Pensatz solament que ma cultura es mai anglesa que non pas francesa, mon experiéncia de vida mai africana que non pas europenca, qu’ai gaireben plus viscut en de païses de multilinguisme que non pas de monolinguisme…
Joan B. Séguy, à Robert Lafont1
Deux cahiers de la collection poétique Messatges furent publiés sous le nom de Joan-Ba(p)tista Seguin2 à seulement quelques années d’intervalle : Aiga de Nil, en 1966 ; Poèmas del non en 1972. L’essentiel, mais non la totalité, des textes poétiques publiés (écrits ?) par leur auteur s’y trouvait rassemblé. À travers leur relecture un petit demi-siècle plus tard, c’est à une écriture originale et souvent méconnue que je voudrais rendre hommage.
Sous le nom de Joan-Ba(p)tista Seguin, il faut comprendre Jean Séguy, qui fut en son temps l’un des chercheurs les plus éminents dans le domaine de la sociologie religieuse. Son œuvre, ouvrages et articles, est considérable et constitue une référence importante aujourd’hui encore3. Né à Duras (Lot-et-Garonne) en 1925, il vécut le plus souvent en dehors des régions occitanes, et, en premier lieu, de celles dont une partie de sa famille, paternelle notamment, était originaire : le Quercy (région de Souillac). À l’âge de sept ans, il alla s’établir en Algérie avec les siens, à Bône, de nos jours Annaba, dans l’Antiquité Hippone, la quatrième ville du pays pour le nombre d’habitants, sur les rives de la Méditerranée, à l’est d’Alger, non loin de la frontière tunisienne et de Tunis. Il y fit toute sa scolarité jusqu’au baccalauréat, avant de gagner Paris où il poursuivit à la Sorbonne des études de lettres et d’histoire des religions. Il entama ensuite une carrière d’enseignant (d’anglais) du second degré à l’étranger, notamment en Égypte (Le Caire), puis en Grande Bretagne et enfin dans le nord de la France.
C’est en septembre 1960, alors qu’il exerçait à l’Institution Sainte-Marie de Caen, qu’il fut recruté comme Attaché de recherche au CNRS (Groupe de sociologie des religions). Et c’est à peu près à la même époque, d’après ce que nous pouvons en connaître, qu’il commença de s’intéresser de façon décisive4 à la langue des siens, en prenant contact avec deux institutions vouées à la défense de l’occitan : d’un côté le Collège d’Occitanie ; d’un autre l’Institut d’études occitanes. Cet intérêt actif fit très vite de Séguy un écrivain et un locuteur de la langue d’oc. On lui doit, entre le milieu des années 1960 et la fin des années 1970, toute une série de travaux sociologiques, en occitan ou en français, sur les usages, religieux en particulier mais pas seulement, de l’occitan ; ainsi qu’un ensemble de textes littéraires ou journalistiques, prose ou poésie, dans cette même langue. Le réseau de ses amitiés et contacts occitanistes resterait à décrire ; mais on peut penser à quelques noms qui ont sans aucun doute compté alors : ceux de Christian Anatole, autre catholique travaillant sur des chantiers voisins des siens propres, Jacques Boisgontier, Jean Rouquette (Jean Larzac), ou encore ceux du chanoine Joseph Salvat, avec lequel il fut en correspondance dès juin 1960 ; et de Robert Lafont, avec lequel les échanges épistolaires furent très suivis et nombreux, à partir de 1961 et de longues années durant (201 lettres de Séguy reçues par Robert Lafont entre cette année et 19785).
Je m’en tiendrai ici aux textes proprement littéraires, et plus précisément aux textes poétiques. C’est d’ailleurs par des poèmes que Jean Séguy fit son apparition comme écrivain d’oc, en 1964. L’un parut dans la revue de l’Escòla occitana, Gai Saber6 : « Aiga de font ». L’autre dans la revue Letras d’Òc, qui venait de prendre abruptement la suite d’une autre revue, Oc, laquelle venait de cesser de paraître par la volonté de son directeur et propriétaire du titre : « “Roro, t’as du cœur7 ?” ». Mais Jean Séguy n’est plus alors exactement Jean Séguy : il devient Joan-B. Seguin ou J.-B. Seguin, pour, expliqua-t-il, des raisons d’homonymie avec le linguiste toulousain Jean Séguy. Mais aussi, peut-être, pour se distinguer… de soi-même, tel qu’il était jusqu’alors nommé et connu, et se revêtir, ainsi, d’une autre marque identitaire, capable de rendre discernable le changement qui s’était opéré en lui8.
