« Lo mond de pels uèlhs » [le monde entier dans les yeux]

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Sylvan Chabaud et Marie-Jeanne Verny

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Sylvan Chabaud et Marie-Jeanne Verny, « « Lo mond de pels uèlhs » [le monde entier dans les yeux] », Plumas [En ligne], 1 | 2021, mis en ligne le 15 juillet 2021, consulté le 29 mars 2024. URL : https://plumas.occitanica.eu/280

Pour ouvrir la revue Plumas : un numéro consacré à la première période de la collection Messatges

La collection Messatges de 1942 à 1954

La collection Messatges de 1942 à 1954

 Photo © CIRDOC - Institut occitan de cultura 

Une collection mythique

Nous sommes heureux, à plus d’un titre, d’ouvrir la revue Plumas par une série de travaux consacrés à la collection Messatges, éditée par l’Institut d’Estudis occitans. Cette aventure poétique dont ce premier numéro étudie les premiers pas (de 1942 à 1954) a marqué son temps et demeure un moment mythique de l’édition occitane. Mais surtout, chaque recueil de la collection, aussi modeste soit-il, porte la marque d’une voix qui compte dans le concert polyphonique de la poésie d’oc contemporaine. Enfin, il faut aussi le souligner, derrière cette collection il y a la revue Oc et la trace de grands initiateurs tels que Ismaël Girard, René Nelli, Max Rouquette, Félix Castan, Robert Lafont, entre autres. L’ouverture de cette collection – comme, bien évidemment, celle de la revue Oc – à la Catalogne est également un élément central permettant d’axer nos réflexions sur les échanges poétiques entre ces deux mondes, si proches. Une ouverture qui, au-delà, comme le montreront les études que nous consacrerons dans une prochaine livraison aux périodes suivantes de la collection, s’étend jusqu’à la Bretagne ou même, à travers certains recueils, jusqu’en Allemagne, près des rives du Nil ou dans les rues de la capitale du Kurdistan turc : Diyarbakir.

Le riche corpus constitué par l’ensemble de la collection rend compte d’une dynamique créative sur presque vingt-cinq ans d’existence balisés par l’édition de certains textes majeurs (Max Rouquette, Bernard Manciet, Yves Rouquette, Marcelle Delpastre pour n’en citer que quelques-uns…).

Une première période, un premier volet

La pluèja clara desperta
L’aur de las fuèlhas lusentas
1

La pluie claire éveille
L’or luisant des feuilles

Ouvrir la revue Plumas avec cet éclairage sur la collection Messatges est une façon de rendre hommage à toutes ces femmes et ces hommes qui ont forgé la littérature occitane du vingtième siècle. C’est une occasion aussi de rassembler les chercheurs autour de ces grandes plumes. La richesse des propositions de contributions recensées nous a amenés à concevoir deux numéros de la revue. Ainsi ce tout premier numéro est-il dédié à ce que nous nommerons par pure convention la première période de Messatges (de 1942 à 1954). Un autre numéro complètera prochainement l’ensemble.

Le premier recueil publié dans la collection est catalan, il s’agit des Poesies catalanes de Josep Sebastià Pons. Cela a son importance : la génération Messatges s’inscrit dans la relation à la Catalogne tant du point de vue linguistique que poétique, tout comme le fit d’ailleurs, à sa manière, Frédéric Mistral en son temps. Nous clôturons ce premier numéro en 1954, avec Paraulas enta troç de prima de Xavier Ravier, juste avant la publication d’une autre voix catalane majeure : celle de Jordi Pere Cerdà et son Tota llengua fa foc. Nous reprendrons donc ce « fil » catalan pour ne pas perdre notre chemin dans ce fascinant dédale de recueils tout aussi marquants les uns que les autres. La photographie réalisée par notre partenaire, le CIRDOC – Institut occitan de cultura, est d’ailleurs éloquente : elle rend compte, visuellement, de la quantité et de la variété des textes édités en une petite dizaine d’années. Le tableau des recueils de la collection Messatges issu du travail de Claire Torreilles et Françoise Bancarel que nous reproduisons dans ce numéro vient aussi confirmer cette idée. Ce tableau constitue un guide précieux pour suivre, pas à pas, les différents textes, mais aussi le travail éditorial autour de la revue (direction, lieux d’impression…). Nous espérons ainsi offrir aux chercheurs qui souhaitent travailler sur cette période une vision d’ensemble et participer au travail nécessaire d’inventaire de la production littéraire contemporaine.

