon
Elle sait que vous l’avez toujours aimée et regrettée.]
On est dans ce que Claude Alranq appelle « lo teatre paisan » largement représenté dans l’espace occitan et dont le cœur est la possession de la terre et de « l’ostal », théâtre qui, selon lui, « s’est toujours tenu dans l’antichambre de l’ethnodrame. » (1995, 51).
Un théâtre félibréen
Paul Rolland, qui signe J-P Régis, dit encore dans l’article d’Oc cité plus haut : « En prose et en vers, M. Émile Barthe fait une excellente propagande ». Propagande félibréenne certes, et par son côté moralisateur et par la diffusion intense qu’il fait de la langue. Car il y a bien propagande linguistique. L’adhésion du public, à une époque et dans des circonstances données, n’est jamais chose acquise. Le fait que Barthe ait connu un succès aussi vif sur un espace de plus en plus ouvert et pendant une quarantaine d’années, suppose de sa part un réel talent d’adaptation. Facile sa langue, sans doute, en tout cas toujours fluide et juste. C’est une langue de conservation patrimoniale pourrait-on dire, partant de la vie quotidienne où elle fonctionne bien, mais c’est aussi une langue de conquête, pour exprimer des sentiments, des idées, des réflexions qui, pour le plus grand nombre, ne relèvent pas du domaine familier.
Dans la chronique littéraire de la revue Oc de janvier-février 1932, est citée une page du gascon Jean Bouzet sur l’efficacité du théâtre pour amener le peuple à la conscience de sa langue – que généralement il ne lit pas. Le théâtre touche en effet, quand il réussit, des milliers de spectateurs que la lecture ne concerne qu’individuellement, et d’ailleurs le principal instrument de la Renaissance catalane a été le théâtre, non le livre. Si nous voulons aller au peuple, c’est sur les planches d’abord qu’il faut le faire :
si volem que’ns seguesca, gahem lo per las aurelhas ont i a presa e pas per los oelhs28.
[Si nous voulons qu’il nous suive, prenons-le par les oreilles où il y a prise, non par les yeux.]
Dans les journaux locaux et dans la presse occitane, on peut suivre les représentations à succès de Barthe. Dans Oc du 1er oct. 1929, un article signé B.V. rend compte du triomphe de la représentation de Nino, le 31 août, à Béziers :
Disons un mot du public. Il était composé en grande partie de nombreux jeunes gens et jeunes filles. On pouvait craindre une certaine incompréhension. Il n’en a rien été. Des applaudissements enthousiastes couronnèrent les meilleurs passages et, à la fin du troisième acte, l’auteur, acclamé par la foule, dut paraître sur la scène, salué par une émouvante ovation.
Le public des villes s’élargit aux femmes, cela apparaît comme le signe d’une progression dans la représentation de la langue. À propos de La Gitano à Narbonne le 16 février 1932, par les « Cigalons narboneses » d’Ernest Vieu, Oc publie un article qui se félicite de la présence de plus en plus nombreuse de femmes dans les rôles féminins :
Un fait deu esser senhalat : las joventas, mai que mai, tenon de rotles en lenga d’oc. Es un fait de màger importància que presaràn aqueles que sabon consi nostra lenga, fins a uei, era mespresada pel filhum.
[Un fait doit être signalé : les jeunes filles, surtout, tiennent des rôles en langue d’oc. C’est un fait d’importance majeure qu’apprécieront ceux qui savent combien notre langue, jusqu’à présent, était méprisée de la gent féminine.]
On a vu que Les Proufitaires, à Paris, avaient plu surtout par le côté grand-guignolesque des rôles féminins tenus par des hommes. Les temps et les goûts ont donc changé. Il y a des actrices et des autrices. La plus connue est Clardeluno, Jeanne Barthès de Cazedarnes. L’actrice de cette époque dont le nom est le plus connu fut Juliette Dissel dont Joëlle Ginestet a retracé la carrière (2021). Elle n’a pas joué pour Barthe, mais a précisément tenu le premier rôle dans la pièce de Clardeluno, Nueit d’estiu, pour la Santo Estello de 1937 à Béziers, pièce soutenue par les tenants d’un nouveau théâtre d’oc (Vieu, Boussac, Azéma, Cordes29 qui était un des acteurs…) contre la tradition incarnée par Émile Barthe qui donnait sa Filho de la mar. Cordes appelle cette rivalité « la bataille d’Hernani du théâtre d’oc » (p. 18). Mais le clivage entre anciens et modernes, développé dans les chroniques de Terra d’oc et Occitania30, passe alors à l’intérieur du Félibrige. Les critiques faites au théâtre populaire de Barthe, par Léon Cordes en particulier – qui, toutefois, ne manque jamais de dire tout ce qu’il lui doit comme auteur – se résument souvent à ce qu’il nomme le caractère félibréen de son théâtre populaire : trop de poncifs moralisateurs sur la terre, le brès [berceau], la tradition, la race et la famille, un style volontiers discoureur et emphatique. Robert Lafont (1970) le résume assez brutalement :
Le théâtre de Barthe, gâté de poncifs, marque la limite de ce qu’un auteur doué pouvait écrire sans rompre avec l’atmosphère félibréenne. II, p. 156.
Charles Camproux (1953) était plus nuancé :
Le drame simple, tel qu’on en trouve de bons exemples dans les œuvres de Palay, d’Émile Barthe et de Léon Cordes, a oscillé entre un sentimentalisme assez simpliste et un naturalisme quelque peu étouffant. D’après les meilleurs de ces drames, on se rend compte que la langue d’oc pourrait donner à la littérature universelle un théâtre capable de s’élever au rang des plus grands. Le théâtre d’oc possède deux conditions qui ne se retrouvent pas toujours dans tous les pays, en tous les temps, réunies au degré voulu, une civilisation commune et originale et un langage exactement adapté à cette civilisation (p. 207).
Des ruptures seront nécessaires et des ouvertures sur un théâtre plus poétique (Max Rouquette, Charles Galtier), plus violent (Léon Cordes), ou plus engagé (Robert Lafont) mais la question centrale et historique de la réception de la langue par le public ne cessera de se poser et, sauf exception, de miner le théâtre d’oc. Dans la période de l’après-guerre, la réussite de Barthe est présente à l’esprit de tous et constitue l’arrière-plan, admiré autant que contesté, des réflexions sur le théâtre et des nouveaux chemins de la création. Puis Barthe tombera dans l’oubli avec le monde auquel il adhérait, peut-être de trop près.
La diffusion de ce théâtre, très importante sur le terrain, fut renforcée par les éditions et rééditions nombreuses. On trouve encore quelques titres sur l’internet. Mais il est vrai que les rééditions récentes sont rares ou inexistantes, à l’exception des Profitaires, en 1969, par les Amis de la langue d’oc, avec préface de Jean Fourié et mise en graphie normalisée par Marcel Carrières et Roger Barthe. S’il y a un certain nombre d’articles anciens qui retracent l’œuvre et la carrière d’Émile Barthe, il n’y a pas, à l’heure actuelle, d’étude systématique ni d’édition critique complète de son œuvre théâtrale. Le travail reste à faire.