Aiga de Nil, poëmas de Joan-Baptista Seguin
Deux ans plus tard, au mois d’août 1966, paraissait dans la collection Messatges, sous le numéro 37 de la série9, un recueil signé cette fois Joan-Baptista Seguin, Aiga de Nil10. Entre-temps, Séguy n’avait pas publié d’autres textes littéraires, poétiques ou de prose : ce recueil, on peut le penser, rassemblait donc tout ou partie de ce qu’il avait pu écrire entre 1964 et les premiers mois de 1966. La direction littéraire de Messatges était alors assurée par René Nelli, dont les écrits, aussi bien littéraires que scientifiques (sur des thèmes religieux ou reliés à la religion), faisaient partie des centres d’intérêt de Séguy. Ce dernier avait publié en 1963 et 1964 deux comptes rendus de son grand ouvrage L’érotique des troubadours11. Il avait aussi rédigé une note sur un autre ouvrage de Nelli, consacré cette fois au catharisme12. Plus tard, il fit paraître une recension de l’œuvre poétique de Nelli13. De cette proximité, intellectuelle d’abord sans doute, entre Séguy et Nelli témoigne peut-être aussi la présence, en 1972, d’un poème tiré d’Aiga de Nil dans l’anthologie de la poésie occitane publiée chez l’éditeur Pierre Seghers14.
Aiga de Nil est un recueil publié seulement en occitan, comme le fut aussi Poèmas del non. S’agit-il d’une volonté de l’auteur, de l’éditeur (pour des raisons qu’on devinerait économiques) ? Le recueil, imprimé chez Reboulin à Apt (Vaucluse) comme l’étaient en 1964 la revue Oc puis le numéro de Letras d’Òc dans lequel Séguy avait publié ses premiers textes en occitan, comporte 40 pages et donne à lire 13 poèmes ou ensembles de poèmes :
« Aiga de Nil » ;
« Traumatisme » ;
« Mercat comun » ;
« La femna de Faiom » ;
« L’estèla del suplici » (dédié à Robert Lafont) ;
« Cafè de rencontre » ;
« Languison » ;
Torisme en Carcin : 1. Pibol ; 2. Ostal ; 3. Gleisas ; 4. Castèls ; 5. Païsatge ; 6. Lo candelièr de Sant-Andrieu ; 7. Ugues Salèl ; 8. Pèire de Casals ; 9. Rocamador ; 10. Sirventès ; Caminament : 1. Metafisica ; 2. Visibilia ; 3. Potz ; 4. A palpas ; 5. Transfiguracion ; 6. Parabòla ; 7. Pascas ; 8. Ascension ;
« Lupta pentru pace » ;
« Que cal saber se governar » ;
« Orly » ;
« “Donnez-lui tout de même à boire” dit mon père »
C’est la première pièce du recueil qui lui donne son titre : « Aiga de Nil » Titre d’ailleurs en partie trompeur, mais qui fournit en cela même, j’y reviendrai, de précieuses indications sur la poétique de Séguy. Ce poème, en effet, n’a pas été écrit sur les bords du Nil (où par ailleurs l’auteur a vécu), mais, réellement ou fictivement, peu importe, à Berlin, où se trouve, dans les collections du Neues Museum, le fameux buste polychrome de Néfertiti.
