Breiz Atao

Claire Torreilles

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Claire Torreilles, « Breiz Atao », Plumas [En ligne], 3 | 2023, mis en ligne le 09 juin 2023, consulté le 28 avril 2024. URL : https://plumas.occitanica.eu/764

Lo recuèlh Breiz Atao publicat dins la colleccion Messatges en junh de 1969 es un objècte literari fòrça estranh. Quatre autors per una comuna inspiracion bretona, de poèmas escriches a de periòdes diferents, dispausats coma a l’asard e non signats, una coheréncia geografica gaire vesedoira, un títol provocator, tot sembla fach per desaviar los lectors e descorar la critica. Ensajam pasmens de seguir los fials crosats de tres escrituras diferentas, d’entendre aquelas voses que recampa la traduccion en breton.

Le recueil Breiz Atao publié dans la collection Messatges en juin 1969 est un objet littéraire des plus étranges. Quatre auteurs pour une même inspiration bretonne, des poèmes écrits à différentes époques, disposés comme au hasard et non signés, une cohérence géographique peu visible, un titre provocateur, tout semble fait pour dérouter les lecteurs et décourager la critique. Nous essayons pourtant de suivre les fils croisés de trois écritures bien différentes, d’entendre ces voix que rassemble la traduction en breton.

Breiz Atao, an anthology of poems published in 1969 in the Messatges collection, is a strange literary artifact. Four authors with a shared Breton inspiration, unsigned poems written at different times and appearing in random fashion, a barely perceivable geographic coherence, a provocative title: all seems designed to confuse readers and discourage literary criticism. However, in this article, we are trying to follow the interwoven threads of these quite different styles and hear the voices of these authors, collected in this Breton translation.

Le recueil Breiz Atao, portant en sous-titre : « Poëmas d’Enric Espieut, Joan Larzac e Ives Roqueta, adaptacion bretona de Youenn Gwernig », fut publié aux éditions Messatges de l’IEO, le premier juin 1969, René Nelli étant alors directeur littéraire de la revue.
Que les trois poètes occitans publient une plaquette commune dans Messatges n’a rien en soi qui surprenne. Henri Espieux (1923-1972) a été le directeur littéraire de la collection de 1950 à 1960. Il y a publié Telaranha en 1949. Yves Rouquette (1936-2015) a publié dans cette même collection L’escriveire public en 1958, puis Òda a Sant Afrodisi en 1968. Son frère Jean Rouquette dont le nom de plume est Jean / Joan Larzac (1938) a publié Sola deitas en 1962 et Contristòria en 1967.
C’est la date de 1969 qui aurait de quoi surprendre. Quelques mois avant mai 1968, en effet, Jean Larzac avait créé une collection nouvelle appelée 4 Vertats où il publia son Estrangièr del dedins. Cette collection se présente comme « le lieu de dire ses quatre vérités au monde contemporains » (Rouanet 1977, 24), le lieu d’éclosion d’une poésie d’intervention militante proche du tract ou du style d’agit-prop, d’une poésie « cri d’alarme et qui ne doit valoir que par son efficacité » (Martel 1990, 68) Bref, une poésie qui, en principe, tourne le dos à Messatges, à ses lenteurs, son esthétisme, ses querelles internes…
Et voici que les plus ardents à dénoncer les modèles anciens, les frères Rouquette, publient dans Messatges une poésie des moins révolutionnaires, une écriture qui rejoint l’inspiration de leurs premiers écrits dans lesquels Henri Espieux, qu’ils côtoient depuis une dizaine d’années, s’était reconnu poétiquement. La nouveauté radicale du recueil est sans conteste l’adaptation en breton faite par le poète ami de Jack Kerouac, Youenn Gwernig, tout récemment de retour des USA, donnant à lire une écriture à quatre mains où le français est absent. Les relations entre Bretons et Occitans ne sont pas nouvelles, loin s’en faut. La publication de la correspondance entre Robert Lafont et Armand Keravel qui débute dans les années 1950 le montrera.

Première de couverture de la revue Ar Falz, janvier-février 1966.

Première de couverture de la revue Ar Falz, janvier-février 1966.