La richesse de la première période étudiée ici est telle que nous avons dû, à regret, renoncer à présenter en détail toutes les œuvres… Le conseil scientifique et l’ensemble des chercheurs qui se sont associés pour la composition de ce dossier ont souhaité ouvrir de nouvelles perspectives de lecture et d’études tout en rendant compte du travail déjà important réalisé par d’autres auparavant, notamment Philippe Gardy que nous tenons à remercier pour son accompagnement dans l’élaboration de ce premier numéro. Si les recueils de Rouquette, Lafont, Espieux, Allier, Castan, Bec, Manciet, Ravier font l’objet d’articles détaillés ou de simples recensions, d’autres voix sont moins présentes comme celles de Pons, Cordes, Nelli ou Mouzat. Conscients de l’importance du travail qui reste à faire (c’est une tâche infinie), l’équipe de Plumas proposera, à l’avenir, des travaux divers sur ces auteurs qui sont aussi, pour certains, présents dans la collection après 1954. Un premier appel à contribution concernant Bernard Lesfargues est d’ailleurs en ligne sur le site.

Ce premier numéro s’ouvre donc par un article de fond de Philippe Gardy sur la période 1930-1950 qui a immédiatement précédé puis vu naître la collection, période « particulièrement riche de volontés de renouvellement, menées ou non à leur terme », accompagnée « de polémiques parfois très virulentes qui plaçaient (ou déplaçaient ?) les désaccords sur des plans divers : linguistiques, politiques, esthétiques… » dont celui « qui opposait “occitanistes” et “provençalistes” » et qui prit parfois figure d’un « affrontement entre ce que certains auraient volontiers appelé “les modernes”, par comparaison, évidemment défavorable, avec ceux qui ne pouvaient donc que faire figure d’“anciens” ». Notons que pour éclairer ces débats entre “provençalistes” et “occitanistes”, il nous semble utile de renvoyer à l’article de Philippe Martel sur le Groupamen d’Estudi Prouvençau, « Sur l’autre rive, les « poueto prouvencau de vuei »2. Nous souhaitons qu’un prochain numéro de Plumes puisse mettre en regard ces diverses aventures éditoriales.

En parallèle à la collection Messatges, nous ne pouvions pas ne pas aborder le rôle de la revue Oc qui lui est intrinsèquement liée. C’est à cela que s’emploie Yan Lespoux qui porte sur ce contexte éditorial son précieux regard d’historien.

Jean-Guilhem Rouquette met en lumière l’intensité poétique présente dans l’un des premiers recueils de la collection : Somnis de la nuoch de Max Rouquette ; quelque-part entre Garcia Lorca et Joseph-Sébastien Pons, ces « Songes » contiennent les grands thèmes chers à l’auteur de Verd Paradís. Jean Claude Forêt revient sur les Paraulas au vielh silenci de Robert Lafont, dans un article évoquant, entre Provence et Catalogne, ses sources inspiratrices ainsi que l’élaboration d’une véritable « géopoétique » lafontienne.

Henri Espieux a une place importante à divers titres, poète, directeur de Messatges, militant actif de l’occitanisme naissant. Claire Torreilles lui consacre trois articles. Le premier, sur les débuts poétiques d’Espieux jusqu’au recueil Telaranha, a ouvert la voie aux deux autres, l’un sur trois mois de correspondance avec Félix Castan, l’autre sur dix ans de direction de la revue. Ces trois articles ont accompagné l’édition de l’œuvre poétique complète d’Espieux qu’elle avait entreprise3. Ils témoignent non seulement de la naissance d’une vocation poétique exceptionnelle, mais aussi de l’intensité de la vie littéraire des années 1950, de la richesse des échanges épistolaires avec Robert Lafont, Ismaël Girard, Max Rouquette ou Félix Castan. Y apparaissent également les inévitables tensions personnelles ou idéologiques qui sont propres aux époques de fondation.

Marie-Jeanne Verny nous propose de suivre l’entrée en poésie d’une voix de la Résistance, celle de Max Allier, en présentant ses premiers textes publiés en revue et son recueil A la raja dau temps dans un article riche en annexes et documents inédits (notamment des extraits de sa correspondance avec Robert Lafont). Elle nous invite également à pénétrer dans l’univers de Félix Castan avec une étude reprenant les trois grands thèmes de son recueil paru en 1951 dans la collection Messatges : De campèstre, d’amor e de guèrra. Verny met en « perspective ce recueil par rapport aux circonstances intimes aussi bien que politiques qui en ont inspiré le contenu » et nous éclaire sur l’élaboration d’une poétique castanienne jusqu’alors peu étudiée.

L’article de Sylvan Chabaud se concentre sur sept poètes de la collection (Max Allier, Félix Castan, Pierre Lagarde, Bernard Lesfargues, Pierre Bec, Xavier Ravier, Bernard Manciet), dont il explore les thématiques, entre « expérience des combats, de l’exil et des camps de travail » et regards « vers le monde nouveau qui s’ouvre ». Une poésie présentée par une belle métaphore filée, celle du « passage entre le crépuscule et l’aube ».