Poëmas del non, per Joan-Batista Seguin
Ce deuxième et dernier recueil de Séguy parut en juin 196915. Il sortit des presses de l’imprimerie nîmoise Barnier, père et fils, qui, par l’entremise de Robert Lafont, composa en linotypie et fabriqua de nombreux livres en occitan avant et après cette date. Le recueil, unilingue lui aussi, constitue le n° 42 de la collection Messatges16. Il se compose de cinq parties couvrant 34 pages et comportant chacune plusieurs pièces généralement accompagnées d’un titre ou d’une mention en faisant plus ou moins office :
[1] Non-Païs : « Genealogia » ; « Parlar » ; « Fonetica » ; « Passaport » ; « Accent » ; Libertat de desplaçament » ; « Solhac » ; París » ; « Planh parisenc » ;
[2] Estiu ivernal : « Èrbas » ; « Pleurà ? » ; « Miègjorn » ; « Patz e unitat » ;
[3] Non conformitat :« Sacrifici del matin » ; « Setmana santa a Besançon » (« Dimenge de las Palmas » ; « Dimècres » ; Dijòus e divendres dels discípols » ; « Divendres per tot lo mond » ; « Dissabte » ; « Dimenge de Pascas ») ; « Israèl » ; « Sub Pontio Pilato » ; « Salme » ;
[4] « Non resisténcia (París, mai de 1968) » : « Lenhièr latin » ; « Platana » ; « París en mai » ; « C.R.S. = Catar ! » ;
[5] « Viatge sus plaça » : « A vista d’ausèl » ; « Lenguistica filosofica » ; « Capitala » ; « Prudéncia » ; « Religion » ; « Penjum ».
Entre ce recueil et le précédent, comme l’indique explicitement l’intitulé de la quatrième partie, un événement important s’est produit : mai 1968. Cela ne signifie pas, bien sûr, que tous les poèmes recueillis dans Poëmas del non ont été écrit à ce moment-là, ou après. La thématique mise en avant par l’auteur, celle du « non », reprise dans trois des cinq titres de parties et affichée sur la première page de couverture, donne à l’ensemble une tonalité d’apparence plus précise que celle suggérée par Aiga de Nil. Mais peut-être n’est-ce là qu’une apparence.
Joan-Baptista Seguin : les circonstances d’une poésie
Ces deux recueils n’épuisent pas la totalité des textes poétiques publiés par Séguy. Outre les deux poèmes parus avant Aiga de Nil, il faut mentionner en 1968, un court ensemble intitulé London re. visited, dans la revue Viure17, et un autre paru dans la revue Gai Saber en 1977 sous le titre Del riu a l’alba18. Ces textes jamais repris en recueil ne modifient pas l’idée que l’on peut se faire de l’écriture poétique de Séguy. Ils en soulignent plutôt certaines caractéristiques importantes que je vais essayer de dégager maintenant.
La poésie de Séguy a surgi de la volonté affirmée, vers le début des années 1960, d’apprendre et d’illustrer un parler familial dont la transmission avait été interrompue. Sociologue déjà confirmé, Séguy s’interrogeait alors sur le devenir de l’occitan à travers les siècles19 et cherchait parallèlement à prendre place dans la cohorte ininterrompue des écrivains d’oc qui, depuis le XVIe siècle, se retournent vers une langue dont ils éprouvent le manque. Ses premiers poèmes en occitan disaient avec des moyens différents cette quête face au silence en la peuplant de mots capables d’en exprimer le cheminement. Celui publié dans Gai saber évoque avec une grande économie de moyens un Quercy réduit au silence. Celui de Letras d’Òc, bien différent, à la fois plus « moderne » formellement et moins retenu dans son déroulement, fait resurgir dans le présent de son écriture (un café non loin de la gare SNCF de Nancy) un passé déjà lointain : celui des années d’écolier et de lycéen en Algérie20.
On trouve là l’essentiel des caractéristiques de Séguy poète, que les deux recueils publiés illustrent bien et dont les pièces séparées, jamais rassemblées en volumes, témoignent également.
On note d’abord l’importance du paysage des origines, auquel renvoie le choix de l’occitan, et qui plus est de celui, en très gros21, des écrivains quercynois que Séguy lit et admire : Perbosc, Cubaynes, Toulze. Dans Aiga de Nil, ainsi, les dix esquisses réunies sous le titre de Torisme en Carcin22 [Tourisme en Quercy] proposent une vision à la fois sobre et très personnelle de ce paysage des origines. Une vision que l’on retrouve, pour partie seulement, dans la première section de Poëmas del non, Non-païs [Non-pays].
Ces paysages des origines sublimées, cependant, n’existent pas de façon autonome. S’ils émergent à certains moments, c’est dans une sorte de rapport dialectique permanent avec d’autres paysages, et d’autres langues aussi, liées à ces autres paysages. C’est avec Paris, où Séguy réside la majeure partie du temps, que ce rapport existe en premier lieu. Dans Non-païs, ainsi, où est déclinée en douze pièces brèves la négation des origines et d’abord de la langue qui les incarne, le sizain intitulé « Solhac » [Souillac] exprime sèchement cet écartèlement qui, par ricochet, devient l’origine la plus profonde du poème :
La bruma estrifa las pelhas
del solelh subre Dordonha
espasa e verrolh lo camin
lusís cap a París
ont lo solelh s’escond dins los fums
de l’istòria
[La brume déchire les haillons
du soleil sur la Dordogne
épée et verrou le chemin
brille jusqu’à Paris
où le soleil se cache dans les fumées
de l’Histoire]23.