Au début des années soixante a mûri une réflexion partagée entre militants d’une gauche régionaliste dont les principes sont affirmés dans le Comité Occitan d’Études et d’Action (COEA) occitan et le Groupe Breton d’Études et d’Action1. Dans Ar Falz2 de janvier 1966, Keravel et Lafont entendent intervenir dans la Convention des Institutions républicaines pour que « l’idée régionale » soit intégrée dans la pensée d’une République moderne et démocratique. Si Espieux n’est pas motivé par le COEA, Yves Rouquette et Jean Larzac en sont membres actifs, et bien au courant des mouvements bretons.

D’une dédicace

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La dédicace de l’exemplaire n°19 de Breiz Atao sur lequel je travaille a une histoire qui me touche personnellement : elle est adressée par Yves Rouquette à mon père, Henri Richard, qui était trésorier du COEA, et fait allusion à une complicité militante établie entre eux. Le message, à proprement parler, tient dans la conversion : « Breiz Atao » en « Occitania sempre » explicité : « es egal » et développé : « Trabalham pas que per aquò » [Nous ne travaillons qu’à cela]. Sans égard pour les connotations anciennes du titre breton, le rapprochement de Breiz et Occitania a ici valeur de symbole. La plaquette, par sa seule existence, devient action poétique.
Poétique, certes. La plaquette présente un ensemble de 36 poèmes distribués ainsi : 15 d’Espieux, 5 de Larzac et 16 d’Yves Rouquette. Le fait que les poèmes ne soient pas signés mais numérotés et discrètement attribués au bas de la page 5 et ensuite répartis sans ordre apparent dans le recueil paraît de nature à gommer la propriété intellectuelle au profit d’une écriture qui peut apparaître, bien que ce ne soit nulle part revendiqué, comme collective. Or, ce n’est pas le cas ; chacun des trois auteurs intègrera Breiz Atao dans sa bibliographie, sans toujours mentionner ses co-auteurs3, et, comme le fait remarquer Philippe Gardy (2020, 339), le titre sera même absent des bibliographies de Youenn Gwernig.
Bretagne toujours, Bretagne poétique et touristique. Les circonstances de sa découverte par les trois Occitans, ensemble ou séparément, ne sont nulle part précisées. C’est en effet le principe de la collection Messatges de n’accompagner le texte poétique que d’un paratexte réduit : pas de quatrième de couverture, rares préfaces, peu de notes. C’est paradoxalement l’adaptation bretonne de Gwernig qui représente le lien le plus puissant entre les trois écritures occitanes si bien que, comme l’écrit Francis Favereau, en la lisant on éprouve le sentiment que ce n’est pas du Gwernig mais autre chose qui, par quelques flottements, révèle la présence d’un texte source unique écrit en français ! Car il a bien fallu passer par la traduction française pour réaliser cette adaptation. Or Messatges avait commencé à se passer de traduction française depuis 1966 (pour les recueils d’Yves Rouquette et Jean Larzac précisément).

Sous le brouillage, plusieurs voix

Le recueil, disons-le, est difficile à lire tant est déconcertant le brouillage des écritures, des références internes, allusions et échos. Les noms de lieux ne guident nullement la lecture : Francis Favereau a bien montré l’incohérence des parcours supposés et l’absence voulue d’un ordre géographique dans la succession des poèmes.
Essayons de reconnaître la voix de chacun des trois poètes, et commençons, comme ont fait beaucoup de lecteurs désorientés, par mettre au crayon sous chaque poème les initiales de son auteur.
Comme les poèmes sont numérotés et que le recueil n’a pas de table, nous indiquerons désormais devant le titre de chaque poème son numéro de référence.

Henri Espieux

Dans l’ordre chronologique d’écriture, il y a d’abord Henri Espieux. Je l’ai établi récemment, à l’occasion de l’édition de son œuvre poétique (Espieux 2018, 2019), après avoir trouvé, au CIRDOC où sont conservés ses manuscrits, un recueil (Ms. 651) de 18 poèmes tapuscrits en français ou en occitan avec traduction française, recueil bien organisé en vue de l’édition, divisé en 5 sections et portant le titre de Peira Levada [Pierre Levée] (Espieux 2019, 317-325). Aucun poème ne porte de date mais le recueil peut être daté de 1960 par recoupement avec d’autres sources, notamment avec les nombreuses lettres échangées avec Robert Lafont, son correspondant de longue date et son ami. Le 2 mars 1960, il lui présente comme terminé le recueil commencé en 1959 :