Guy Latry signe une courte mais précise et essentielle recension d’Accidents de Bernard Manciet, une œuvre qui « fera date dans la production littéraire occitane », évocation « en prose mêlée de vers d’une course folle dans l’Allemagne en ruine ». Jean-Claude Forêt prend le temps « Au briu de l’estona » [Au fil de l’instant] de porter un regard sur le recueil de Pierre Bec en soulignant la beauté « de cet univers poétique transparent, hors de l'histoire, intemporel parce que saturé de temps […] exprimant la sagesse persane d'un Hafiz (plutôt que d'un Khayyam), selon laquelle le bonheur de l'instant présent est fait du charme discret du passé et de l'attente du plaisir à venir ».

Philippe Gardy présente le recueil de Xavier Ravier Paraulas entà tròç de prima (« Paroles pour un morceau de printemps »). Recueil unique, « salué par la critique » de celui qui fut rédacteur en chef de la revue Oc, où il se révéla aussi comme un critique littéraire avisé et qui, par la suite, prolongea « en poésie l’élan signifié dans ce premier recueil, en français surtout mais encore et aussi en occitan, son gascon natal des collines gersoises comme le languedocien du Lauragais ».

Concernant certains auteurs auquel ce numéro ne fait pas la place qu’ils méritent, des travaux importants ont déjà été publiés, dont il faudrait d’ailleurs dresser une bibliographie exhaustive. Nous renvoyons en particulier à l’édition récente des œuvres complètes de Josep Sebastià Pons, Poesia catalana completa (Edicions de la ela geminada, 2020) et aux actes du colloque, toujours précieux, publiés en 1986 par Chritian Camps4. Nous pensons aussi à la journée d’hommage à Léon Cordes dont les communications sont disponibles en ligne : https://occitanica.eu/items/show/3418, à l’ouvrage que Philippe Gardy a consacré à René Nelli : La recherche du poème parfait (Garae Hésiode, 2011) entre autres. L’ouvrage de Pierre Rouquette Secret del temps publié en 1951, manque aussi à l’appel, il fait partie de ces publications rares mais non moins intéressantes, de ces écritures de jeunesse qui illustrent à merveille l’ambiance d’une époque d’éclosions, d’explorations dont la collection Messatges est le reflet. C’est d’ailleurs l’un de ses vers que nous avons repris comme titre de cette introduction. Manquent également des travaux sur Jean Mouzat ou Pierre Lagarde, que nous espérons voir naître prochainement.

Les articles qui suivent s’appuient généralement sur l’édition initiale de la collection Messatges et nous avons veillé à respecter la graphie d’origine. Aussi, le lecteur habitué aux conventions graphiques actuelles pourra-t-il être surpris par certaines notations qui, depuis, ont évolué et ont été modifiées dans les rééditions successives (quand il y en a eu).

Plumas déploie ici ses premières pages et s’ouvre sur l’évocation d’une génération de pionniers qui a profondément marqué le devenir de la littérature occitane en avançant « lo sòmni per l’anma, / lo mond de pels uèlhs », « le rêve dans l’âme, / le monde entier dans les yeux » (Pèire Roqueta, « Casut d’una estela »).

Extrait de Secret del temps de Pèire Roqueta

Extrait de Secret del temps de Pèire Roqueta

Page 29, collection Messatges, 1951

1 René Nelli, « Cançon de la solitud », Entre l’esper e l’abséncia, Messatges, 1942.

2 In Philippe Gardy et Marie-Jeanne Verny, éds., Max Rouquette et le renouveau de la poésie occitane : la poésie d’oc dans le concert des écritures

3 Enric Espieux, Tròbas I et Tròbas II, Œuvre poétique éditée, traduite et présentée par Claire Torreilles. Montpeyroux, Jorn, 2018 et 2019.

4 Christian Camps, éd., Jean Amade (1878-1949), Joseph-Sébastien Pons (1886-1962). Deux écrivains catalan, – 2 volumes, Les amis de J.S. Pons

1 René Nelli, « Cançon de la solitud », Entre l’esper e l’abséncia, Messatges, 1942.

2 In Philippe Gardy et Marie-Jeanne Verny, éds., Max Rouquette et le renouveau de la poésie occitane : la poésie d’oc dans le concert des écritures poétiques européennes (1930-1960), Presses Universitaires de la Méditerranée (Université Montpellier 3), collection « Études occitanes n°5 », 2009. En ligne à l’adresse https://books.openedition.org/pulm/433.

3 Enric Espieux, Tròbas I et Tròbas II, Œuvre poétique éditée, traduite et présentée par Claire Torreilles. Montpeyroux, Jorn, 2018 et 2019.

4 Christian Camps, éd., Jean Amade (1878-1949), Joseph-Sébastien Pons (1886-1962). Deux écrivains catalan, – 2 volumes, Les amis de J.S. Pons Occitania, Castelnau-le-Lez, 1986.

La collection Messatges de 1942 à 1954

La collection Messatges de 1942 à 1954

 Photo © CIRDOC - Institut occitan de cultura 

Extrait de Secret del temps de Pèire Roqueta

Extrait de Secret del temps de Pèire Roqueta

Page 29, collection Messatges, 1951