Mais cette dialectique entre « le Sud et le Nord », pour reprendre l’intitulé d’un ouvrage collectif auquel Séguy a participé à la même époque24 s’insère elle-même dans une autre sorte de distribution que l’évocation algérienne du poème publié en 1964 dans Letras d’Òc avait déjà laissé deviner. L’univers poétique de Séguy est tissé de déplacements, de voyages, réels ou imaginaires, qui renvoient aux circonstances de l’existence. On a vu que tel poème, écrit apparemment à Berlin, évoque aussi l’Égypte de Néfertiti, de la même façon qu’une autre pièce d’Aiga de Nil, « La femna de Faiom » [La femme du Fayoum] est une méditation sur l’un de ces portraits funéraires de femmes et d’hommes d’Égypte datant des premiers siècles de notre ère. Celui qui a inspiré Séguy, après et avant d’autres, est conservé au Louvre, et c’est pour le poète l’occasion de se livrer à un voyage dans le temps et dans l’espace, depuis Paris jusqu’à l’oasis du Fayoum, d’où proviennent certains de ces portraits et où lui-même séjourna25.
Dans les lieux du vaste monde qu’il est appelé à fréquenter ou dont il perçoit les échos, le poète fait résonner, entre souvenirs, sens de l’observation et une certaine propension à la rêverie (au sens que Rousseau donnait à ce mot ?), sa propre présence, discrète et originale. Le passage de la Nouvelle histoire de la littérature occitane de Robert Lafont et Christian Anatole retenu par Nelli pour décrire l’attitude poétique de Séguy peut être reproduit ici :
… Séguy poursuit à Paris comme en Allemagne, en Angleterre, au Canada où ses voyages l’amènent une méditation religieuse très critique et moderne, enfermant dans ses poèmes le désarroi d’un monde désarticulé26… Les thèmes occitanistes, incisivement énoncés, sont aussi présents dans ses deux recueils27…
On insistera sur la valeur que revêt cet éparpillement géographique dans l’écriture de Séguy : celle-ci est bien, d’abord, une écriture de circonstance(s), que certaines mentions, au bas du poème, précisent et revendiquent. Ainsi, le texte publié dans Letras d’Òc en 1964 s’achève par l’indication suivante : « Nancy, diluns 6 d’abril de 1964. Café Excelsior, en esperant lo tren per Schirmeck, Bas-Rin28 ». On lit de même à la fin d’un poème demeuré inédit (sauf erreur de ma part) :
Al Cafè Le Cluny, mentre esperavi lo Prof. Taubes (Jakob), de la Frei Universität Berlin, per adobar amb el un collòqui francò-alemand. Sus lo miralh davant ieu i aviá una reclama per Pils, la cerveza d’Estrasborg29.
[Au Café « Le Cluny », alors que j’attendais le Professeur Taubes (Jakob), de la Frei Universität Berlin, pour organiser avec lui un colloque franco-allemand. Sur la glace, devant moi, se trouvait une réclame pour Pils, la bière de Strasbourg].
Ces lignes ne sont pas superflues, ou secondaires : elles explicitent le contenu du poème, qui, sans elles perdrait une partie de son sens premier, de son inscription dans une réalité quotidienne dont la poésie de Séguy semble être directement issue et dont elle ne saurait être séparée.
De cette composante géographique enracinée dans un moment précis, on pourrait donner de nombreux exemples que la publication, parfois, a quelque peu dissimulés : dans la copie manuscrite autographe de Torisme en Carcin que j’ai pu consulter, ainsi, chaque pièce est datée. Ces dates ont disparu à la publication, pour des raisons difficiles à connaître30. Mais cette disparition ne change pas grand-chose : les poèmes eux-mêmes sont circonstanciés, liés aux instants qui les ont fait surgir, et cette situation se trouve ainsi placée au cœur même de leur écriture, comme une nécessité profonde.