Amb Ploumanach, te mande un escapolon de Peira Levada. En aqueu fascicle, per lo primier cop, me siau dich d’atenher a la poesia exteriora, descriptiva. Ploumanach e li 5 poèmas que compausan La legenda de Ploumanach son un ensaj de privar la materia. Ai vogut escriure un poema dur e dens coma lo granit. D’autri poemas son fachs d’aiga. Descriptiu tot l’ensems, te dise, que l’ai adobat d’aprep de kodacroms. I a tanben uni grands poemas sus Bretanha que son pron diferents e qu’an un pauc d’er amb ço que fai Neruda. Veiras.

Avec Ploumanach, je t’envoie un morceau de Peira Levada. Dans cette plaquette, pour la première fois, j’ai eu l’idée d’atteindre à la poésie extérieure, objective. Ploumanach et les 5 poèmes qui composent La légende de Ploumanach sont un essai pour domestiquer la matière. J’ai voulu écrire un poème dur et dense comme le granit. D’autres poèmes sont faits d’eau. L’ensemble est descriptif, te dis-je, car je l’ai fait d’après des kodachromes. Il y a aussi de grands poèmes sur la Bretagne qui sont assez différents et qui ressemblent un peu à ce que fait Neruda. Tu verras.

L’inspiration bretonne est donc venue à Espieux au moins dix ans avant Breiz Atao, dans des circonstances dont il ne fait pas mystère. Employé au ministère du tourisme, il fut chargé de la rédaction d’un dossier touristique sur la Bretagne. L’historien occitaniste qu’il est s’est passionné pour ce pays qui n’était pas pour lui une région de France, mais tout un monde, avec sa langue, son histoire, ses légendes, ses paysages naturels et humains.

Domaine celte au bout du vent
Passent marées passent les siècles
Tu survis comme un saxifrage
Qui se sustente de granit.
(La Bretagne et le monde celtique, poème français, ms.)

Dans une lettre du 5 août 1960 à Andrée-Paule et Robert Lafont, il écrit qu’il a continué à travailler certains poèmes « bretons », au cours d’un séjour de « 20 jours de vacances à Saint Nazaire ». Et il fait la suggestion d’une publication qui associerait des poètes bretons, ce qui le place incontestablement à l’initiative lointaine du projet Breiz Atao, non suivie d’effet alors, mais probablement reformulée dans les années suivantes auprès de ses nouveaux amis, Yves Rouquette et Jean Larzac, qu’il voyait à Paris dès 1958 :

Soumettre ce recueil à des Bretons ? Leur avis sur le plan « bretonnisme » serait intéressant. Et pourquoi pas une édition trilingue ? Verriez-vous parmi vos amis bretons un traducteur possible ? J’ai déjà été traduit en wallon4. Le financement de l’édition en serait sans doute facilité.

Yves Rouquette témoigne de cette époque dans un texte ultérieur, L’ordinari del monde (2009, 40), où il évoque la vie d’Espieux, poète à Paris, et une visite qu’il lui avait rendue au ministère du tourisme :

E el […] escriviá, indiferent a tot çò qu’èra pas son viatge de capèla en capèla, de font sacrada en bòsques de legenda, d’enclaus parroquial en alinhament de pèiras levadas, de sibornièrs en ermasses d’èrba rasa fàcia a la mar.

Et lui […] il écrivait, indifférent à tout ce qui n’était pas son voyage de chapelle en chapelle, de source sacrée en bois de légende, d’enclos parroissial en alignement de menhirs, de dolmens en landes d’herbe rase face à la mer.

Espieux lui-même confiera plus tard à Ismaël Girard, dans le post-scriptum d’une longue lettre du 12 avril 1967 :

Costat poesia. En 1961, un quasern mieu de poemas bretons au Comitat de Messatges an vogut lo me crestar e l’ai retirat. Uei aquelei poemas van sortir amb version francesa e bretona. « Quasern collectiu » amb de poemas bretons d’Ives Roqueta e Joan Larzac. An seguit mi piadas, çò que me fai un beu cambi a l’escòrna d’un còp èra.