Des carrefours à la Croix
J’ai parlé plus haut d’écriture de circonstance(s). Cela est vrai, mais il convient d’ajouter : écriture des carrefours. Les lieux de cette poésie sont des lieux de circulation, de croisements, de rencontres : des cafés, on l’a vu, mais aussi des couloirs du métro (parisien), la station de vacances sur les bords de la mer Noire de Mamaia (Roumanie), l’aéroport d’Orly, Paris et plus encore, peut-être, Paris en mai 1968, Besançon lors de la Semaine sainte, le Quercy des enracinements familiaux, Londres quelques jours en août 1967…
Cette courte liste, significative déjà, pourrait être allongée. Mais là n’est pas l’essentiel. Tous ces lieux, au hasard de voyages proposés ou imposés par le métier de Séguy, sociologue des religions internationalement connu et reconnu, tous ces lieux, donc, dessinent dans le temps et dans l’espace, à travers les mots occitans du poète Joan-Baptista Seguin, des croix, et bien sûr d’abord, la Croix par excellence pour ce catholique piéton du monde qu’était Séguy : celle de la Crucifixion.
La Crucifixion et Pâques dominent en effet, tel d’un toit temporel et spirituel, la poésie de Séguy, à la fois comme un aboutissement possible et comme un événement majeur. Plusieurs poèmes ou ensembles de poèmes, dans chaque recueil, font signe à cet égard. Dans Aiga de Nil, il s’agit par exemple de Caminament. Ce cheminement, ou plutôt chemin, que bornent les stations « Métaphysique » et « Ascension », est placé sous le signe de la Croix : Sul camin, i a ta crotz (4. A palpas). [Sur le chemin, il y a ta croix (4. À tâtons)].
On songe bien sûr, par proximité de langue, au Sola Deitas, « chemin de Croix » de Jean Larzac31, paru quelques années plus tôt dans la même collection Messatges, mais aussi au Camin de la Crous du Provençal Mas-Felipe Delavouët32. Mais le Caminament de Séguy est d’apparence (d’apparence seulement, bien sûr) beaucoup plus personnelle, comme d’ailleurs ses autres compositions d’inspiration par ailleurs on ne peut plus religieuse. Ainsi, la dernière pièce d’Aiga de Nil, « ‟Donnez-lui tout de même à boire”, dit mon père », associe des considérations concernant le monde politique du moment à une méditation sur la Passion du Christ.
Dans Poëmas del non, poésie politique et poésie religieuse se rencontrent semblablement. À côté de poèmes occitanistes (la partie initiale, intitulée Non-païs), de poèmes politiques (sur le mode du témoignage : la partie intitulée Non resisténcia, sous-titrée « París, mai de 1968 »), on trouve, sous le titre Non conformitat, des compositions religieuses inspirées par la Passion : Sacrifici del matin, d’abord, puis une Setmana santa a Besançon, en six moments, du dimanche des Rameaux (« Dimenge de las Palmas ») à celui de Pâques (« Dimenge de Pascas »), que viennent compléter trois poèmes détachés de cette chronologie. Parmi d’autres textes de tonalité comparable, je ferai un sort particulier, dans Aiga de Nil, à « L’estèla del suplici » [L’étoile du supplice]. Je retiens de cette belle méditation sur la Passion que traverse la silhouette de Simon de Cyrène les derniers vers :
D’un solelh a un deman,
coma l’Amor
lo mond es redond
dintre l’estèla de ton suplici, ò Crist.
[D’un soleil à un demain,
comme l’Amour
le monde est rond
dans l’étoile de ton supplice, ô Christ].
Ce poème est dédié à Robert Lafont, qui fut, on l’a vu, pendant les années 1960 et dans la décennie suivante l’un de ceux qui échangea, parmi d’autres sans aucun doute, de nombreuses et parfois longues correspondances avec Séguy (Internet n’existait pas encore, et le téléphone, bien qu’utilisé, ne remplaçait pas vraiment le papier pour des intellectuels qui avaient le goût de l’écrit, et qui plus est de l’écrit à la main). Cette dédicace constitue à l’évidence une marque d’hommage adressée à un interlocuteur toujours présent et attentif. Attentif aux capacités intellectuelles de Séguy et à la force raisonnée de son engagement occitan, à coup sûr. Mais cet hommage33 recouvre aussi, sans doute, une forme de reconnaissance plus personnelle dont le poème permet l’expression la plus libre et la plus appuyée. Séguy y fait écho à la revendication d’athéisme de Lafont, dans une sorte de fraternité au-delà des croyances qui m’a semblé faire écho, depuis que j’ai pu lire ce poème, à un ensemble de sonnets en forme de confidence autobiographique de Lafont, L’Ora [L’Heure], publié en 1963 dans la revue Oc34. Dans ces poèmes, Lafont formule son « credo d’ateïsta » (pièce IV, v. 8) et proclame notamment :
La frucha dins la desca sus la taula
parla de Dieu sens ges de Jèsus Crist.