Côté poésie. En 1961, un recueil de mes poèmes bretons, le Comité de Messatges a voulu me le couper et je l’ai retiré. Aujourd’hui ces poèmes vont sortir avec version française et bretonne. « Plaquette collective » avec des poèmes bretons d’Yves Rouquette et Jean Larzac. Ils ont suivi mes traces, ce qui me fait une belle compensation à l’affront d’autrefois.

De cette archéologie de la participation d’Espieux à Breiz Atao, nous retenons que la plus grande partie et peut-être la totalité des poèmes de lui qui figurent dans le recueil ont été écrits quelques dix ans auparavant à Paris et que le projet lui-même date d’au moins 1967.
Espieux qui, dans les années 1950, avait produit de vastes compositions comme Jòi e Jovent, Sabe qu’es un païs, La nuèch lònga, d’un lyrisme plus mystique que descriptif, s’était, pour un temps, converti au « poème paysage ». Le recueil Pèira Levada était sous-titré : « Geopoèmas ». À la source de cet engouement récent, il y avait les écrits novateurs de Robert Lafont sur la « géopoétique » dont il donnait, en 1959, dans le numéro d’Europe consacré à Mistral, la définition suivante : « Nous appelons géopoétique cette traduction totale du monde matériel en termes d'âme, cette affabulation intime en paysages » (Lafont 1959). On peut dire que c’est le croisement d’une théorie nouvelle de la littérature et de la découverte à distance de la géographie bretonne qui préside à l’écriture de Pèira Levada. Écriture passionnée, si l’on en croit Yves Rouquette, mais qui fut en réalité semée des embûches ordinaires de la création.

Sur les 15 poèmes d’Espieux, les pièces 3 « Audièrna », 12 « Mai Pen-Hir », 15 « Uni porges », 21 « Perros-Guirrec », 23 « Poncha de groin », 35 « Castèu de Gwitreg » nous paraissent de facture différente. Sont-ils écrits plus tard ? On ne sait pas. Ce sont des poèmes baignés de lumière printanière, de vent léger chargé de sel et de jardins fleuris. La pluie même est douce, tombant comme les heures « sus la mar sens fons » [sur la mer sans fond]. Tout dit la fraîche nouveauté de « la simplesa del mond » [la simplicité du monde]. « Aicí siam » [Nous y sommes], dit-il à deux reprises (21-25), pour entrer dans le poème par une formule inaugurale qui lui est chère. Les autres poèmes venant de Pèira Levada nous semblaient plus sombres, traversés du murmure des siècles, de la voix millénaire des orages ou des gouffres marins. Les pierres plantées tressaillent, les rochers prennent vie à la conquête de la terre comme « l’escabòt d’Apocalipsi / que mastega de tronadas » [le troupeau d’Apocalypse / qui rumine des tonnerres] « Ploumanac’h » (31). Paysages élémentaires : ciel, pierre et eau. Dans la Bretagne rêvée, il y a beaucoup de projections de ce paysage natal posé dès les premiers poèmes (Torreilles 2017), devenu paysage mental que quelques mots clés suffisent à faire vivre : « torada », « èrsa », « sobèrna », « estèu », cap, vague, marée, récif.

O mon còr aquela èrsa unenca dins la nuech 
Aquela èrsa de lutz sola dins la sornura…  22 « Mar desliura ».

Ô mon cœur cette vague unique dans la nuit 
cette vague de feu seule dans l’ombre…

Manuscrit de Peira levada conservé au CIRDOC - Institut occitan de cultura

Manuscrit de Peira levada conservé au CIRDOC - Institut occitan de cultura

Yves Rouquette

Dans la prose intitulée Poète à Paris (Rouquette 2009, 42), Espieux, non nommé mais très aisément identifiable5, apparaît comme un poète illuminé, hanté de songes vains. Yves Rouquette lui oppose quelque chose comme son art poétique personnel, celui d’un homme parmi les hommes, au quotidien, attentif aux choses humbles et aux gens, à « l’ordinaire du monde », et faisant de cela moisson poétique.
Les 16 poèmes qu’il publie dans Breiz Atao renouent, par delà l’explosion de l’Òda a Sant Afrodisi (Roqueta 1968), avec la ligne éluardienne de ses premiers poèmes. Mais la voix a mûri, s’est chargée de révolte et d’angoisse. Déjà, dans le recueil publié en 1968, Roergue si (Roqueta 1968), la rusticité limpide inspirée de René-Guy Cadou faisait place à des visions d’abandon et de mort obsédante que la parole conjure :

Quora parli
amor vergonha o revòlta
ai pas besonh d’auçar la votz.