[Le fruit dans la corbeille sur la table
parle de Dieu sans aucun Jésus-Christ]35.
La lecture, au moment où j’écrivais ce texte, d’une lettre de Séguy à Lafont, est venue confirmer cette intuition tenace36. Et surtout, révéler plus encore combien ces deux personnalités avaient su tisser entre elles, pendant une longue période, une complicité exigeante et éclairante.
Un poète de la distance ?
S’il fallait tenter de définir la « couleur » et le ton de la poésie de Séguy, ce qui constitue, en fin de compte, son essence, ou sa marque originelle, je serais enclin à dire que c’est, avant tout, les marques de distance qu’elle prend toujours, ou presque, dans le déroulement du poème.
Que le thème principal du poème, en effet, soit religieux, politique, géographique ou autre, il est toujours accompagné d’une sorte de pas de côté. Ou de décalage, si l’on préfère.
Un bon exemple, parce que poussé assez loin, de cette attitude pourrait être le poème intitulé « Lupta pentru pace37 » (Aiga de Nil), dont le centre géographique est la ville balnéaire roumaine de Mamaia. Ce poème d’une trentaine de vers a tout d’un texte de circonstance, comme la plupart de ceux écrits par Séguy. Il baigne dans une ironie à la fois tendre et féroce, à l’évocation des touristes qui ont envahi, en ce mois de juillet, les rivages de la mer Noire,
trabalhadors de totes los païses
units
en vacanças pagadas
capitalisticament
reialas
[travailleurs de tous les pays
unis
par des congés payés
capitalistiquement
royaux].
Car Séguy poète se situe toujours ici et ailleurs, au cœur de son sujet tout en ne cessant jamais de s’en éloigner. On mesurera les dimensions que peut revêtir cette oscillation jamais arrêtée entre sérieux et non-sérieux à la lecture des lignes que Séguy écrivait à Robert Lafont dans une lettre datée du 8 juin 1965 :
Fa d’annadas que me raivi / d’anar en Romania. Cada mes de junh i tòrni / pensar e preni de reclamas toristicas dins las agéncias. Sabi ben que fin finala me pagarai pas lo/ viatge. Fa pas ren… Alavètz aquel poèma es / un mescladís d’aspiracions rembarradas e de medi- / tacions sus los dépliants toristics e la pròsa / de Contemporanul, lo Lettres fr[an]ç[ai]ses romanesc, que legissi / de còps.
[Il y a des années que je rêve d’aller en Roumanie. Chaque mois de juin, j’y repense et je prends des publicités touristiques dans les agences. Je sais bien qu’en fin de compte je ne me paierai pas ce voyage. Mais cela ne fait rien… Alors ce poème est un mélange d’aspirations refoulées et de méditations sur les dépliants touristiques et la prose de Contemporanul, le Lettres françaises roumain, que je lis parfois].
Dans le même ordre d’idée, cette remarque faite à Robert Lafont à propos de son deuxième recueil attire l’attention. Elle figure en post-scriptum d’une lettre du 22 juillet 1969 où Séguy fait mention de poèmes québéquois qu’il a traduits en occitan lors d’un séjour à Sherbrooke, au Québec : « Teni pas enquèra los Poëmas / del non. Mas acabi de tornar / veire lo manuscrit e… tot / aquò me fa una impression / negativa ! » [Je ne tiens pas encore les Poëmas del non. Mais je finis la révision du manuscrit et tout cela me fait une impression négative]. On peut rapprocher cette remarque de celle-ci, antérieure, à propos du titre de ce recueil, dans une autre lettre à Robert Lafont du 29 décembre 1968 : « Non-poèmas seriá estat un títol mielhs cau- / sit » [Non poèmas aurait été un titre mieux adapté]. Ces deux notations, au-delà de leur caractère factuel indéniable, sont révélatrices d’une disposition d’écriture (comme on pourrait tout aussi bien dire : « disposition d’esprit ») qui rend le poème possible, guide son élaboration et, finalement, en détermine le ton.
Cette négativité revendiquée fait bien sûr aussitôt songer à celle de non-poème, mise en avant dans un texte fameux de son recueil L’homme rapaillé par le Québéquois Gaston Miron38. Peut-être Séguy avait-il pris connaissance de ce manifeste à Paris, où Miron séjourna en 1959, puis en 1967. Ou encore lors du séjour qu’il avait de son côté effectué à Sherbrooke en décembre 1969. Il faut ajouter, et c’est sans doute là l’essentiel, que Miron avait été mis en exergue du recueil de poésie occitane qui avait immédiatement précédé, dans la collection Messatges, le premier livre de Séguy : les Cançons mauvolentas de Gilabèrt Suberròcas s’ouvrent par « Le non-poème » de Miron, en français d’abord39, puis traduit en gascon par l’auteur du recueil (p. 6 et 7).
Cela dit, les démarches poétiques respectives de Séguy et de Miron, au-delà de nombreuses et incontestables différences, se rejoignent sur cette présence du négatif comme envers et endroit du poème en construction. Et sur ce point, malgré d’autres sortes de différences tout aussi importantes, Suberròcas et Séguy se font quelque part écho.
Séguy, comme Suberròcas, en effet, ne cesse pas de semer le doute chez son lecteur. L’ironie fait chez lui toujours son chemin, en contrepoint de ce que le poème paraît affirmer ou laisser voir. On devine, dans le ton comme dans la substance du propos, une sorte de méfiance, le sentiment que tout cela n’est peut-être qu’apparences trompeuses, ou, à tout le moins, apparences à ne pas prendre pour autre chose que ce qu’elles sont : des manifestations de la fugacité du monde quotidien et des impressions qu’il fait surgir.
*
L’écriture littéraire en occitan de Jean Séguy, et donc son écriture poétique, n’a pas connu de prolongements visibles au-delà d’avril 1977, quand la revue Gai Saber publia le court ensemble de poèmes dont j’ai signalé plus haut l’existence. Ces textes brefs et resserrés, non datés, qui se déroulent, comme l’indique leur titre, « du ruisseau (fleuve ?) à l’aube », sont peut-être le signe d’un achèvement déjà entériné par le poète. Ont-ils vraiment marqué la fin d’une aventure intellectuelle dont l’occitan avait été le lieu privilégié ? Oui et non. Non, si l’on considère que Séguy a publié au cours des années suivantes, en occitan ou en français, plusieurs recensions critiques dont la matière d’oc était le thème. Les trois dernières sont en français ; elles datent de 1982, 1983 et 1984 et ont paru dans la Revue des langues romanes (Montpellier) pour les deux premières, dans Amiras. Repères occitans pour la dernière. Celle-ci concerne un texte occitan d’Ancien Régime du Quercy, la comédie Scatabronda. Les deux autres, l’œuvre poétique de René Nelli d’une part, et la réédition de la version béarnaise des Psaumes per Arnaud de Salette40. Oui, en fait, parce que ces trois recensions apparaissent comme les ultimes manifestations d’un élan en voie d’épuisement. Séguy avait-il prévu que le poète Seguin n’aurait qu’un temps ? Peut-être. Dans sa lettre à Robert Lafont du 13 juillet 1964 à laquelle il a été fait allusion au début de cet article, il se référait « a la beluga, al moment favorable » [à l’étincelle, au moment favorable] qui fait jaillir l’écriture du poème. Il prévenait cependant : « Mas sabi pas se contunharai » [mais je ne sais pas si je continuerai]. De cet épuisement pressenti, on croit reconnaître la présence dans les poèmes (ultimes ?) donnés en 1977 à la revue Gai Saber. Son expression la plus facile à deviner pourrait être le refrain, mélancolique, qui ouvre et referme le dernier poème de cet ensemble intitulé Del riu a l’alba :
La nuech marca brun
trobador
e l’alba tant es luònta.
[La nuit marque brun
troubadour
et l’aube est si loin]41.