Quand je parle
d’amour de honte ou de révolte
je n’ai pas besoin de hausser la voix. (Rouquette 1968, 10)

Du Rouergue à la Bretagne, il n’y a pas loin. Le poème d’ouverture qui porte le titre - aux connotations douteuses - du recueil : « Breiz Atao » développe une promesse ambiguë de feu rallumé et de maison rouverte, au futur, avant de faire basculer la scène dans le rêve ou le passé, d’un seul verbe à l’imparfait.
Une série de poèmes courts déroulent ensuite, sur la première partie du recueil, des visions fugitives de maisons regroupées dans les creux de la lande (14 « Font de Sant-Nic ») et de villages perdus dans les brumes où flottent les ombres de morts bienheureux :

Lo campestre a pres sa votz blanca
per conversar amb tu (7, « Menez-Hom »)

La campagne a pris sa voix blanche
pour converser avec toi.

Ce sont des gestes, des attitudes, des paroles. Le vieil homme qui jette les cendres dans la cour (1 « Breiz Atao »). Des hommes attablés au café tournant de dos à la mer (9 « Loctudy »). Ou bien des femmes porteuses de dictons sur la terre qu’il ne faut pas trancher car elle nous attend tous, hommes ou femmes, en son sein (30 « Sant Venenc »).
Les cheminées fument vers le ciel, ou ne fument plus, l’ambiguïté du début se poursuit. Le plus beau poème, à mon sens, a pour titre : « Sason » 17. C’est une déambulation onirique dans des villages déserts où aucun pont n’enjambe plus les rivières, où les maisons n’ont plus de portes, où il n’y a plus ni rues, ni places ni jardins et où seuls répondent aux jappements des chiens :

lo sosc metalic
d’aqueles que son mòrts
e lo trucar del còr
dels autres
dins son sòm.

le soupir métallique
de ceux qui sont morts
et le battement de cœur
des autres
dans leur rêve.

Dans cette Bretagne terrienne où Dieu « choisit de se faire terre » (18 « Tronoën mai ») il ne monte pas de la terre la chanson douce des chemins creux ni « l’odeur poivrée, piquante » de la lande d’enfance de Le Clézio (2020, 53) mais une froideur sans refuge. Les églises ont des toits à-demi ou complètement écroulés (6 « Argoad ») (19 « Sant Guenolé ») et celles qui en ont sont des « cafornas », des grottes, des tombeaux pour leur Christ coupé du monde (32 « Christ a Sant Nicolau »). Tous les chemins dessinent des labyrinthes qui éloignent de la mer.

En tot primièr pensar pas a la mar
se fisar pas a aqueles camins
que totes semblan que i menan (28 « Arvor »)

Tout d’abord ne pas penser à la mer
ne pas se fier à ces chemins
qui tous semblent y mener.

Ce ne sont que pierres rongées ou écroulées, « château ridicule qui fut brûlé » 16 « Castèl de Saint Pol Roux », même si le menhir christianisé de Saint Duzeg retient un instant son regard :

A Sant Duzeg ren manca pas al ròc
dels espleches de la passion.

À Saint Duzeg, rien de manque à la pierre
des outils de la passion.

Et ces deux vers lus aujourd’hui nous font penser à ce grand poème Dieusses primiers [Dieux premiers] 2013 que Rouquette écrira plus tard sur les statues menhirs de l’Aveyron. Mais, en Bretagne, s’il y est allé, c’est en touriste, alors qu’il eut toute une vie pour intégrer à son paysage natal l’émouvante veille des figures préhistoriques du Rougier de Camarès.
Ici l’émotion semble bannie. Plus on avance dans la découverte de la Bretagne païenne et catholique, plus se creuse le vide. Citons le poème 33 :

Tronoën III

Tot un jòc de camins per pas res
qu’a cima es encara la landa
e la mar, se la mar es pas
un cèl d’en bas poblat del meteis void
que lo cel amont emplastrat
ont se tanquèt la paraula quatrena.

Pels camins de croses n’i a tantes
qu’ara pòdon pas pus
servir a degun de repèras :
d’Egipte es clar que n’i a pas’n lòc.

Tout un jeu de chemins pour rien
puisqu’au bout il y a encore la lande
et la mer, si la mer n’est pas
un ciel d’en-bas peuplé du même vide
que le ciel d’en-haut englué
où s’est plantée la quatrième parole.

Quant aux chemins de croix, il y en tant
que maintenant ils ne peuvent plus
servir à personne de repères :
l’Égypte il est clair qu’elle n’est nulle part.

La magie de Tronoën n’opère pas, ni son calvaire ni sa chapelle. Chemin de croix inutile, tel apparaît non seulement le poème mais la quête du poème dans un monde abandonné de Dieu, la « quatrième parole » étant celle du Christ sur la croix à l’adresse du Père.
Et il n’est guère étonnant que le poème suivant (34) qui porte le nom de la milice bretonne nazie : « Bezenn Perrot6 » marque une gradation dans l’épouvante. Ce serait l’enfer si le diable existait. Mais il n’y a pas plus de diable que de leçon de l’histoire, seulement la lande et le gris du ciel qui se confondent avec le malheur.

Aquela mòrt enlà
a duras glopadas beguda
jos un autre cèl e en nom
d’un cèl tan gris…

Cette mort là-bas
bue en violentes gorgées
sous un autre ciel et au nom
d’un ciel aussi gris…

La mort lointaine et violente a pour nom le massacre de Creney du 22 août 19447. L’allusion que relève Francis Favereau aux années noires (Rouquette dit « als meses negres » [aux mois noirs]) est tout sauf accidentelle. Elle connote durement le titre Breiz Atao qui sonne alors, non comme un défi mais plutôt comme une mise à distance lucide et imprudemment optimiste des vieux démons8.

Menhir christianisé de Saint Duzeg, Christophe Marcheux, CC-BY-SA-3.0

Menhir christianisé de Saint Duzeg, Christophe Marcheux, CC-BY-SA-3.0

Jean Larzac

Dans notre corpus, le phrasé de la poésie de Jean Larzac est reconnaissable entre tous. On le dit quelquefois liturgique, parce que Jean Rouquette est prêtre9 et, de longue date, traducteur de la Bible. Soit. Il faut pour en juger entrer dans le mouvement de ce souffle qui épouse volontiers les formes classiques et qui souvent les déborde. Ainsi, sur les 5 poèmes de lui qui figurent dans Breiz Atao, il y a quatre sonnets et un poème long. Deux sonnets sont extraits de Contristòria publié dans Messatges à la fin de 1967. Ce sont les poèmes 20 et 36. Le 20 a pour titre « Contristòria », dédié ici à Jòrgi Reboul, le poète marseillais de Chausida (Messatges 1965). Le 36, qui clôt le recueil de Breiz Atao, s’intitule : « Siás amara ». Le féminin s’applique à la Bretagne aussi bien qu’à l’Occitanie :

Occitània laurada de desirs de Bretanha
Tristan tira amb l’alen l’aire de l’Orient
E dins ton cèl crèba lo vent crida talent
Tos enfants que se’n van Occitània Bretanha.

Occitanie labourée de désirs de Bretagne
Tristan aspire avec le souffle l’air de l’Orient
et dans ton ciel le vent crève à crier de faim
tes enfants qui s’en vont Occitanie Bretagne.

Les deux poèmes associent la légende celtique et les thèmes de la revendication régionaliste : le cœur et le pays pareillement écorchés. Comme la voile noire qui tue Tristan, la douce France est refrain d’amertume.
Les deux autres sonnets : 13 « Tronoën » et 29 « Aicí l’aiga » seront repris par leur auteur, avec traduction française, aux pages 367 et 369 de l’Òbra Poëtica qui rassemble les écrits de Jean Larzac en 1986.
Devant la grandeur du calvaire de Tronoën où sont représentés 30 épisodes de la vie du Christ la réaction est physique : « T’empèiras » [Tu te pétrifies]. La pierre parle, de longs phylactères relient les personnages et on peut parfois encore lire des paroles sacrées. Le monument se dresse vers le ciel jusqu’à la cime des croix aux bras si étroits. Tout est mouvement dans ce bloc de granit entouré des brumes salées venues de la mer proche.

I a pas que la pèira per pregar coma aital
Tota del meteis grut aicí paraula aicí figura
Tibada del dedins cap al crit qu’amadura.

Il n’y a que la pierre pour prier ainsi
Toute de même grain, ici parole, ici figure
Tendue de l’intérieur vers le cri qu’elle mûrit.

La mousse et la moisissure s’emparent de la pierre, gagnent la Bretagne rongée par le temps. C’est le thème du sonnet 29 qui n’aurait pas dû être séparé du 13 tant il en est le prolongement :

Aicí l’aiga mosís e la tèrra e lo cèl
E lo pòble mosís…

Ici l’eau moisit et la terre et le ciel
Et le peuple moisit…

Voix en écho

Les poèmes se répondent, d’un poète à l’autre ou chez le même, d’une époque à une autre. Trois « Tronoën », deux « Pen-Hir ». La partie centrale du recueil rapproche – et là l’intention géopoétique apparaît manifeste – les poèmes qu’inspirent, sur le registre propre à chacun, avec les sources dont chacun a pu disposer, les mégalithes dont la Bretagne offre tant de diversité sur tant de sites. Ce sont les poèmes 24 « Ker Mario » d’Yves Rouquette, 25 « Lo sibornier de Penmarch » et 26 : « Fielana de peiras levadas a Camaret » d’Henri Espieux et 27 « Carnac » de Jean Larzac. Celui-ci se détache, par l’ampleur du discours - longueur des vers inégaux en rimes plates et longueur du poème10 - , par le déploiement d’une vision marquée du sceau de l’Ancien Testament. Un peuple adorateur du soleil marche sans fin, tête levée vers le ciel, et le ciel fait pleuvoir sur lui

un rèc fòl de calhaus
estelant tot lo torn de la tèrra nuòch e mar traucada de l’ulhauç
que dins la flor de joncalha lo chuca la tèrra nuòch e mar
La micalha pels cans. - E marcha dins lo clar

un ruissellement fou de cailloux
étoilant tout le tour de la terre nuit et mer trouée de l’éclair
que dans la fleur des joncs la terre l’avale nuit et mer
Miettes pour les chiens. - Et marche dans la clarté.

La marche « immobile et muette » continue ; tous, les yeux crevés, meurent debout, et la moisissure leur colle au corps. De cette vision saisissante le poète arrive à se détacher, pour tourner les yeux vers les humbles réalités, l’herbe, l’insecte, la fleur, refusant l’adoration mystique. « Siam pas d’adoraires » [Nous ne sommes pas des adorateurs] énonce-t-il en son nom et au nom de « son peuple ». Les mêmes alignements suscitent chez Yves Rouquette, en deux strophes courtes, une tentation de cosmogonie traitée en prétérition puis remplacée par quelque « histoire de géants » racontée par une petite fille. Quant à Henri Espieux, on l’a vu, il capte en extralucide les vibrations des millénaires, hommes et roches naissant ensemble au monde.

Conclusion

Breiz Atao demeure un objet éditorial curieux, un titre dont on se souvient, un recueil déstructuré et qui, à notre connaissance, n’a suscité que peu de critique, sinon aucune. Les temps s’y prêtaient sans doute mal, les mutations des revues en occitan autour de 1968, la place nouvelle de la chanson et de la poésie immédiate ne favorisant pas la réception de ce buisson poétique dans lequel on hésite à entrer et où l’on se perd un peu. Pourtant, associés à Gwernig, trois des poètes les plus féconds de la période ont uni leurs voix et éprouvé leur amitié. La collaboration s’est poursuivie, surtout entre Espieux et Larzac qui édita, l’année suivante, dans la collection 4 Vertats : Paure mai que li paures sabe qu’es un païs qu’Espieux désespérait de voir jamais publié, puis, dans Messatges, à titre posthume, deux autres volumes du poète mort en 1971. Car Jean Larzac était devenu, à cette date, directeur de la collection Messatges où aucun titre n’était paru depuis juin 1969. En 1974, il inaugurera, avec Saumes Pagans de Marcela Delpastre, une « deuxième série » en modifiant le format et le style de la collection historique.

1 « Groupe Breton d’Études et d’Action, section économique et sociale du Mouvement Ar Falz ». Ainsi est signé un projet de « programme d’institutions

2 Ar Falz (« la faucille ») est une organisation bretonne progressiste et laïque, créée en 1933 par Yann Sohier pour développer et favoriser l'

3 À l’exception de la bibliographie d’Espieux insérée par Larzac en quatrième de couverture de Jòi e Jovent. 1974.

4 Il fait allusion à l’édition de Luire dans le noir / Lutz dins l’escur, édition bilingue de poèmes occitans d’Henri Espieux et de poèmes wallons d’

5 Yves Rouquette donne notamment son adresse personnelle « carrièra Spontini », bien connue pour avoir été l’adresse de l’IEO Paris dont Espieux était

6 Bezenn Perrot : Formation Perrot (du nom de l’abbé Perrot exécuté par la Résistance en décembre 1943) était une unité para-militaire nationaliste

7 49 jeunes résistants furent sortis de leur prison de Troyes par des SS, dont des membres de Bezenn Perrot, et abattus à Creney, la veille de la

8 Démons plus que jamais actifs et qui nomment toujours leur site : Breiz Atao.

9  En 1967-1968 Jean Larzac fait des études de théologie à Fribourg (Suisse) et en 1968-69 à l’Institut Catholique de Paris. Il vit ensuite à Ardouane

10 Je remercie Jean Larzac de m’avoir signalé que ce poème « Carnac » était la forme source des 13 poèmes de La boca a la paraula [De la bouche à la

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1 « Groupe Breton d’Études et d’Action, section économique et sociale du Mouvement Ar Falz ». Ainsi est signé un projet de « programme d’institutions régionales à réaliser dans un régime démocratique » préfacé par A. Keravel dans Ar Falz, n°1 1966. p. 8.

2 Ar Falz (« la faucille ») est une organisation bretonne progressiste et laïque, créée en 1933 par Yann Sohier pour développer et favoriser l'enseignement du breton. C'est également le nom de la revue publiée par cette association. Le mouvement, mis en sommeil durant la Seconde Guerre mondiale, a été relancé après celle-ci par les militants issus de la résistance, tels Armand Keravel et René-Yves Creston avec le soutien de Marcel Cachin du PCF. Pendant un temps, son président est Per-Jakez Helias.

3 À l’exception de la bibliographie d’Espieux insérée par Larzac en quatrième de couverture de Jòi e Jovent. 1974.

4 Il fait allusion à l’édition de Luire dans le noir / Lutz dins l’escur, édition bilingue de poèmes occitans d’Henri Espieux et de poèmes wallons d’Albert Maquet, préface de René Nelli, Seghers, 1954. L’initiative de confronter deux expressions senties comme régionales venait de l’éditeur (il n’est d’ailleurs pas exact qu’Espieux ait été « traduit en wallon »). Pour Breiz Atao, l’initiative viendra des auteurs eux-mêmes désireux d’afficher leur fraternité d’engagement régionaliste.

5 Yves Rouquette donne notamment son adresse personnelle « carrièra Spontini », bien connue pour avoir été l’adresse de l’IEO Paris dont Espieux était secrétaire.

6 Bezenn Perrot : Formation Perrot (du nom de l’abbé Perrot exécuté par la Résistance en décembre 1943) était une unité para-militaire nationaliste bretonne intégrée en 1943 dans l’armée allemande. Leur revue s’appelait : Breiz Atao.

7 49 jeunes résistants furent sortis de leur prison de Troyes par des SS, dont des membres de Bezenn Perrot, et abattus à Creney, la veille de la libération de Troyes.

8 Démons plus que jamais actifs et qui nomment toujours leur site : Breiz Atao.

9  En 1967-1968 Jean Larzac fait des études de théologie à Fribourg (Suisse) et en 1968-69 à l’Institut Catholique de Paris. Il vit ensuite à Ardouane (34) où est le siège de la collection 4 Vertats. Il n’est pas allé en Bretagne à cette époque-là.

10 Je remercie Jean Larzac de m’avoir signalé que ce poème « Carnac » était la forme source des 13 poèmes de La boca a la paraula [De la bouche à la parole] (Larzac 1971).

Première de couverture de la revue Ar Falz, janvier-février 1966.

Manuscrit de Peira levada conservé au CIRDOC - Institut occitan de cultura

Menhir christianisé de Saint Duzeg, Christophe Marcheux, CC-BY-SA-3.0

Claire Torreilles

Chercheuse associée, Univ Paul Valéry Montpellier 3, ReSO EA 4582, F34000, Montpellier, France

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